Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1972

Rentrées solennelles

En 1972, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur le président René Pleven, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Maurice Aydalot, premier président de la Cour de cassation

 

Monsieur le président,

 

Attentif à nos travaux, soucieux de nos difficultés, témoin de nos joies et de nos deuils - qui furent redoublés au cours des derniers mois -, partageant nos espérances et, de temps à autre, nos désillusions, vous voici aujourd’hui encore parmi nous, au seuil de notre nouvelle année.

La Cour vous salue avec la déférence que commande vos fonctions et la respectueuse et chaude sympathie qu’elle porte à votre personne.

Les rites de cette audience vous sont familiers. Essentiellement consacrée au souvenir de ceux que nous ne voyons plus à leur place habituelle et des magistrats honoraires dont le nom va maintenant disparaître de nos tables, elle se déroule suivant une ordonnance immuable et dans un faste qui peut paraître ostentatoire et démodé.

Mais le garde des Sceaux qui est si proche de nous, si bien informé de notre action et de nos besoins, sait que cette ordonnance immuable de nos audiences solennelles n’est synonyme d’immobilisme ni dans la pensée ni dans le jugement et que ce faste a peine à recouvrir un peu de misère dans les moyens dont nous disposons.

En cet automne judiciaire de 1972, ce ne sont pas seulement les feuilles qui vont tomber des arbres et que le vent balancera avant de les déposer sur le sol. Des institutions, très anciennes, trop sans doute pour répondre aux besoins du temps présent, ont tournoyé au vent de septembre et sont venues joncher nos prétoires. Pour certaines de ces institutions, celles qui sont désormais fondues dans la profession d’avocat, la Cour de cassation n’est pas directement intéressée, puisque nous connaissions déjà - et avec quel profit, et avec quel bonheur - l’unicité de la représentation et de la plaidoirie. Mais il est une disparition que je voudrais saluer et une transformation que je voudrais évoquer, car elles s’appliquent à tous les ordres de juridiction. L’assistance judiciaire a vécu. L’aide judiciaire voit le jour.

La loi du 22 janvier 1851 avait marqué un progrès méritoire dans la recherche et dans l’approche de l’égalité des citoyens devant la justice. Mais elle n’avait abordé le problème que sous l’angle, très aigu, de la charité. L’application de la loi était confiée, selon les dires mêmes du rapporteur, « aux honorables corporations judiciaires mettant au service des indigents, dont après un examen attentif la cause leur paraît bonne, leur temps et leur zèle » et l’institution nouvelle était conçue pour être appliquée « en conciliant les sentiments de générosité et d’amour de la justice avec la raison et la prudence ». Mais quand il s’agit de rechercher les moyens d’assurer l’égalité devant la justice, ce n’est pas seulement aux sources de la générosité et de la charité, si rafraîchissantes, si purifiantes soient-elles, qu’il convient de se rendre. C’est sur d’autres parallèles de départ qu’il faut s’engager, c’est sur d’autres fondations qu’il faut bâtir l’ouvrage. Au surplus la notion même d’indigent, qui pouvait avoir un sens dans un siècle d’économie stable, à dominante foncière, à revenus assurés dans une monnaie constante, à barrières sociales et pécuniaires bien nettes, n’a plus sa place, ni son exclusivité, dans le monde actuel. Où commence, où cesse l’indigence en 1972 ? Qu’est-ce qu’un indigent ? L’indigence a ses avancées, ses zones marginales, qui lui font perdre son nom sans que celui qui s’y trouve placé soit pour autant en situation de faire l’avance des frais d’une action judiciaire. Ce n’est pas seulement parce que ce mot râcle la gorge et donne mauvaise conscience qu’on parle aujourd’hui plus exactement des « économiquement faibles ». Ajouterai-je encore que le système de la loi de 1851 était, faute de modulation, d’une excessive rigidité qui engendrait bien des injustices.

Il ne faut donc pas s’étonner que depuis longtemps le problème d’une réforme ait été posé. Il vous a plu de rappeler devant l’Assemblée nationale, monsieur le garde des Sceaux, sans malice j’en suis certain, que, dès 1920, une proposition de loi avait été déposée dans ce sens par monsieur de Kerguezec, député des Côtes-du-Nord, proposition suivie de beaucoup d’autres, cependant que de nombreuses études étaient préparées par les services de la Chancellerie.

Et c’est ainsi que, substituant au concept de charité la notion d’aide sociale en vue de réduire à un seuil supportable les inégalités devant la justice, vous avez présenté au Parlement un texte qui est devenu la loi du 3 janvier 1972. Sa philosophie est parfaitement résumée dans l’article premier : « Les personnes dont les ressources sont insuffisantes pour faire valoir leurs droits en justice peuvent bénéficier d’une aide judiciaire. Cette aide peut être totale ou partielle. Elle peut être accordée pour tout ou partie de l’instance », et son économie est incluse dans les articles 19 et 20 qui posent le principe que l’aide judiciaire ne pèsera plus sur les seuls auxiliaires de la justice et sera à la charge de la collectivité nationale.

Tels sont les deux points essentiels qu’il m’a paru opportun de dégager.

La conséquence logique de cette modification de conception et de ce transfert des charges se retrouve dans la composition des bureaux d’aide judiciaire. Le bureau de la Cour et moi-même, investis de nouveaux pouvoirs par le décret d’application du 1er septembre 1972, devront, dès aujourd’hui, en délibérer.

J’en aurais terminé avec ces quelques observations si je ne devais ajouter une précision qui nous intéresse directement.

Parmi les objections qu’ont pu soulever les dispositions de la loi nouvelle figurait l’appréhension de voir augmenter considérablement le nombre des procès. Toute facilité d’accéder à la justice comporte bien évidemment ce risque et ce risque aurait constitué un véritable danger à notre degré juridictionnel.

Il eût été très regrettable tout d’abord qu’un usage sans contrôle de l’aide judiciaire vienne, par un afflux de pourvois sans fondement, engorger les cabinets de nos avocats et, par là même, ralentir et retarder leur travail d’analyse et de production, puis risquer de compromettre le fragile équilibre qu’au prix de tant d’efforts les magistrats de la Cour sont parvenus à établir entre les affaires évacuées et les affaires nouvelles. Mais ce n’est pas tout. Il eût été malsain de favoriser - et sans espoir - la permanence de cet état de tension qu’entretient le procès chez celui qui le fait, et qui peut si facilement devenir obsessionnel. Presque quotidiennement, je reçois un courrier édifiant, ou plutôt terrifiant, qui porte la marque du degré d’excitation, voire d’exaspération qu’atteignent beaucoup de plaideurs. Le procès accapare celui qui s’y engage. Il vit « de » son procès. Il vit « dans » son procès. « Quand on veut faire quelque chose pour son procès, observe Kafka, on ne peut plus s’occuper de rien et l’on se demande comment on peut sortir de son encerclement, comment on peut le contourner et vivre en dehors de lui. » Qu’en un combat douteux on donne à chacun des chances égales, mais quand une cause est perdue, il est inutile, et cruel, de prolonger l’exaltation de la lutte et le mirage des illusions. Oui, vraiment, il eût été dangereux de ne pas jalonner de balises - ou de garde-fous - la voie que la loi a tracée. Aussi, monsieur le garde des Sceaux, vous sommes-nous très reconnaissants d’avoir accueilli nos suggestions et fait préciser, par l’article 3 en son second alinéa, que : « en matière de cassation, l’aide judiciaire peut être refusée au demandeur si aucun moyen de cassation sérieux ne peut être relevé ». Cette disposition nous permet de mesurer l’importance et le caractère spécifique de ce que sera la tâche du bureau d’aide judiciaire établi près la Cour de cassation.

L’aide judiciaire voit le jour. L’assistance judiciaire a vécu.

Mais mon esprit ne serait pas en repos si, après avoir marqué mon plein accord avec la loi nouvelle, je n’adressais à tous ceux qui, au cours des décennies, dans l’anonymat des humbles travaux et dans la gratuité des gestes superflus ont consacré tant de jours, tant de soins, tant de coeur dans l’accomplissement de la tâche de charité et d’amour impartie aux bureaux d’assistance judiciaire, l’hommage très profond de la magistrature tout entière. Les circonstances de ma vie professionnelle m’ont permis, depuis plus de vingt ans, d’être le témoin privilégié de ces hommes de bien. Grâces leur soient rendues, car ils ont su donner à la justice, pour les plus déshérités de nos concitoyens, un visage plus humain, plus fraternel, plus chaud.

Et vous comprendrez que j’aie une attention spéciale, une pensée plus proche, un mot plus personnel pour les membres du bureau établi près notre compagnie, que j’associe intimement, comme ils le furent dans le poids de la tâche et dans la poursuite du même idéal, à l’hommage exceptionnel qu’il me plaît de rendre en terminant au président du bureau qui s’en va, le coeur serré peut-être, mais la tête bien haute, monsieur le président Maurice Hersant.

... Et maintenant qu’après ce dernier salut nous pouvons tourner la page, bonne route à l’aide judiciaire !

 

 

 

Discours de monsieur Adolphe Touffait, avocat général près la Cour de cassation

 

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs les présidents,

Monsieur le premier avocat général,

Mesdames,

Messieurs,

Au cours de l’année qui vient de se terminer, notre compagnie a été durement éprouvée. Dix de nos collègues ne sont plus ; les uns ont été prématurément frappés en pleine activité ou leur mission à peine achevée ; quant aux autres, il en est peu auxquels ait été donné le privilège de s’attarder dans la douceur discrète de l’automne.

