Numéro 11 - Novembre 2023

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 11 - Novembre 2023

SOCIETE (règles générales)

Com., 8 novembre 2023, n° 22-11.766, (B), FS

Cassation partielle

Parts sociales – Cession – Prix – Fixation – Fixation par un expert – Domaine – Sociétés à capital variable

Parts sociales – Cession – Prix – Fixation – Fixation par expert – Date d'évaluation – Détermination

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 9 novembre 2021), rendu sur renvoi après cassation (Com., 18 novembre 2020, pourvoi n° 19-13.402), et les productions, MM. [N], [G], [E], [T], [D], [C], [J], [S], [H] et Mme [I] (les consorts [N]), devenus associés de la Société civile des Mousquetaires (la SCM) entre 1987 et 1999, en ont été exclus par des assemblées générales entre 1998 et 2009, lesquelles ont fixé la valeur unitaire de leurs parts sociales ainsi que les conditions de leur remboursement.

2. Contestant cette évaluation, MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S], [H] et Mme [I], d'une part, et M. [T], d'autre part, ont obtenu, les premiers par une ordonnance du 7 mars 2007, le dernier par une ordonnance du 1er février 2010, la désignation en justice d'un expert aux fins de fixation de la valeur de leurs droits sociaux.

L'expert désigné ayant déposé ses deux rapports le 25 février 2011, les consorts [N] ont assigné la SCM en remboursement de leurs parts sur la base de la valeur déterminée par l'expert.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

3. La SCM fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'annulation des rapports d'expertise de M. [Z], de la condamner à payer aux consorts [N] des sommes correspondant à l'évaluation de leurs droits sociaux par M. [Z], déduction faite des fonds déjà perçus, avec intérêts au taux légal à compter du 13 mai 2011, ainsi que la moitié des frais d'expertise, et de rejeter ses demandes indemnitaires, alors :

« 1°/ que la désignation de l'expert chargé d'évaluer les droits sociaux en application de l'article 1843-4 du code civil doit pouvoir faire l'objet d'un recours effectif, devant un organe doté d'une plénitude de juridiction ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], que le droit d'accès au juge est garanti dès lors que la décision désignant l'expert peut faire l'objet d'un appel-nullité et que le rejet de la fin de non-recevoir tirée de l'absence de conciliation préalable à défaut d'excès de pouvoir ne démontrait pas l'absence de recours effectif, mais uniquement son mal-fondé, bien que le seul contrôle de l'excès de pouvoir soit impropre à caractériser un recours de pleine juridiction, la cour d'appel a violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

2°/ qu'en toute hypothèse, en s'abstenant d'examiner, dans le cadre du contrôle de l'évaluation des droits sociaux de M. [T] par M. [Z], le grief pris du non-respect de la procédure de conciliation préalable, sur lequel la cour d'appel saisie de l'appel-nullité contre l'ordonnance désignant M. [Z] avait refusé de statuer à défaut d'excès de pouvoir, la cour d'appel, qui a privé la SCM d'un contrôle de pleine juridiction, a de nouveau méconnu l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

3°/ qu'en outre, l'évaluation des droits sociaux par l'expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil doit pouvoir faire l'objet d'un recours effectif, devant un organe doté d'une plénitude de juridiction ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], qu'à défaut d'erreur grossière, il n'appartient pas au juge de remettre en cause le caractère définitif de la décision de l'expert, la cour d'appel, qui a refusé d'exercer un contrôle de pleine juridiction sur l'évaluation des droits sociaux par l'expert, a violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

4°/ qu'en énonçant encore, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], qu'en mettant en oeuvre l'article 1843-4 du code civil, les parties font de la décision de celui-ci leur loi, bien que les dispositions de l'article 1843-4 du code civil soient impératives et qu'elles puissent être mises en oeuvre unilatéralement par un associé, en sorte que l'évaluation de l'expert s'impose aux parties, non en conséquence de leur consentement, mais par l'effet de la loi, la cour d'appel a de nouveau violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

5°/ qu'une limitation du droit d'accès au juge n'est justifiée que si elle poursuit un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ; qu'en refusant d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], bien que tant la limitation du contrôle de la désignation de l'expert à l'excès de pouvoir que celle [du contrôle] de l'évaluation des droits sociaux à l'erreur grossière de l'expert ne soient justifiées par aucun but légitime et portent au droit d'accès au juge une atteinte disproportionnée, la cour d'appel a violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

4. La SCM invoquant la violation du droit d'accès à un tribunal à l'occasion d'une procédure portant sur la contestation de droits et obligations à caractère civil, les dispositions de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (la Convention) trouvent à s'appliquer.

5. La situation invoquée par la SCM constitue une ingérence dans l'exercice de son droit d'accès à la justice, en ce que la décision désignant un expert chargé d'évaluer les droits sociaux est sans recours possible, sauf excès de pouvoir, et que l'évaluation à laquelle procède l'expert lie les parties et le juge, et ne peut être annulée qu'en cas d'erreur grossière.

