15 juillet 1941
Cour de cassation
Pourvoi n° 00-26.836

Chambres réunies

Texte de la décision

Au nom du Peuple Français

La Cour de Cassation a rendu l'arrêt suivant :

Entre : la dame Marie X..., veuve A..., demeurant ..., demanderesse en cassation d'un arrêt rendu le 30 Octobre 1935, par la Cour d'appel d'Orléans,


d'une part,

Et : LA COMPAGNIE DES ASSURANCES GENERALES, dont le siège est ..., représentée par ses Directeur et administrateurs en exercice, demeurant audit siège, défenderesse à la cassation,


d'autre part.

FAITS


Le 18 octobre 1928, à Vincennes, un immeuble en construction appartenant à M. Y..., entrepreneur, qui en habitait déjà avec sa famille le rez-de-chaussée, et dirigeait lui-même les travaux, s'est brusquement effondré, ensevelissant plusieurs ouvriers parmi lesquels M. A..., qui fut tué.


Une information ayant été ouverte, des experts désignés par le juge d'instruction pour déterminer les causes de la catatrophe, l'ont attribuée notamment à la nature du terrain, l'insuffisance des fondations et de la plupart des points d'appui, à la défectuosité du mortier ; ils ont conclu à raison de ce qu'ils qualifiaient une "inobservation" des règles les plus élementaires de l'art de bâtir", à la responsabilité de l'entrepreneur.


Renvoyé, ainsi que M. Z..., un de ses subordonnés, devant le Tribunal correctionnel de la Seine, seul, M. Y... a été, par jugement du 3 décembre 1928, condamné à deux ans d'emprisonnement avec sursis pour homicide et blessures involontaires, et à 500 francs d'amende. Ce jugement énonçait que "Y..., se croyant une compétence suffisante qu'il n'avait pas", avait entrepris la construction "sans l'aide d'aucun conseil" ; à raison notamment de "vices de conception des plans", d'imprévision dans les calculs et de surcharges imprudentes, le Tribunal retenait contre l'entrepreneur "une faute lourde" ayant "concouru à l'effondrement de son édifice". Ce jugement a été confirmé en appel.


A la suite de cette condamnation, Mme veuve A... alléguant la "faute inexcusable" du chef d'entreprise, a assigné la Société substituée à M.
Y...
, son assuré, en paiement de rentes majorées, soit une rente annuelle et viagère de 8.666 francs 65 pour elle-même et une annuelle de 10.833 francs 25 jusqu'à l'âge de 16 ans pour ses deux enfants mineurs. La Compagnie d'Assurances a offert en conciliation des rentes non majorées s'élevant respectivement à 2.077 francs 50 pour la mère et à 2.596 francs 87 pour les enfants.


Par jugement du 17 Janvier 1930, le Tribunal civil de la Seine a validé les offres de la compagnie. Il a estimé que la faute inexcusable de Y... n'était pas établie, celui-ci, qui habitait avec sa famille au rez-de-chaussée de l'immeuble effondré, n'ayant pas connaissance du danger auquel il exposait ses ouvriers, en sorte qu'il n'y avait pas de sa part manquement voulu et de parti pris aux mesures qu'impose la sécurité des travailleurs.


Sur appel interjeté par Mme veuve A..., la Cour de Paris a, par arrêt du 30 Mars 1931, confirmé cette décision par les motifs des premiers juges, lesquels avaient, ajoutait-elle , "déduit à bon droit des circonstances de la cause que les fautes incombant à Y... ne révélaient pas chez leur auteur la volonté certaine et arrêtée d'édifier la construction avec la conscience des conséquences périlleuses de son inobservation des règles de l'art de bâtir ; qu'elles n'ont pas été commises avec la pleine connaissance d'un danger exceptionnel et presque inévitable"; Mme A... a formé contre cet arrêt un pourvoi en cassation. Par arrêt du 19 mars I934, la Chambre Civile a cassé l'arrêt de la Cour de Paris pour le motif que "le jugement dont l'arrêt adopte les motifs constate que les principales causes de l'accident résident dans la nature du terrain, la mauvaise qualité des fondations et du mortier, l'insuffisance de la plupart des points d'appui, la faiblesse des fers employés, l'absence de chaînages et de liaisonnements entre les divers éléments constructifs, toutes constatations constituant, d'après les conclusions des experts autant d'inobservations de la part de Y..., des règles les plus élémentaires de l'art de bâtir" et qu'en "déduisant, dans ces conditions, du seul fait que cet entrepreneur habitait avec se famille le rez-de-chaussée de la maison effondrée, qu'il n'avait pas la connaissance du danger auquel il exposait son ouvrier et en excluant à raison de ce seul fait l'existence de la faute inexcusable, l'arrêt attaqué, a méconnu les caractères de la faute visée à l'article 10 paragraphe 2 et 3 de la loi du 9 avril 1898, faute d'une gravité exceptionnelle ne se distinguant que par l'absence de l'élément intentionnel de la faute visée par le paragraphe 1er du même article".