Le moment est venu, mesdames et messieurs, de nous souvenir, ensemble, de ce qu’ils furent, pour mieux y réfléchir et pour mieux nous convaincre, ensemble également, de ce qu’ils ont apporté à l’oeuvre de justice comme à l’oeuvre humaine.

Ils surent tous, chacun à son poste, sous tous les horizons, en des circonstances parfois difficiles, accomplir ce devoir quotidien dans l’exécution duquel le juriste s’affine et surtout l’homme s’affirme.

Magistrats, ils ont agi selon leur conscience, chacun selon sa propre nature. Du siège ou du parquet, ils s’étaient fondus dans cette Cour au service de l’oeuvre commune ; ils lui étaient toujours fidèles ; nous ne l’oublions pas.

L’un d’entre eux a voulu, expressément, que même son nom fût enveloppé dans le silence. Tous ses amis, ses collègues, ceux de sa chambre plus particulièrement, le conserveront dans leur coeur.

Monsieur François Stefanini

Comme s’il avait voulu contempler une dernière fois le soleil de Messidor, monsieur le conseiller honoraire François Stefanini s’est éteint le 2 juillet 1971, ayant dépassé l’âge de quatre-vingt-sept ans.

Bastiais d’origine, né un 29 février - c’était en 1884 - devenu parisien, il a vécu boulevard Raspail dix-huit années de retraite, après avoir siégé dix ans en notre Cour.

Respectueux de la volonté qu’il a exprimée, nous n’évoquerons pas sa carrière. Nous nous bornerons à saluer aujourd’hui la mémoire du combattant de 1914-1918, titulaire de deux citations, deux fois blessé, croix de guerre, commandeur de la Légion d’honneur.

Monsieur Bernard Perrin

Le 17 août 1971, au Mas-d’Agenais, son habituel séjour de vacances, presqu’à la veille de son soixante-quatrième anniversaire, M. le conseiller Perrin était terrassé en quelques heures par une nouvelle offensive d’un mal dont la sournoise vigilance n’avait pas désarmé.

L’animateur inlassable, qui n’avait jamais mesuré la limite de ses forces, s’écroulait parmi les siens, au milieu des documents qu’il ne cessait de rassembler, emportant avec lui des projets à peine ébauchés qui étaient sa distraction de vacances.

C’est un décret du 26 juillet 1966 qui avait nommé conseiller à notre Cour le professeur Bernard-Marie-Antoine Perrin, alors titulaire d’une chaire à la faculté de droit de Lille ; il venait d’atteindre sa cinquante-neuvième année lorsqu’il fut installé à l’audience de rentrée.

Le professeur, qui n’avait pas abandonné pour autant tout exercice des fonctions enseignantes, était redevenu élève à la chambre sociale.

Habitué aux grandes conceptions d’ensemble, il se pliait aux détails parfois déroutants d’une modeste espèce. Ce furent les dernières contraintes de sa vie ; il les acceptait sans doute de meilleur coeur que celles d’Hippocrate, parce qu’il était de ceux pour qui service est synonyme de mission et parce qu’il avait au plus haut degré le sens de l’esprit d’équipe.

A la vérité le choix qui se porta sur lui en 1966 avait dû réveiller et combler un espoir autrefois caressé : se retrouver un jour, à part entière, dans cette Cour de cassation qu’il avait déjà connue dans son ancienne structure, et où il s’était fait apprécier dans l’exercice de fonctions plus modestes. Il fut donc particulièrement sensible à cette distinction.

C’était là d’ailleurs un des côtés les plus marquants de cette personnalité hors du commun : à travers les détours d’une vie laborieuse - au sens latin le plus complet - et les activités les plus diverses auxquelles il se livra, par devoir ou par goût, Bernard Perrin fut un exemple de ténacité, de volonté persévérante au service d’un idéal ; oui, dussé-je cultiver le paradoxe, la ligne droite derrière les sinuosités apparentes.

L’égoïste ambition lui était étrangère ; conscient, certes, des moyens que le Créateur lui avait donnés, il s’était assigné un objectif : quoi qu’il fît, où qu’il arrivât, pouvoir dire et surtout se dire : meum est, ma place dans la cité, elle est mon oeuvre et cette place pouvoir la mettre au service des hommes.

Il aurait pu tirer parti pour son profit des facilités que lui eût offertes un milieu familial bien placé dans la grande industrie. Il lui devait, certes, beaucoup et son éducation et sa culture, comme le sens naturel de la grandeur de vues ; il y a gagné ces années de jeunesse, quelque peu prolongées au cours desquelles il eut loisir de donner libre cours à des activités de vocation plutôt que de profession, qu’il exerçait au gré de ses aspirations.

S’il aimait à dire en une de ces formules à l’emporte-pièce qu’il avait l’art de manier dans l’intimité ou la camaraderie : « J’ai perdu dix années de ma vie », il ne les avait, certes, point gâchées en futiles caprices : ses folies de jeunesse, elles s’appelaient le sport - dans la mesure où le lui permettait sa vue - le scoutisme surtout, pour l’idéal qui était le sien, l’oeuvre et l’entraide sociale militante.

Rien ne le hérissait tant que l’aveugle injustice - j’en fus témoin lors d’un banal incident de contrôle en gare Saint-Lazare ; il n’avait de plus belle satisfaction que d’avoir pu seconder les efforts d’un garçon méritant en lui montrant la voie où il était capable de réussir et d’applaudir à cette réussite : ceux qui eurent le privilège de le cotoyer pourraient en porter, comme moi, témoignage.

Ces dix années « perdues », bientôt suivies d’une reprise de l’uniforme - il fit la campagne de 1939-1940 comme lieutenant dans l’intendance - ne seraient-elles pas, après tout, celles qui firent du jeune homme un peu dilettante, devenu chef de famille, le Perrin de la maturité, de la pleine possession d’exceptionnels moyens que certains d’entre nous avons connu à la Chancellerie, auquel on ne pouvait adresser qu’un seul reproche, aussi amical qu’il demeurait sans écho, celui d’oublier que la force physique, trop durement sollicitée, peut, quelquefois, se dérober et la nature se venger plus tard.

A quoi servirait d’énumérer des diplômes, de suivre tous les cheminements d’une carrière, alors qu’en Bernard Perrin, c’est l’homme, avec ses constantes qui doit retenir l’attention ?

Versaillais de naissance, élevé à Versailles, qui restera toujours son attache, où il aura son foyer et qu’il rejoindra dans son dernier sommeil, docteur en droit, diplômé des sciences politiques, il avait la passion de l’histoire, depuis la philosophie de la grande histoire, jusqu’à l’anecdote, dont il était friand parce qu’elle est la plus proche des hommes.

Juriste, romaniste et profondément imprégné de culture classique, publiciste et spécialiste du droit judiciaire, comme de la criminologie, depuis l’antiquité romaine, il était non moins intéressé par le droit comparé, science des hommes et non plus seulement d’un groupe d’hommes. J’en oublie, mais l’érudition ne fut jamais autre chose pour lui que le simple matériau d’une culture dont un esprit universel savait toujours, par vocation, communiquer quelque chose à ceux qui l’approchaient

Assistant à l’Institut de droit comparé, greffier à notre Cour où il fut installé au retour de la campagne de 1940, puis magistrat délégué à la Chancellerie où il demeura sept années, il était reçu en décembre 1951 à l’agrégation de droit.

Le romaniste, l’historien, peu versé dans la langue de Goethe (ou de Yehring) était alors détaché à l’université de la Sarre pour y enseigner le droit commercial...

Nommé en 1956 professeur agrégé à la faculté de Lille, il y reçut deux ans plus tard la chaire de droit romain ; il y devint également directeur de l’institut de criminologie.

Il dispensa ailleurs encore son enseignement, notamment à l’Institut des hautes études d’outre-mer, à l’Ecole supérieure de commerce de Lille et à l’Institut des études juridiques d’Amiens, à Reims.

Il eût conservé ces dernières fonctions si les atteintes subies par sa santé ne l’eussent contraint de renoncer, bien à contrecoeur.

Partout, il fut hautement apprécié et surtout aimé de ses étudiants.

Passons sur ses écrits, la nomenclature la plus complète laisserait de côté l’essentiel : l’homme qui anima l’ouvrage, qu’il savait parfois faire surgir de rien et la flamme qui l’avait animé pour le réaliser.

Homme d’action il le fut, mais, avant tout, homme de conception, car telle était sa dynamique que l’action n’existait qu’en fonction d’un but, d’une mission. Trouver d’abord l’idée d’où sortirait l’oeuvre concrète, la faire partager, communiquer sa foi, mettre en route et se consacrer à une autre réalisation.

Du temps de ses fonctions au greffe de notre Cour, on retiendra l’initiative qu’il prit avec un de ses collègues, aujourd’hui brillant magistrat, d’une publication rapide dans une revue juridique de sommaires des principaux arrêts (elle s’y perpétue avec le nom des créateurs), les chroniques qu’il rédigea pour expliquer la structure de vos arrêts, les suggestions pour que la plus large diffusion en fût assurée.

Lorsque du greffe il accéda à notre profession, c’est une oeuvre précise qui l’attendait à la Chancellerie : faire aboutir - j’emploie l’expression à dessein - une refonte du droit de la nationalité et, plus spécialement, lorsqu’eut été promulgué le « Code de la nationalité française », réaliser cette édition officielle prévue par les textes, devant laquelle ceux qui, avant de la connaître, avaient brocardé l’« édition de librairie », s’inclinèrent ensuite sans réserve.

