Numéro 11 - Novembre 2023

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 11 - Novembre 2023

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES

Ass. plén., 17 novembre 2023, n° 21-20.723, (B) (R), PL

Rejet

Article 10 – Liberté d'expression – Restriction – Possibilité – Condition – Poursuite d'un but légitime énuméré à l'article 10, paragraphe 2 – Défaut – Cas – Dignité humaine – Fondement autonome (non)

Selon l'article 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la liberté d'expression, qui englobe la liberté d'expression artistique, peut être soumise à certaines restrictions ou sanctions à condition qu'elles soient prévues par la loi et qu'elles poursuivent un des buts légitimes énumérés à cette disposition.

Si l'essence de la Convention est le respect de la dignité et de la liberté humaines, la dignité humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l'article 10, paragraphe 2, de la Convention, de sorte qu'elle ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d'expression et l'article 16 du code civil, créé par la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, ne constitue pas à lui seul une loi, au sens de cette disposition.

Article 10 – Liberté d'expression – Restriction – Possibilité – Condition – Restriction prévue par la loi – Défaut – Cas – Article 16 du code civil

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 16 juin 2021), rendu sur renvoi après cassation (1re Civ., 26 septembre 2018, pourvoi n° 17-16.089), l'association Fonds régional d'art contemporain de Lorraine (le FRAC) a organisé, dans ses locaux, une exposition intitulée « You are my mirror 1 ;

L'infamille », à l'occasion de laquelle ont été présentés des écrits rédigés par un artiste, en ces termes :

« Les enfants, nous allons vous enfermer, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard Papa et Maman.

Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous faire bouffer votre merde, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous sodomiser, et vous crucifier, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous arracher les yeux, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous couper la tête, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous vous observons, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous tuer par surprise, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous empoisonner, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, vous crèverez d'étouffement, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons égorger vos chiens, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous découper et vous bouffer, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons faire de vous nos putes, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous violer, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous arracher les dents, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous défoncer le crâne à coups de marteau, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous coudre le sexe, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous pisser sur la gueule, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Les enfants, nous allons vous enterrer vivants, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

Nous allons baiser vos enfants et les exterminer, nous introduire chez vous, vous séquestrer, vous arracher la langue, vous chier dans la bouche, vous dépouiller, vous brûler vos maisons, tuer toute votre famille, vous égorger, filmer notre mort. »

2. Soutenant que la présentation de ces écrits, dans une exposition accessible à tous, était constitutive de l'infraction prévue et réprimée par l'article 227-24 du code pénal, l'Association générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (l'AGRIF) a saisi le procureur de la République près le tribunal de grande instance, qui a décidé d'un classement sans suite.

3. Invoquant, sur le fondement de l'article 16 du code civil, une atteinte portée à la dignité de la personne humaine, elle a assigné le FRAC en réparation du préjudice causé aux intérêts collectifs qu'elle a pour objet de défendre.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa cinquième branche

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en ses autres branches

Enoncé du moyen

5. L'AGRIF fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes indemnitaires, alors :

« 1°/ que la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ; que le principe du respect de cette dignité, qui a valeur constitutionnelle, est absolu car il résulte du primat de la personne ; qu'axiomatique, inviolable et insusceptible d'abus, il est l'essence de tous les droits fondamentaux ; qu'il s'ensuit que si un conflit peut intervenir entre de tels droits, qui ont même valeur normative, à raison d'un possible abus dans leur exercice que le juge réglera en recherchant un « juste équilibre » entre eux au regard d'un critère extérieur tiré des exigences d'une société démocratique, le principe susvisé, qui est absolu et n'a sa mesure qu'en lui-même, ne peut être mis en balance avec aucun droit fondamental, puisqu'il en est la substance et le fondement ; qu'ainsi, rien ne peut entrer en conflit avec ce principe qui n'en soit simplement la négation ; que tel était objectivement le cas des messages litigieux publiquement exposés par le FRAC de Lorraine, qui faisaient état de traitements particulièrement violents et abjects, attribués à des parents à l'égard de leurs enfants [esclavage, sodomie, mutilations, viols, assassinat], et accessibles à la vue de tout enfant que, pour rejeter les demandes de réparation présentées de ce chef par l'AGRIF, ès qualités, la cour a retenu que « lorsque la dignité est appréhendée dans le contexte de la confrontation de la liberté d'expression et d'autres droits en concurrence [...], le droit au respect de la dignité ne constitue pas en soi une restriction autonome à la liberté d'expression, dont seul l'abus peut être sanctionné au terme d'un contrôle de proportionnalité avec lesdits droits en concurrence », et qu'en dépit de sa valeur constitutionnelle, ce principe n'est pas à lui seul, sans atteinte à un droit concurrent à la liberté d'expression, « un fondement autonome de restrictions de la liberté d'expression lui conférant la nature de droit concurrent et justifiant que soit effectué un contrôle de proportionnalité à ce titre » (p. 12, § 4) ; qu'en soumettant ainsi l'application du principe du respect de la dignité de la personne humaine, absolu et insusceptible d'abus, à la condition qu'il puisse avoir, à l'égard de l'exercice d'un droit fondamental susceptible d'abus, tel que le droit à la liberté d'expression, la nature d'un droit concurrent ayant même valeur normative, la cour a violé le principe susvisé et l'article 16 du code civil, ensemble l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales par fausse application ;

2°/ que la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ; que le principe du respect de cette dignité, résultant du primat de la personne, est absolu ; qu'ayant de surcroît valeur constitutionnelle, il est nécessairement normatif ; que, prenant acte de la cassation prononcée dans la présente procédure, le 26 septembre 2018, de l'arrêt de la cour d'appel de Metz qui avait dénié à l'article 16 du code civil toute valeur normative, la cour d'appel de Paris a retenu que la Cour de cassation avait alors jugé que ledit principe « est un principe à valeur constitutionnelle dont il incombe au juge de faire application pour trancher le litige qui lui est soumis » (arrêt, p. 10, § 1) ; qu'en rejetant dès lors les demandes de l'AGRIF, ès qualités, tirées de la violation par le FRAC de Lorraine du principe susvisé, au motif qu'elle se fondait uniquement sur « l'atteinte à la dignité au sens de l'article 16 du code civil », sans avoir fait aucune application du principe solennellement énoncé par ce texte, la cour a violé ce principe par refus d'application, ainsi que l'article susvisé ;

3°/ que le juge est le gardien naturel du principe à valeur constitutionnelle selon lequel, à raison de la primauté de la personne, toute atteinte à la dignité de celle-ci est interdite ; qu'en l'espèce, la cour a explicitement admis qu'il s'agissait là d'un « principe à valeur constitutionnelle dont il incombe au juge de faire application pour trancher le litige qui lui est soumis » (arrêt, p. 10, § 1) ; que, dès lors que ce principe est normatif, il était impossible à la cour de trancher le litige sans rechercher, comme elle y était invitée, si les messages mis en cause, publiés par le FRAC de Lorraine, n'étaient pas gravement attentatoires à la dignité de la personne humaine ; qu'elle ne pouvait pas, en particulier, se borner à renvoyer l'AGRIF à sa propre appréciation subjective des messages litigieux, en retenant, comme elle l'a fait, que « quand bien même [elle] estimerait l'exposition des oeuvres litigieuses attentatoires à la dignité humaine » sa demande de réparation ne pourrait pas être satisfaite (arrêt, p. 12, § 6) ; qu'en se dispensant de tout examen de cette nature, après avoir pourtant constaté qu'elle était saisie sur le fondement de la violation du principe susvisé, la cour a privé sa décision de base légale au regard de l'article 16 du code civil ;

4°/ que pour rejeter les demandes de réparation de l'AGRIF, dont l'objet est en particulier, statutairement (art. 2), de lutter contre « tout ce qui porte notamment atteinte à la dignité de la femme et au respect de l'enfant », la cour a fondé sa décision sur un arrêt d'assemblée plénière du 25 octobre 2019 (pourvoi n° 17-86.605, Bull.), en le jugeant « transposable au cas d'espèce », au motif qu'il avait « retenu que le principe érigé à l'article 16 du code civil constituait un principe à valeur constitutionnel » (arrêt, p. 11, § 4) ; que, cependant, l'arrêt ainsi visé n'avait fait aucune référence à l'article 16 du code civil, ni à la constitutionnalité du principe qu'il énonce ; qu'en outre, les circonstances du litige ayant donné lieu à cet arrêt n'avaient aucun rapport avec le présent litige, dès lors qu'était invoqué un abus du droit à la liberté d'expression lié à une injure personnelle subie, c'est-à-dire la confrontation de deux droits concurrents, tandis que la demande ici présentée par l'AGRIF, ès qualités, n'a aucun caractère personnel et vise la réparation d'une atteinte publique à la dignité de la personne humaine, droit absolu et à valeur constitutionnelle, sur le fondement exclusif de l'article 16 susvisé ; qu'il s'ensuit que cet arrêt, tant en droit qu'en fait, n'était pas transposable au cas d'espèce ; qu'en se fondant néanmoins sur cette décision pour rejeter les demandes de l'AGRIF, la cour a privé sa décision de base légale au regard de l'article 16 du code civil, ensemble de l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

6°/ en toute hypothèse, que le principe de dignité de la personne humaine, inviolable et absolu, est l'essence même de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'étant ainsi le fondement et la substance de tous les droits fondamentaux garantis par cette dernière, l'exercice d'aucun de ces droits ne peut l'enfreindre sans contradiction ; qu'il s'ensuit que ce principe constitue une composante nécessaire et suffisante de protection de la morale et de la défense de l'ordre dans une société démocratique au sens des dispositions de l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, relatives à la liberté d'expression, encore qu'il n'y soit pas explicitement visé ; qu'en cohérence avec ces dispositions, l'article 16 du code civil, en interdisant de manière absolue et universelle « toute atteinte à la dignité » de la personne humaine, a édicté une restriction, nécessaire dans une société démocratique, au sens de l'article 10 susvisé, à l'exercice même de la liberté d'expression ; qu'en jugeant dès lors qu'il n'était pas établi que « la dignité humaine serait une composante nécessaire et suffisante de la protection de la morale et de la défense de l'ordre au sens des dispositions de l'article 10 paragraphe 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales », la cour d'appel a violé l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, par fausse application, ensemble l'article 16 du code civil par refus d'application ;

7°/ en toute hypothèse, que si les formes d'expression artistique volontairement provocantes sont protégées par l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le droit à la liberté d'expression qui en résulte ne permet pas tout et quiconque s'en prévaut assume, selon les termes du paragraphe 2 de l'article susvisé, des « devoirs et des responsabilités » ; que, quelle que soit l'intention supposément artistique de leur auteur, la mise en exposition, dans un espace public de messages portant atteinte à la dignité de la personne humaine, avilissant pour des enfants comme pour leurs parents, supposés les soumettre à des traitements criminels [esclavage, sodomie, mutilations, viols, assassinat], constitue un usage de la liberté d'expression radicalement incompatible avec les devoirs et les responsabilités nécessairement attachés à l'exercice du droit à la liberté d'expression, que ne justifie aucun débat d'intérêt général et que n'excuse ni le goût prononcé de son auteur pour la provocation, ni son sens obsessionnel du mauvais goût et de la dégradation ; qu'en jugeant dès lors, pour rejeter les demandes de l'AGRIF, que la dignité de la personne humaine n'est pas une composante nécessaire et suffisante de la protection de la morale et de la défense de l'ordre au sens de l'article susvisé, et qu'à supposer caractérisée une atteinte à cette dignité par l'exposition des oeuvres litigieuses, cette atteinte ne constituerait pas « une limite admissible à la liberté d'expression justifiant une mesure de réparation », la cour a violé l'article 10, § 2, susvisé, ensemble l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »

Réponse de la Cour

6. Selon l'article 10, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (la Convention), toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière.

