Numéro 11 - Novembre 2023

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 11 - Novembre 2023

EXPROPRIATION POUR CAUSE D'UTILITE PUBLIQUE

3e Civ., 23 novembre 2023, n° 22-20.866, (B), FS

Rejet

Indemnité – Bénéficiaires – Preneur – Constructions faites par le preneur sur le terrain donné à bail – Accession en fin de bail – Clause de nivellement – Absence d'influence

Le preneur, qui bénéficie des règles applicables en matière d'expropriation, a droit à l'indemnisation des constructions édifiées par lui sur le bien, même en présence d'une clause de nivellement applicable en fin de bail, dès lors qu'à la date de l'éviction anticipée définitive du preneur en raison de travaux d'aménagement faisant suite à une préemption mettant fin prématurément au bail, celui-ci était propriétaire de ces constructions.

Indemnité – Préjudice – Réparation – Méthode d'évaluation – Pouvoirs des juges – Appréciation souveraine – Effets – Article 555 du code civil – Application – Exclusion – Cas – Indemnité du preneur évincé pour la perte des constructions

Dès lors que le juge de l'expropriation choisit souverainement la méthode d'évaluation de l'indemnité de dépossession, il n'y a pas lieu d'appliquer l'article 555 du code civil pour fixer le montant de l'indemnité due au preneur évincé au titre de la perte des constructions.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 30 juin 2022), rendu sur renvoi après cassation (3e Civ., 4 mars 2021, pourvoi n° 19-24.099), le 12 septembre 1990, la Ville de [Localité 7] a acquis, par voie de préemption, deux terrains sur lesquels [Z] [M] et Mme [U] [M] étaient titulaires du droit au bail et sur lesquels avaient été édifiés des bâtiments.

2. Désirant réaliser une opération d'aménagement nécessitant l'évacuation définitive des locaux, la Ville de [Localité 7] a, faute d'accord avec [Z] [M] et Mme [U] [M], demandé au juge de l'expropriation de fixer l'indemnité d'éviction leur revenant.

3. [Z] [M] et Mme [U] [M] ont interjeté appel de la décision du juge de l'expropriation et, après le décès d'[Z] [M], ses ayants cause (les consorts [M]) sont intervenus volontairement à l'instance.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal

Enoncé du moyen

4. La Ville de [Localité 7] fait grief à l'arrêt de fixer l'indemnité d'éviction due aux consorts [M] à une certaine somme, alors :

« 1°/ que, premièrement, la préemption ne portant pas atteinte aux droits réels et personnels grevant le bien, lorsque le bailleur ayant acquis un terrain loué par préemption met fin au bail, à l'effet de réaliser des aménagements sur le terrain, la clause de nivellement prévoyant que les constructions édifiées par le preneur vont être détruites ou reviennent au bailleur en fin de bail trouve à s'appliquer ; que dès lors, l'indemnité d'éviction ne peut couvrir le préjudice résultant de la perte de la propriété de l'immeuble ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé les articles L. 213-10 et L. 314-2 du code de l'urbanisme, ensemble l'article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et l'article 1103 du code civil ;

2°/ que, deuxièmement, les preneurs évincés à la suite d'une préemption bénéficient d'une indemnité réparant l'intégralité de leur préjudice direct, matériel et certain ; qu'au cas d'espèce, les premiers juges ont alloué aux consorts [M] une somme de 606 105 euros au titre de l'indemnité principale, en prenant en compte la perte d'un droit temporaire de propriété sur l'immeuble, à l'exclusion du terrain ; que les juges d'appel ne pouvaient allouer aux consorts [M], en sus de la somme de 606 105 euros retenue par les premiers juges, une indemnité d'un montant de 435 000 euros correspondant à la valeur de l'immeuble, minorée de la valeur du terrain, sans procéder à une double indemnisation ; que dès lors, l'arrêt doit être censuré pour violation des articles L. 213-10 et L. 314-2 du code de l'urbanisme, ensemble l'article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;