Il est difficile au témoin de cette époque de ne pas voir affluer les souvenirs dont il n’a d’ailleurs pas le monopole ; il ne les évoque ici que pour les retenir en exemple de la persévérance, de l’autorité, de la fermeté sur l’essentiel dont fit preuve Bernard Perrin, de sa constance et d’un entrain que rien ne décourageait, de l’esprit d’équipe qu’il avait réussi à insuffler à un petit groupe jusque dans l’accomplissement de la tâche matérielle la plus modeste, mais indispensable à la réalisation de l’ensemble.

Ce Bernard Perrin que nous connûmes alors, le Perrin de la quarantaine, en pleine possession de tous ses moyens physiques et d’une extraordinaire puissance de travail, nous l’avons retrouvé après quinze années de vie universitaire au cours de laquelle il s’était acquis une renommée justement méritée, mais, obligé de ménager sa santé, moins ardent.

Il avait réussi, après son départ de ce qui fut le bureau du Sceau, à mener de pair les missions les plus diverses : secrétariat de la commission de réforme du Code de procédure civile, négociations franco-sarroises, persévérant en même temps dans la préparation de ce concours d’agrégation qu’il ne perdait jamais de vue, sans abandonner son entrain, sa bonne humeur, son goût pour la plaisanterie qui détend au moment opportun. Et le futur professeur trouvait encore quelques heures pour les consacrer à la formation des attachés.

J’ai réservé une place à part à l’une des activités de notre collègue, dont les années passées à la Direction des Affaires civiles furent le point de départ : désigné en 1948 pour participer en qualité d’auditeur aux travaux de l’Institut des hautes études de défense nationale, il s’y fit à ce point remarquer et apprécier qu’il se retrouvait en 1957 conseiller technique des études. L’hommage, dont à la suite de sa disparition, le général directeur de l’institut accompagna ses condoléances, est plus éloquent, par la chaleur et la spontanéité de ses termes, que le plus complet des palmarès.

De nombreuses promotions honorifiques témoignèrent de la valeur des services de Bernard Perrin dans les domaines les plus divers. Je retiendrai celles auxquelles il fut, je crois, le plus sensible : la Légion d’honneur tout d’abord, il y avait le grade d’officier, le Mérite militaire, l’ordre des Palmes académiques (il était officier) et bien d’autres.

Un dernier trait enfin, car il ne saurait être passé sous silence. L’homme qu’était Bernard Perrin ne pouvait aller seul dans la vie. Combien de fois l’avait-il déclaré ! C’est pourquoi, rompant le voile de la vie privée, je m’autorise à le répéter après lui. L’homme public n’eût pas été ce qu’il fut, s’il n’avait eu au foyer la présence, la compréhensive affection et aussi la discrète sollicitude qui en firent le havre où il savait trouver ce bonheur sans lequel il n’est pas de véritable équilibre.

Respectueux du deuil d’une famille brutalement frappée, dont nous admirons le courage, nous resterons quelques secondes silencieux, parce que Bernard Perrin savait aussi comprendre la force du recueillement.

Monsieur Bernard Comte

Le 30 juillet 1969, monsieur le président Bernard Comte était parvenu au terme d’une carrière qui, par tous les échelons du parquet, l’avait conduit en 1953 jusqu’aux portes de la chambre criminelle ; le prestige qu’il s’y était acquis lui avait valu d’en recevoir en octobre 1967 la présidence, dont il a ainsi assumé la haute charge pendant deux années.

L’homme était à la mesure de ce couronnement. Lorsque sonna l’heure du départ, il savait quels regrets il emportait avec lui, de quelle déférente affection il allait être suivi par ceux qui restaient, qu’il avait guidés et qui, de leur côté, sentaient à quel point la séparation lui était pénible.

Et nous, les « nouveaux », ceux du parquet comme du siège, qui eûmes l’honneur de prendre place par la suite, à un titre quelconque dans cette même chambre criminelle, nous pûmes aussitôt percevoir la force des liens qui l’avaient unie à son président, la marque profonde qu’y avait imprimée son oeuvre mais plus encore sa personne.

Nous espérions tous le voir, le revoir dans ces locaux qui lui étaient familiers, nous enrichir à son contact et surtout mieux connaître le secret de cette chaleur humaine qui rayonnait de lui.

Le destin devait en décider autrement : il fallait bien se résigner à la douloureuse nouvelle qui se répandit à la veille de notre précédente rentrée. Après deux années seulement de retraite, le président Comte venait de nous quitter à jamais.

Puis-je, à la vérité, parler de nous quitter ?... Au début de la présente année 1972 une cérémonie s’est déroulée dans cette chambre qui avait été sienne, honorée de votre présence, monsieur le premier président, monsieur le procureur général, mais hors de toute solennité et combien émouvante. Par le don d’une toile, une présence qui ne pouvait s’éloigner des esprits ni des coeurs allait se perpétuer par l’image.

J’entends encore les paroles qui furent prononcées, je ne puis oublier l’émotion de monsieur le président Rolland, évoquant, avec quelle ferveur, l’homme et son caractère, exaltant sa culture, son ouverture à toutes les choses humaines et la complicité avec laquelle il sut « faire énergiquement sa longue et lourde tâche » aux postes qu’occupa le magistrat.

Répéter ne serait que plagier. Si je m’en tiens surtout au magistrat, c’est l’homme que j’ai retrouvé sans relâche, l’homme pour qui la justice ne pouvait jamais se concevoir autrement qu’oeuvre humaine et rendue au service des hommes, celui dont un des chefs de la Cour de Paris écrivit un jour : « Un grand magistrat dont la valeur s’est affirmée avec éclat ».

Grand magistrat il le fut, à tous égards, parce qu’il était en tous points l’antithèse vivante de ce portrait malveillant de notre état qu’un roman - un roman primé - présente à son public, parce que jamais chez lui « la technique n’avait étouffé le coeur ».

Si chaleureux qu’aient été les éloges, il y manquait cependant quelque chose : le président Comte ne fut pas seulement un magistrat de grande classe ; ce qui frappait en lui, en sa personne, dès son abord, c’était une présence, une extraordinaire présence, l’impression d’aisance naturelle en toutes circonstances, la simplicité, l’amabilité, la spontanéité du geste, la vivacité du regard comme celle de la répartie, l’élégance de la parole enfin, qui fut l’un de ses dons les plus remarquables.

Par son origine savoyarde et par son éducation, il était aussi et tout à la fois un être de mesure et de fermeté ; l’excès lui était étranger et il le supportait mal chez autrui. La finesse de ses goûts l’en écartait en toute occasion. Il aimait et appréciait en tout la qualité, la vie quand elle sourit, comme il savait lui-même sourire, non quand elle s’esclaffe, la belle oeuvre d’art, la fine table en compagnie de vrais amis, l’aimable répartie, jamais la vulgarité, l’éloquence bien maniée - il le savait admirablement - non la grandiloquence, la culture mais non la sèche érudition et moins encore le pédantisme.

S’étonnera-t-on que les sentiments qu’il a suscités fussent à la mesure de sa puissance de rayonnement. L’estime d’un chef ne tardait pas à devenir amitié ; ceux auxquels il dispensa son enseignement - à l’Ecole de police notamment - ne sont pas près de l’oublier et parmi les jeunes collaborateurs qui eurent le privilège d’être formés par lui, j’en sais qui ont gardé de ce contact la plus respectueuse, mais aussi la plus fervente admiration.

Né à la fin du siècle, ce fils de magistrat - son père était alors juge à Chambéry où il devait terminer sa carrière à la cour d’appel - fut imprégné tout à la fois de la tradition familiale et de l’esprit de cette région où la montagne encore proche s’adoucit au contact des larges vallées qui invitent au voyage.

Peut-on imaginer que la patrie des frères de Maistre n’ait pas imprimé sur un garçon déjà brillant et dont l’éducation fut ainsi conduite, la marque de son réalisme et de son ouverture ?

Bernard Comte a quinze ans lorsqu’éclate la guerre ; elle se prolonge ; il connaîtra pendant dix-neuf mois, d’avril 1918 à novembre 1919, les servitudes de l’existence d’un simple troupier, pour terminer avec les galons de brigadier dans l’artillerie. Rude école certes pour un jeune étudiant à peine sorti de sa famille, mais dont un adolescent apte à s’accommoder des circonstances peut retirer de substantiels enrichissements.

Libéré, sa licence obtenue à la faculté de Grenoble, sans jamais manquer non seulement un examen mais une mention, il est, en octobre 1920, attaché au parquet de Chambéry et inscrit au barreau tout en poursuivant son doctorat. Ce sont les premières armes. Il se fait immédiatement remarquer, d’un côté comme de l’autre, par l’étendue de sa culture littéraire, par la fermeté du caractère, comme aussi par l’aisance du comportement au service de réels talents oratoires.

C’est la même impression qu’il produit sur le jury de l’examen professionnel, affronté brillamment en novembre 1922, à vingt-trois ans.

Voici donc le fils de magistrat à son tour magistrat. Il est déjà riche de promesses, dont cette carrière qu’il aborde lui permettra de faire les plus vivantes réalités.

Dès ses débuts, le savoyard va changer d’horizon ; il va faire connaissance, en qualité d’attaché titulaire, avec le parquet général de Paris.

Paris n’a pas ébloui le jeune provincial, mais il ne cessera de s’enrichir à ce contact ; Paris ne l’a pas non plus dérouté. Les appréciations se confirment et avec elles les espoirs.

Il serait vain de parcourir une à une les étapes d’une ascension qui se poursuit tout entière dans les parquets de ce ressort, si varié et si personnalisé.

Ce qui frappe avant tout, c’est une ligne aussi droite que le plus monumental escalier de nos temples de justice, une véritable image de marque, dirions-nous aujourd’hui, de ce que peut être un grand magistrat du ministère public et au-delà de cette image, la fondamentale unité de notre profession, car il n’est de vrai magistrat que s’il en a l’âme.