6. Elle est toutefois justifiée par un but légitime, qui est de permettre à l'associé retrayant ou exclu d'être rapidement fixé sur le montant du remboursement qui lui est dû et à la société ainsi qu'aux autres associés de connaître ce montant, sans avoir à supporter les aléas d'une procédure judiciaire classique, à savoir une procédure comportant des possibilités de recours ordinaires lors des différentes phases du processus.

7. En outre, le droit d'accès à un tribunal de la SCM ne se trouve pas atteint dans sa substance même en ce que, d'une part, la décision de désigner un expert demeure soumise à un appel-nullité, en cas d'excès de pouvoir.

En l'espèce, l'excès de pouvoir invoqué par la SCM, mais non retenu par la cour d'appel puis par la Cour de cassation dans le cadre d'une précédente instance, consiste dans le non-respect d'une phase de conciliation préalable, laquelle ne saurait atteindre le droit d'accès à un tribunal dans sa substance dès lors que cette phase préalable tend à la résolution du différend par une voie extra-judiciaire. D'autre part, l'évaluation des droits sociaux à laquelle procède l'expert désigné, si elle s'impose aux parties et au juge, s'effectue néanmoins sous le contrôle de ce dernier, le juge disposant du pouvoir d'annuler le rapport d'expertise, notamment en cas de manquement de l'expert aux exigences d'indépendance et d'impartialité, et en cas d'erreur grossière.

Selon une jurisprudence constante, l'erreur grossière peut notamment consister dans le choix erroné d'une date d'évaluation ou dans la soumission indue de l'expert à des méthodes d'évaluation limitant sa liberté d'appréciation.

En l'espèce, la SCM a eu la possibilité de contester l'impartialité de l'expert devant la cour d'appel et d'invoquer à différents égards une erreur grossière.

8. Enfin, les limitations ainsi apportées au droit d'accès au juge se situent dans un rapport raisonnable de proportionnalité avec l'objectif légitime visé.

9. Le moyen, inopérant en sa quatrième branche en ce qu'il critique des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus.

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

10. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que la SCM faisait valoir, dans ses conclusions d'appel, qu'indépendamment de la date d'évaluation des droits sociaux, la fixation de la valeur des droits sociaux par un tiers en application de l'article 1843-4 du code civil constituait une ingérence dans le droit au respect des biens, ne répondant à aucun motif d'intérêt général et y portant une atteinte disproportionnée ; qu'en se bornant à énoncer, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], que la date d'évaluation des parts sociales fixée par la jurisprudence de la Cour de cassation en application de l'article 1843-4 du code civil ne méconnaissait ni les droits et libertés garantis par la Constitution, ni l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, sans répondre à ce chef de conclusions pertinent, la cour d'appel a méconnu les exigences de l'article 455 du code de procédure civile ;

2°/ que, pour être légitime, une ingérence dans le droit au respect des biens doit répondre à un motif d'intérêt général ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], que l'article 1843-4 du code civil, en ce qu'il permet au tiers évaluateur de s'affranchir de la convention des parties, poursuivait un but d'intérêt général, la juste appréciation de la valeur des droits sociaux cédés pouvant se trouver compromise par l'application de clauses statutaires conçues par le groupe majoritaire ou modifiées par lui en cours de vie sociale, bien que l'intérêt général commande au contraire de respecter les clauses statutaires d'évaluation, la cour d'appel a violé l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ qu'en toute hypothèse, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par la mesure destinée à réglementer l'usage des biens d'un individu ; que le juge doit apprécier concrètement tous les facteurs pertinents, et notamment l'étendue de l'ingérence dans la liberté contractuelle et les garanties procédurales destinées à protéger le propriétaire d'effets imprévisibles ou arbitraires ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], qu'au regard de l'objectif qui est de permettre une juste appréciation de la valeur des droits sociaux cédés, l'article 1843-4 du code civil ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété, la cour d'appel, qui n'a pas vérifié si, compte tenu de l'atteinte portée à la liberté contractuelle et de l'absence de garanties procédurales, l'ingérence résultant de l'évaluation à dire d'expert entretenait un rapport de proportion raisonnable avec le but affiché d'une juste évaluation des droits sociaux, la cour d'appel a violé l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

4°/ qu'en statuant ainsi sans rechercher si, comme le faisait valoir la SCM, les consorts [N] et autres ne s'étaient pas engagés, lorsqu'ils ont souscrit leurs parts, à un engagement personnel figurant à l'article 7 du règlement intérieur, consistant à fixer le prix de toutes cessions futures conformément à la méthode de valorisation figurant à l'article 6 du même règlement, et si ces dispositions n'étaient pas demeurées inchangées jusqu'à leur exclusion, de sorte qu'aucune fixation ou modification de clauses statutaires de nature à porter atteinte à la juste appréciation de la valeur de leurs droits sociaux ne pouvait être redoutée en l'espèce, ce dont il se déduisait que l'ingérence dans le respect du droit au respect des biens n'était pas proportionnée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

11. Le montant du remboursement dû à l'associé d'une société qui se retire constituant un « bien », au sens de l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention, la SCM est fondée à se prévaloir du droit garanti par ce texte aux fins de contester le processus de fixation de ce montant.