7. La Cour européenne des droits de l'homme affirme que la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun (CEDH, arrêt du 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72, § 49).

8. La liberté d'expression englobe la liberté d'expression artistique, qui constitue une valeur en soi (CEDH, décision du 11 mars 2014, Jelsevar c. Slovénie, n° 47318/07, § 33) et qui protège ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une oeuvre d'art (CEDH, arrêt du 3 mai 2007, Ulusoy e.a. c. Turquie, n° 34797/02, § 42).

9. Toutefois, l'article 10, paragraphe 2, de la Convention prévoit que la liberté d'expression peut être soumise à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi, lorsque celles-ci constituent des mesures nécessaires à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

10. Il en résulte que toute restriction à la liberté d'expression suppose, d'une part, qu'elle soit prévue par la loi, d'autre part, qu'elle poursuive un des buts légitimes ainsi énumérés.

11. Si l'essence de la Convention est le respect de la dignité et de la liberté humaines (CEDH, arrêt du 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-Uni, n° 20166/92, § 44), la dignité humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l'article 10, paragraphe 2, de la Convention.

12. La Cour de cassation en a déduit que la dignité de la personne humaine ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d'expression (Ass. plén., 25 octobre 2019, pourvoi n° 17-86.605, Bull.).

13. Au surplus, l'article 16 du code civil, créé par la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain et invoqué par la requérante, ne constitue pas à lui seul une loi, au sens de l'article 10, paragraphe 2, de la Convention, permettant de restreindre la liberté d'expression.

14. Ayant relevé que l'AGRIF poursuit l'exposition des oeuvres en cause sur le seul fondement de l'atteinte à la dignité au sens de l'article 16 du code civil, la cour d'appel a exactement retenu que le principe du respect de la dignité humaine ne constitue pas à lui seul un fondement autonome de restriction à la liberté d'expression.

15. Le moyen, inopérant en sa troisième branche, n'est pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en Assemblée plénière.

- Président : M. Soulard (premier président) - Rapporteur : M. Chevalier, assisté de Mme Couvez, auditeur au service de documentation, des études et du rapport - Avocat général : Mme Mallet-Bricout - Avocat(s) : SCP Le Griel ; SCP Thouin-Palat et Boucard -

Textes visés :

Article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 16 du code civil, issu de la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994.

Rapprochement(s) :

Ass. plén., 25 octobre 2019, pourvoi n° 17-86.605, Bull. crim., (rejet).

Com., 8 novembre 2023, n° 21-18.318, (B), FS

Cassation partielle partiellement sans renvoi

Article 6, § 1 – Procès équitable – Violation – Cas – Décision de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers (AMF) – Recours principal formé par une personne sanctionnée

Lorsque le recours principal du président de l'Autorité des marchés financiers (AMF) se borne à contester la décision de la commission des sanctions en tant qu'elle a écarté certains griefs, la personne sanctionnée doit, afin que soit garanti le principe de l'égalité des armes résultant de l'exigence d'un procès équitable au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, pouvoir encore disposer, à compter de la notification du recours principal du président de l'AMF, d'un délai raisonnable lui permettant d'exercer de manière concrète et efficiente son propre recours principal par lequel elle conteste la décision de la commission des sanctions en tant qu'elle a retenu des griefs à son encontre.

Ne donne pas de base légale à sa décision une cour d'appel qui déclare irrecevable le recours principal formé par une personne sanctionnée sans rechercher si l'obligation, pour elle, de former, dans le délai de quatre jours, comprenant un samedi et un dimanche, à compter de la notification du recours principal du président de l'AMF, son propre recours afin de contester le bien-fondé du grief retenu à son encontre par la commission des sanctions, ne plaçait pas cette personne dans une situation de net désavantage par rapport au président de l'AMF et si, par conséquent, le délai pour introduire ce recours ne devait pas être prolongé pour garantir le principe de l'égalité des armes.

Désistement partiel

1. Il est donné acte à la société Prologue du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre M. [L] et la société Le Quotidien de [Localité 4].

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 22 avril 2021), par un communiqué du 2 octobre 2014, la société Prologue, dont les titres sont admis aux négociations sur le marché réglementé Euronext [Localité 4], a annoncé qu'elle étudiait un projet d'offre publique d'échange (OPE) portant sur les actions de la société O2i, admises aux négociations sur le système multilatéral de négociation Alternext [Localité 4], devenu Euronext Growth, sur la base d'une parité de trois actions Prologue pour deux actions O2i.

3. Le 9 décembre 2014, la société Prologue a déposé auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF) un projet d'OPE visant la totalité des actions, des obligations convertibles en actions et des bons de souscription et/ou d'acquisition d'actions remboursables de la société O2i.

Le 2 avril 2015, l'AMF a publié une décision de non-conformité de ce projet, fondée notamment sur le fait que l'expert indépendant désigné avait conclu que les conditions financières de ce projet, en particulier la parité d'échange proposée, n'étaient pas équitables pour les porteurs de titres O2i.

Le même jour, la société Prologue a publié un communiqué de presse dans lequel elle annonçait avoir pris connaissance de cette décision et avoir décidé de former un recours contre celle-ci, et rappelait « à tous les autres actionnaires et porteurs d'obligations convertibles en actions O2i qu'ils [avaie]nt la possibilité de signer avec elle des traités individuels d'apport en nature, et ce, conformément aux intentions affichées depuis le mois de novembre 2014 ».

4. Le 10 avril 2015, la société Prologue a publié sur son site internet un encart rappelant la possibilité pour les actionnaires de la société O2i « d'apporter leurs titres O2i à Prologue et de se voir attribuer des actions Prologue nouvelles à raison de 3 actions Prologue pour 2 titres O2i » et précisant « à toutes fins utiles que Prologue se réserv[ait] la faculté, le cas échéant, de ne pas donner suite à ces sollicitations, notamment si les participations dont l'apport lui [était] proposé [étaient] de petite taille ». Entre le 8 avril et le 25 septembre 2015, la société Prologue a signé dix-huit traités d'apport correspondant au total à environ 3,5 millions de titres O2i.

Au 25 septembre 2015, la société Prologue a déclaré détenir 45,95 % du capital social de la société O2i.

5. Le 18 septembre 2018, le collège de l'AMF a notifié trois griefs à la société Prologue, lui reprochant :

 - d'avoir, en méconnaissance des dispositions des articles L. 433-1 du code monétaire et financier et 231-13, 231-21, 231-23 et 231-32 du règlement général de l'AMF, porté atteinte aux règles de fonctionnement des offres publiques en mettant en oeuvre une offre publique dans des conditions de transaction identiques à celles contenues dans le projet d'offre soumis au visa de l'AMF, alors que l'offre ne pouvait être ouverte à défaut d'avoir obtenu une déclaration de conformité (premier grief) ;

 - d'avoir, en méconnaissance des dispositions des articles L. 433-1 du code monétaire et financier et 231-3 du règlement général de l'AMF, porté atteinte aux principes généraux des offres publiques d'acquisition en sollicitant publiquement, à compter du 2 avril 2015, les actionnaires de la société O2i afin de réaliser une offre dans des conditions de transaction pour lesquelles l'AMF avait, le même jour, rendu une décision de non-conformité et en ne prévoyant pas de limite de temps à cette offre qui a proposé au public un prix fixe liant les cours des actions Prologue et O2i sur une période d'environ six mois, s'étant ainsi sciemment affranchie du cadre réglementaire destiné à garantir les principes d'intégrité du marché et de loyauté des transactions, ainsi qu'en proposant publiquement, à compter du 10 avril 2015, des conditions d'offre permettant de faire une discrimination entre les actionnaires de la société O2i, portant ainsi atteinte au principe d'égalité de traitement entre ces actionnaires (deuxième grief) ;

 - d'avoir, en méconnaissance des dispositions des articles L. 412-1 du code monétaire et financier et 212-1 et 212-2 du règlement général de l'AMF, procédé à l'admission sur Euronext de ses titres, sans avoir préalablement établi un projet de prospectus et l'avoir soumis au visa de l'AMF au plus tard le 25 septembre 2015 (troisième grief).

6. Par une décision n° 20 du 31 décembre 2019, la commission des sanctions de l'AMF (la commission des sanctions) a considéré que les deux premiers griefs n'étaient pas établis et a prononcé, au titre du troisième, une sanction pécuniaire de 150 000 euros à l'encontre de la société Prologue.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

8. La société Prologue fait grief à l'arrêt de réformer la décision de la commission des sanctions n° 20 du 31 décembre 2019 en ce qu'elle a dit que les griefs formulés à son encontre relatifs à l'atteinte portée aux règles de fonctionnement des offres publiques et aux principes généraux des offres publiques d'acquisition n'étaient pas caractérisés et lui a infligé une sanction de 150 000 euros et, statuant à nouveau sur ces points, de dire établis ces deux griefs à son encontre et de prononcer une sanction pécuniaire de 750 000 euros, alors :

« 1°/ qu'en dehors de l'hypothèse d'une offre publique obligatoire, la proposition, non irrévocable, faite aux actionnaires d'une société cotée de conclure des transactions de gré à gré portant sur l'échange de leurs titres n'est pas soumise à la réglementation relative aux offres publiques, quand bien même elle serait présentée publiquement et comme une alternative à un projet d'offre publique déposé auprès de l'AMF et déclaré non conforme par cette dernière ; que la cour d'appel a constaté que le dépôt d'une offre publique par la société Prologue n'était pas obligatoire ; qu'en jugeant toutefois que la proposition faite aux actionnaires de la société O2i, par le communiqué de la société Prologue du 2 avril 2015, de signer des traités individuels d'apport en nature devait être soumise au régime des offres publiques, parce qu'elle revêtait un caractère public, répondait à la même finalité et reposait sur la même parité d'échange que l'offre publique d'échange déposée le 9 décembre 2014, déclarée non conforme par l'AMF, la cour d'appel a violé les articles L. 433-1 et L. 433-3 du code monétaire et financier et les articles 231-1 et suivants du règlement général de l'AMF ;