Que des censeurs, peu au fait de la variété des tâches du parquet ou prompts à échafauder ces caricatures auxquelles le bon peuple est tenté de croire, n’ont-ils vraiment connu, dans la diversité de ses fonctions, des hommes comme le fut Bernard Comte !

Du parquet il fut la parfaite image, non point de telle ou telle de ses fonctions lorsqu’il fut parvenu dans les grandes juridictions, ni magistrat d’audience soucieux de briller, ni cantonné dans le travail ardu mais plus obscur d’une section ou du règlement des dossiers, mais tour à tour, également à son aise dans chaque tâche, apte à porter la parole comme à diriger un service administratif ou à régler une difficile affaire.

Tel est, la maturité venue, celui dont ses chefs du parquet de la Seine, où il est nommé substitut adjoint à trente-cinq ans en octobre 1934, vont souligner « la diversité des moyens oratoires, de l’aimable enjouement (c’était pour l’affaire Jean Warner) à la gravité sobre » (l’époque était déjà troublée) mais surtout « la constante mesure, la loyauté de l’argument opposant à la séduction ou à la virulence de ses contradicteurs un obstacle permanent ».

Il avait l’art de dénouer les liens de l’affaire la plus compliquée, de se faire écouter, de se faire respecter parce que tout en lui inspirait le respect. On se dit bien vite au palais qu’il était des points sur lesquels il ne transigeait pas.

Comme il savait s’incliner lorsque son point de vue n’était pas accepté, il était également de ceux qui ne laissent pas à autrui la responsabilité d’une décision qui lui incombait.

Il venait à peine d’accéder au parquet général, où il fut promu en mars 1944 et affecté au service central, lorsqu’il reçut la charge, après la Libération, du contrôle des cours de justice du ressort. La tâche était nouvelle, à la fois très lourde et combien délicate : veiller au fonctionnement matériel de ces juridictions, éviter les faiblesses, mais aussi écarter les passions lorsque les coeurs sont encore à vif. A cette œuvre, il se donna tout entier, inlassablement, et je me dois de citer - une fois encore - parce qu’on ne peut mieux résumer l’homme dans l’exercice de sa fonction : « Avec autant de tact que d’efficacité, prend ses responsabilités, fait preuve d’indépendance, de courtoisie et de fermeté et donne à la tête de ce poste difficile la mesure de ses éminentes qualités. »

En 1948, il était avocat général. Tous ceux qui le connurent à la tête du service central savent quelle ferme et bienveillante autorité il déploya tout au long des années où il y demeura.

La chambre criminelle l’attendait. Devenu magistrat du siège, il allait y affirmer d’emblée non seulement l’étendue de son expérience, la sûreté de son jugement, la précision et la rigueur de son style, mais il allait surtout y trouver l’expression finale de cette figure dont nous gardons le souvenir.

Il y accédait à une époque où, sous l’impulsion vigoureuse et l’autorité du président Patin, un important reliquat d’affaires allait être résorbé au prix d’efforts dont un simple regard sur le bulletin suffit à révéler l’ampleur. Une fois de plus, il eut dans cette lourde tâche une part remarquée.

Est-il besoin de rappeler quelle fut l’oeuvre du conseiller, puis du doyen et finalement du président Comte, successeur en 1967 de monsieur le président Zambeaux ? Présente à toutes les mémoires, elle s’inscrit inlassablement tout au long des pages de seize de nos bulletins. Derrière la diversité des textes, il connaissait admirablement - car il l’avait « sentie » au sens le plus complet du terme - l’inspiration d’une jurisprudence dont nul détail ne lui était étranger.

J’aurai garde d’omettre son influence sur l’évolution législative ; il n’était pas, et depuis longtemps, de grand problème sur lequel il n’eût été appelé, d’une façon ou d’une autre, à formuler un avis, avant même d’être membre du Conseil de législation criminelle.

Je n’oublierai pas non plus les hautes fonctions dont le fit investir un prestige unanimement reconnu : membre, puis président depuis 1963, de la commission d’instruction de la Haute Cour, conseiller suppléant à la Cour de révision judiciaire de la principauté de Monaco, il était depuis 1964 membre du Conseil supérieur de la magistrature.

Je voudrais surtout en revenir à cette image du président Comte, la plus émouvante, parce que c’est ici, dans cette chambre criminelle à laquelle il était uni par tant et tant de liens, dans l’atmosphère d’affectueuse amitié où il a travaillé, c’est ici qu’elle avait trouvé cette expression définitive dont nous voulons conserver le pieux souvenir.

François Giacobbi.

Rappelons-nous la sérénité du visage, rehaussée par la belle chevelure argentée, les traits toujours jeunes adoucis par l’aimable sourire, le regard toujours vif, à l’occasion pétillant, la démarche encore alerte, le geste accompagnant le propos familier ou solennel selon les circonstances.

Il était, au faîte de sa carrière, le symbole parfait d’un homme qui s’était pleinement réalisé grâce à elle et auquel était donné ce privilège de communiquer à ceux qui l’approchaient quelque chose de lui.

Toute son oeuvre, il l’a accomplie sans recherche, sans ostentation, en homme bien né certes, mais qui jamais ne provoqua le destin et n’eut d’autre idéal que de remplir, au service des hommes, les devoirs de la charge qui lui était confiée.

Commandeur de la Légion d’honneur depuis juillet 1968, le président Comte s’était vu conférer, le 12 mai 1971, le titre de grand officier de l’ordre du Mérite.

Bernard Comte repose pour toujours en terre savoyarde, dans le cimetière d’un village dont on se plairait à imaginer que les bruissements ne soient troublés que par la voix d’un clocher à bulbe.

Il nous a quittés et nous nous inclinons profondément devant l’immense douleur de celle qu’il a laissée, désemparée. Nous souhaiterions qu’elle pût trouver quelque réconfort dans l’unanimité de nos sentiments.

Que tous ceux auxquels il était cher connaissent également notre peine.

Il nous a quittés, mais il restera près de nous. Lorsque seront achevés les travaux actuellement en cours, l’image du président Comte trouvera dans les locaux de sa chambre criminelle, la place qu’un souvenir fidèle lui a réservée.

Monsieur François Giacobbi

Une vie qui s’était déroulée sous les horizons lés plus divers, exaltante à certaines heures, s’est achevée, le 17 octobre 1971, dans la paix d’un automne méditerranéen, avec le décès de monsieur le conseiller honoraire François Giacobbi.

Procureur général près la Cour d’appel d’Afrique équatoriale française, lorsque le choix se porta sur lui en 1957, la promotion dont il fit l’objet venait reconnaître dix années d’éminents services sur la terre africaine ; elle concrétisait les espoirs de nos collègues d’outre-mer d’accéder un peu plus nombreux à notre Cour ; elle ouvrait à François Giacobbi la perspective d’une vie professionnelle renouvelée à l’heure où l’autorité sereine prend le relais d’un mode d’existence que les forces physiques, éprouvées par les climats lointains, auraient peine à poursuivre.

Le voyageur qui s’arrête à Venacco ne manque pas de remarquer, aux confins du vieux bourg, une villa de quelque apparence et pour peu qu’il se montre curieux, on lui dira bien vite, non sans quelque fierté, cette fierté des humbles pour tout ce qui est de leur pays, que c’est là la propriété de la famille Giacobbi.

Une famille de cette bourgeoisie de l’intérieur, empreinte tout à la fois de traditions et d’esprit libéral apporté du large, aimée parce que demeurée simple avec tous, pour qui la gestion des affaires publiques est comme un devoir social dont on ne tire nulle vanité, une famille enfin que n’atteint aucun des signes de ce prétendu déclin dont une oeuvre sceptique et faussement lucide se complaît à brosser le déprimant tableau.

De cette famille, Venacco peut être fier. Animée d’un ardent patriotisme, depuis longtemps au service de la République, elle a donné à la France des parlementaires - le père de notre collègue maître Marius Giacobbi, fut député sous la IIIème République - un ministre : son frère - un sénateur : son neveu - ; elle s’est dévouée corps et âme pour la délivrance de son île, affrontant les pires dangers.

François Giacobbi n’avait, au cours de son existence, desserré aucun des liens qui le rattachaient à sa terre natale ; il y épousa Marguerite d’Escodeca ; il s’y fixa un temps ; il y revint enfin pour achever son existence dans le décor de son enfance, mais Paris lui était également familier comme à beaucoup de ses concitoyens.

Il avait reçu de Paris toute sa formation secondaire, puis universitaire, sur la montagne Sainte-Geneviève, de la rue Lhomond où ses parents étaient venus demeurer, au lycée Henri IV et plus tard en notre vieille faculté de la rue Saint-Jacques, où il put s’enrichir de l’enseignement d’un Planiol ou d’un Pillet.

Avant le choix définitif d’une voie, le goût de l’aventure au service du pays s’était manifesté chez le jeune bachelier. Engagé volontaire à dix-sept ans et demi, en mars 1915, partageant dans l’artillerie la vie rude de la troupe, il devait revenir, la paix signée, avec un modeste galon de sous-officier, mais avec une grave blessure dont il avait été atteint quelques jours avant l’armistice, une très belle citation à l’ordre de la division, la Croix de guerre et la Médaille militaire.

De ce tranquille courage il allait, vingt-cinq années plus tard, fournir une preuve éclatante.

Il avait perdu son père. C’était à lui de décider de sa voie. Il avait sous les yeux l’exemple de proches, d’un oncle maternel notamment, alors magistrat à la Guadeloupe, qui devait devenir par la suite chef des services judiciaires d’Afrique occidentale.