12. Ce processus, qui consiste à faire évaluer par un expert désigné en justice le montant de ce remboursement, dès lors que cet expert est libre du choix de la méthode d'évaluation, sans être tenu par les règles prévues par les statuts de la société, constitue une ingérence dans l'exercice de ce droit.

13. Cette ingérence a une base légale claire et accessible en droit interne en ce qu'elle est fondée sur l'article 1843-4 du code civil et sur la jurisprudence constante qui a précisé la portée de ce texte, cette jurisprudence étant, pour la personne concernée, accessible, claire et prévisible.

14. Cette ingérence est justifiée par un but légitime, à savoir la recherche d'un juste prix, laquelle pourrait être compromise, spécialement en cas de retrait ou d'exclusion d'un associé minoritaire, par l'application de clauses relatives à l'évaluation des droits sociaux, conçues par le groupe majoritaire ou modifiées par lui en cours de vie sociale.

15. Cependant, il appartient au juge d'apprécier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est proportionnée au but légitime poursuivi et, en particulier, si un juste équilibre est ménagé entre les intérêts concurrents en présence.

16. L'arrêt relève que l'article L. 231-1 du code de commerce, applicable à la SCM, qui est une société civile à capital variable, prévoit la reprise des apports mais ne précise pas sur quelle base doit être effectué le remboursement des droits sociaux du retrayant, ce dont il tire la conséquence qu'il revient à l'expert de fixer les règles d'évaluation applicables. Il relève qu'en cas de contestation de la valeur de rachat, l'article 1843-4 du code civil, dans sa version applicable aux faits, a vocation à s'appliquer et confère à l'expert la faculté de déterminer librement les critères qu'il juge appropriés, sans être tenu, lorsqu'elles existent, par les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statut ou la convention liant les parties. Il en déduit que le même objectif d'intérêt général de recherche d'un juste prix justifie l'articulation entre les articles 1843-4 du code civil et L. 231-1 du code de commerce, et qu'il soit fait application de l'article 1843-4 du code civil en cas de contestation de la valeur de rachat de parts d'une société à capital variable, sans porter une atteinte injustifiée au droit au respect des biens.

17. Il ressort de ces énonciations et constatations que la liberté dont a bénéficié l'expert désigné dans le choix d'une méthode d'évaluation des droits sociaux de M. [O], sans être lié par les règles et modalités fixés par les statuts de la SCM mais sans exclure la possibilité de s'y référer, poursuivait l'unique objectif de parvenir à une juste évaluation, laquelle, soumise à l'appréciation des juges, n'a pas révélé d'erreur grossière.

18. Il s'ensuit que la mesure contestée ne porte pas, au regard du but légitime poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens de la SCM.

19. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

20. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que l'article L. 231-1 du code de commerce, propre aux sociétés à capital variable, est un texte spécial dérogeant au droit commun des sociétés ; qu'il s'en déduit, d'une part, que, par dérogation à l'article 1869 du code civil, l'associé sortant a droit, non à la valeur de ses droits sociaux, mais à la reprise de ses apports et, d'autre part, que par dérogation à l'article 1843-4 du code civil, le tiers évaluateur n'a pas la faculté de déterminer librement les critères d'évaluation, mais doit se limiter à vérifier que la somme versée à l'associé sortant correspond au montant de son apport ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], que le même objectif d'intérêt général de recherche de juste prix des dispositions de l'article 1843-4 du code civil justifie l'articulation entre les articles 1843-4 du code civil et L. 231-1 du code de commerce et qu'il soit fait application de l'article 1843-4 du code civil en cas de contestation de la valeur de rachat en matière de société à capital variable, la cour d'appel a violé les articles L. 231-1 du code de commerce et 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

2°/ que, dans la société à capital variable, la sortie de l'associé se fait par la reprise totale ou partielle des apports effectués ; que la reprise d'un apport en numéraire consiste dans son remboursement ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], que l'article L. 231-1 du code de commerce prévoit la reprise des apports par l'associé sortant, mais ne précise pas sur quelle base doit être effectué le remboursement de ses droits sociaux, la cour d'appel a violé ce texte par fausse interprétation. »

Réponse de la Cour

21. Il résulte du second alinéa de l'article L. 231-1 du code de commerce que les sociétés dont les statuts contiennent la clause de variabilité du capital mentionnée au premier alinéa, demeurent soumises aux règles générales qui leur sont propres suivant leur forme spéciale, règles auxquelles il n'est dérogé que dans les limites des dispositions figurant aux articles L. 231-1 à L. 231-8 de ce code.

22. Il s'ensuit que l'associé d'une société civile à capital variable qui se retire a, en application de l'article 1869 du code civil, droit au remboursement de la valeur de ses droits sociaux et peut, à défaut d'accord amiable, la faire fixer par un expert désigné en application de l'article 1843-4 de ce code, cette valeur comprenant, sauf cas de perte, l'apport effectué mais ne s'y réduisant pas obligatoirement.

