Bertrand Louvel - allocution de clôture

11/06/2018

Allocution de M. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, en clôture du cycle approfondi d’études judiciaires de l’Ecole nationale de la magistrature.

Mesdames, Messieurs, Mes chers collègues,

Le cycle 2017-2018 du CADEJ a été gratifié d’un foisonnement de projets et d’idées qui intéressent la justice :   -  dans l’ordre constitutionnel, avec la réflexion sur l’évolution du parquet,   -  pour une plus grande autonomie financière, avec les travaux de la commission des lois du Sénat et ceux de la commission Bouvier à la Cour de cassation,   -  pour une réorganisation de la procédure civile avec l’open data, le principe de concentration, l’évolution de l’appel et du pourvoi, revenus dans l’actualité, à partir des travaux des chantiers de la justice de Mme Belloubet, et ceux de la Cour de cassation sur le filtrage des pourvois et l’enrichissement de la motivation de ses arrêts,   -  pour un renouveau du droit pénal et de la procédure pénale, à partir, là aussi, des chantiers de la justice qui ont produit notamment la réforme-phare du tribunal criminel, mais aussi à l’occasion de grands débats de société tel que celui des infractions de nature sexuelle, ou encore celui de la protection des droits et libertés dans la lutte contre le terrorisme,   -  pour une plus grande souplesse de l’organisation territoriale de la justice, avec l’émergence de l’idée de regroupement des catégories de tribunaux existants, mais aussi celle de compétences juridictionnelles à la carte.

Donc, une année très riche qui en annonce d’autres.

Avec toutefois, au sein et hors du corps judiciaire, un climat d’accompagnement de cet ensemble assez peu enthousiaste, ce que manifeste l’accueil globalement très critique réservé à tous ces projets et, plus spécifiquement, un révélateur : le faible attrait exercé par les fonctions de responsabilité traditionnelles dans la hiérarchie judiciaire. On dirait qu’il règne comme un sentiment de désenchantement, de lassitude, de morosité même que les innovations proposées ne parviennent pas à inverser, ainsi que le montre, par exemple, la diminution significative du nombre des candidats aux fonctions de chef de cour et de juridiction constatée par le Conseil supérieur de la magistrature.

Il est vrai que certains des projets évoqués se traduisent par des propositions a minima qui ne modifient par les grandes lignes du paysage judiciaire, et on voudrait voir dans la réserve affichée à leur égard, le besoin ressenti dans le corps des magistrats de changements plus fondamentaux.

Est concerné le domaine institutionnel essentiellement, là où l’opinion publique paraît particulièrement attentive à vérifier si la justice est indépendante ou subordonnée.

Or, s’agissant de la reconnaissance de l’autorité judiciaire comme pouvoir public et non plus comme administration ministérielle, afin d’assurer notamment la sanctuarisation de son budget, la réponse politique à l’évolution est négative.

Et, s’agissant de l’autonomie du ministère public manifestée par l’alignement de son statut sur celui du juge, c’est non également.

Pourtant, si l’évolution paraît ainsi bouchée sur l’organisation judiciaire proprement dite, des modifications substantielles semblent se dessiner dans l’ordre du fonctionnement.

Les compétences territoriales modulables, par exemple, ouvrent une chance de décentralisation de la décision et d’autonomie de la gestion locale qui est tout à fait novatrice, si l’on veut bien ne pas rigidifier le nouveau maillage à venir par un excès de décrets et d’arrêtés, et laisser les chefs de cour et de juridiction piloter à vue l’évolution du système selon celle du contentieux de leur ressort.

Le tribunal d’instance, juridiction de proximité traitant pour la plus grande part les litiges d’une société rurale presque disparue, et qu’on n’a pas su faire évoluer au fil du temps en lui transférant les contentieux de proximité modernes, s’est étiolé en raison de cette incapacité à le réformer, mais le concept de justice de proximité demeure, et c’est le rôle des cadres de la magistrature de le faire vivre et évoluer localement selon les changements de la société qui les entoure.

L’approche procédurale du juge est elle-même appelée à se transformer avec l’open data qui mettra à la disposition de tous l’ensemble de la production judiciaire, si l’on veut bien ne pas s’installer dans une vision pessimiste, avant même d’avoir constaté ses premiers effets.