Attiré tout à la fois par la carrière et par les horizons lointains, il achève sa licence, tout en occupant un modeste emploi de lecteur d’épreuves à l’Imprimerie nationale, puis obtient d’être attaché au parquet général de Saigon, pour se retrouver quelques semaines plus tard au Tonkin où il va demeurer sept années.

Attaché, puis juge suppléant et juge de paix à compétence étendue, il s’y verra confier presque tout le temps des fonctions plus élevées que celles de son grade, tour à tour substitut, juge d’instruction et même conseiller intérimaire à la cour d’appel.

Les éloges de ses chefs sont unanimes ; ils mettent l’accent sur un ensemble de qualités qui se sont révélées, à travers une grande simplicité naturelle, dans des circonstances parfois très délicates, le rendant apte à leurs yeux à n’importe quel service judiciaire et leur font augurer « le magistrat de grand avenir ».

C’est, malgré tout, une voie différente qu’il allait prendre. En 1929, il présente sa démission et prête, à Saigon, le serment d’avocat. Il s’y fera vite apprécier de tout le corps judiciaire et administratif par sa droiture et sa fermeté.

Pouvait-il alors se douter que son départ de la magistrature n’était qu’un au revoir ?

Le climat l’a éprouvé ; il aspire à retrouver son île, pressentant peut être plus ou moins confusément qu’il pourra la servir. Il a quitté Saigon aux vacances de 1938 ; il n’y retournera pas. Réformé en novembre 1939, il renoue à Bastia avec la tradition paternelle et y installe un cabinet où la clientèle ne tarde pas à affluer.

La défaite, puis l’humiliante occupation, les perspectives insupportables pour le coeur de ces Français épris de liberté, conduisent la famille Giacobbi à la pointe du combat.

Il est sur place ; il y restera, rassemblant les énergies éparses, organisant les groupes, prenant liaison avec le capitaine Lacoste qui lui confie au nom de la France libre le commandement du réseau FFL de la Corse.

Sous le couvert du cabinet d’avocat, 1942 fut une année d’activité intense.

L’étau qui se resserre, l’arrestation en mars 1943 de Fred Scamaroni, l’obligent à gagner le maquis où il poursuivra inlassablement la préparation de la délivrance.

La Croix de guerre 1939-1945, puis la médaille de la Résistance sont venues reconnaître les services du combattant qui avait si ardemment contribué à rendre à son île l’image dont elle est fière et que symbolise son emblème, l’homme au bandeau levé.

La tourmente passée, François Giacobbi se sent toujours le goût de servir. Il avait failli retourner en Indochine, comme conseiller juridique du haut commissaire, mais c’est en définitive vers la magistrature qu’il orienta ses regards, chaudement appuyé par les chefs de la cour d’appel.

Il eût souhaité être nommé à Madagascar ; il reçut un poste d’avocat général en Afrique équatoriale et rejoignit Brazzaville en juillet 1946.

Tout était à refaire ou à entreprendre là-bas, depuis la révision de la carte judiciaire jusqu’à l’implantation matérielle des juridictions, l’accueil et l’installation du personnel en même temps que l’étude d’importantes modifications législatives.

Il s’y consacra avec une telle efficacité, en étroit accord avec le président Paoli, évitant par son doigté des frictions qui eussent facilement dégénéré en incidents très graves ; il s’y acquit une telle estime que le poste de procureur général, devenu vacant deux années plus tard et dont il assumait depuis plusieurs mois l’intérim, lui fut aussitôt confié. Ainsi se trouvait assurée, à la satisfaction unanime des hautes autorités de la Fédération et de ses représentants, qui en avaient signalé l’impérieuse nécessité, la continuité d’une direction aussi ferme que prudente.

La prévision formulée un quart de siècle plus tôt par ses chefs de la Cour d’Hanoï s’était pleinement réalisée. Il avait su avoir de l’ambition, non pas pour lui mais pour le prestige de son pays ; aussi ne lui faisait-on qu’un seul reproche : celui de ne pas avoir suffisamment cure de l’aspect financier des problèmes auxquels il s’était attaqué...

L’arrivée dans notre cour du procureur général Giacobbi allait être pour lui l’occasion d’une nouvelle reconversion ; il passait de la haute administration sur la terre africaine à la matière des baux commerciaux qui lui était bien peu familière et aussi à une technique de travail qu’il lui restait à apprendre.

Il s’y adapta, très rapidement. Les regrets unanimes qui, dix ans plus tard, accompagnèrent son départ s’adressaient aussi bien au magistrat et à son oeuvre qu’à l’homme de coeur qui comptait tant d’amis.

La santé délabrée de notre collègue promu à l’honorariat réclamait une existence désormais sans à coup, loin de toute agitation.

Il s’était retiré dans son île, pour respirer dans la paix de l’automne cet air subtil dont elle a le secret. On ne le voyait plus, bien sûr, parcourant comme autrefois, d’un pas assuré, la canne à la main « sa » montagne, s’attardant au soleil couchant ou redescendant au bourg à l’heure où s’animent les terrasses, mais il restait toujours au service de sa commune, dont il était le maire.

Les personnalités et la foule qui assistaient à ses obsèques témoignaient de l’affection dont il était entouré.

Que notre souvenir s’ajoute à ces marques de respect ; que sa famille, que les fils de Venacco veuillent bien accepter de nous laisser joindre notre modeste hommage à leur recueillement.

François Giacobbi, deux fois Croix de guerre, médaillé militaire et médaillé de la Résistance, était officier de la Légion d’honneur.

Monsieur André Ithier

Ses fonctions actives avaient cessé depuis mars 1965, mais monsieur l’avocat général honoraire Ithier n’avait oublié ni les onze années passées en notre Cour, où il avait été reçu au printemps 1954, ni les amitiés fidèles qu’il avait entretenues et conservées. On l’y voyait souvent, à l’occasion des audiences solennelles et aussi dans les couloirs, s’entretenant un moment avec l’un ou l’autre, toujours souriant, plein de cet esprit dont l’expression révélait à la fois la profonde culture alliée au sens de l’humour.

Aussi l’inquiétude se fit-elle jour lorsque ses visites s’espacèrent ; des nouvelles qui parvinrent devait l’accroître : la santé d’André Ithier allait en s’altérant ; une alerte s’ajoutait à une autre et, le 17 décembre 1971, le mal qui s’acharnait fut le plus fort : vaincu par la souffrance, notre collègue s’était éteint à l’issue d’une douloureuse agonie.

Ainsi disparaissait, avec un magistrat distingué, l’homme aimable, raffiné, qui se révélait dès le premier abord et que ceux qui eurent le privilège de son amitié n’avaient et n’ont cessé de louer sans réserve.

André Ithier portait en lui, peut-être plus profondément que d’autres, ce qu’il pouvait tenir de sa naissance, ce que la vie avait imprimé sur lui et ce qu’il s’était donné à lui-même à partir de ce qu’il était.

Sa naissance d’abord : homme de l’Est - sa famille était de Montmédy - il en avait la discrète réserve, préférant toujours la qualité - qui n’exclut point l’élégance - à l’éclat superficiel, aimant la conversation pour l’échange de pensée et non par besoin de parler, flatté d’avoir plu sans jamais avoir cherché à séduire.

Il était né le 20 avril 1895 dans une villa du quartier de Chaillot ; son père, alors au contrôle central du réseau P.L.M., avait atteint la cinquantaine. Enfant, puis garçonnet, il fut choyé comme on peut le penser. La profonde affection que lui voua sa mère, il la lui rendra plus tard en restant auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle ait quitté ce monde.

La vie ensuite : il venait, sortant de l’adolescence, de terminer sa première année de droit et de partir pour Montmédy en vacances, lorsqu’il y fut surpris par l’avance allemande. Il allait y rester bloqué, prisonnier civil, jusqu’à la fin de la guerre.

Ces événements furent-ils déterminants sur sa personnalité ? Sans nul doute. Sur sa santé ? Peut-être. Il sera réformé temporairement avant d’être versé dans le service auxiliaire. Plusieurs fois, au cours de sa carrière, il aura besoin d’une surveillance médicale et d’un repos pour retrouver cet équilibre physique qui semble par moments fragile, mais son énergie, la richesse de sa pensée n’en seront jamais atteintes.

Licencié en mars 1920, on le verra plus tard, dans quelques études, manifester sa fidélité à l’égard d’une matière à option qu’il avait choisie : le droit maritime ; un certificat de science pénale complète son bagage juridique.

Attaché au parquet de la Seine, la chance lui fut donnée d’en connaître, avant l’examen professionnel, un certain nombre de sections, de la financière au service central en passant par le contrôle. Il s’y fit apprécier tout à la fois par la qualité de son travail et la finesse de son éducation. De l’avis du jury, il fera, l’expérience aidant, un excellent magistrat, auquel il reste à acquérir cette autorité qui lui eût permis de s’affirmer plus nettement aux épreuves orales.

André Ithier était un Parisien, formé à Paris, qui s’est cultivé à Paris, attaché à tous les souvenirs d’une quiète jeunesse, marqué par l’épreuve avant de retrouver « sa ville » qu’il aima non point pour une vie de plaisir, mais pour tout ce que Paris peut offrir à un esprit libéral, finement cultivé, doublé d’une âme sensible à l’extrême, amateur des arts et des lettres.

Sa carrière qui débuta - comblant ses voeux - par un poste d’attaché titulaire, devait se dérouler tout entière dans le ressort de Paris et tout entière au parquet si l’on excepte quelques semaines de siège au tribunal d’Arcy-sur-Aube.