3°/ que, troisièmement, et en tout cas, en allouant aux consorts [M], en sus de la somme de 606 105 euros, une indemnité d'un montant de 435 000 euros correspondant à la valeur de l'immeuble, minorée de la valeur du terrain, réparant dès lors le préjudice né de la perte d'une propriété définitive, quand il résultait de leurs constatations que le droit des consorts [M] sur l'immeuble était temporaire, eu égard à la clause de nivellement, les juges du fond ont violé les articles L. 213-10 et L. 314-2 du code de l'urbanisme, ensemble l'article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et l'article 1103 du code civil. »

Réponse de la Cour

5. Aux termes de l'article L. 213-10, alinéas 1 et 2, du code de l'urbanisme, nonobstant toutes dispositions ou stipulations contraires, les preneurs de biens ruraux, les locataires ou occupants de bonne foi de locaux à usage d'habitation ainsi que les locataires de locaux à usage commercial, industriel ou artisanal situés dans un bien acquis par la voie de la préemption ou en application des articles L. 211-5 ou L. 212-3 ne peuvent s'opposer à l'exécution des travaux de restauration ou de transformation intérieure ni à la démolition de ces locaux. Si l'exécution des travaux l'exige, ils sont tenus d'évacuer tout ou partie de ces locaux ; le nouveau propriétaire du bien est alors tenu aux obligations prévues aux articles L. 314-1 et suivants.

6. L'article L. 314-1 du même code dispose que la personne publique qui a pris l'initiative de la réalisation de l'une des opérations d'aménagement définies dans le premier livre de ce code ou qui bénéficie d'une expropriation est tenue, envers les occupants des immeubles intéressés, aux obligations prévues ci-après.

Les occupants, au sens du présent chapitre, comprennent les occupants au sens de l'article L. 521-1 du code de la construction et de l'habitation, ainsi que les preneurs de baux professionnels, commerciaux et ruraux.

7. Selon l'article L. 314-2 du même code, si les travaux nécessitent l'éviction définitive des occupants, ceux-ci bénéficient des dispositions applicables en matière d'expropriation.

8. L'article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique énonce que les indemnités allouées doivent couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation.

9. Le preneur reste propriétaire, pendant la durée de la location, des constructions qu'il a régulièrement édifiées sur le terrain loué ; dès lors, la résiliation anticipée du bail du fait de l'expropriation ne le prive pas de son droit à indemnité pour ces constructions (3e Civ., 5 janvier 2012, n° 10-26.965, Bull. 2012, III, n° 3).

10. Il en résulte que le preneur, qui bénéficie des règles applicables en matière d'expropriation, a droit à l'indemnisation des constructions édifiées par lui sur le bien, même en présence d'une clause de nivellement applicable en fin de bail, dès lors qu'à la date de l'éviction anticipée définitive du preneur en raison de travaux d'aménagement faisant suite à une préemption mettant fin prématurément au bail, celui-ci était propriétaire de ces constructions.

11. La cour d'appel a relevé que les clauses des contrats de location consentis à [Z] [M] et Mme [U] [M], applicables à la fin du bail, n'avaient pas vocation à recevoir application, puisque l'éviction anticipée du locataire avait pour cause la démolition des constructions après une décision de préemption à une date à laquelle les locataires étaient propriétaires de ces constructions.

12. Elle en a exactement déduit que les consorts [M] étaient fondés à solliciter une indemnisation comprenant, outre la valeur du droit au bail, celle des constructions édifiées sur le bien préempté.

13. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le moyen du pourvoi incident

Enoncé du moyen

14. Les consorts [M] font grief à l'arrêt de fixer à une certaine somme l'indemnité d'éviction leur revenant, alors « que dans leurs conclusions d'appel, les consorts [M] avaient soutenu qu'en application de l'article 555 du code civil, fixant l'indemnisation de l'auteur de constructions érigées sur le terrain d'autrui, la Ville de [Localité 7] disposait d'une option consistant à leur verser, pour la perte des constructions, soit une indemnité équivalente à la plus-value apportée par les constructions, représentant, selon le rapport d'expertise amiable de M. [J] qu'ils avaient produit, une somme de 800 000 euros à la date du 22 septembre 2016, soit une indemnité sur la base du coût en matériaux et main d'oeuvre des constructions, représentant, selon le même rapport d'expertise amiable, la somme de 980 640 euros, et que faute d'avoir procédé au choix qui s'offrait à elle légalement, la Ville de [Localité 7] devait être condamnée à payer aux consorts [M] ladite somme de 980 640 euros au titre de l'indemnisation des constructions leur appartenant ; qu'en omettant de répondre à ce moyen des exposants pris de l'application des dispositions de l'article 555 du code civil, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

15. Selon l'article L. 314-2 du code de l'urbanisme, si les travaux nécessitent l'éviction définitive des occupants, ceux-ci bénéficient des dispositions applicables en matière d'expropriation.

16. En application de l'article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, le juge de l'expropriation choisit souverainement la méthode d'évaluation de l'indemnité de dépossession de sorte qu'il n'y a pas lieu d'appliquer l'article 555 du code civil pour fixer le montant de l'indemnité due au preneur évincé au titre de la perte des constructions.

17. Dès lors, la cour d'appel n'avait pas à répondre au moyen inopérant des consorts [M] invoquant l'application de l'article 555 du code civil, pour la prise en compte, dans l'indemnité leur étant due au titre de la perte des constructions par eux édifiées, du coût des matériaux et de la main d'oeuvre, à défaut d'option par la Ville de [Localité 7] entre les méthodes d'évaluation définies par ce texte.

18. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : Mme Brun - Avocat général : M. Burgaud - Avocat(s) : SCP Foussard et Froger ; SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol -

Textes visés :

Article L. 314-2 du code de l'urbanisme ; article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ; articles L. 213-10, alinéas 1 et 2, et L. 314-1 du code de l'urbanisme.

Rapprochement(s) :

3e Civ., 5 janvier 2012, pourvoi n° 10-26.965, Bull. 2012, III, n° 3 (rejet), et l'arrêt cité.

3e Civ., 9 novembre 2023, n° 22-18.545, (B), FS

Rejet

Indemnité – Préjudice – Réparation – Construction illicite – Eléments pris en considération – Détermination – Abattement sur la valeur du terrain délaissé – Possibilité

La prescription de l'action en démolition des constructions irrégulières ne fait pas obstacle à l'application, par le juge de l'expropriation, d'un abattement sur la valeur du terrain délaissé, pour illicéité d'une partie des constructions qui y sont édifiées.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 5 mai 2022), M. [R] [X], MM. [G] et [Z] [B] ainsi que Mmes [N] [X] et [S] [B] (les consorts [X]), propriétaires en indivision d'une parcelle grevée d'un emplacement réservé pour l'extension du cimetière de la commune d'[Localité 5], ont exercé leur droit de délaissement.

2. Faute d'accord des parties sur le prix du bien délaissé, la commune a saisi le juge de l'expropriation aux fins qu'il ordonne le transfert de propriété et fixe le prix de cession.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal, sur le premier moyen et le troisième moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches, du pourvoi incident

3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le deuxième moyen du pourvoi incident

Enoncé du moyen

4. Les consorts [X] font grief à l'arrêt de fixer comme il le fait le prix de cession, alors « que, lorsqu'il s'élève des difficultés étrangères à la fixation du montant de l'indemnité et à l'application des articles L. 242-1 à L. 242-7, L. 322-12, L. 423-2 et L. 423-3, le juge fixe, indépendamment de ces contestations et difficultés, autant d'indemnités alternatives qu'il y a d'hypothèses envisageables et renvoie les parties à se pourvoir devant qui de droit ; qu'en se prononçant sur l'illicéité alléguée des constructions, et en pratiquant un abattement pour tenir compte de leur prétendue illicéité, quand il lui appartenait de fixer des indemnités alternatives et de renvoyer les parties à se pourvoir devant qui de droit, la cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé l'article L. 311-8 du code de l'expropriation. »

Réponse de la Cour

5. La cour d'appel, qui a retenu qu'au vu des pièces produites, une partie significative des constructions présentes sur la parcelle délaissée avait été édifiée sans permis de construire, a pu en déduire, sans trancher une contestation sérieuse, qu'il y avait lieu d'appliquer un abattement sur la valeur du bien pour tenir compte de l'illicéité des constructions.