23. Le moyen, qui, en ses deux branches, postule le contraire, n'est pas fondé.

Sur le quatrième moyen, en ce qu'il rejette la demande d'annulation du rapport d'expertise concernant les parts de M. [T]

Enoncé du moyen

24. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ qu'en cause d'appel, la SCM faisait valoir que l'évaluation des droits sociaux à la date du remboursement portait atteinte au droit au respect des biens, non de l'associé sortant, mais de la société et des autres associés, indûment privés d'une part des bénéfices réalisés par la société entre l'exclusion et le remboursement, au profit d'un associé sortant qui ne supporte plus les risques de la vie sociale ; qu'en se bornant à énoncer, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que le Conseil constitutionnel avait décidé que l'article 1843-4 du code civil ne portait pas atteinte au droit de propriété de l'associé cédant, retrayant ou exclu, sans s'expliquer sur l'atteinte au droit de propriété de la société et des autres associés résultant de l'évaluation des droits sociaux à la date de leur remboursement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que l'évaluation des parts sociales ne doit s'opérer à la date la plus proche du remboursement qu'en l'absence de disposition statutaire précisant la date à laquelle la valeur doit être déterminée ; qu'en énonçant, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que, si l'article 16-4 des statuts et l'article 6 du règlement intérieur prévoient une date d'évaluation des parts sociales, ils ne stipulent pas expressément qu'elle s'applique à l'évaluation à dire d'expert, la cour d'appel, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas, a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

3°/ qu'en toute hypothèse, l'évaluation des parts sociales doit s'opérer à la date la plus proche de leur remboursement, même lorsque le montant du remboursement a été ultérieurement contesté par l'associé sortant ; qu'elle ne peut s'opérer à la date de l'expertise ; qu'en décidant du contraire, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], la cour d'appel a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

4°/ que la renonciation à un droit ne se présume pas et doit résulter d'actes manifestant sans équivoque la volonté de renoncer ; qu'en retenant, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que son rapport énonçait que les dates du 31 décembre 2008 et 31 décembre 2009 avaient été retenues d'un commun accord par les parties lors de la première réunion d'expertise et que cette date n'avait pas été contestée lors de l'envoi du compte-rendu de la réunion, mais uniquement dans un dire adressé à l'expert le 14 février 2011, en sorte qu'elle n'était pas utilement discutée, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé d'actes manifestant sans équivoque la volonté de la SCM de renoncer à contester les dates d'évaluation des droits sociaux retenues par M. [Z], a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

25. Il ressort de l'arrêt et du rapport d'expertise que M. [T], exclu de la société le 12 mai 2009, avait perçu le remboursement de ses parts à la date à laquelle l'expert a fixé la valeur de ses droits sociaux, le 25 février 2011, et que l'expert s'est placé au 31 décembre 2008 en retenant les comptes des exercices 2006 à 2008.

26. Ayant constaté, par des motifs non argués de dénaturation, qu'aucune disposition des statuts ou du règlement intérieur ne fixait la date d'évaluation des parts par l'expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil, et rappelé que l'expert devait dès lors se placer à la date la plus proche du remboursement, c'est à bon droit que, sans ajouter à la loi ni méconnaître les dispositions conventionnelles invoquées, la cour d'appel a retenu qu'en se plaçant à la date du 31 décembre 2008, celui-ci n'avait commis aucune erreur grossière.

27. Inopérant en sa quatrième branche, en ce qu'elle critique des motifs surabondants, le moyen n'est pas fondé pour le surplus.

Sur le quatrième moyen, en ce qu'il rejette la demande d'annulation du rapport d'enquête concernant les parts de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

28. La SCM fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'annulation du rapport d'expertise de M. [Z], de la condamner à payer à MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et à Mme [I] des sommes correspondant à l'évaluation de leurs droits sociaux par M. [Z], déduction faite des fonds déjà perçus, avec intérêts au taux légal à compter du 13 mai 2011, ainsi que la moitié des frais d'expertise, et de rejeter leurs demandes indemnitaires, alors :

« 1°/ qu'en cause d'appel, la SCM faisait valoir que l'évaluation des droits sociaux à la date du remboursement portait atteinte au droit au respect des biens, non de l'associé sortant, mais de la société et des autres associés, indûment privés d'une part des bénéfices réalisés par la société entre l'exclusion et le remboursement, au profit d'un associé sortant qui ne supporte plus les risques de la vie sociale ; qu'en se bornant à énoncer, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que le Conseil constitutionnel avait décidé que l'article 1843-4 du code civil ne portait pas atteinte au droit de propriété de l'associé cédant, retrayant ou exclu, sans s'expliquer sur l'atteinte au droit de propriété de la société et des autres associés résultant de l'évaluation des droits sociaux à la date de leur remboursement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que l'évaluation des parts sociales ne doit s'opérer à la date la plus proche du remboursement qu'en l'absence de disposition statutaire précisant la date à laquelle la valeur doit être déterminée ; qu'en énonçant, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que, si l'article 16-4 des statuts et l'article 6 du règlement intérieur prévoient une date d'évaluation des parts sociales, ils ne stipulent pas expressément qu'elle s'applique à l'évaluation à dire d'expert, la cour d'appel, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas, a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ».

Réponse de la Cour

29. Ayant constaté, par des motifs non argués de dénaturation, qu'aucune disposition des statuts ou du règlement intérieur ne fixait la date d'évaluation des parts par l'expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil, la cour d'appel a retenu, à juste titre, sans ajouter à la loi ni méconnaître les dispositions conventionnelles invoquées, que l'expert devait dès lors se placer à la date la plus proche du remboursement.

30. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le cinquième moyen

Enoncé du moyen

31. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que les rapports de M. [Z] indiquent que « la Cour de cassation exige que la valeur des droits sociaux soit établie au moyen de la combinaison de tous les éléments pertinents comme la valeur mathématique, la valeur de rendement, etc... » et que, « conformément à la jurisprudence actuelle précédemment citée, la valorisation doit se faire selon les critères économiques » ; qu'il résulte de ces énonciations claires et précises que M. [Z] s'est estimé lié par une méthode d'évaluation des droits sociaux ; qu'en énonçant cependant, pour entériner son évaluation, qu'il avait fixé les critères qu'il jugeait appropriés en l'espèce, sans méconnaître l'étendue de ses pouvoirs, la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis des rapports précités, en violation de l'obligation faite au juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ;

2°/ que le juge est tenu de vérifier que l'expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil n'a pas commis d'erreur grossière dans son évaluation ; que la société exposante faisait valoir, en cause d'appel, que M. [Z] avait commis plusieurs erreurs grossières d'évaluation en cherchant à déterminer une valeur au lieu de rechercher le prix qu'auraient fixé les parties pour les parts sociales, en omettant de s'interroger sur leur valeur vénale, ou en mettant en oeuvre des méthodes d'évaluation dépourvues de pertinence, et en particulier la méthode d'évaluation boursière « price to book » totalement inadaptée au groupement des Mousquetaires dès lors que ses parts sociales ne sont pas librement négociables ; qu'en se bornant à affirmer, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], qu'aucun élément n'établissait que l'expert ne se serait pas conformé aux règles d'évaluation de la profession et aux recommandations en la matière, la cour d'appel, qui a statué par voie d'affirmation générale sans s'expliquer sur les griefs de la société exposante, n'a pas donné de base légale à sa décision, méconnaissant ainsi les exigences de l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

32. D'une part, en énonçant que l'expert avait fixé les critères qu'il jugeait appropriés, la cour d'appel n'a pas dénaturé le rapport d'expertise, lequel s'est borné à rappeler, d'une manière générale, la méthodologie préconisée en matière d'évaluation de sociétés, l'expert conservant, en toute hypothèse, la liberté de pondérer entre eux des critères dont le rapport soulignait le caractère non limitatif.

33. D'autre part, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre la SCM dans le détail de son argumentation, a pu retenir, répondant par là même aux conclusions prétendument délaissées, qu'aucun élément n'établissait que l'expert ne se serait pas conformé aux règles d'évaluation de la profession et aux recommandations en la matière, et en déduire que la SCM ne démontrait pas que l'expert aurait commis une erreur grossière.

34. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le sixième moyen

Enoncé du moyen

35. La SCM fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes indemnitaires, alors :

« 1°/ que, quand bien même ils seraient inopposables au tiers évaluateur désigné en application de l'article 1843-4 du code civil, les engagements contractuels relatifs à la valorisation des parts sociales sont licites et obligent les associés qui y souscrivent ; qu'en énonçant, pour débouter la SCM de ses demandes indemnitaires au titre de la responsabilité contractuelle des associés sortants, pour avoir méconnu l'engagement qu'ils avaient pris à l'article 7 du règlement intérieur d'appliquer la valeur prévue à l'article 6 du même règlement « pour toutes transactions concernant les parts (...) entre associés ou entre associés et la société », que l'invocation des dispositions protectrices d'ordre public de l'article 1843-4 du code civil ne pouvait en soi caractériser une faute contractuelle ou une inexécution de la convention liant les parties, la cour d'appel a violé ce texte, dans sa rédaction applicable en la cause, ensemble l'article 1103, anciennement 1134, du code civil ;

2°/ qu'en énonçant encore, pour débouter la SCM de ses demandes indemnitaires au titre de la responsabilité contractuelle des associés sortants, que les statuts prévoyaient eux-mêmes le recours à l'article 1843-4 du code civil, quand l'article 16-4 des statuts limitait la mission de l'expert à la détermination de « la valeur de remboursement dans le respect des statuts et du règlement intérieur », dont il ne permettait ainsi pas de s'affranchir, la cour d'appel, qui s'est prononcée par un motif inopérant, n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1103, anciennement 1134, du code civil, et de l'article 1843-4 du même code, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

36. Ayant à bon droit retenu que les dispositions d'ordre public de l'article 1843-4 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014, s'appliquaient à la cause et constaté qu'au demeurant, les statuts de la société prévoyaient la possibilité d'y recourir, c'est à juste titre que la cour d'appel en a déduit que l'invocation de ces dispositions par M. [O] ne pouvait en elle-même caractériser une faute contractuelle ou une inexécution de la convention liant les parties.

37. Le moyen, qui repose sur le postulat erroné que l'expert aurait été tenu par les règles d'évaluation prévues par les statuts, n'est donc pas fondé.