Lorsqu’à la rentrée judiciaire de 1934 il est installé en qualité de substitut adjoint à la Seine, dix-huit années de parquet ont donné à l’homme et au magistrat cette autorité qui faisait encore défaut au jeune attaché de 1922 ; il l’a acquise à l’audience à Corbeil, comme à la tête du parquet de Mantes dont il venait pendant quatre ans d’assumer la charge. Sa nomination à Paris témoignait de sa réussite.

Si jamais écriture fut révélatrice d’une personnalité, point n’est besoin d’être graphologue pour, d’emblée, percevoir tout à la fois les constantes et l’affirmation progressive de l’attachante personnalité d’André Ithier. Toujours délicate et soignée, comme au temps de l’examen professionnel, plus raffinée s’il se peut dans le détail, elle s’étoffe, elle s’aère ; l’homme dans la force de l’âge est maintenant sûr de lui ; la signature, discrète, appliquée, horizontale, a littéralement conquis son espace ; elle s’allonge, elle monte, elle affirme ; le court paraphe dans lequel elle s’achève a lui-même besoin de large avant d’entreprendre sa descente : André Ithier s’est pleinement réalisé.

Cette même écriture reflétera encore, plus tard, les atteintes subies par la santé. Traces aujourd’hui émouvantes de sursauts que peut-être il ignora lui-même, traces révélatrices aussi de la sensibilité d’une nature délicate et de cet équilibre subtil qui est l’apanage d’un être à la fois fragile et raffiné.

André Ithier ne fut point de ces lutteurs auxquels il faut l’ambiance d’une salle comble pour développer la pleine puissance des forces de la nature ; il était fait pour l’atmosphère plus discrète de l’audience civile, pour le règlement des dossiers ou pour les affaires administratives.

Sa réussite avait été complète à la 7ème section du parquet de la Seine, une de celle où le magistrat se trouve en contact direct avec le public le plus divers, comme elle le fut à l’audience de la troisième chambre, puis au service des séquestres et à la première chambre.

Elle devait être également totale au parquet général, que ce soit à la section civile, à la neuvième chambre où il se retrouva, à l’audience, pénaliste aussi averti que plein de tact et d’autorité et finalement à la première chambre où il donna le meilleur de lui-même.

Sa formation intellectuelle, sa dilection pour les manifestations de l’art sous ses aspects les plus variés, pour l’archéologie où l’art se mélange à l’histoire, la sûreté de son goût qui ne le trompait pas - il avait horreur du snobisme comme de la publicité - ne pouvait qu’aviver l’intérêt du magistrat pour les affaires dont il eut à connaître et servir à la fine analyse juridique qu’il faut bien leur appliquer lorsqu’elles franchissent les portes du prétoire. Ses conclusions qui demeurent une leçon, témoignent de la parfaite sûreté de ses avis, jusque dans le maniement toujours délicat des principes du droit international privé.

Beaucoup se souviennent du discours qu’il prononça lors de la rentrée judiciaire de 1949 et de la façon magistrale dont il fit revivre la figure d’un président du dix-huitième siècle, le président du Paty ; également présente dans bien des mémoires, cette évocation de deux procès littéraires (Flaubert et Baudelaire) que publia « le Pouvoir judiciaire » en 1955.

C’est au magistrat et à l’ami des Arts tout à la fois qu’était échue en 1945 la mission de présider le Comité d’épuration des artistes peintres et sculpteurs. Il s’imposa immédiatement, devaient écrire ses chefs de cour, par ses qualités de tact, d’érudition artistique, sa science et sa conscience.

Notre regretté collègue ne dédaignait ni l’ambiance d’un salon ni l’apport d’un beau livre. Brillant sans rechercher le succès facile, il aimait la compagnie féminine en ce qu’elle a de délicat ; il en était recherché pour sa conversation qui attirait. Les livres, il les aimait non point en tant que pièces de collection - il en possédait cependant - mais pour leur contenu.

Il eût certainement aimé, ce libéral, le cri de Soljenytzine, proclamant que l’oeuvre d’art porte sa preuve en elle-même.

« Etre cultivé, écrit Roger Ikor, ce n’est pas forcément suivre les moutons de Panurge, même lorsqu’ils ont raison et en matière d’art moins qu’aucune autre. » André Ithier fut de ceux qui aimèrent le voyage pour voir et pour sentir, pour se plonger tout entier dans l’ambiance du trésor qu’il souhaitait connaître, car il savait bien que c’est le seul moyen de l’apprécier pleinement.

Rien d’étonnant à ce que l’Italie eût la place de choix dans ses voyages, que Salzbourg ou que Vienne fussent pour lui des lieux privilégiés, que la Suisse l’ait attiré par sa couleur locale, ou que l’homme de l’Est ne restât point insensible à l’Allemagne et aux pays nordiques. Si je n’ai, dans ses demandes, trouvé trace que d’un voyage en Espagne, la cause, je m’autorise à la croire, en réside dans les seuls événements extérieurs ; j’ai peine à penser, en effet, qu’un homme tel que lui soit demeuré sans écho à la majesté qui éclate derrière l’apparente rudesse d’un ensemble roman tel Santillana del Mar, à l’embrasement d’un coucher de soleil sur Tolède.

Point n’est besoin d’insister sur les onze années qu’il passa dans cette Cour, à la première chambre. Il y a laissé tant de souvenirs, tant d’amis, que vraiment ce serait superflu.

La retraite – si pour lui on pouvait parler de retraite – allait lui fournir l’occasion d’étendre une culture toujours en quête de perfection. C’était du moins son désir.

Hélas, ses forces déclinantes devaient le contraindre peu à peu au repli, repli de l’énergie faisant suite au repli des horizons. Après plusieurs alertes qui avaient déjà provoqué l’inquiétude de tous ceux qui lui étaient attachés, André Ithier s’est éteint.

En plein vingtième siècle, il fut un exemple de « l’honnête homme », qui par delà le dix-neuvième serait allé plonger ses racines au siècle de Montesquieu, qui fut aussi celui de Tourny et de Jean Lamour et celui de Mozart.

Rien de ce qui portait en soi le souffle de l’esprit ne lui fut étranger. Magistrat aussi distingué qu’il fut homme raffiné, André Ithier, officier de la Légion d’honneur, n’a laissé que des regrets. Inclinons-nous profondément en sa mémoire.

Monsieur Robert Girard

Qui n’a toujours présente devant ses yeux la silhouette de monsieur le conseiller Girard, qui n’entend encore sa voix, les propos aimables qu’il savait tenir à l’heure de la détente, son affabilité, même à l’égard de ceux qui le connaissaient moins...

Il était venu de province, simple étape sur la voie qui l’avait ramené des terres plus lointaines où s’étaient écoulée sa jeunesse, où il avait travaillé pour que la France redevienne libre et qu’elle soit respectée. Sa notoriété était déjà grande et nombreux les amis qu’il avait retrouvés ici comme les sympathies qu’il s’y était attirées.

A Robert Girard, l’Algérien, au conseiller Girard, à qui plusieurs années d’activité fructueuse étaient encore promises au sein de notre Cour, il devait tout juste être permis de saluer les premières heures de 1972 à peine les rumeurs du jour de l’An étaient-elles apaisées, à peine éteintes les lumières, que le 2 janvier, à son domicile, il rendait le dernier souffle d’une vie qu’avait animée le constant besoin de l’action, mais dont le cours était, hélas, trop tôt brisé.

Son origine, son éducation comme ses dons naturels offraient de grands espoirs à ce fils d’un « propriétaire » - j’emprunte le terme à l’état civil - et d’une enseignante du constantinois, né à Héliopolis, le 23 novembre 1905.

Ses parents étaient jeunes : son père, alors âgé de vingt-huit ans, devait devenir chef du service des Titres à la caisse foncière agricole d’Alger.

L’ambiance, sans nul doute aisée mais laborieuse aussi, dans laquelle il vécut sa jeunesse sur cette terre de lumière qui ne fructifie que dans l’effort, le goût de l’action, l’aptitude à la direction, le sens des responsabilités, tout cela fut de lui, comme de nature, complété par une solide formation classique à Alger, un brevet de langue arabe puis, à l’occasion des études de droit, par un certificat de législation algérienne et musulmane.

Deux fois distingué en deuxième et troisième année de licence au concours général de droit civil, puis docteur en droit (droit privé et droit romain) il joignait ainsi à ses multiples qualités naturelles une formation intellectuelle et juridique à la fois classique et moderne à la faveur de laquelle allait se développer le sens aigu des réalités humaines qui fut l’une des constantes de sa vie professionnelle.

Le service militaire, pendant lequel il a séjourné six mois en France, à l’école de Saint-Maixent, avant de se retrouver sous-lieutenant au 9ème Zouaves à Alger, lui donnera le sens de la discipline et du devoir en même temps que la pratique du commandement.

Bien doué, prompt à saisir et à décider, il avait toutes les aptitudes pour devenir un de ces cadres supérieurs qui ont fait le renom de l’administration française - j’entends par administration, tout ce qui touche à la chose publique. Si tel était l’appel de son destin, cet appel ne fut pas déçu. Il ne le fut pas davantage lorsque l’heure sonna pour le président Girard de poursuivre en France la mission de justice longtemps exercée sur la terre africaine.

Au retour du service militaire, Robert Girard s’inscrit au barreau et obtient d’être attaché au parquet d’Alger. Exempt de soucis matériels, il peut d’ores et déjà fonder un foyer. Peut-être une commune conception réaliste de la vie avait-elle attiré l’un vers l’autre, pour les unir, le grand garçon de vingt-trois ans et la jeune arverne, fille d’un propriétaire d’une petite localité de la Planèze du Cantal, dont le nom, alors presque inconnu, partage aujourd’hui la notoriété du premier citoyen de la République.