2°/ que l'offre publique d'échange, soumise à la réglementation boursière, est une procédure spécifique, dont la mise en oeuvre est subordonnée à l'autorisation préalable de l'AMF, dans le cadre de laquelle une personne s'engage publiquement, de manière irrévocable et pour une certaine durée, à échanger les titres des actionnaires d'une société cotée contre d'autres titres cotés, selon certaines modalités déterminées ; que la commission des sanctions avait ainsi jugé que les circonstances que, à la différence du projet d'offre publique d'échange déposé le 9 décembre 2014, la proposition présentée dans le communiqué de la société Prologue du 2 avril 2015 portait sur la conclusion de traités individuels librement négociés entre les parties signataires, et non sur un échange devant être réalisé de manière automatique par centralisation des ordres, et ne présentait pas un caractère irrévocable, la société Prologue s'étant au contraire expressément réservé la possibilité de ne pas donner suite à des sollicitations, excluaient que cette proposition constitue une offre publique ; qu'en retenant, au contraire, que « la circonstance que certaines modalités de mise en oeuvre de l'échange de titres litigieux ne respectent pas les contraintes auxquels était soumis le projet de note d'information relative au projet d'OPE soumis à l'AMF » ne pouvait suffire à « le faire échapper à une réglementation relevant d'un ordre public économique de direction » et que les motifs retenus par la commission des sanctions étaient donc inopérants, la cour d'appel, qui a à tort déduit l'applicabilité de la réglementation de sa prétendue méconnaissance, a violé l'article L. 433-1 du code monétaire et financier et les articles 231-1 et suivants du règlement général de l'AMF ;

3°/ que la proposition faite aux actionnaires d'une société cotée de conclure des transactions de gré à gré portant sur leurs titres ne peut être considérée comme visant à contourner la réglementation sur les offres publiques lorsqu'elle a été conçue et présentée, dès l'origine, comme une alternative au dépôt d'une offre publique volontaire ; que pour démontrer que la proposition figurant dans son communiqué du 2 avril 2015 avait toujours été conçue et présentée comme une alternative au projet d'offre publique d'échange déposé le 9 décembre 2014, la société Prologue s'appuyait non seulement sur le projet de note d'information relative à cette offre publique, mais également sur d'autres documents et communiqués de presse qui avaient été publiés en amont, parmi lesquels l'ordre du jour de son assemblée générale extraordinaire, publié au BALO le 12 décembre 2014, qui évoquait une potentielle augmentation de capital résultant d'un échange des titres O2i contre des actions de la société Prologue « dans le cadre d'apports en nature à la Société et/ou d'une offre publique d'échange initiée par la Société », le plafond de l'augmentation de capital envisagée dans l'un et l'autre cas étant identique, et un communiqué de presse du 30 mars 2015, qui annonçait l'approbation par les actionnaires de la société Prologue d'un projet de rapprochement avec la société O2i « dans le cadre d'une offre publique d'échange (OPE) ou bien par voie d'apports en nature résultant de la signature de traités individuels » ; que c'est notamment en se fondant sur ces éléments que la commission des sanctions de l'AMF avait jugé que le communiqué du 2 avril 2015 « manifestait la poursuite de la possibilité de conclure des traités d'apport de gré à gré, (...) annoncée publiquement dès l'origine » ; que pour décider, au contraire, que le communiqué du 2 avril 2015 « ne constituait pas un rappel de modalités préexistantes », la cour d'appel s'est bornée à retenir que le projet de note d'information relative à l'offre publique « n'avait nullement envisagé la possibilité de généraliser l'acquisition des autres titres O2i, indépendamment du projet d'OPE ou des engagements d'ores et déjà conclus, par le biais d'autres traités d'apport de gré-à-gré » ; qu'en ne recherchant pas, comme elle y était invitée, si l'existence d'une modalité de rapprochement alternative par le biais de transactions de gré à gré ne ressortait pas d'autres documents et communiqués de presse qui avaient été publiés avant la décision de non-conformité de l'AMF, la cour d'appel a privé sa décision de base légale, au regard de l'article L. 433-1 du code monétaire et financier et des articles 231-1 et suivants du règlement général de l'AMF ;

4°/ que le projet de note d'information relative à l'offre publique d'échange, produit devant la cour d'appel, rappelait que deux actionnaires de la société O2i avaient conclu le 8 décembre 2014 des traités individuels avec la société Prologue en vue de lui apporter en nature l'intégralité des actions O2i qu'ils détenaient, puis indiquait que la société Prologue envisageait de « proposer la réalisation de tels Apports en Nature à l'ensemble des actionnaires d'O2i ayant conclu des Traités d'Apport et qui souhaiteraient lui transférer la propriété de leurs actions O2i, indépendamment de la question de savoir si le seuil de caducité visé à l'article 231-9 du règlement général de l'AMF serait atteint ou pas » ; qu'il était précisé que le terme conventionnellement défini d' « Apports en Nature » (initiales en majuscules), regroupait les apports consentis dans le cadre des traités du 8 décembre 2014, ainsi que « tout autre apport en nature résultant de la signature d'un Traité d'Apport par des actionnaires d'O2i » ; qu'il résultait donc des termes clairs et précis de ce projet de note d'information que la société Prologue y envisageait la conclusion de traités individuels avec l'ensemble des actionnaires de la société O2i, et non uniquement avec les deux personnes qui avaient déjà signé leurs contrats ; qu'en retenant, au contraire, qu'il se déduisait du projet de note d'information, dont le rapport du rapporteur avait rappelé les principaux termes de manière simplifiée, que le projet d'offre publique « n'avait nullement envisagé la possibilité de généraliser l'acquisition des autres titres O2i, indépendamment du projet d'OPE ou des engagements d'ores et déjà conclus, par le biais d'autres traités d'apport de gré à gré », la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis de ce projet de note d'information et ainsi violé l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis. »

Réponse de la Cour

9. En premier lieu, aux termes de l'article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive 2004/25/CE du Parlement Européen et du Conseil du 21 avril 2004 concernant les offres publiques d'acquisition, aux fins de cette directive, on entend par « offre publique d'acquisition » ou « offre » : « une offre publique (à l'exclusion d'une offre faite par la société visée elle-même) faite aux détenteurs des titres d'une société pour acquérir tout ou partie desdits titres, que l'offre soit obligatoire ou volontaire, à condition qu'elle suive ou ait pour objectif l'acquisition du contrôle de la société visée selon le droit national ».

10. Aux termes de l'article L. 433-1, I, du code monétaire et financier, issu de la loi n° 2006-387 du 31 mars 2006 ayant transposé la directive susvisée, « [a]fin d'assurer l'égalité des actionnaires et la transparence des marchés, le règlement général de l'Autorité des marchés financiers fixe les règles relatives aux offres publiques portant sur des instruments financiers émis par une société dont le siège social est établi en France et qui sont admis aux négociations sur un marché réglementé français. »

11. Selon l'article 231-1, 1, du règlement général de l'AMF, le Titre III du Livre II de ce règlement, consacré aux offres publiques d'acquisition, s'applique notamment à toute offre faite publiquement aux détenteurs d'instruments financiers négociés sur un marché réglementé d'un État membre de l'Union européenne, y compris la France, pour laquelle l'AMF est l'autorité compétente dans le cas prévu au I de l'article L. 433-1 du code monétaire et financier, par une personne agissant seule ou de concert au sens des articles L. 233-10 ou L. 233-10-1 du code de commerce, en vue d'acquérir tout ou partie de ces instruments financiers.

12. En second lieu, les dispositions du règlement général de l'AMF relatives aux offres publiques, qui ont pour objectif, ainsi que l'énonce l'article L. 433-1 du code monétaire et financier, d'assurer l'égalité des actionnaires et la transparence des marchés financiers et poursuivent, dès lors, une finalité d'intérêt général, relèvent de l'ordre public économique de direction.

13. Il résulte des points 9 à 12 qu'à l'exclusion de celle faite par la société visée, toute offre faite volontairement et publiquement aux détenteurs d'instruments financiers par une personne, agissant seule ou de concert au sens des articles L. 233-10 ou L. 233-10-1 du code de commerce, pour acquérir tout ou partie de ces instruments financiers, constitue, dès lors qu'elle suit ou a pour objectif l'acquisition du contrôle de la société visée, une offre publique volontaire soumise aux dispositions d'ordre public du règlement général de l'AMF relatives aux offres publiques.

14. L'arrêt relève qu'après que l'AMF a publié sa décision de non-conformité de l'OPE déposée auprès de celle-ci le 9 décembre 2014 par la société Prologue pour acquérir la totalité des actions, obligations convertibles et bons de souscription et/ou d'acquisition d'actions remboursables de la société O2i, la société Prologue a publié le 2 avril 2015 un communiqué invitant les actionnaires et porteurs d'obligations convertibles de la société O2i qui ne lui avaient pas encore apporté leurs titres, à signer des traités individuels d'apport en nature « conformément aux intentions affichées depuis le mois de novembre 2014 ».

15. De ces constatations, dont il résulte que l'offre de la société Prologue émise publiquement le 2 avril 2015 et qui, visant à obtenir la totalité des instruments financiers de la société O2i ou, du moins, la majorité d'entre eux, avait nécessairement pour objet d'acquérir le contrôle de cette dernière, constituait une OPE volontaire qui, partant, relevait des dispositions d'ordre public du règlement général de l'AMF relatives aux offres publiques, la cour d'appel a exactement déduit que la société Prologue s'était affranchie des règles auxquelles cette OPE volontaire était soumise.

16. Le moyen, inopérant en ses troisième et quatrième branches en ce qu'elles critiquent des motifs surabondants de l'arrêt, n'est donc pas fondé pour le surplus.

Mais sur le premier moyen, pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

17. La société Prologue fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable son recours incident formé contre la décision de la commission des sanctions de l'AMF n° 20 du 31 décembre 2019, ayant pour objet son annulation concernant le grief tiré de la violation des dispositions des articles L. 412-1 du code monétaire et financier et 212-1 et 212-2 du règlement général de l'AMF et la sanction de 150 000 euros qui lui a été infligée, alors « que la circonstance que la personne sanctionnée ait disposé de quelques jours, après la notification du recours principal du président de l'AMF, pour déposer elle-même un recours principal contre la décision de la commission des sanctions ne saurait suffire à écarter l'atteinte au principe de l'égalité des armes résultant de ce que, à la différence du président de l'AMF, elle est privée de la possibilité de former un recours incident dans un délai de deux mois à compter de la notification du recours principal ; qu'en se fondant pourtant sur le fait que la société Prologue avait « accusé réception de la notification du recours du président de l'AMF le jeudi 5 mars 2020, alors que son propre délai expirait le lundi 9 mars 2020 », et qu'il n'existait donc pas d'obstacle à ce qu'elle dépose une déclaration de recours dans les délais impartis pour écarter une atteinte au principe de l'égalité des armes, la cour d'appel a statué par des motifs inopérants, en violation de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

18. Le principe de l'égalité des armes, tel qu'il résulte de l'exigence d'un procès équitable, au sens de ce texte, requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (CEDH, arrêt du 24 février 1997, De Haes et Gijsels c. Belgique, n° 19983/92, § 53) et il doit en être ainsi, spécialement, du droit à l'exercice des voies de recours.