Mais sur le quatrième moyen, en ce qu'il rejette la demande d'annulation du rapport d'enquête concernant les parts de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], pris en sa quatrième branche, qui est préalable

Enoncé du moyen

38. La SCM fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'annulation du rapport d'expertise de M. [Z], de la condamner à payer à MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et à Mme [I] des sommes correspondant à l'évaluation de leurs droits sociaux par M. [Z], déduction faite des fonds déjà perçus, avec intérêts au taux légal à compter du 13 mai 2011, ainsi que la moitié des frais d'expertise, et de rejeter leurs demandes indemnitaires, alors « que la renonciation à un droit ne se présume pas et doit résulter d'actes manifestant sans équivoque la volonté de renoncer ; qu'en retenant, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que son rapport énonçait que les dates du 31 décembre 2008 et 31 décembre 2009 avaient été retenues d'un commun accord par les parties lors de la première réunion d'expertise et que cette date n'avait pas été contestée lors de l'envoi du compte-rendu de la réunion, mais uniquement dans un dire adressé à l'expert le 14 février 2011, en sorte qu'elle n'était pas utilement discutée, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé d'actes manifestant sans équivoque la volonté de la SCM de renoncer à contester les dates d'évaluation des droits sociaux retenues par M. [Z], a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1843-4 du code civil :

39. Il résulte de ce texte qu'en l'absence de dispositions statutaires prévoyant une autre date, la valeur des droits sociaux de l'associé qui se retire doit être déterminée à la date la plus proche de celle à laquelle le remboursement interviendra ou, le cas échéant, est intervenu en application des statuts.

40. Pour rejeter la demande d'annulation du rapport d'expertise en raison de la date retenue par l'expert pour procéder à l'évaluation des droits sociaux de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], l'arrêt énonce que l'expert a retenu comme date d'évaluation des parts le 31 décembre 2009 en mentionnant expressément dans son rapport que cette date a été retenue d'un commun accord par les parties lors de la réunion du 20 avril 2010, dont le compte rendu, adressé aux parties, rappelle notamment que la valorisation se fera au 31 décembre 2009. Il constate que le rappel par l'expert de l'accord des parties sur la date d'évaluation n'a fait l'objet d'aucune contestation de la part de la SCM à l'issue de l'envoi du compte rendu de réunion du 20 avril 2010, mais seulement dans le dire adressé à l'expert du 14 février 2011, et retient que la date retenue par l'expert n'est pas utilement discutée. Il en conclut que l'expert n'a commis aucune erreur grossière en évaluant, en l'absence de date définie par les dispositions statutaires et réglementaires, les parts au 31 décembre 2009, conformément à l'accord qu'il indique avoir recueilli des parties.

41. En statuant ainsi, cependant qu'elle constatait que, dans un dire adressé à l'expert avant le dépôt du rapport, cette date avait été contestée par la SCM, ce dont il résultait que cette dernière n'avait en toute hypothèse pas renoncé à contester le rapport d'expertise sur ce point, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en retenant que l'accord prétendument obtenu sur la date d'évaluation n'était pas utilement contesté, a violé le texte susvisé.

Sur ce même moyen, en ce qu'il rejette la demande d'annulation du rapport d'enquête concernant les parts de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

42. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors « que l'évaluation des parts sociales doit s'opérer à la date la plus proche de leur remboursement, même lorsque le montant du remboursement a été ultérieurement contesté par l'associé sortant ; qu'elle ne peut s'opérer à la date de l'expertise ; qu'en décidant du contraire, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], la cour d'appel a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1843-4 du code civil :

43. Pour rejeter la demande d'annulation du rapport d'expertise en raison de la date retenue par l'expert pour procéder à l'évaluation des droits sociaux de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], l'arrêt constate que l'article 16-4 des statuts, s'il indique les modalités du remboursement des parts sociales en renvoyant notamment à l'article 6 du règlement intérieur, prévoit expressément la possibilité, en cas de contestation, de saisir un expert en application de l'article 1843-4 du code civil sans fixer la date d'évaluation des parts par l'expert ainsi saisi, et en déduit que l'expert n'a commis aucune erreur grossière en évaluant les parts au 31 décembre 2009, date la plus proche du remboursement des parts.

44. En statuant ainsi, cependant qu'il était constant que les associés avaient été exclus entre le 17 novembre 1998 et le 25 novembre 2003 et qu'ils avaient perçu, selon les modalités prévues par les statuts, le remboursement de leurs parts, la cour d'appel, qui a retenu que le choix opéré par l'expert d'une date unique au 31 décembre 2009 ne révélait aucune erreur grossière, cette date étant la date la plus proche du remboursement, sans rechercher à quelle date chaque associé avait effectivement reçu le remboursement de ses parts, n'a pas donné de base légale à sa décision.

Mise hors de cause

45. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu de mettre hors de cause M. [T], dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute la société civile des Mousquetaires de ses demandes indemnitaires, en ce qu'il la condamne à payer à M. [T] la somme de 929 192,74 euros et en ce que, confirmant le jugement, il condamne les parties à supporter par moitié les frais d'expertises judiciaires, l'arrêt rendu le 9 novembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Met hors de cause M. [T] ;

Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Mollard (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : M. Ponsot - Avocat général : M. Lecaroz - Avocat(s) : SCP Piwnica et Molinié ; SARL Cabinet Rousseau et Tapie -

Textes visés :

Articles 1843-4 et 1869 du code civil ; articles L. 231-1 à L. 231-8 du code de commerce.