Il ne manquera pas de se rendre à Montboudif, chaque année, aux vacances, du moins jusqu’à la guerre pour y puiser en famille le renouveau de santé préparé par les cures de Vichy.

Un enfant apportera bientôt la joie dans ce foyer, dont le bien-être prendra toujours le pas sur les aspirations professionnelles que notre collègue s’efforcera de lui subordonner.

Dès le stage d’attaché, il s’est fait remarquer par la vivacité de son esprit, la clarté de sa rédaction et la fermeté de son caractère. Il lui reste, observe le jury, à acquérir la maîtrise complète de la parole.

Il ne tardera pas à la posséder, pleinement : quelques années plus tard, les présidents d’assises signaleront l’aisance de son comportement au cours des débats les plus difficiles.

Juge suppléant - il est nommé le 21 juillet 1931 - il se voit bientôt confier la charge d’un cabinet d’instruction à Tizi-Ouzou.

Rien d’étonnant à ce que, par tempérament et par goût pour l’action, il se sentît attiré par le parquet pour lequel ses chefs de cour estiment également qu’il possède une particulière aptitude.

Il devra toutefois, en 1936, pour réaliser son tableau d’avancement, accepter un poste du siège à Blida. Il y sera nommé, dix-huit mois plus tard, substitut, et il y reprendra, une fois démobilisé en août 1940, la place qu’il avait dû abandonner un an plus tôt pour revêtir l’uniforme.

Il s’y fait apprécier en des circonstances parfois extrêmement délicates, par sa puissance de travail, par sa vivacité, la rapidité et la sûreté de sa décision, par l’aisance et le sang-froid dont il fait preuve à l’audience, aux assises notamment, je l’ai dit tout à l’heure, par la clarté et la perspicacité de ses conclusions lorsqu’il intervient au civil.

En janvier 1941, il est promu et nommé à Constantine.

Avant même qu’ait sonné la quarantaine, Robert Girard était ainsi devenu un magistrat du parquet accompli, d’audience comme de service administratif, remarquablement servi par un ensemble de qualités naturelles et qu’attendait un très bel avenir.

Sa fermeté s’était affirmée dès son retour à la vie professionnelle, dans l’atmosphère angoissée qui pesait alors sur une Algérie sollicitée, travaillée de toutes parts.

Il fut de ceux qui ne pouvaient concevoir la défaite et moins encore l’abandon, pour qui perdre la face eût été le pire de tous les désastres.

Fervent partisan de la France libre, il ne se trouva pas irrémédiablement contraint, comme ceux qui étaient sous la botte en métropole, à l’action souterraine et à ses détours.

Connu comme tel et lié avec l’un des plus ardents, il était, dès juillet 1943, appelé aux fonctions de chef adjoint, pour devenir bientôt le chef du service des Affaires criminelles et des grâces au commissariat à la justice. Il y eut un rôle considérable, aussi bien dans les nombreuses décisions qu’appelait une situation quotidienne en pleine évolution que dans la préparation de mesures destinées à un avenir dont la perspective devenait chaque jour plus prochaine.

Une promotion fin 1943 au grade de conseiller à la Cour d’appel d’Alger, accompagnée d’un maintien en position de détachement, fut un premier témoignage de l’estime en laquelle il était tenu. Les éloges les plus flatteurs ne furent ménagés ni à sa personne, à son énergie, à son esprit de décision, ni à l’ampleur de l’oeuvre dont il avait été l’un des animateurs les plus efficaces.

« Il est tout particulièrement désigné, écrit monsieur le directeur Bodard, pour que lui soit confié un poste correspondant à ses aptitudes et spécialement la direction d’un important parquet. »

Délégué en mars 1945 au tribunal de la Seine, il restera une année à Paris, commissaire du Gouvernement à la Cour de justice, où il fera fonction de substitut régleur. De très graves affaires de ces premiers temps de la Cour de justice passeront entre ses mains.

Mais tout le rappelle vers la terre algérienne, son origine, son foyer, sa femme et son enfant malades l’un et l’autre, qui n’avaient pu le suivre, peut-être aussi quelque sourde intuition...

Il y revient donc, préside une chambre civique du département d’Oran et finalement reprend sa place dans le rang, une place souvent itinérante, car l’occasion lui sera donnée de présider les assises, et ceux qui l’ont connu là-bas m’ont dit avec quelle autorité, dans une atmosphère parfois survoltée.

La formation juridique qu’il avait reçue - romaniste et diplômé de droit musulman - lui facilite l’adaptation aux affaires civiles et surtout foncières. Sa réussite au siège devait être aussi complète qu’au parquet, sa rédaction précise est bientôt parfaite en la forme et c’est au tour des chefs de la cour de signaler qu’il mérite « d’être particulièrement distingué » en vue d’une présidence.

Le 3 mars 1952, il reçoit celle du tribunal de Constantine, poste difficile à tenir, s’il en fut.

Deux ans plus tard, il accède à une présidence de chambre à la Cour d’appel d’Alger. Les qualités exceptionnelles de l’homme, du juriste et du magistrat le font rapidement classer « parmi les meilleurs ».

Ce serait faire preuve d’étroitesse d’esprit que de reprocher au président Girard d’avoir eu conscience de sa valeur et d’avoir souhaité qu’une première présidence lui permît de se réaliser pleinement.

Mais pour y accéder, alors que l’heure a déjà sonné de la tragédie qui va bouleverser sa terre natale, le moment est venu d’une grande décision... on conçoit mal, en effet, René Girard abandonnant sans déchirement ce pays où il avait vu le jour, où il s’était formé, où il avait lutté pour l’honneur et travaillé pour la justice.

Je ne sais quelles furent alors ses réactions profondes ; peut-être la première présidence qui lui fut confiée, en mars 1960, celle de la Cour de Limoges, proche du pays de sa seconde famille où il avait si souvent séjourné, lui apportait-elle une compensation sentimentale à laquelle se mêlait avec la satisfaction professionnelle, la perspective d’une activité correspondant à ses aspirations.

Cette confiance en l’avenir - il n’a pas cinquante-cinq ans -, prenant le pas sur les regrets d’un passé révolu - qui deviendra bientôt le thème favori d’un chanteur adulé, Africain comme lui -, il la possédera parce que, pour lui, la vie est faite d’action et non de repli sur soi-même.

Limoges est une terre rude où l’hiver se fait durement sentir. Préoccupé par la santé de son épouse, qui supporte plus difficilement le changement, il souhaiterait se rapprocher des rives de la Méditerranée, mais ce voeu ne pourra être comblé.

Peut-être aussi les horizons du vert Limousin sont-ils limités pour Girard l’Africain ; il en gagnera d’autres, plus lointains, et donnera une nouvelle fois sa mesure en Afrique, à la faveur d’un détachement au titre de la coopération en République centrafricaine, à Bangui.

Paris l’accueillera enfin. Le 2 octobre 1965, à cette même audience solennelle de rentrée, il fut installé en notre Cour et prit place en la troisième chambre.

Il avait à peine soixante ans ; la nécessaire adaptation effectuée, une longue et précieuse participation aux travaux de cette chambre lui était promise.

Le destin en a décidé autrement... Prématurément frappé, Robert Girard nous a quittés ; la terre de France a recueilli ce fils de ce qui avait été la France africaine.

Après la douloureuse émotion, devant le vide qu’il a laissé, inclinons-nous aux côtés des siens pour saluer la mémoire et pour méditer l’exemple de cette grande et belle figure d’un magistrat français qui jamais ne désespéra et qui servit avec son pays la fonction qu’il n’a cessé d’honorer. Robert Girard était officier de la Légion d’honneur.

Monsieur Henri Lecat

Les fêtes du jour de l’An étaient terminées ; les habitudes venaient de reprendre. Monsieur le conseiller Lecat avait retrouvé le chemin d’Amiens en ce palais ; le bruit familier de sa machine à écrire se faisait entendre dans la tranquillité matinale de nos couloirs. Brusquement ce fut le silence.

Il s’était senti mal à l’aise ; il en avait fait part autour de lui avant de regagner la gare. On ne devait plus le revoir ; quelques jours plus tard, le 15 janvier, c’en était fini.

Il disparaissait à son tour avant l’heure, deux semaines après monsieur le conseiller Girard, âgé de soixante-sept ans et encore chargé de famille.

L’altération profonde subie par la santé du lieutenant Lecat durant une captivité qui ne put cependant pas être abrégée, les conditions précaires d’une convalescence qui eût exigé des soins constants, les troubles qui subsistèrent, nécessitant des cures thermales, tout cela devait ressurgir pour se joindre à la fatigue d’un service extrêmement lourd assuré par la suite à la Cour d’Amiens, puis à celle des voyages, quasi quotidiens, entre Amiens et Paris.

Devant cette fatigue, notre collègue, par devoir, se refusait à céder.

Henri-Edouard Lecat était un homme du Nord ; il en avait à la fois le nom et le tempérament ; il se sentait de profondes attaches pour la province où il était né, où il avait été élevé, où s’était déroulée la plus grande partie de sa carrière et de sa vie.

Lorsque, premier président de la Cour de Douai, il fut désigné pour être des nôtres, il n’avait pas renoncé au domicile que, depuis de longues années, il avait à Amiens, à mi-chemin.

Il avait vu le jour à Cambrai, le 27 octobre 1904 ; son père y avait une entreprise traitant la chicorée, activité typiquement locale ; un de ses frères occupera à Cambrai une charge d’avoué, y sera hautement apprécié, puis devenu magistrat terminera sa carrière au tribunal de cette même ville. C’est la fille d’un notaire de Cambrai - de souche normande il est vrai - qui était devenue l’épouse de notre regretté collègue.