Sur renvoi, la Cour d'appel d'Orléans, par un arrêt du 30 octobre 1935, a néanmoins confirmé le jugement du Tribunal civil de la Seine. Cet arrêt énonce dans ses motifs "qu'il n'y a faute inexcusable à la charge du chef d'entreprise, au sens de l'article 20 de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, que si la faute d'une gravité exceptionnelle dérive d'un acte ou d'une omission volontaire, de la conscience du danger et de l'absence de toute cause justificative" ; la Cour a jugé que l'un des éléments essentiels de cette faute, la conscience du danger, manquait en l'espèce, étant donné "que si la mauvaise qualité des fondations de l'immeuble écroulé et du mortier employé à sa construction, l'insuffisance de la plupart de ses points d'appui, la faiblesse de ses fers, l'absence de chainages et de liaisonnements entre les différents éléments constructifs, constituent, en raison de la nature du terrain, des actes ou des omissions volontaires imputables à Y..., celui-ci n'a jamais eu la pensée que ces fautes d'ordre technique compromettaient la solidité des bâtiments puisqu'il en occupait lui-même le rez-de-chaussée avec sa famille" ;


La Cour a expressément écarté toute faute inexcusable de la part d'un préposé de M. Y... que celui-ci se serait substitué dans la direction. La dame A... a formé contre cet arrêt un nouveau pourvoi qui a été admis par un arrêt de la Chambre des Requêtes en date du 7 juin 1937. A l'appui de son pourvoi, elle a invoqué un moyen de cassation pris de la violation des articles 20 de la loi du 9 avril 1898 et 7 de la loi du 20 avril 1810 par manque de base lègale et contradiction de motifs, en ce que l'arret attaqué, tout en reconnaissant avec les premiers juges et le juge pénal que la responsabilité des causes de l'accident qualifiées par les experts d'inobservation des règles les plus élémentaires de l'art de bâtir, incombait à l'entrepreneur seul et "que la mauvaise qualité des fondations de l'immeuble écroulé et du mortier employé à sa construction, l'insuffisance de la plupart de ses points d'appui, la faiblesse de ses fers, l'absence de chainages et de liaisonnement entre les différents éléments constructifs constituent, en raison de la nature du terrain, des actes ou des omissions volontaires imputables à Y...", a refusé de voir une faute inexcusable du patron dans ces faits, sous prétexte inexcusable supposant nécessairement un élément conscient, Y... n'avait jamais eu la pensée que ces fautes d'ordre technique compromettaient la solidité des bâtiments, puisqu'il en occupait lui-même le rez-de-chaussée avec sa famille, alors qu'en statuant ainsi les juges ont, d'une part, ajouté aux conditions prévues par l'article 20 et omis de donner une base à leur décision ainsi fondée sur une définition restrictive contraire à la loi, et, d'autre part, motivé contradictoirement leur décision car les griefs relatifs aux "fautes d'ordre technique", aux défauts de qualité des matériaux et à l'absence d'assemblage, impliquent par eux-mêmes des conséquences périlleuses.


Par arrêt du 28 juin 1938 la Chambre Civile a constaté que la Cour d'Orléans avait statué comme avait fait l'arrêt cassé et s'était fondée en droit sur des motifs qui sont en opposition avec la doctrine de l'arrêt de la Cour de Cassation ; que le second arrêt rendu dans la même affaire, entre les mêmes parties procédant en la même qualité est ataqué par le même moyen que le précédent. Elle a en conséquence, renvoyé la cause et les parties devant les Chambres réunies de la Cour de Cassation. Les développements du pourvoi et les réponses de la défense ont été reproduits dans l'instruction orale à l'audience.


