N°12 - Mars 2024 (Éditorial)

Lettre de la chambre commerciale, financière et économique

Une sélection commentée des arrêts rendus par la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation (Autorité des marchés financiers / Entreprise en difficulté / Impôts et taxes / Localisation financière / Pratiques restrictives / Propriété industrielle / Saisie-contrefaçon / Sociétés).

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Lettre de la chambre commerciale, financière et économique

N°12 - Mars 2024 (Éditorial)

Éditorial

Vincent VIGNEAU

Président de la chambre commerciale, financière et économique

 

Chers lecteurs,

C'est pour moi un honneur et un plaisir de vous présenter la première lettre de la chambre commerciale, financière et économique pour l'année 2024. Elle clôt une année 2023 riche en jurisprudences nouvelles et amorce une période qui s'annonce féconde et variée.

Cette lettre n'a bien évidemment pas vocation à rendre compte de façon exhaustive de l'activité de la chambre durant ces trois derniers mois. Si celle-ci a traité 1 657 pourvois en 2023, soit plus de 400 en moyenne chaque trimestre, nous avons fait le choix de ne vous présenter dans cette lettre trimestrielle qu'une vingtaine d'arrêts, sélectionnés en raison de l'intérêt qu'ils présentent, non seulement pour les praticiens du droit, qui sauront y déceler le pouvoir créateur de la Cour de cassation, mais aussi pour les acteurs économiques qui, je l'espère, y trouveront des réponses à certaines questions juridiques qui peuvent se poser à eux.

C'est presque un truisme que de l'affirmer : le droit devient de plus en plus complexe et l'une des raisons de cette complexité, c'est le foisonnement des sources du droit. En sa qualité de cour régulatrice la Cour de cassation doit avoir conscience de sa responsabilité dans la clarification et l'accessibilité de la règle de droit. Il arrive par exemple qu'à une même situation de fait s'appliquent plusieurs textes qui, pris dans leur sens littéral, se contredisent ou qu'en raison d'une rédaction imparfaite, ils aboutissent à un résultat aberrant ou contradictoire. Le juge a le devoir, dans ce cas, de recourir à l'interprétation libre permettant de redonner cohérence au corpus juridique applicable pour trancher le litige dont il est saisi. C'est ainsi, par exemple, que la chambre commerciale a, dans deux arrêts rendus le 13 décembre 2023, concilié la règle de l'insaisissabilité de la résidence principale de l'entrepreneur individuel et celle de l'exercice du droit de poursuite du créancier après la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d'actif lorsqu'une hypothèque est inscrite sur cet immeuble, dans deux arrêts prononcés le 17 janvier 2024, articulé les dispositions du code du travail sur la garantie des salaires dues par les entreprises en difficulté et les principes de la subrogation légale et, dans trois arrêts du 6 mars 2024, décidé qu'il était possible de mettre en œuvre une clause de réserve de propriété insérée dans un contrat de licence d'utilisation d'un logiciel.

Dans d'autres cas encore, la loi, bien que claire, se heurte à des principes supérieurs, par exemple la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou le droit de l'Union européenne, de sorte que le juge est tenu de l'écarter. C'est ainsi que, dans un arrêt du 8 novembre 2023, la chambre a, au nom du principe d'égalité des armes résultant du droit au procès équitable énoncé à l'article 6§1 de la Convention européenne, reconnu à la personne sanctionnée par l'Autorité des marchés financiers la possibilité de disposer, à compter de la notification du recours principal du président de l'AMF, d'un délai raisonnable pour exercer son propre recours. Ce même arrêt a été l'occasion pour la chambre commerciale de préciser pour la première fois ce qu'est une offre publique volontaire soumise aux dispositions du règlement général de l'AMF relatives aux offres publiques. Dans un arrêt du 10 janvier 2024, la chambre commerciale a également eu l'opportunité de se prononcer pour la première fois sur l'interdépendance contractuelle dans les opérations incluant une location financière conclus après l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 10 février 2016 réformant le droit des contrats

Cette livraison d'arrêts est également l'occasion de montrer qu'une cour suprême doit savoir entendre lorsqu'une de ses jurisprudences pose difficulté. Une jurisprudence n'est pas fixée pour toujours ; elle peut être infléchie, nuancée, abandonnée ; mais ces évolutions doivent toujours se faire, dans un souci de sécurité juridique, de façon consciente, délibérée, éclairée et réfléchie, à la suite d'un dialogue ouvert et approfondi entre tous ceux qui contribuent, directement ou indirectement, à l'élaboration et l'application de la jurisprudence ; les juridictions du fond, bien sûr, mais également les universitaires et les avocats. C'est ainsi que, le 29 novembre 2023, dans trois arrêts longuement motivés, la chambre commerciale a effectué un revirement que la doctrine appelait depuis longtemps de ses vœux sur la validité des actes accomplis au cours de la période de formation des sociétés. Faisant primer l'esprit de la loi sur sa lettre, elle juge désormais qu'en présence d'un acte dans lequel il n'est pas expressément mentionné qu'il a été souscrit au nom ou pour le compte de la société en formation, il appartient au juge d'apprécier souverainement, par un examen de l'ensemble des circonstances, tant intrinsèques à cet acte qu'extrinsèques, si la commune intention des parties n'était pas qu'il soit conclu au nom ou pour le compte de la société. D'autres revirements importants peuvent être soulignés, comme celui effectué par l'arrêt du 22 novembre 2023 sur les pouvoirs du conseiller de la mise en état en matière d'appel-nullité ou celui du 28 février 2024 admettant la recevabilité de l'action en déchéance pour déceptivité d'une marque engagée par le cédant et fondée sur le comportement fautif du cessionnaire, postérieurement à la cession.

Si toutes ces décisions peuvent paraître très techniques et concerner au premier chef les professionnels du droit, d'autres intéresseront peut-être le grand public ; tel est le cas, par exemple, de l'arrêt du 6 décembre 2023 qui répond à la question de savoir si la revente d'occasion de produits cosmétiques est possible au regard du droit des marques, ou celui du 13 mars 2024 qui statue sur un litige opposant le franchisé d'une grande chaine de distribution souhaitant changer d'enseigne.

On le voit, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, qui est amenée à se prononcer dans de nombreux domaines, est constamment invitée à trancher des questions nouvelles ou interrogée sur la pertinence des solutions qu'elle a précédemment dégagées. Cette mission, elle l'exerce avec le souci constant d'apporter des réponses qui concilient pragmatisme et rigueur juridique, bon sens en cohérence, parfois aussi prudence et audace quand il s'agit d'abandonner une jurisprudence traditionnelle pour s'adapter aux nécessités du temps présent ou écarter l'application d'un texte pour assurer le respect des droits fondamentaux.

J'espère que la lecture de cette lettre vous convaincra de l'ambition partagée des magistrats de la chambre de veiller en permanence à l'adaptation de sa jurisprudence aux réalités économiques et sociales de son temps, à sa lisibilité et à sa prévisibilité.

Bonne lecture à tous.

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