La meilleure prévisibilité des décisions, associée aux progrès spectaculaires de l’intelligence artificielle, devrait conduire en toute logique à un desserrement de la demande de justice, au moins pour les contentieux répétitifs, dont va s’emparer l’anticipation, cette donnée active en plein essor qui s’offre d’abord pour la modernisation du barreau par une plus grande participation des avocats eux-mêmes à l’administration de la justice en amont de la saisine du juge.

L’open data devrait conduire en effet à une étude plus poussée des données des litiges par les professionnels avant tout procès et il deviendra donc légitime d’exiger des parties qu’elles concentrent tous les arguments envisageables dans la saisine du premier juge, lorsque celle-ci n’aura pu être évitée.

De cette manière, le juge d’appel pourra à son tour correspondre, de façon systémique, à un véritable second degré de juridiction centré sur le contrôle de la régularité de ce qui aura été jugé au premier, sans qu’il soit nécessaire d’autoriser l’évolution du procès devant le juge d’appel.

Et, enfin, ultime conséquence, cette remise en ordre de la place de chacun dans l’organisation juridictionnelle permettra à la Cour de cassation de ne plus être un troisième degré de juridiction, ainsi qu’elle est trop souvent traitée actuellement, comme le manifeste la masse des décisions autres que de cassation qu’elle est amenée à rendre et qui l’éloigne de sa fonction première consistant à éclairer la norme imprécise et à unifier la jurisprudence.

C’est l’objet du filtrage des pourvois sur lequel la Cour de cassation a travaillé pendant quatre ans avant d’aboutir tout dernièrement à un projet consensuel entre les présidents de chambre.

Parallèlement, la Cour pourra aussi répondre à une forte attente des juridictions du fond en faveur d’une motivation plus compréhensible et donc plus développée de ses arrêts, ce qui rejoint en même temps les impératifs du contrôle de proportionnalité, qui ouvrent nécessairement sur des motivations enrichies, inspirées des méthodes de raisonnement qui forment la trame des décisions des cours européennes.

Dans l’ordre pénal, le tribunal criminel envisagé par les projets de réforme, ouvre aussi des perspectives de grande ampleur. Notre ancienne cour d’assises est dans une situation un peu comparable à celle du tribunal d’instance. C’est une juridiction venue elle aussi d’une société rurale, composée de citoyens dont la vie était rythmée par la nature et qui disposaient d’une plus grande disponibilité pour siéger de manière continue pendant quelques jours afin de juger une ou deux affaires, d’homicide principalement. Aujourd’hui, les cours d’assises siègent sur des délais d’audiencement et des durées d’audience que la pratique ne cesse d’allonger et, avec elle, la durée des détentions provisoires, ceci pour juger un contentieux souvent devenu essentiellement de nature sexuelle pour un grand nombre d’affaires.

La disponibilité des jurés, pris dans le tourbillon de la vie urbaine, a parallèlement régressé, et le problème d’une adéquation adaptée du contentieux traité à une juridiction composée de jurés-citoyens, est ainsi posé dans des termes nouveaux.

La formule du tribunal criminel qui conduit à recentrer les jurés sur les faits de rupture du pacte social les plus graves, apparaît ainsi comme propre à nourrir un vrai débat dans et sur une société qui connaît des transformations majeures.

L’objet de mon propos, vous l’avez compris, n’est pas d’approfondir tous ces sujets mais seulement de les poser afin d’ouvrir nos échanges à partir d’une double idée. D’un côté, il est vrai, certains thèmes qui parcourent traditionnellement la magistrature, comme celui de son indépendance, sont aujourd’hui figés, ce qui peut générer une tentation de se tenir en retrait de l’actualité judiciaire.

Mais, d’un autre côté, de nombreux thèmes de réforme concernent l’exercice de nos fonctions dans leur quotidien, et ils sont propres à susciter des réflexions positives et constructives de la part de celles et ceux qui aspirent à des fonctions de responsabilité.

J’ajoute que notre époque, dans une société toujours plus regardante, nous convoque à des exigences déontologiques renforcées et que, là encore, les responsables dans les juridictions ont à définir le rôle central qu’ils ont à jouer à cet égard, notamment à travers les entretiens déontologiques, autre innovation majeure de l’année.

Je m’arrête là pour l’instant dans ce panorama que j’ai dressé pour signifier qu’il y a de la place pour contribuer à l’imagination et à l’innovation, que les fonctions de direction ne peuvent pas s’enfermer dans l’attentisme ou le suivisme, que la justice et la magistrature méritent mieux que plaintes et lamentations, et que l’attente est forte envers tous ceux qui ont des idées novatrices et de la liberté d’expression

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  • Premier président

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