Numéro 3 - Mars 2023

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES

Crim., 29 mars 2023, n° 22-83.458, (B), FS

Rejet

Article 10 – Liberté d'expression – Contrôle de proportionnalité – Contrôle des juridictions du fond – Prise en compte notamment des circonstances de fait, de la gravité du dommage et de l'éventuel trouble causé – Cas – Vol – Prise en compte nécessaire de la valeur matérielle et symbolique du bien et du caractère reversible ou non du dommage

L'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression.

Il appartient au juge, lorsqu'est invoquée une telle atteinte, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation, au terme d'un examen d'ensemble qui doit prendre en compte notamment les circonstances de fait et la gravité du dommage et du trouble éventuellement causé.

Au cas de poursuites pour vol, la valeur matérielle et symbolique du bien, le caractère réversible ou irréversible du dommage, doivent être pris en compte.

Justifie sa décision la cour d'appel, qui, procédant au contrôle de proportionnalité requis, retient que l'incrimination pénale des faits poursuivis sous la qualification de vol constitue, au cas d'espèce, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression.

Article 8 – Droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance – Contrôle de proportionnalité – Contrôle des juridictions du fond – Cas – Refus de se soumettre aux relevés signalétiques

La conformité de principe de l'article 55-1, alinéa 2, du code de procédure pénale aux dispositions de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales n'exclut pas que, comme il en est à propos de l'article 706-54 du même code, son application soit écartée lorsque, à l'occasion de son contrôle de proportionnalité, le juge du fond retient qu'au cas d'espèce, la condamnation pour refus de se soumettre aux relevés signalétiques constituerait une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée. Justifie sa décision la cour d'appel, qui constate une disproportion entre l'infraction dont est soupçonné un prévenu, les circonstances particulières de sa commission, et l'atteinte au respect de sa vie privée résultant des opérations et prélèvements en cause.

Le procureur général près la cour d'appel de Toulouse a formé un pourvoi contre l'arrêt de ladite cour d'appel, chambre correctionnelle, en date du 27 avril 2022, qui, sur renvoi après cassation (Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n° 20-85.434, publié au Bulletin), a relaxé M. [B] [K] des chefs de vols aggravés, refus de se soumettre à un prélèvement biologique et refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques, M. [Y] [O], M. [N] [A] et Mme [E] [I] des chefs de vols aggravés et refus de se soumettre à un prélèvement biologique, Mme [S] [Z] et Mme [P] [W] des chefs de vols aggravés, M. [T] [R] et Mme [U] [C] des chefs de complicité de ces vols.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 28 mai 2019, à l'occasion d'un mouvement national de protestation en faveur de la lutte contre les changements climatiques, conduit par le mouvement Action non violente (ANV) COP21, des portraits officiels du Président de la République ont été dérobés dans les mairies de [Localité 2], [Localité 1], [Localité 4] et [Localité 3] en Gironde.

3. M. [B] [K], Mme [S] [Z], Mme [E] [I] M. [Y] [O], Mme [P] [W], M. [T] [R], Mme [U] [C] et M. [N] [A] ont été mis en cause pour avoir participé aux faits.

4. Au cours de leur garde à vue, MM. [K], [O], [A] et Mme [I] ont refusé de se soumettre au prélèvement en vue de déterminer leur empreinte génétique. M. [K] a refusé de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques.

5. Par jugement du 6 décembre 2019, le tribunal correctionnel, après relaxes partielles, a déclaré Mmes [Z], [W], M. [R] et Mme [C] coupables de vol en réunion, Mme [I], MM. [O] et [A] coupables de vol en réunion et refus de se soumettre à un prélèvement biologique, M. [K] coupable de vol en réunion et refus de se soumettre à un prélèvement biologique et aux relevés signalétiques.

6. Le tribunal a ajourné le prononcé des peines en attente de restitution des portraits.

7. Les prévenus et le procureur de la République ont relevé appel de cette décision.

Examen de la recevabilité du mémoire du procureur général

8. Il résulte des pièces de procédure que le procureur général près la cour d'appel qui a rendu l'arrêt attaqué s'est pourvu en cassation contre cette décision le 2 mai 2022, et que l'entreprise de messagerie qu'il a chargée d'acheminer le mémoire présentant ses moyens de cassation n'a pu le déposer à la Cour de cassation le 2 juin 2022, son livreur ayant trouvé porte close.

9. En conséquence, le procureur général demandeur justifie d'une circonstance insurmontable, qui lui est extérieure, l'ayant mis dans l'impossibilité de faire déposer son mémoire dans le délai d'un mois de l'article 585-2 du code de procédure pénale.