En matière pénale, les exigences du procès équitable sont plus strictes qu'en matière civile (CEDH, arrêt du 03 octobre 2006, Ben Naceur c. France, n° 63879/00, § 34 ; CEDH, arrêt du 27 octobre 1993, Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, n° 14448/88, § 32).

19. Les condamnations prononcées par la commission des sanctions de l'AMF relèvent de la matière pénale au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

20. Les dispositions de l'article L. 621-30 du code monétaire et financier prévoient la possibilité pour les personnes sanctionnées et le président de l'AMF d'exercer un recours contre les décisions de la commission des sanctions. Si elles ouvrent également au président de l'AMF la possibilité d'exercer un recours incident en cas de recours exercé par la personne sanctionnée, elles ne prévoient pas que celle-ci puisse, dans l'hypothèse d'un recours du président de l'AMF, former un recours incident. Or, le recours tant principal qu'incident du président de l'AMF peut, à la différence de celui de la personne sanctionnée, conduire à une aggravation de la sanction prononcée par la commission des sanctions. Il s'ensuit que lorsque le président de l'AMF exerce son recours peu de temps avant l'expiration du délai de deux mois à compter de la notification de la décision de la commission des sanctions, prévu à l'article R. 621-44 du code monétaire et financier, la personne sanctionnée peut ne plus être en mesure d'en tirer les conséquences quant à l'opportunité de son propre recours principal, en particulier dans l'hypothèse où la décision de la commission des sanctions n'a retenu qu'une partie des griefs notifiés et que le recours du président de l'AMF ne concerne que les griefs qui n'ont pas fait l'objet d'une sanction.

21. La faculté, pour la personne sanctionnée, de présenter, en cas de recours principal du président de l'AMF, des demandes reconventionnelles devant la cour d'appel de Paris, qui dépend des demandes formées par ce dernier dès lors qu'en application de l'article 70 du code de procédure civile les demandes reconventionnelles ne sont recevables que si elles se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant, ne peut, dans ces conditions, à elle seule, suffire à garantir le caractère juste et équitable de la procédure ainsi que l'équilibre des droits des parties.

22. Il résulte des points 18 à 21 que, lorsque le recours principal du président de l'AMF se borne à contester la décision de la commission des sanctions en tant qu'elle a écarté certains griefs, la personne sanctionnée doit, afin que soit garanti le principe de l'égalité des armes, pouvoir encore disposer, à compter de la notification du recours principal du président de l'AMF, d'un délai raisonnable lui permettant d'exercer de manière concrète et efficiente son propre recours principal par lequel elle conteste la décision de la commission des sanctions en tant qu'elle a retenu des griefs à son encontre.

23. Pour déclarer irrecevable le recours formé le 13 mars 2020 et présenté comme incident par la société Prologue, l'arrêt retient que celle-ci a accusé réception de la notification du recours du président de l'AMF le jeudi 5 mars 2020, alors que le délai dont elle-même disposait encore expirait le lundi 9 mars 2020 et que le recours principal exercé par le président de l'AMF le 3 mars 2020 « portant sur les seules dispositions relatives aux griefs non retenus par la commission des sanctions et leur sanction » ne faisait donc pas, concrètement, obstacle au dépôt d'une déclaration de recours de la société Prologue dans les délais qui lui étaient impartis pour contester le bien-fondé des griefs retenus contre elle par la commission des sanctions.

24. En se déterminant ainsi, sans rechercher si l'obligation de former, dans le délai de quatre jours, comprenant un samedi et un dimanche, à compter de la notification du recours principal du président de l'AMF, son propre recours principal afin de contester le bien-fondé du grief retenu à son encontre par la commission des sanctions, ne plaçait pas la société Prologue dans une situation de net désavantage par rapport au président de l'AMF et si, par conséquent, le délai pour introduire ce recours ne devait pas être prolongé pour garantir le principe de l'égalité des armes, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Portée et conséquences de la cassation

25. En premier lieu, en application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des dispositions de l'arrêt qui déclarent irrecevable le recours présenté comme incident par la société Prologue et formé contre la décision de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers n° 20 du 31 décembre 2019, ayant pour objet son annulation concernant le grief tiré de la violation des dispositions des articles L. 412-1 du code monétaire et financier et 212-1 et 212-2 du règlement général de l'AMF et la sanction de 150 000 euros qui lui a été infligée, entraîne la cassation du chef de dispositif qui prononce une sanction pécuniaire de 750 000 euros à l'encontre de la société Prologue, qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire.

26. En second lieu, après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

27. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond sur la recevabilité du recours formé le 13 mars 2020 par la société Prologue.

28. D'une part, le délai de quatre jours, comprenant un samedi et un dimanche, dont la société Prologue disposait à compter de la notification du recours principal du président de l'AMF pour former son propre recours principal et pouvoir contester le bien-fondé du grief retenu à son encontre par la commission des sanctions, privait cette société d'une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions ne la plaçant pas dans une situation de net désavantage par rapport au président de l'AMF.

29. D'autre part, le recours de la société Prologue formé le 13 mars 2020, soit huit jours seulement après que lui a été notifié le recours principal du président de l'AMF, est intervenu dans un délai raisonnable à compter de cette notification.

30. Il en résulte que ce recours est recevable.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare irrecevable le recours formé par la société Prologue contre la décision de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers n° 20 du 31 décembre 2019, ayant pour objet son annulation concernant le grief tiré de la violation des dispositions des articles L. 412-1 du code monétaire et financier et 212-1 et 212-2 du règlement général de l'AMF et la sanction de 150 000 euros qui lui a été infligée, prononce une sanction pécuniaire de 750 000 euros à l'encontre de la société Prologue, et statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 22 avril 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi du chef de la recevabilité du recours formé par la société Prologue le 13 mars 2020 ;

Déclare recevable le recours formé par la société Prologue le 13 mars 2020 contre la décision de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers n° 20 du 31 décembre 2019, ayant pour objet son annulation concernant le grief tiré de la violation des dispositions des articles L. 412-1 du code monétaire et financier et 212-1 et 212-2 du règlement général de l'AMF et la sanction de 150 000 euros qui lui a été infligée ;

Remet, sur la sanction pécuniaire de 750 000 euros prononcée à l'encontre de la société Prologue, sur les dépens et sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Ducloz - Avocat général : M. Douvreleur - Avocat(s) : SCP Melka-Prigent-Drusch ; SCP Ohl et Vexliard -

Textes visés :

Article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; articles L. 233-10 et L. 233-10-1 du code de commerce.

Com., 8 novembre 2023, n° 22-11.766, (B), FS

Cassation partielle

Article 6, § 1 – Procès équitable – Violation – Exclusion – Cas – Fixation par un expert de la valeur des droits sociaux

Les limitations apportées au droit à un procès équitable résultant de la fixation par un expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil, de la valeur des droits sociaux d'un associé retrayant ou exclu se situent dans un rapport raisonnable de proportionnalité avec l'objectif légitime, pour l'associé et pour la société ainsi que les autres associés, d'être rapidement fixé sur le montant du remboursement dû, sans avoir à supporter les aléas d'une procédure judiciaire classique comportant des possibilités de recours lors des différentes phases du processus.

Ces limitations ne constituent pas non plus une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens de la société et de ses associés, les atteintes à la liberté contractuelle qui existaient jusqu'à la réforme intervenue par l'effet de l'ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014 étant justifiées par la recherche d'un juste prix, et l'évaluation faite par l'expert étant soumise au contrôle de l'erreur grossière par le juge.

Il résulte du second alinéa de l'article L. 231-1 du code de commerce que les sociétés dont les statuts contiennent la clause de variabilité du capital mentionnée au premier alinéa, demeurent soumises aux règles générales qui leur sont propres suivant leur forme spéciale, règles auxquelles il n'est dérogé que dans les limites des dispositions figurant aux articles L. 231-1 à L. 231-8 de ce code. Il s'ensuit que l'associé d'une société civile à capital variable qui se retire a, en application de l'article 1869 du code civil, droit au remboursement de la valeur de ses droits sociaux et peut, à défaut d'accord amiable, la faire fixer par un expert désigné en application de l'article 1843-4 de ce code, cette valeur comprenant, sauf cas de perte, l'apport effectué mais ne s'y réduisant pas obligatoirement.

Il résulte de l'article 1843-4 du code civil qu'en l'absence de dispositions statutaires prévoyant une autre date, la valeur des droits sociaux de l'associé qui se retire doit être déterminée à la date la plus proche de celle à laquelle le remboursement interviendra ou, le cas échéant, est intervenu en application des statuts. Ne donne pas de base légale à sa décision la cour d'appel qui, pour rejeter une demande d'annulation du rapport d'expertise, retient que le choix opéré par l'expert d'une date unique ne révèle aucune erreur grossière, cette date étant la plus proche du remboursement, cependant qu'il était constant que les associés avaient été exclus au cours d'une période s'étalant sur cinq années et qu'ils avaient perçu, selon les modalités prévues par les statuts, le remboursement de leurs parts à la suite de leur exclusion.

Article 1 du Protocole n° 1 – Droit au respect des biens – Violation – Exclusion – Cas – Fixation par un expert de la valeur des droits sociaux

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 9 novembre 2021), rendu sur renvoi après cassation (Com., 18 novembre 2020, pourvoi n° 19-13.402), et les productions, MM. [N], [G], [E], [T], [D], [C], [J], [S], [H] et Mme [I] (les consorts [N]), devenus associés de la Société civile des Mousquetaires (la SCM) entre 1987 et 1999, en ont été exclus par des assemblées générales entre 1998 et 2009, lesquelles ont fixé la valeur unitaire de leurs parts sociales ainsi que les conditions de leur remboursement.

2. Contestant cette évaluation, MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S], [H] et Mme [I], d'une part, et M. [T], d'autre part, ont obtenu, les premiers par une ordonnance du 7 mars 2007, le dernier par une ordonnance du 1er février 2010, la désignation en justice d'un expert aux fins de fixation de la valeur de leurs droits sociaux.