Com., 29 novembre 2023, n° 22-16.463, (B), FRH

Rejet

Personnalité morale – Conditions – Attribution du numéro Siren (non)

Il résulte des dispositions de l'article 1842 du code civil que l'attribution du numéro Siren par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), qui n'est destiné qu'à l'identification de la société auprès des administrations et des personnes ou organisations énumérées à l'article 1er de la loi n° 94-126 du 11 février 1994, ne conditionne pas l'acquisition de la personnalité juridique.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 17 février 2022), par un acte des 20 et 21 novembre 2019, la société civile immobilière Les Pettoreaux d'Arbois, propriétaire d'un bien immobilier, a conclu avec la société par actions simplifiée Natacha une promesse synallagmatique de vente et d'achat de ce bien.

2. Par une ordonnance du 30 juillet 2020, un juge de l'exécution a autorisé la société Natacha à inscrire une hypothèque judiciaire provisoire sur le bien immobilier, en garantie d'une créance correspondant à des dommages-intérêts qui seraient dus du fait de la nullité de la promesse pour vice du consentement.

3. La société Les Pettoreaux d'Arbois a assigné la société Natacha aux fins de mainlevée de l'inscription d'hypothèque.

En cause d'appel, elle a soulevé une fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de la société Natacha en soutenant qu'au jour de la conclusion de la promesse, celle-ci n'avait pas encore acquis la personnalité morale.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

4. La société Les Pettoreaux d'Arbois fait grief à l'arrêt de rejeter la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de la société Natacha et, en conséquence, de rejeter ses demandes tendant à la rétractation de l'ordonnance autorisant l'hypothèque judiciaire provisoire et à la mainlevée de celle-ci, alors « que la personnalité morale ne s'acquiert qu'au jour de l'attribution, à la société en cours de formation, du numéro unique d'identification, cette attribution réalisant l'immatriculation de la société au registre du commerce et des sociétés, laquelle reste en cours de réalisation tant que ce numéro n'a pas été attribué ; que la cour d'appel, qui a retenu l'inverse, a violé les articles 1842 du code civil et D. 123-235 du code de commerce, ensemble les articles 31 et 122 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

5. Selon l'article 1842 du code civil, les sociétés autres que celles en participation jouissent de la personnalité morale à compter de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés.

6. Il en résulte que l'attribution du numéro « système d'identification du répertoire des entreprises » (SIREN) par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), qui n'est destiné qu'à l'identification de la société auprès des administrations et des personnes ou organismes énumérés à l'article 1er de la loi n° 94-126 du 11 février 1994, ne conditionne pas l'acquisition de sa personnalité juridique.

7. Le moyen, qui postule le contraire, n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Lefeuvre - Avocat général : Mme Gueguen (premier avocat général) - Avocat(s) : SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel ; SCP Waquet, Farge et Hazan -

Textes visés :

Article 1842 du code civil ; article 1 de la loi n° 94-126 du 11 février 1994.

Com., 29 novembre 2023, n° 22-18.295, (B) (R), FS

Cassation

Société en formation – Acte souscrit au nom ou pour le compte de la société en formation – Défaut de mention expresse – Office du juge – Appréciation souveraine des circonstances intrinsèques et extrinsèques

Il résulte des articles L. 210-6 et R. 210-6 du code de commerce que les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés. Les personnes qui ont agi au nom ou pour le compte d'une société en formation avant qu'elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits, lesquels sont alors réputés avoir été souscrits dès l'origine par la société.

En présence d'un acte dans lequel il n'est pas expressément mentionné qu'il a été souscrit au nom ou pour le compte de la société en formation, il appartient au juge d'apprécier souverainement, par un examen de l'ensemble des circonstances, tant intrinsèques à cet acte qu'extrinsèques, si la commune intention des parties n'était pas qu'il soit conclu au nom ou pour le compte de la société et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre les engagements souscrits.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 18 novembre 2021) et les productions, le 28 avril 2016, Mme [A] a conclu un bail commercial avec la société par actions simplifiée [C] [N], « en cours de formation », et MM. [B], [T] et [R] « agissant conjointement et solidairement entre eux ».

2. La société [C] [N] a été immatriculée au registre du commerce et des sociétés le 15 juin 2016.

3. Un jugement du 16 février 2021 a mis la société [C] [N] en liquidation judiciaire, la société MJA, prise en la personne de Mme [F], étant désignée liquidateur.

4. Par une ordonnance du 23 avril 2021, le juge-commissaire a autorisé la cession du fonds de commerce de la société [C] [N] à M. [P].