10. Dés lors, ce mémoire est recevable.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

11. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a relaxé les prévenus, du chef de vols aggravés, alors :

1°/ qu'il ne pouvait être retenu que l'incrimination de vol constituait, en l'espèce, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, sans caractériser, d'une part, l'intérêt général allégué par le message exprimé, d'autre part, l'existence d'un lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général ; qu'en l'absence de motifs suffisants, la cour d'appel a violé l'article 593 du code de procédure pénale ;

2°/ qu'en se livrant à un contrôle de proportionnalité insuffisamment motivé par une appréciation erronée de la gravité des agissements constitutifs de l'infraction poursuivie et du droit auquel elle porte atteinte, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision et a méconnu l'article 593 du code de procédure pénale.

Réponse de la Cour

12. Selon l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne a droit à la liberté d'expression.

L'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui.

13. Lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, il appartient au juge, après s'être assuré, dans l'affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation. Ce contrôle de proportionnalité requiert un examen d'ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé.

14. Dans le cas particulier d'une poursuite du chef de vol, doivent être notamment prises en compte la valeur matérielle du bien, mais également, le cas échéant, sa valeur symbolique, ainsi que la réversibilité ou l'irréversibilité du dommage causé à la victime (Crim., 18 mai 2022, pourvoi n° 21-86.685, publié au Bulletin).

15. Pour relaxer les prévenus des chefs de vols aggravés, l'arrêt attaqué retient qu'ils ont accroché, à la place du portrait officiel du Président de la République, une affiche représentant sa silhouette assortie de la formule « urgence sociale et climatique - où est Macron ? », que plusieurs d'entre eux étaient vêtus d'un tee-shirt portant la mention « ANV COP21 », mouvement ayant pour objet d'informer, de sensibiliser le public et le gouvernement sur l'urgence à agir en matière climatique et de dénoncer ce que ses militants qualifient d'inaction, éléments dont il s'évince que les agissements incriminés se sont inscrits dans une action politique et militante, entreprise dans le but d'alerter sur un sujet d'intérêt général, dont l'objet est le dérèglement climatique.

16. Les juges relèvent que les auteurs étaient dénués d'intérêt personnel ou financier, qu'ils ont agi à visage découvert, et que les faits, qui se sont déroulés de façon non violente, ont porté sur un bien de très faible valeur marchande, le préjudice financier de chaque mairie étant constitué par le prix du portrait, 8,90 euros, et celui du cadre.

17. Ils retiennent que le vol de portraits du Président de la République, remplacés par des affiches, exprime de façon symbolique un message sur l'inaction climatique dénoncée par les auteurs des faits, et, dès lors, n'apparaît pas avoir porté atteinte à la dignité de la fonction ou à celle de la personne humaine.

18. Ils en concluent que, compte-tenu de la nature et du contexte des agissements en cause, leur incrimination pénale constitue, en l'espèce, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression.

19. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a procédé au contrôle de proportionnalité requis, a justifié sa décision pour les motifs qui suivent.

20. En premier lieu, la cour d'appel a, à juste titre, considéré que les changements climatiques constituent un sujet d'intérêt général.

21. En deuxième lieu, elle a suffisamment caractérisé le lien entre les faits poursuivis et le sujet susénoncé.

22. Enfin, elle a pris en considération la valeur matérielle des biens en cause, et, en relevant l'absence d'atteinte à la dignité de la personne du Président de la République et de sa fonction, leur valeur symbolique, ainsi que le dommage causé aux collectivités territoriales victimes.

23. En conséquence, le moyen n'est pas fondé.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

24. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a relaxé MM. [K], [O], [A] et Mme [I] du chef de refus de se soumettre à un prélèvement biologique, et le premier d'entre eux du chef de refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques, alors que la cour d'appel ne pouvait retenir que les poursuites de ces chefs portaient une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée consacré par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, sans rechercher si les poursuites, d'une part, n'étaient pas justifiées, au stade de l'enquête, par la nécessité d'apporter la preuve d'une infraction et de rechercher l'identité des auteurs, d'autre part, ne répondaient pas à un objet social différent de l'infraction de vol par ailleurs commise ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé les articles 706-54, alinéas 2 et 3, 706-54-1, 706-55, 706-56, alinéas 1 et 3, 55-1, alinéas 2 et 3, R. 53-9 et suivants et 591 du code de procédure pénale.

Réponse de la Cour

25. Selon l'article 55-1, alinéa 1er, du code de procédure pénale, à l'occasion d'une enquête de flagrance, l'officier de police judiciaire peut procéder aux prélèvements externes nécessaires à la réalisation d'examens de comparaison avec les traces et indices prélevés pour les nécessités de l'enquête.

26. Aux termes de l'alinéa 2 du même texte, il procède aux opérations de relevés signalétiques et notamment de prise d'empreintes digitales, palmaires ou de photographies nécessaires à l'alimentation et à la consultation des fichiers de police selon les règles propres à chacun de ces fichiers.