L'expert désigné ayant déposé ses deux rapports le 25 février 2011, les consorts [N] ont assigné la SCM en remboursement de leurs parts sur la base de la valeur déterminée par l'expert.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

3. La SCM fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'annulation des rapports d'expertise de M. [Z], de la condamner à payer aux consorts [N] des sommes correspondant à l'évaluation de leurs droits sociaux par M. [Z], déduction faite des fonds déjà perçus, avec intérêts au taux légal à compter du 13 mai 2011, ainsi que la moitié des frais d'expertise, et de rejeter ses demandes indemnitaires, alors :

« 1°/ que la désignation de l'expert chargé d'évaluer les droits sociaux en application de l'article 1843-4 du code civil doit pouvoir faire l'objet d'un recours effectif, devant un organe doté d'une plénitude de juridiction ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], que le droit d'accès au juge est garanti dès lors que la décision désignant l'expert peut faire l'objet d'un appel-nullité et que le rejet de la fin de non-recevoir tirée de l'absence de conciliation préalable à défaut d'excès de pouvoir ne démontrait pas l'absence de recours effectif, mais uniquement son mal-fondé, bien que le seul contrôle de l'excès de pouvoir soit impropre à caractériser un recours de pleine juridiction, la cour d'appel a violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

2°/ qu'en toute hypothèse, en s'abstenant d'examiner, dans le cadre du contrôle de l'évaluation des droits sociaux de M. [T] par M. [Z], le grief pris du non-respect de la procédure de conciliation préalable, sur lequel la cour d'appel saisie de l'appel-nullité contre l'ordonnance désignant M. [Z] avait refusé de statuer à défaut d'excès de pouvoir, la cour d'appel, qui a privé la SCM d'un contrôle de pleine juridiction, a de nouveau méconnu l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

3°/ qu'en outre, l'évaluation des droits sociaux par l'expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil doit pouvoir faire l'objet d'un recours effectif, devant un organe doté d'une plénitude de juridiction ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], qu'à défaut d'erreur grossière, il n'appartient pas au juge de remettre en cause le caractère définitif de la décision de l'expert, la cour d'appel, qui a refusé d'exercer un contrôle de pleine juridiction sur l'évaluation des droits sociaux par l'expert, a violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

4°/ qu'en énonçant encore, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], qu'en mettant en oeuvre l'article 1843-4 du code civil, les parties font de la décision de celui-ci leur loi, bien que les dispositions de l'article 1843-4 du code civil soient impératives et qu'elles puissent être mises en oeuvre unilatéralement par un associé, en sorte que l'évaluation de l'expert s'impose aux parties, non en conséquence de leur consentement, mais par l'effet de la loi, la cour d'appel a de nouveau violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

5°/ qu'une limitation du droit d'accès au juge n'est justifiée que si elle poursuit un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ; qu'en refusant d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], bien que tant la limitation du contrôle de la désignation de l'expert à l'excès de pouvoir que celle [du contrôle] de l'évaluation des droits sociaux à l'erreur grossière de l'expert ne soient justifiées par aucun but légitime et portent au droit d'accès au juge une atteinte disproportionnée, la cour d'appel a violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

4. La SCM invoquant la violation du droit d'accès à un tribunal à l'occasion d'une procédure portant sur la contestation de droits et obligations à caractère civil, les dispositions de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (la Convention) trouvent à s'appliquer.

5. La situation invoquée par la SCM constitue une ingérence dans l'exercice de son droit d'accès à la justice, en ce que la décision désignant un expert chargé d'évaluer les droits sociaux est sans recours possible, sauf excès de pouvoir, et que l'évaluation à laquelle procède l'expert lie les parties et le juge, et ne peut être annulée qu'en cas d'erreur grossière.

6. Elle est toutefois justifiée par un but légitime, qui est de permettre à l'associé retrayant ou exclu d'être rapidement fixé sur le montant du remboursement qui lui est dû et à la société ainsi qu'aux autres associés de connaître ce montant, sans avoir à supporter les aléas d'une procédure judiciaire classique, à savoir une procédure comportant des possibilités de recours ordinaires lors des différentes phases du processus.

7. En outre, le droit d'accès à un tribunal de la SCM ne se trouve pas atteint dans sa substance même en ce que, d'une part, la décision de désigner un expert demeure soumise à un appel-nullité, en cas d'excès de pouvoir.

En l'espèce, l'excès de pouvoir invoqué par la SCM, mais non retenu par la cour d'appel puis par la Cour de cassation dans le cadre d'une précédente instance, consiste dans le non-respect d'une phase de conciliation préalable, laquelle ne saurait atteindre le droit d'accès à un tribunal dans sa substance dès lors que cette phase préalable tend à la résolution du différend par une voie extra-judiciaire. D'autre part, l'évaluation des droits sociaux à laquelle procède l'expert désigné, si elle s'impose aux parties et au juge, s'effectue néanmoins sous le contrôle de ce dernier, le juge disposant du pouvoir d'annuler le rapport d'expertise, notamment en cas de manquement de l'expert aux exigences d'indépendance et d'impartialité, et en cas d'erreur grossière.

Selon une jurisprudence constante, l'erreur grossière peut notamment consister dans le choix erroné d'une date d'évaluation ou dans la soumission indue de l'expert à des méthodes d'évaluation limitant sa liberté d'appréciation.

En l'espèce, la SCM a eu la possibilité de contester l'impartialité de l'expert devant la cour d'appel et d'invoquer à différents égards une erreur grossière.

8. Enfin, les limitations ainsi apportées au droit d'accès au juge se situent dans un rapport raisonnable de proportionnalité avec l'objectif légitime visé.

9. Le moyen, inopérant en sa quatrième branche en ce qu'il critique des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus.

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

10. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que la SCM faisait valoir, dans ses conclusions d'appel, qu'indépendamment de la date d'évaluation des droits sociaux, la fixation de la valeur des droits sociaux par un tiers en application de l'article 1843-4 du code civil constituait une ingérence dans le droit au respect des biens, ne répondant à aucun motif d'intérêt général et y portant une atteinte disproportionnée ; qu'en se bornant à énoncer, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], que la date d'évaluation des parts sociales fixée par la jurisprudence de la Cour de cassation en application de l'article 1843-4 du code civil ne méconnaissait ni les droits et libertés garantis par la Constitution, ni l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, sans répondre à ce chef de conclusions pertinent, la cour d'appel a méconnu les exigences de l'article 455 du code de procédure civile ;

2°/ que, pour être légitime, une ingérence dans le droit au respect des biens doit répondre à un motif d'intérêt général ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], que l'article 1843-4 du code civil, en ce qu'il permet au tiers évaluateur de s'affranchir de la convention des parties, poursuivait un but d'intérêt général, la juste appréciation de la valeur des droits sociaux cédés pouvant se trouver compromise par l'application de clauses statutaires conçues par le groupe majoritaire ou modifiées par lui en cours de vie sociale, bien que l'intérêt général commande au contraire de respecter les clauses statutaires d'évaluation, la cour d'appel a violé l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ qu'en toute hypothèse, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par la mesure destinée à réglementer l'usage des biens d'un individu ; que le juge doit apprécier concrètement tous les facteurs pertinents, et notamment l'étendue de l'ingérence dans la liberté contractuelle et les garanties procédurales destinées à protéger le propriétaire d'effets imprévisibles ou arbitraires ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports d'expertise de M. [Z], qu'au regard de l'objectif qui est de permettre une juste appréciation de la valeur des droits sociaux cédés, l'article 1843-4 du code civil ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété, la cour d'appel, qui n'a pas vérifié si, compte tenu de l'atteinte portée à la liberté contractuelle et de l'absence de garanties procédurales, l'ingérence résultant de l'évaluation à dire d'expert entretenait un rapport de proportion raisonnable avec le but affiché d'une juste évaluation des droits sociaux, la cour d'appel a violé l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

4°/ qu'en statuant ainsi sans rechercher si, comme le faisait valoir la SCM, les consorts [N] et autres ne s'étaient pas engagés, lorsqu'ils ont souscrit leurs parts, à un engagement personnel figurant à l'article 7 du règlement intérieur, consistant à fixer le prix de toutes cessions futures conformément à la méthode de valorisation figurant à l'article 6 du même règlement, et si ces dispositions n'étaient pas demeurées inchangées jusqu'à leur exclusion, de sorte qu'aucune fixation ou modification de clauses statutaires de nature à porter atteinte à la juste appréciation de la valeur de leurs droits sociaux ne pouvait être redoutée en l'espèce, ce dont il se déduisait que l'ingérence dans le respect du droit au respect des biens n'était pas proportionnée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

11. Le montant du remboursement dû à l'associé d'une société qui se retire constituant un « bien », au sens de l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention, la SCM est fondée à se prévaloir du droit garanti par ce texte aux fins de contester le processus de fixation de ce montant.

12. Ce processus, qui consiste à faire évaluer par un expert désigné en justice le montant de ce remboursement, dès lors que cet expert est libre du choix de la méthode d'évaluation, sans être tenu par les règles prévues par les statuts de la société, constitue une ingérence dans l'exercice de ce droit.

13. Cette ingérence a une base légale claire et accessible en droit interne en ce qu'elle est fondée sur l'article 1843-4 du code civil et sur la jurisprudence constante qui a précisé la portée de ce texte, cette jurisprudence étant, pour la personne concernée, accessible, claire et prévisible.

14. Cette ingérence est justifiée par un but légitime, à savoir la recherche d'un juste prix, laquelle pourrait être compromise, spécialement en cas de retrait ou d'exclusion d'un associé minoritaire, par l'application de clauses relatives à l'évaluation des droits sociaux, conçues par le groupe majoritaire ou modifiées par lui en cours de vie sociale.

15. Cependant, il appartient au juge d'apprécier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est proportionnée au but légitime poursuivi et, en particulier, si un juste équilibre est ménagé entre les intérêts concurrents en présence.

16. L'arrêt relève que l'article L. 231-1 du code de commerce, applicable à la SCM, qui est une société civile à capital variable, prévoit la reprise des apports mais ne précise pas sur quelle base doit être effectué le remboursement des droits sociaux du retrayant, ce dont il tire la conséquence qu'il revient à l'expert de fixer les règles d'évaluation applicables. Il relève qu'en cas de contestation de la valeur de rachat, l'article 1843-4 du code civil, dans sa version applicable aux faits, a vocation à s'appliquer et confère à l'expert la faculté de déterminer librement les critères qu'il juge appropriés, sans être tenu, lorsqu'elles existent, par les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statut ou la convention liant les parties. Il en déduit que le même objectif d'intérêt général de recherche d'un juste prix justifie l'articulation entre les articles 1843-4 du code civil et L. 231-1 du code de commerce, et qu'il soit fait application de l'article 1843-4 du code civil en cas de contestation de la valeur de rachat de parts d'une société à capital variable, sans porter une atteinte injustifiée au droit au respect des biens.

17. Il ressort de ces énonciations et constatations que la liberté dont a bénéficié l'expert désigné dans le choix d'une méthode d'évaluation des droits sociaux de M. [O], sans être lié par les règles et modalités fixés par les statuts de la SCM mais sans exclure la possibilité de s'y référer, poursuivait l'unique objectif de parvenir à une juste évaluation, laquelle, soumise à l'appréciation des juges, n'a pas révélé d'erreur grossière.

18. Il s'ensuit que la mesure contestée ne porte pas, au regard du but légitime poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens de la SCM.

19. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

20. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que l'article L. 231-1 du code de commerce, propre aux sociétés à capital variable, est un texte spécial dérogeant au droit commun des sociétés ; qu'il s'en déduit, d'une part, que, par dérogation à l'article 1869 du code civil, l'associé sortant a droit, non à la valeur de ses droits sociaux, mais à la reprise de ses apports et, d'autre part, que par dérogation à l'article 1843-4 du code civil, le tiers évaluateur n'a pas la faculté de déterminer librement les critères d'évaluation, mais doit se limiter à vérifier que la somme versée à l'associé sortant correspond au montant de son apport ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], que le même objectif d'intérêt général de recherche de juste prix des dispositions de l'article 1843-4 du code civil justifie l'articulation entre les articles 1843-4 du code civil et L. 231-1 du code de commerce et qu'il soit fait application de l'article 1843-4 du code civil en cas de contestation de la valeur de rachat en matière de société à capital variable, la cour d'appel a violé les articles L. 231-1 du code de commerce et 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

2°/ que, dans la société à capital variable, la sortie de l'associé se fait par la reprise totale ou partielle des apports effectués ; que la reprise d'un apport en numéraire consiste dans son remboursement ; qu'en énonçant, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], que l'article L. 231-1 du code de commerce prévoit la reprise des apports par l'associé sortant, mais ne précise pas sur quelle base doit être effectué le remboursement de ses droits sociaux, la cour d'appel a violé ce texte par fausse interprétation. »

Réponse de la Cour

21. Il résulte du second alinéa de l'article L. 231-1 du code de commerce que les sociétés dont les statuts contiennent la clause de variabilité du capital mentionnée au premier alinéa, demeurent soumises aux règles générales qui leur sont propres suivant leur forme spéciale, règles auxquelles il n'est dérogé que dans les limites des dispositions figurant aux articles L. 231-1 à L. 231-8 de ce code.

22. Il s'ensuit que l'associé d'une société civile à capital variable qui se retire a, en application de l'article 1869 du code civil, droit au remboursement de la valeur de ses droits sociaux et peut, à défaut d'accord amiable, la faire fixer par un expert désigné en application de l'article 1843-4 de ce code, cette valeur comprenant, sauf cas de perte, l'apport effectué mais ne s'y réduisant pas obligatoirement.

23. Le moyen, qui, en ses deux branches, postule le contraire, n'est pas fondé.

Sur le quatrième moyen, en ce qu'il rejette la demande d'annulation du rapport d'expertise concernant les parts de M. [T]

Enoncé du moyen

24. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ qu'en cause d'appel, la SCM faisait valoir que l'évaluation des droits sociaux à la date du remboursement portait atteinte au droit au respect des biens, non de l'associé sortant, mais de la société et des autres associés, indûment privés d'une part des bénéfices réalisés par la société entre l'exclusion et le remboursement, au profit d'un associé sortant qui ne supporte plus les risques de la vie sociale ; qu'en se bornant à énoncer, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que le Conseil constitutionnel avait décidé que l'article 1843-4 du code civil ne portait pas atteinte au droit de propriété de l'associé cédant, retrayant ou exclu, sans s'expliquer sur l'atteinte au droit de propriété de la société et des autres associés résultant de l'évaluation des droits sociaux à la date de leur remboursement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que l'évaluation des parts sociales ne doit s'opérer à la date la plus proche du remboursement qu'en l'absence de disposition statutaire précisant la date à laquelle la valeur doit être déterminée ; qu'en énonçant, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que, si l'article 16-4 des statuts et l'article 6 du règlement intérieur prévoient une date d'évaluation des parts sociales, ils ne stipulent pas expressément qu'elle s'applique à l'évaluation à dire d'expert, la cour d'appel, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas, a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

3°/ qu'en toute hypothèse, l'évaluation des parts sociales doit s'opérer à la date la plus proche de leur remboursement, même lorsque le montant du remboursement a été ultérieurement contesté par l'associé sortant ; qu'elle ne peut s'opérer à la date de l'expertise ; qu'en décidant du contraire, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], la cour d'appel a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ;

4°/ que la renonciation à un droit ne se présume pas et doit résulter d'actes manifestant sans équivoque la volonté de renoncer ; qu'en retenant, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que son rapport énonçait que les dates du 31 décembre 2008 et 31 décembre 2009 avaient été retenues d'un commun accord par les parties lors de la première réunion d'expertise et que cette date n'avait pas été contestée lors de l'envoi du compte-rendu de la réunion, mais uniquement dans un dire adressé à l'expert le 14 février 2011, en sorte qu'elle n'était pas utilement discutée, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé d'actes manifestant sans équivoque la volonté de la SCM de renoncer à contester les dates d'évaluation des droits sociaux retenues par M. [Z], a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

25. Il ressort de l'arrêt et du rapport d'expertise que M. [T], exclu de la société le 12 mai 2009, avait perçu le remboursement de ses parts à la date à laquelle l'expert a fixé la valeur de ses droits sociaux, le 25 février 2011, et que l'expert s'est placé au 31 décembre 2008 en retenant les comptes des exercices 2006 à 2008.

26. Ayant constaté, par des motifs non argués de dénaturation, qu'aucune disposition des statuts ou du règlement intérieur ne fixait la date d'évaluation des parts par l'expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil, et rappelé que l'expert devait dès lors se placer à la date la plus proche du remboursement, c'est à bon droit que, sans ajouter à la loi ni méconnaître les dispositions conventionnelles invoquées, la cour d'appel a retenu qu'en se plaçant à la date du 31 décembre 2008, celui-ci n'avait commis aucune erreur grossière.

27. Inopérant en sa quatrième branche, en ce qu'elle critique des motifs surabondants, le moyen n'est pas fondé pour le surplus.

Sur le quatrième moyen, en ce qu'il rejette la demande d'annulation du rapport d'enquête concernant les parts de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

28. La SCM fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'annulation du rapport d'expertise de M. [Z], de la condamner à payer à MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et à Mme [I] des sommes correspondant à l'évaluation de leurs droits sociaux par M. [Z], déduction faite des fonds déjà perçus, avec intérêts au taux légal à compter du 13 mai 2011, ainsi que la moitié des frais d'expertise, et de rejeter leurs demandes indemnitaires, alors :

« 1°/ qu'en cause d'appel, la SCM faisait valoir que l'évaluation des droits sociaux à la date du remboursement portait atteinte au droit au respect des biens, non de l'associé sortant, mais de la société et des autres associés, indûment privés d'une part des bénéfices réalisés par la société entre l'exclusion et le remboursement, au profit d'un associé sortant qui ne supporte plus les risques de la vie sociale ; qu'en se bornant à énoncer, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que le Conseil constitutionnel avait décidé que l'article 1843-4 du code civil ne portait pas atteinte au droit de propriété de l'associé cédant, retrayant ou exclu, sans s'expliquer sur l'atteinte au droit de propriété de la société et des autres associés résultant de l'évaluation des droits sociaux à la date de leur remboursement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que l'évaluation des parts sociales ne doit s'opérer à la date la plus proche du remboursement qu'en l'absence de disposition statutaire précisant la date à laquelle la valeur doit être déterminée ; qu'en énonçant, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que, si l'article 16-4 des statuts et l'article 6 du règlement intérieur prévoient une date d'évaluation des parts sociales, ils ne stipulent pas expressément qu'elle s'applique à l'évaluation à dire d'expert, la cour d'appel, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas, a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause ».

Réponse de la Cour

29. Ayant constaté, par des motifs non argués de dénaturation, qu'aucune disposition des statuts ou du règlement intérieur ne fixait la date d'évaluation des parts par l'expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil, la cour d'appel a retenu, à juste titre, sans ajouter à la loi ni méconnaître les dispositions conventionnelles invoquées, que l'expert devait dès lors se placer à la date la plus proche du remboursement.

30. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le cinquième moyen

Enoncé du moyen

31. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que les rapports de M. [Z] indiquent que « la Cour de cassation exige que la valeur des droits sociaux soit établie au moyen de la combinaison de tous les éléments pertinents comme la valeur mathématique, la valeur de rendement, etc... » et que, « conformément à la jurisprudence actuelle précédemment citée, la valorisation doit se faire selon les critères économiques » ; qu'il résulte de ces énonciations claires et précises que M. [Z] s'est estimé lié par une méthode d'évaluation des droits sociaux ; qu'en énonçant cependant, pour entériner son évaluation, qu'il avait fixé les critères qu'il jugeait appropriés en l'espèce, sans méconnaître l'étendue de ses pouvoirs, la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis des rapports précités, en violation de l'obligation faite au juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ;

2°/ que le juge est tenu de vérifier que l'expert désigné en application de l'article 1843-4 du code civil n'a pas commis d'erreur grossière dans son évaluation ; que la société exposante faisait valoir, en cause d'appel, que M. [Z] avait commis plusieurs erreurs grossières d'évaluation en cherchant à déterminer une valeur au lieu de rechercher le prix qu'auraient fixé les parties pour les parts sociales, en omettant de s'interroger sur leur valeur vénale, ou en mettant en oeuvre des méthodes d'évaluation dépourvues de pertinence, et en particulier la méthode d'évaluation boursière « price to book » totalement inadaptée au groupement des Mousquetaires dès lors que ses parts sociales ne sont pas librement négociables ; qu'en se bornant à affirmer, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], qu'aucun élément n'établissait que l'expert ne se serait pas conformé aux règles d'évaluation de la profession et aux recommandations en la matière, la cour d'appel, qui a statué par voie d'affirmation générale sans s'expliquer sur les griefs de la société exposante, n'a pas donné de base légale à sa décision, méconnaissant ainsi les exigences de l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

32. D'une part, en énonçant que l'expert avait fixé les critères qu'il jugeait appropriés, la cour d'appel n'a pas dénaturé le rapport d'expertise, lequel s'est borné à rappeler, d'une manière générale, la méthodologie préconisée en matière d'évaluation de sociétés, l'expert conservant, en toute hypothèse, la liberté de pondérer entre eux des critères dont le rapport soulignait le caractère non limitatif.

33. D'autre part, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre la SCM dans le détail de son argumentation, a pu retenir, répondant par là même aux conclusions prétendument délaissées, qu'aucun élément n'établissait que l'expert ne se serait pas conformé aux règles d'évaluation de la profession et aux recommandations en la matière, et en déduire que la SCM ne démontrait pas que l'expert aurait commis une erreur grossière.

34. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le sixième moyen

Enoncé du moyen

35. La SCM fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes indemnitaires, alors :

« 1°/ que, quand bien même ils seraient inopposables au tiers évaluateur désigné en application de l'article 1843-4 du code civil, les engagements contractuels relatifs à la valorisation des parts sociales sont licites et obligent les associés qui y souscrivent ; qu'en énonçant, pour débouter la SCM de ses demandes indemnitaires au titre de la responsabilité contractuelle des associés sortants, pour avoir méconnu l'engagement qu'ils avaient pris à l'article 7 du règlement intérieur d'appliquer la valeur prévue à l'article 6 du même règlement « pour toutes transactions concernant les parts (...) entre associés ou entre associés et la société », que l'invocation des dispositions protectrices d'ordre public de l'article 1843-4 du code civil ne pouvait en soi caractériser une faute contractuelle ou une inexécution de la convention liant les parties, la cour d'appel a violé ce texte, dans sa rédaction applicable en la cause, ensemble l'article 1103, anciennement 1134, du code civil ;

2°/ qu'en énonçant encore, pour débouter la SCM de ses demandes indemnitaires au titre de la responsabilité contractuelle des associés sortants, que les statuts prévoyaient eux-mêmes le recours à l'article 1843-4 du code civil, quand l'article 16-4 des statuts limitait la mission de l'expert à la détermination de « la valeur de remboursement dans le respect des statuts et du règlement intérieur », dont il ne permettait ainsi pas de s'affranchir, la cour d'appel, qui s'est prononcée par un motif inopérant, n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1103, anciennement 1134, du code civil, et de l'article 1843-4 du même code, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

36. Ayant à bon droit retenu que les dispositions d'ordre public de l'article 1843-4 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014, s'appliquaient à la cause et constaté qu'au demeurant, les statuts de la société prévoyaient la possibilité d'y recourir, c'est à juste titre que la cour d'appel en a déduit que l'invocation de ces dispositions par M. [O] ne pouvait en elle-même caractériser une faute contractuelle ou une inexécution de la convention liant les parties.

37. Le moyen, qui repose sur le postulat erroné que l'expert aurait été tenu par les règles d'évaluation prévues par les statuts, n'est donc pas fondé.

Mais sur le quatrième moyen, en ce qu'il rejette la demande d'annulation du rapport d'enquête concernant les parts de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], pris en sa quatrième branche, qui est préalable

Enoncé du moyen

38. La SCM fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'annulation du rapport d'expertise de M. [Z], de la condamner à payer à MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et à Mme [I] des sommes correspondant à l'évaluation de leurs droits sociaux par M. [Z], déduction faite des fonds déjà perçus, avec intérêts au taux légal à compter du 13 mai 2011, ainsi que la moitié des frais d'expertise, et de rejeter leurs demandes indemnitaires, alors « que la renonciation à un droit ne se présume pas et doit résulter d'actes manifestant sans équivoque la volonté de renoncer ; qu'en retenant, pour entériner l'évaluation de M. [Z], que son rapport énonçait que les dates du 31 décembre 2008 et 31 décembre 2009 avaient été retenues d'un commun accord par les parties lors de la première réunion d'expertise et que cette date n'avait pas été contestée lors de l'envoi du compte-rendu de la réunion, mais uniquement dans un dire adressé à l'expert le 14 février 2011, en sorte qu'elle n'était pas utilement discutée, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé d'actes manifestant sans équivoque la volonté de la SCM de renoncer à contester les dates d'évaluation des droits sociaux retenues par M. [Z], a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1843-4 du code civil :

39. Il résulte de ce texte qu'en l'absence de dispositions statutaires prévoyant une autre date, la valeur des droits sociaux de l'associé qui se retire doit être déterminée à la date la plus proche de celle à laquelle le remboursement interviendra ou, le cas échéant, est intervenu en application des statuts.

40. Pour rejeter la demande d'annulation du rapport d'expertise en raison de la date retenue par l'expert pour procéder à l'évaluation des droits sociaux de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], l'arrêt énonce que l'expert a retenu comme date d'évaluation des parts le 31 décembre 2009 en mentionnant expressément dans son rapport que cette date a été retenue d'un commun accord par les parties lors de la réunion du 20 avril 2010, dont le compte rendu, adressé aux parties, rappelle notamment que la valorisation se fera au 31 décembre 2009. Il constate que le rappel par l'expert de l'accord des parties sur la date d'évaluation n'a fait l'objet d'aucune contestation de la part de la SCM à l'issue de l'envoi du compte rendu de réunion du 20 avril 2010, mais seulement dans le dire adressé à l'expert du 14 février 2011, et retient que la date retenue par l'expert n'est pas utilement discutée. Il en conclut que l'expert n'a commis aucune erreur grossière en évaluant, en l'absence de date définie par les dispositions statutaires et réglementaires, les parts au 31 décembre 2009, conformément à l'accord qu'il indique avoir recueilli des parties.

41. En statuant ainsi, cependant qu'elle constatait que, dans un dire adressé à l'expert avant le dépôt du rapport, cette date avait été contestée par la SCM, ce dont il résultait que cette dernière n'avait en toute hypothèse pas renoncé à contester le rapport d'expertise sur ce point, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en retenant que l'accord prétendument obtenu sur la date d'évaluation n'était pas utilement contesté, a violé le texte susvisé.

Sur ce même moyen, en ce qu'il rejette la demande d'annulation du rapport d'enquête concernant les parts de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

42. La SCM fait le même grief à l'arrêt, alors « que l'évaluation des parts sociales doit s'opérer à la date la plus proche de leur remboursement, même lorsque le montant du remboursement a été ultérieurement contesté par l'associé sortant ; qu'elle ne peut s'opérer à la date de l'expertise ; qu'en décidant du contraire, pour refuser d'annuler les rapports de M. [Z], la cour d'appel a violé l'article 1843-4 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1843-4 du code civil :

43. Pour rejeter la demande d'annulation du rapport d'expertise en raison de la date retenue par l'expert pour procéder à l'évaluation des droits sociaux de MM. [N], [G], [E], [D], [C], [J], [S] et [H] et de Mme [I], l'arrêt constate que l'article 16-4 des statuts, s'il indique les modalités du remboursement des parts sociales en renvoyant notamment à l'article 6 du règlement intérieur, prévoit expressément la possibilité, en cas de contestation, de saisir un expert en application de l'article 1843-4 du code civil sans fixer la date d'évaluation des parts par l'expert ainsi saisi, et en déduit que l'expert n'a commis aucune erreur grossière en évaluant les parts au 31 décembre 2009, date la plus proche du remboursement des parts.

44. En statuant ainsi, cependant qu'il était constant que les associés avaient été exclus entre le 17 novembre 1998 et le 25 novembre 2003 et qu'ils avaient perçu, selon les modalités prévues par les statuts, le remboursement de leurs parts, la cour d'appel, qui a retenu que le choix opéré par l'expert d'une date unique au 31 décembre 2009 ne révélait aucune erreur grossière, cette date étant la date la plus proche du remboursement, sans rechercher à quelle date chaque associé avait effectivement reçu le remboursement de ses parts, n'a pas donné de base légale à sa décision.

Mise hors de cause

45. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu de mettre hors de cause M. [T], dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute la société civile des Mousquetaires de ses demandes indemnitaires, en ce qu'il la condamne à payer à M. [T] la somme de 929 192,74 euros et en ce que, confirmant le jugement, il condamne les parties à supporter par moitié les frais d'expertises judiciaires, l'arrêt rendu le 9 novembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Met hors de cause M. [T] ;

Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Mollard (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : M. Ponsot - Avocat général : M. Lecaroz - Avocat(s) : SCP Piwnica et Molinié ; SARL Cabinet Rousseau et Tapie -

Textes visés :

Articles 1843-4 et 1869 du code civil ; articles L. 231-1 à L. 231-8 du code de commerce.

2e Civ., 30 novembre 2023, n° 22-10.559, (B), FS

Rejet

Protocole additionnel n° 1 – Article 14 – Violation (non) – Prime de naissance – Exclusion – Cas – Enfant né d'une gestation pour autrui

Faits et procédure

1. Selon le jugement attaqué (tribunal judiciaire de Mulhouse, 15 novembre 2021), rendu en dernier ressort, M. [Z] (l'allocataire) a sollicité auprès de la caisse d'allocations familiales du Haut-Rhin (la caisse), le bénéfice de la prestation d'accueil du jeune enfant, pour son enfant, né d'une gestation pour le compte d'autrui, le 30 avril 2020 aux Etats-Unis, qu'il a accueilli avec son époux le 15 mai 2020.

2. La caisse lui ayant attribué l'allocation de base à compter du 1er juin 2020 mais refusé l'octroi de la prime à la naissance, l'allocataire a saisi d'un recours une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale.

Recevabilité du pourvoi contestée par la défense

Vu les articles 605 du code de procédure civile et R. 211-3-24 du code de l'organisation judiciaire :

3. Selon le premier de ces textes, le pourvoi en cassation n'est ouvert qu'à l'encontre des jugements rendus en dernier ressort.

Selon le second, lorsque le tribunal judiciaire est appelé à connaître, en matière civile, d'une action personnelle ou mobilière portant sur une demande dont le montant est inférieur ou égal à la somme de 5 000 euros, le tribunal judiciaire statue en dernier ressort.

4. La caisse soulève l'irrecevabilité du pourvoi au motif que la demande aux fins de versement de la prime à la naissance, sur laquelle le tribunal judiciaire de Mulhouse a statué, était indéterminée, en sorte que le jugement attaqué était, en application de l'article 40 du code de procédure civile, susceptible d'appel.

5. Cependant, le montant de la demande était déterminable en application de l'article D. 531-2 du code de la sécurité sociale, selon lequel le taux de la prime à la naissance est fixé à 229,75 % de la base mensuelle de calcul des allocations familiales, soit un montant de 947,34 euros pour l'année 2020.

6. Le montant de la demande étant inférieur au taux du dernier ressort, le pourvoi est, dès lors, recevable.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa sixième branche

7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en ses quatre premières branches

Enoncé du moyen

8. L'allocataire fait grief au jugement de rejeter sa demande d'attribution de la prime à la naissance, alors :

« 1°/ qu'aucun texte ne subordonne l'octroi de la prime de naissance prévue par les dispositions de l'article L. 531-2 du code de la sécurité sociale à la condition que l'un des membres du couple soit ou ait été enceinte ; qu'en se fondant, pour refuser à M. [Z] le bénéfice de la prime de naissance à raison de son enfant [P], sur le fait que, dans la mesure où cet enfant était issu d'un contrat de gestation pour autrui, aucun des membres du couple n'avait été enceinte, le tribunal a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas et violé les articles L. 512-1, L. 513-1, L. 531-2 et R. 531-1 du code de la sécurité sociale ;

2°/ qu' en application de l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur la situation de famille, le sexe et l'orientation sexuelle ; que cette disposition interdit de traiter de manière différente, sans justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables et prohibe les discriminations liées notamment au sexe et à l'orientation sexuelle des personnes ; qu'en l'espèce, le tribunal a constaté que la CAF du Haut-Rhin avait refusé d'accorder à M. [Z] la prime de naissance pour l'arrivée de [P] au motif « que le demandeur n'est pas en mesure de produire un certificat médical mentionnant la date présumée de début de la grossesse, et qu'elle n'est donc pas en mesure de vérifier la condition de ressources liée à l'ouverture du droit à la prime de naissance » et que la prime de naissance n'était pas versée car « cette prestation suppose que l'un des membres du couple soit enceinte, condition non remplie par les personnes qui accueillent un enfant issu d'une GPA » ; qu'une telle décision constitue une discrimination indirecte de M. [Z], fondée sur sa situation de famille, son sexe et son orientation sexuelle ; qu'en déboutant pourtant M. [Z] de ses demandes, le tribunal a violé l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les articles L. 512-1, L. 513-1, L. 531-2 et R. 531-1 du code de la sécurité sociale ;

3°/ qu'en tout état de cause, le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ; qu'en l'espèce, le tribunal a constaté que M. [Z] faisait valoir que la décision de la caisse créait une discrimination indirecte fondée sur la situation de famille, le sexe et l'orientation sexuelle ; que, pour débouter M. [Z] de sa demande tendant à obtenir le bénéfice de la prime de naissance, le tribunal a refusé d'exercer son office et de rechercher si la décision de la caisse était discriminatoire et contraire à l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et a énoncé que « le tribunal considère qu'en l'état actuel des textes en vigueur, M. [M] [Z] ne peut pas prétendre au bénéfice de la prime de naissance. Il appartient au législateur de s'interroger sur l'évolution éventuelle de la réglementation au regard des nouveaux modes de parentalité, notamment en prenant en compte les textes internationaux tel que la Convention Internationale des droits de l'enfant (CIDE) au regard de l'intérêt de l'enfant et de la Convention Européenne de Sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH) au regard de la lutte contre les discriminations.