Sur le troisième moyen du pourvoi incident, pris en ses première à troisième branches et en sa sixième branche

6. Les consorts [X] font le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que c'est à la commune débitrice d'une indemnité au titre de l'exercice du droit au délaissement qui demandait l'application d'un abattement pour l'illicéité prétendue des constructions dont l'acquisition était demandée, qu'il incombait de démontrer cette illicéité ; qu'en se fondant pour appliquer un abattement pour illicéité des constructions, sur la défaillance des consorts [X] dans l'administration de la preuve de l'obtention d'un permis de construire, la cour d'appel a violé les articles 1353 du code civil, L. 230-3 du code de l'urbanisme et L. 321-1 du code de l'expropriation ;

2°/ que les juges du fond ne peuvent rejeter ou accueillir les demandes dont ils sont saisis sans examiner les éléments de preuve qui leur sont soumis par les parties ; qu'en affirmant qu'il n'est justifié d'aucun permis de construire accordé, que ce soit par les services de l'Etat, compétents en 1979 ou par la mairie compétente en 1985, sans examiner même sommairement l'attestation du maire d'[Localité 5] du 24 mai 2005 versée aux débats en pièce n° 1, qui atteste que « M. [L] [X] domicilié [Adresse 6] a bien obtenu un permis de construire tacite en date du 17 février 1986 n° 85C0192 pour l'extension d'une construction existante sise à la même adresse », démontrant l'obtention du permis de construire n° 85C0192 sollicité le 5 juillet 1985 dont la demande était versée aux débats en pièce n° 2, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

3°/ qu'en énonçant que les documents produits par les appelants ne permettent pas d'identifier quels étaient les projets de constructions pris en compte par les demandes de permis de construire de 1979 et de 1985, quand il résulte clairement de la demande de permis de construire du 5 juillet 1985 qu'elle a pour objet la construction d'une maison individuelle et la création d'une surface de 974,50 m2 en sous-sol, rez-de-chaussée et premier étage, la cour d'appel a dénaturé ce document en violation de l'interdiction faite au juge de dénaturer les écrits qui lui sont soumis ;

6°/ qu'en appliquant un abattement pour illicéité des constructions après avoir constaté qu'en l'espèce, la prescription décennale interdit toute action en démolition des constructions litigieuses, la cour d'appel a refusé de tirer les conséquences de ses propres constatations au regard des articles L. 230-3 du code de l'urbanisme et L. 321-1 du code de l'expropriation qu'elle a violés. »

Réponse de la Cour

7. La cour d'appel a relevé, sans dénaturation, qu'il résultait du rapport de M. [D] qu'une partie significative des constructions présentes sur le terrain délaissé ne figurait pas dans la demande de permis de construire déposée en 1985.

8. Elle a souverainement déduit de ce seul motif, sans inverser la charge de la preuve, mais en procédant à l'analyse de l'ensemble des pièces produites, qu'une partie des constructions était irrégulière.

9. Elle a pu en conclure que cette situation constituait une moins-value justifiant un abattement pour illicéité des constructions, quand bien même la prescription de l'action en démolition serait acquise.

10. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : Mme Djikpa - Avocat général : Mme Vassallo (premier avocat général) - Avocat(s) : SCP Melka-Prigent-Drusch ; SCP Waquet, Farge et Hazan -

Textes visés :

Article L. 230-3 du code de l'urbanisme ; article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique.

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