27. Dans les deux cas, le refus, par une personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction, de se soumettre à ces opérations de prélèvement, est puni d'un an emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

28. Selon l'article 706-54 du code de procédure pénale, sont centralisées et conservées les empreintes génétiques des personnes déclarées coupables, comme de celles à l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants qu'elles aient commis l'une des infractions mentionnées à l'article 706-55 du même code, parmi lesquelles figure le délit de vol.

29. L'article 706-56 du même code punit d'un an emprisonnement et de 15 000 euros d'amende le refus de se soumettre au prélèvement biologique.

30. Les infractions prévues par les articles 55-1 et 706-56 du code de procédure pénale ne constituent pas en elles-mêmes une ingérence disproportionnée dans le respect de la vie privée et familiale protégé par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (Crim., 28 octobre 2020, pourvoi n° 19-85.812, publié au Bulletin ; Crim., 8 décembre 2021, pourvoi n° 20-84.201, publié au Bulletin).

31. La Cour de cassation juge que la conformité de principe de l'article 706-56 du code de procédure pénale avec les dispositions conventionnelles susvisées n'exclut pas que son application soit écartée lorsque, à l'occasion de son contrôle de proportionnalité, le juge du fond retient qu'au cas d'espèce, la condamnation pour refus de se soumettre au prélèvement biologique constituerait une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée (Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n° 20-80.489, publié au Bulletin).

32. La même solution doit être retenue lorsqu'est en cause l'application de l'article 55-1, alinéa 2, du code de procédure pénale, dont l'objet est la constitution de fichiers.

33. Pour relaxer MM. [K], [O], [A] et Mme [I] des chefs de refus de se soumettre au prélèvement biologique et le premier d'entre eux du chef de refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques, l'arrêt attaqué énonce que les prévenus ont commis des faits de peu de gravité à l'occasion d'une action politique et militante dans le but d'alerter sur un sujet d'intérêt général, en disproportion avec le délit aggravé par deux circonstances, dont ils étaient soupçonnés, lorsqu'ils ont refusé de se soumettre au prélèvement biologique et aux opérations de relevés signalétiques, ce dont il s'ensuit que la mise en oeuvre des dispositions légales porte une atteinte disproportionnée au respect de leur vie privée au sens de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

34. En statuant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision pour les motifs qui suivent.

35. En premier lieu, elle a pu constater une disproportion entre les infractions dont étaient soupçonnés les prévenus, les circonstances particulières de leur commission, et l'atteinte au respect de leur vie privée résultant des opérations et prélèvements en cause.

36. En second lieu, il résulte des pièces de procédure que, d'une part, aucune poursuite n'a été engagée sur le fondement de l'article 55-1, alinéa 1er, du code de procédure pénale, d'autre part, lesdites opérations n'avaient pas pour objet la réalisation d'examens de comparaison avec les traces et indices prélevés pour les nécessités de l'enquête.

37. Dès lors, le moyen doit être écarté.

38. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Bonnal - Rapporteur : M. Turbeaux - Avocat général : Mme Mathieu - Avocat(s) : SCP Sevaux et Mathonnet -

Textes visés :

Article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur le cas d'une ingérence disproportionnée à la liberté d'expression en matière d'exhibition sexuelle : Crim., 26 février 2020, pourvoi n° 19-81.827, Bull. crim. (rejet). Sur le contrôle que doivent opérer les juges du fond sur la proportionnalité entre l'incrimination pénale et la liberté d'expression : Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n° 20-85.434, Bull. crim. (cassation). Sur le contrôle de proportionnalité que les juges doivent opérer entre l'incrimination de vol et la liberté d'expression : Crim., 18 mai 2022, pourvoi n° 21-86.685, Bull. crim. (rejet). Sur l'obligation pour les juges du fond de répondre aux conclusions et mémoires invoquant une violation de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : Crim., 14 octobre 2020, pourvoi n° 20-84.077, Bull. crim. (rejet) ; Crim., 29 juin 2021, pourvoi n° 21-80.186 (cassation partielle). Sur la proportionnalité entre la durée de conservation des empreintes génétiques et la nature des infractions concernées et les buts des restrictions apportées au droit au respect de la vie privée : Crim., 15 janvier 2019, pourvoi n° 17-87.185, Bull. crim. 2019, n° 11 (déchéance et cassation partielle) ; Crim., 28 octobre 2020, pourvoi n° 19-85.812, Bull. crim. (cas. part. par voie de retranch. sans renvoi). Sur le fait que le dispositif de conservation des empreintes génétiques n'est devenu conforme aux exigences de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qu'avec l'entrée en vigueur du décret n° 2021-1402 du 29 octobre 2021, qui fixe le délai à l'expiration duquel les personnes condamnées peuvent solliciter l'effacement de leurs empreintes génétiques : Crim., 8 décembre 2021, pourvoi n° 20-84.201, Bull. crim. (cassation sans renvoi).

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