L'adaptation des règles de droit suit souvent l'évolution des comportements de la société mais le juge du fond ne peut se limiter à appliquer et à interpréter la règle de droit contemporaine.

Le juge ne peut ni devenir un militant d'un mode de parentalité qui se base sur un processus de procréation aujourd'hui interdit en France, ni générer de nouveaux droits en privilégiant l'application directe des textes internationaux précités et en sanctionnant de ce fait la non-conformité de réglementations nationales au regard des dits traités » ; qu'en statuant ainsi, tandis qu'il appartenait au juge de rechercher si les dispositions applicables du code de la sécurité sociale, sur lesquelles était fondée la décision de la caisse, n'étaient pas discriminatoires et contraires à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le tribunal a refusé d'exercer son office, violant l'article 4 du code civil, l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les articles L. 512-1, L. 513-1, L. 531-2 et R. 531-1 du code de la sécurité sociale ;

4°/ que le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ; qu'en application de l'article 3, § 1, de la Convention de New-York relative aux droits de l'enfant, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ; qu'en l'espèce, le tribunal a constaté que M. [Z] faisait valoir, au soutien de sa demande, que la décision de la caisse n'était pas conforme aux textes applicables inhérents à l'intérêt supérieur de l'enfant, notamment à la convention internationale des droits de l'enfant ; que, pour débouter M. [Z] de sa demande tendant à obtenir le bénéfice de la prime de naissance, le tribunal a refusé d'exercer son office et d'apprécier la situation au regard de l'intérêt supérieur de l'enfant et a énoncé que « le tribunal considère qu'en l'état actuel des textes en vigueur, M. [M] [Z] ne peut pas prétendre au bénéfice de la prime de naissance. Il appartient au législateur de s'interroger sur l'évolution éventuelle de la réglementation au regard des nouveaux modes de parentalité, notamment en prenant en compte les textes internationaux tel que la Convention Internationale des droits de l'enfant (CIDE) au regard de l'intérêt de l'enfant et de la Convention Européenne de Sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH) au regard de la lutte contre les discriminations.

L'adaptation des règles de droit suit souvent l'évolution des comportements de la société mais le juge du fond ne peut se limiter à appliquer et à interpréter la règle de droit contemporaine.

Le juge ne peut ni devenir un militant d'un mode de parentalité qui se base sur un processus de procréation aujourd'hui interdit en France, ni générer de nouveaux droits en privilégiant l'application directe des textes internationaux précités et en sanctionnant de ce fait la non-conformité de réglementations nationales au regard des dits traités » (jugement, p. 5 et 6) ; qu'en statuant ainsi, tandis qu'il appartenait au juge de rechercher si les dispositions applicables du code de la sécurité sociale et la décision de la caisse n'étaient pas contraires à l'intérêt supérieur de l'enfant, le tribunal a refusé d'exercer son office, violant l'article 4 du code civil, l'article 3, § 1, de la Convention de New-York relative aux droits de l'enfant et les articles L. 512-1, L. 513-1, L. 531-2 et R. 531-1 du code de la sécurité sociale. »

Réponse de la Cour

9. Selon l'article L. 531-2 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2017-1836 du 30 décembre 2017, applicable au litige, la prime à la naissance est attribuée au ménage ou à la personne dont les ressources ne dépassent pas un plafond, pour chaque enfant à naître, avant la naissance de l'enfant.

10. L'article R. 531-1 du même code précise que pour l'ouverture des droits à la prime à la naissance, la situation de la famille est appréciée le premier jour du mois civil suivant le cinquième mois de la grossesse.

11. Par ailleurs, l'article L. 533-1 dudit code prévoit que le versement de la prime à la naissance est subordonné à la justification de la passation du premier examen prénatal médical obligatoire de la mère prévu en application de l'article L. 2122-1 du code de la santé publique.

12. A cet égard, l'article D. 532-1 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue du décret n° 2003-1394 du 31 décembre 2003, applicable au litige, indique qu'une déclaration de grossesse doit être adressée par l'allocataire dans les quatorze premières semaines de la grossesse à l'organisme d'assurance maladie ainsi qu'à l'organisme débiteur de prestations familiales de rattachement de l'intéressé.

La déclaration de grossesse est attestée par le document médical, prévu à cet effet, constatant la passation du premier examen prénatal, dont le modèle type est fixé par arrêté du ministre chargé de la sécurité sociale.

13. Il résulte de ces textes que si la prime à la naissance a notamment pour objet de permettre au ménage ou à la personne de faire face aux dépenses liées à l'arrivée d'un enfant, elle répond également à un objectif sanitaire de surveillance et de protection de la mère et de l'enfant à naître.

14. Il s'ensuit que pour prétendre au bénéfice de la prime à la naissance, la mère de l'enfant à naître doit appartenir au ménage auquel la prime est attribuée, de sorte qu'un allocataire ayant eu recours à une convention de gestation pour le compte d'autrui ne peut obtenir le versement de cette prestation familiale.

15. Dès lors, se pose la question de la conformité de ces dispositions à la Convention internationale des droits de l'enfant, d'une part, et aux articles 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du Protocole additionnel n° 1 à ladite Convention, d'autre part.

16. En premier lieu, aux termes de l'article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l'enfant, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.

17. Les dispositions nationales conduisant à refuser à l'allocataire ayant eu recours à une gestation pour le compte d'autrui la seule prime à la naissance versée, sous réserve que les ressources de l'allocataire ne dépassent pas un plafond, en une seule fois et dont le montant était en 2020 de 947,34 euros, ne méconnaissent pas l'intérêt supérieur de l'enfant.

18. En second lieu, aux termes de l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.

19. Aux termes de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Ces dispositions ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes.

20. Il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme que dès lors qu'un Etat contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d'une prestation sociale, cette législation engendre un intérêt patrimonial relevant du champ d'application de l'article 1 du Protocole additionnel n° 1 et elle doit être compatible avec l'article 14 de la Convention (CEDH, arrêt du 12 avril 2006, Stec et autres c. Royaume Uni [GC], n° 65731/01 et 65900/01, § 53).

21. La discrimination consiste à traiter de manière différente des personnes placées dans des situations comparables ou analogues, sauf justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle poursuit un but légitime et s'il y a un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (CEDH, arrêt du 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque [GC], n° 57325/00, § 175 ; CEDH, arrêt du 24 mai 2016, Biao c. Danemark [GC], n° 38590/10, § 90 ; CEDH arrêt du 5 septembre 2017, Fábián c. Hongrie [GC], n° 78117/13, § 113).

22. La Cour européenne des droits de l'homme a également admis que peut être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui, bien que formulée de manière neutre, a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne visait pas spécifiquement ce groupe et s'il n'y a pas d'intention discriminatoire. Il n'en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification objective et raisonnable (CEDH, arrêt du 1er juillet 2014, S.A.S. c. France [GC], n° 43835/11, § 161 ; CEDH, arrêt du 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, précité, §§ 175 et 184-185 ; CEDH, arrêt du 24 mai 2016, Biao c. Danemark [GC], précité, §§ 91 et 103).

23. Il résulte des paragraphes 9 à 14 que, quel que soit son sexe ou son orientation sexuelle, un allocataire ayant eu recours à une convention de gestation pour le compte d'autrui ne peut prétendre au bénéfice de la prime à la naissance.

24. La différence de traitement au détriment de l'allocataire dont l'enfant est né dans le cadre d'une convention de gestation pour le compte autrui est justifiée par la prohibition des conventions portant sur la gestation pour le compte d'autrui, telle qu'édictée par les articles 16-7 et 16-9 du code civil, qui poursuit un objectif légitime de protection de la santé et de protection des droits et libertés des enfants et de la mère porteuse. Cette différence de traitement répond, donc, à une justification objective et raisonnable, en lien avec l'objet de la prime à la naissance, qui poursuit un but sanitaire de préservation de la santé de la mère et de l'enfant. Etant proportionnée à l'objectif ainsi poursuivi, elle n'est pas en tant que telle contraire aux articles 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du Protocole additionnel n° 1 à ladite Convention.

25. Il n'est, en outre, apporté aucun commencement de preuve que les couples homosexuels auraient davantage recours à la gestation pour le compte d'autrui que les couples hétérosexuels, de sorte que le grief tiré d'une discrimination indirecte à raison de l'orientation sexuelle ne peut être accueilli.

26. Par ces motifs de pur droit, partiellement substitués à ceux critiqués, dans les conditions prévues par les articles 620, alinéa 1er, et 1015 du code de procédure civile, le jugement, qui retient que l'allocataire ne remplissait pas les conditions d'attribution de la prime à la naissance, se trouve légalement justifié.

Sur le moyen, pris en sa cinquième branche

Enoncé du moyen

27. L'allocataire fait le même grief au jugement, alors « que subsidiairement, une instruction technique de la Caisse nationale d'allocations familiales est dépourvue de valeur normative ; qu'en l'espèce, le tribunal s'est fondé, pour débouter M. [Z] de ses demandes, sur l'instruction technique n° 46 du 7 avril 2021 de la Caisse nationale d'allocations familiales ; qu'en statuant ainsi, le tribunal s'est prononcé par des motifs impropres à justifier légalement sa décision, violant les articles L. 512-1, L. 513-1, L. 531-2 et R. 531-1 du code de la sécurité sociale. »

Réponse de la Cour

28. Le moyen qui critique un motif devenu surabondant est inopérant.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Soulard (premier président) - Rapporteur : Mme Dudit - Avocat général : M. Gaillardot (premier avocat général) - Avocat(s) : SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés ; SCP Foussard et Froger -

Textes visés :

Articles L. 531-2, L. 533-1, R. 531-1 et D. 532-1 du code de la sécurité sociale ; articles 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et 1er du Protocole additionnel n° 1 à ladite Convention ; article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l'enfant.

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