A R R E T


Sur quoi, LA COUR, Statuant toutes Chambres réunies,

Ouï à l'audience publique de ce jour M. le Conseiller Donat-Guigue en son rapport, Mmes Gaffinel et Roques, avocats des parties en leurs observations respectives, M. le Procureur Général Caous en ses conclusions et après en avoir délibéré en la Chambre du Conseil ;


Sur l'unique moyen du pourvoi :


Vu l'article 20 de la loi du 9 avril 1898 ainsi conçu :

"Aucune des indemnités déterminées par la présente loi ne peut être attribuée à la victime qui a intentionnellement provoqué l'accident. - Le Tribunal a le droit, s'il est prouvé que l'accident est dû à une faute inexcusable de l'ouvrier, de diminuer la pension fixée au titre 1er.

- Lorsqu'il est prouvé que l'accident est dû à la faute inexcusable du patron ou de ceux qu'il s'est substitué dans la direction, l'indemnité pourra être majorée, mais sans que la rente ou le total des rentes allouées puisse dépasser soit la réduction soit le montant du salaire annuel."


Attendu que la faute inexcusable retenue par l'article 20 paragraphe 3 de la loi du 9 avril 1898, doit s'entendre d'une faute d'une gravité exceptionnelle, dérivant d'un acte ou d'une omission volontaire, de la conscience du danger que devait en avoir son auteur, de l'absence de toute cause justificative et se distinguant par le défaut d'un élément intentionnel de la faute visée au paragraphe 1er dudit article ;


Attendu qu'à la suite de l'accident mortel dont a été victime son mari, au cours du travail qu'il effectuait, au service de l'entrepreneur Y..., assuré à la Compagnie d'assurances générales, la veuve Villa agissant tant en son nom personnel qu'au nom de ses enfants mineurs, a demandé la majoration de rentes prévue par l'article 20 de la loi du 9 avril 1898, en se fondant sur la faute inexcusable commise par le chef d'entreprise et qui a entrainé l'effondrement de l'édifice.


Attendu que l'arrêt attaqué constate que la mauvaise qualité des fondations de l'immeuble écroulé et du mortier employé à sa construction, l'insuffisance de la plupart de ses points d'appui, la faiblesse de ses fers, l'absence de chainages et de liaisonnements entre les différents éléments constructifs, constituent, en raison de la nature du terrain, des actes ou des omissions volontaires imputables à Y... qui, d'après le rapport des experts, a édifié la construction au mépris "des règles les plus élémentaires de l'art de bâtir" ;

Attendu que, pour décider que la faute ainsi commise par Y... ne constitue pas une faute inexcusable au sens de l'article 20 précité, l'arrêt se base d'une part, sur ce qu'il n'avait jamais eu la pensée que ces fautes d'ordre technique compromettaient la solidité de I'immeuble puisqu'il en occupait lui-même le rez-de-chaussée avec sa famille et, d'autre part, sur ce que l'absence de tout incident sérieux, au cours de construction, à l'exception d'une fissure d'un mètre 20 de longueur, qui s'était produite dans un mur extérieur, un mois avant l'accident, était de nature à confirmer sa confiance dans la stabilité du bâtiment et par conséquent dans la sécurité de son personnel ;


Mais attendu que ni la témérité dont Y... a fait preuve en occupant le rez-de-chaussée de l'immeuble, ni le fait qu'il n'a tenu aucun compte de l'avertissement qui résultait de ce qu'une fissure s'était produite dans un mur extérieur dudit immeuble, ne pouvaient suffire pour refuser le caractère de faute inexcusable à une faute qui, telle qu'elle est constatée par l'arrêt, implique par elle-même, en raison de sa nature, et de son exceptionnelle gravité, que Y..., entrepreneur de profession, devait avoir conscience du danger auquel il exposait ses ouvriers ;


D'où il suit qu'en statuant ainsi qu'elle l'a fait la Cour d'appel a violé le texte susvisé ;


PAR CES MOTIFS,


Casse et annule l'arrêt rendu entre les parties par la Cour d'appel d'Orléans, Cour de renvoi, le 30 octobre 1935 ;


Remet en conséquence la cause et les parties au même et semblable état où elles étaient avant ledit arrêt, et pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Rouen à ce désignée par délibération spéciale prise en la Chambre du Conseil ;


Condamne la Compagnie d'assurances Générales aux dépens envers le Trésor Public, liquidés à la somme de quatre vingt trois francs 25 centimes, en ce non compris les coût, enregistrement et signification du présent arrêt ;


Ordonne qu'à la diligence de M. le Procureur Général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera imprimé et sera transmis pour être transcrit sur les registres de la Cour d'appel d'orléans, en marge ou à la suite de l'arrêt cassé.


Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, toutes Chambres réunies, en son audience publique du quinze Juillet mil neuf cent quarante et un.

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