Examen du moyen

Enoncé du moyen

5. Mme [A] fait grief à l'arrêt de dire que le bail qu'elle a conclu avec la société [C] [N] n'est pas entaché de nullité et de confirmer l'ordonnance ayant autorisé la vente de gré à gré du fonds de commerce dépendant de la liquidation judiciaire de cette société à M. [P], alors « qu'est nulle la convention conclue par une société en formation, dépourvue de la personnalité morale ; que seuls les actes conclus au nom d'une telle société peuvent être repris par celle-ci, après son immatriculation ; que dès lors, le bail commercial conclu par une société en formation et par ses associés fondateurs, lesquels n'ont pas indiqué agir au nom de celle-ci, est nul à l'égard de la société et ne peut être repris ; qu'en jugeant le contraire, la cour d'appel a violé les articles 1842 et 1843 du code civil et 210-6 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 210-6 et R. 210-6 du code de commerce :

6. Il résulte de ces textes que les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés.

Les personnes qui ont agi au nom ou pour le compte d'une société en formation avant qu'elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits. Ces engagements sont alors réputés avoir été souscrits dès l'origine par la société.

7. La Cour de cassation juge depuis de nombreuses années que ne sont susceptibles d'être repris par la société après son immatriculation que les engagements expressément souscrits « au nom » (Com., 22 mai 2001, pourvoi n° 98-19.742 ; Com., 21 février 2012, pourvoi n° 10-27.630, Bull. 2012, IV, n° 49 ; Com., 13 novembre 2013, pourvoi n° 12-26.158) ou « pour le compte » (Com., 11 juin 2013, pourvoi n° 11-27.356 ; Com., 10 mars 2021, pourvoi n° 19-15.618) de la société en formation, et que sont nuls les actes passés « par » la société, même s'il ressort des mentions de l'acte ou des circonstances que l'intention des parties était que l'acte soit accompli en son nom ou pour son compte (3e Civ., 5 octobre 2011, pourvoi n° 09-72.855 ; Com., 21 février 2012, pourvoi n° 10-27.630, Bull. 2012, IV, n° 49 ; Com., 19 janvier 2022, pourvoi n° 20-13.719).

8. Cette jurisprudence repose sur le caractère dérogatoire du système instauré par la loi, lequel permet de réputer conclus par une société des actes juridiques passés avant son immatriculation. Elle vise à assurer la sécurité juridique, dès lors que la présence d'une mention expresse selon laquelle l'acte est accompli « au nom » ou « pour le compte » d'une société en formation protège, d'un côté, le tiers cocontractant, en appelant son attention sur la possibilité, à l'avenir, d'une substitution de plein droit et rétroactive de débiteur, et, de l'autre, la personne qui accomplit l'acte « au nom » ou « pour le compte » de la société, en lui faisant prendre conscience qu'elle s'engage personnellement et restera tenue si la société ne reprend pas les engagements ainsi souscrits.

9. Cette solution a pour conséquence que l'acte non expressément souscrit « au nom » ou « pour le compte » d'une société en formation est nul et que ni la société ni la personne ayant entendu agir pour son compte n'auront à répondre de son exécution, à la différence d'un acte valable, mais non repris par la société, qui engage les personnes ayant agi « au nom » ou « pour son compte ». Elle s'avère ainsi produire des effets indésirables en étant parfois utilisée par des parties souhaitant se soustraire à leurs engagements, et a paradoxalement pour conséquence de fragiliser les entreprises lors de leur démarrage sous forme sociale au lieu de les protéger, sans toujours apporter une protection adéquate aux tiers cocontractants, qui, en cas d'annulation de l'acte, se trouvent dépourvus de tout débiteur.

10. L'exigence selon laquelle l'acte doit, expressément et à peine de nullité, mentionner qu'il est passé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation ne résultant pas explicitement des textes régissant le sort des actes passés au cours de la période de formation, il apparaît possible et souhaitable de reconnaître désormais au juge le pouvoir d'apprécier souverainement, par un examen de l'ensemble des circonstances, tant intrinsèques à l'acte qu'extrinsèques, si la commune intention des parties n'était pas que l'acte fût conclu au nom ou pour le compte de la société en formation et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre les engagements souscrits.

11. En l'espèce, pour rejeter la demande d'annulation du bail formée par Mme [A], l'arrêt retient que la société [C] [N] a conclu ce contrat en spécifiant expressément qu'elle était en formation et que, par une décision expresse des associés, c'est-à-dire par la signature des statuts, ceux-ci ont entendu reprendre les actes passés par elle et en particulier le contrat litigieux, ajoutant que cette reprise des actes indiqués dans les statuts est automatique, à condition que les statuts soient signés et la société immatriculée, ce qui a été le cas s'agissant de la société [C] [N].

12. En se déterminant ainsi, sans rechercher s'il résultait de l'ensemble des circonstances et notamment des mentions du bail que, nonobstant une rédaction défectueuse, la commune intention de MM. [B], [T] et [R], d'un côté, et de Mme [A], de l'autre, était que l'acte fût passé au nom ou pour le compte de la société en formation [C] [N], la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 18 novembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Lefeuvre - Avocat général : M. Lecaroz - Avocat(s) : SCP Piwnica et Molinié ; Me Balat -

Textes visés :

Articles L. 210-6 et R. 210-6 du code de commerce.

Rapprochement(s) :

Sur la nullité de la convention conclue par une société en formation, à rapprocher : Com., 21 février 2012, pourvoi n° 10-27.630, Bull. 2012, IV, n° 49 (rejet).

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