Des gens de sa province, il avait toutes les qualités : ténacité, pondération, goût de l’ordre, de la clarté et du travail bien fait, comme de l’efficacité et des situations nettes.

Plutôt enclin, surtout au temps de sa jeunesse, à l’introspection et à la méditation, une certaine rudesse était chez lui comme une forme de défense naturelle. Il était peu sensible au pouvoir de la parole, estimant au contraire que ce qui peut être dit en quelques mots n’a besoin ni d’être autrement développé, ni d’être porté par l’envolée oratoire.

Derrière cet abord assez abrupt, derrière la sécheresse initiale du verbe, il était facile de découvrir, pour peu que le visage s’éclaircît, ce fond de courtoise autorité et de lucide bienveillance qui ne cessa d’être le sien et s’il était aussi sobre de gestes que de propos, les manifestations familières de son amitié n’y perdaient rien en spontanéité.

Etre cultivé était pour lui comme une joie qu’on peut goûter sans l’épuiser ; comment ne l’eût-il pas été ce Cambrésien qui avait vécu dans une de nos villes les plus chargées d’histoire, fière de ses richesses artistiques ; comment aussi n’eût-il pas été imprégné de l’esprit laborieux de l’industrieuse cité qui sortit toujours plus vivante de ses ruines ? L’entreprise familiale elle-même avait connu deux fois la guerre depuis qu’il était né...

Sa licence obtenue avec mention à chaque examen, puis libéré fin 1927 du service militaire, il se sent attiré par la carrière judiciaire. C’est dans l’étude d’avoué de son frère aîné que tout en poursuivant son doctorat, il s’initie à la pratique de la procédure.

Devenu magistrat, il donnera, au parquet comme au siège, la mesure de ses moyens.

Au parquet il affirmera ses qualités d’administrateur ; il gagnera aussi une aisance plus grande dans le maniement de la parole ; il apprendra surtout l’art de communiquer au propos cette chaleur persuasive qui retient l’auditoire et sans laquelle démontrer n’est pas toujours convaincre.

Au siège, la clarté du raisonnement, la concision du style lui vaudront des éloges flatteurs.

Sa réussite, que le jury de l’examen professionnel avait pressentie au printemps 1930, se concrétisera par sa promotion à la première présidence de la Cour de Douai, dont il recevra la charge à cinquante-sept ans et, trois ans plus tard, dans sa nomination à notre Cour, où il aura ainsi consacré aux travaux de la chambre sociale les quatre dernières années de son existence.

Juge suppléant dans le ressort de Douai, il est affecté au tribunal d’Avesnes, où il ne tarde pas à se faire remarquer par la rapidité particulière avec laquelle il s’est mis au courant de tout le travail au parquet au point que, sans ralentir l’intérêt qu’il porte au droit civil, il remplit bientôt les fonctions de substitut.

Le parquet l’attire ; il va y demeurer jusqu’à la guerre. Nommé juge d’instruction à Saint-Pol, il y reste seulement pour le temps des vacances. Deux mois plus tard, il obtient un poste de substitut à Dunkerque. Par ses qualités, par la maturité de son esprit comme de son allure - il portait alors une longue barbe - il acquiert dans le monde judiciaire dunkerquois une particulière autorité, conquiert l’amitié de tous ses collègues et la plus haute estime de ses supérieurs.

On note enfin - car les yeux sont vigilants derrière les volets d’une petite ville - que la tenue du célibataire est parfaite.

Lorsque vient l’heure de l’avancement, c’est le parquet d’Alençon qui lui est confié. Les affaires de la région reflètent d’autres tempéraments ; il faut aussi assurer la charge des assises.

C’est là qu’il va acquérir aisance dans la parole et influence sur le jury. Ses interventions, fréquentes et efficaces à l’audience civile, lui permettent de conserver un contact étroit avec cette matière. Enfin ses qualités d’administrateur se confirment ; les rapports humains avec le personnel comme avec l’extérieur sont excellents.

Une promotion serait venue reconnaître cet ensemble de mérites si la guerre n’avait tout bouleversé. Fait prisonnier, le lieutenant Lecat, qui s’était dévoué avec d’autres à l’Oflag VI-A pour organiser des cours de droit, reviendra cinq ans plus tard dans un état dont il ne se remettra jamais complètement et qui nécessitera des soins constants ; nous savons combien la station debout lui était pénible.

La guerre devait également décider des suites de sa carrière : devant l’impossibilité d’une promotion de pur principe au parquet, c’est un poste de conseiller qui lui avait été finalement attribué, à Poitiers.

Henri Lecat avait du devoir une notion presque mystique ; il réduisit au minimum le temps de sa convalescence, obtint une mutation en qualité de conseiller à Amiens et reprit à la rentrée une activité normale.

Il venait de fonder un foyer ; des liens d’amitié spirituelle, qui s’étaient renforcés à la faveur d’un échange de correspondance durant la captivité, l’y poussèrent avec force. Six enfants sont nés de cette union ; il ne lui aura pas été donné de pouvoir tous les conduire jusqu’à l’âge adulte.

C’est une vie nouvelle, professionnelle comme familiale qui s’ouvre pour le conseiller Lecat. S’il fut exigeant pour les autres, il l’était plus encore pour lui-même et son activité ne devait en aucun cas souffrir de la diminution de facultés physiques qui n’avait pas entamé sa puissance de travail. Ce fut pour lui un impératif ; il s’y conforma rigoureusement.

Cette activité fut considérable : présidence des assises, d’audiences correctionnelles et aussi d’une audience civile. Affirmant partout sa pondération, son autorité dans la préparation et la conduite du débat, il s’acquit une estime générale qui devint par la suite une respectueuse notoriété.

Une présidence de chambre consacrait en novembre 1952 cette situation.

L’administrateur et l’animateur s’y confirmaient à côté du juriste. Le service était lourd ; il demandait beaucoup à ses collègues, mais il donnait l’exemple et pouvait être satisfait du résultat : un important retard avait été résorbé en moins de deux ans.

Il ne pouvait être insensible aux éloges, mais il fut plus touché encore de recevoir la première présidence de la cour de Douai, la cour de son pays, l’une des plus importantes de France.

S’il en fut fier, il s’en montra digne. Ceux d’entre vous, messieurs, qui l’ont connu là-bas, se rappellent quelle énergique impulsion la Cour d’appel reçut de son premier président.

Il savait ce qu’il pouvait demander à ses collaborateurs ; il savait aussi, derrière son apparente rudesse, apprécier l’effort, l’encourager, établir le contact humain, veiller à ce que nul ne fût frustré. Il y fut à tous égards le grand chef qui en des temps difficiles convenait à cette grande cour.

La notion qu’il avait du devoir lui rendit ici, à la chambre sociale, l’adaptation facile. Il avait aménagé sa vie en conciliant, au prix de gros efforts physiques, l’accomplissement du service et son désir de conserver à Amiens son foyer.

Souvenons-nous du courage de cet homme, courbé par le poids d’une lourde serviette, la démarche hésitante, partant à pied jusqu’à la gare du Nord parce que le métro était en grève.

L’austérité de sa vie était peut-être son bonheur. Triompher des faiblesses du corps fut sa force morale.

Henri Lecat repose en terre normande, au pays des ancêtres de son épouse.

Nous admirons le courage stoïque d’une veuve investie désormais, avec l’aide de son fils aîné, des lourdes responsabilités de chef d’une famille dont les cadets ont tout juste atteint la prime adolescence.

Nous la prions de croire, comme ses enfants et ses proches, que nous garderons un pieux souvenir du conseiller Lecat, officier de la Légion d’honneur.

Monsieur Jean Astier

Le 24 février 1972, monsieur le premier président honoraire Jean Astié s’éteignait auprès de ses enfants, à Aix-en-Provence, à l’issue d’une brève maladie qui avait eu rapidement raison de son âge avancé.

Il terminait ainsi une longue existence parsemée de joies et d’épreuves, dans cette même ville où, quelque trente années auparavant, encore bouleversé par la perte successive de son père et de sa mère, il avait dû vivre les heures tragiques de la tempête, alors qu’il assumait la lourde responsabilité du parquet général.

L’action, inévitablement discrète, qu’il y avait efficacement poursuivie avait été depuis longtemps reconnue, mais qu’il se soit éteint au printemps naissant dans cette même ville, n’est-ce pas une de ces voies du destin rendant à l’éminent magistrat et à l’homme de bien un hommage qu’il avait mérité ?

Magistrat, Jean-René-Octave Astié l’était véritablement par hérédité. Tout l’y portait en ces temps où, surtout en province, il était fréquent de voir le fils embrasser la carrière du père.

Petit-fils par la branche maternelle d’un premier président de Rouen qui termina sa carrière conseiller à notre Cour, dont l’un des fils fut procureur général à Douai ; son père, qui était juge à Yvetot lorsqu’il y vit le jour le 4 avril 1891, devait parvenir à la tête du parquet général de Nancy.

Il s’était uni, tout jeune encore, avec Juliette Charvet, fille d’un industriel, mais nièce d’un procureur général de Douai, pour fonder avec elle un beau foyer que devait combler la venue de quatre enfants.

De solides études secondaires à Saint-Brieuc, couronnées par deux prix d’honneur en rhétorique puis en philosophie, gages d’une culture d’humanités classiques comme on disait à l’époque, la licence, obtenue à la faculté de droit de Rennes, il était, à vingt ans, nanti du bagage universitaire, de ce qu’on appelait alors l’élite, qu’il allait parfaire en poursuivant, à Lyon cette fois, un doctorat brillamment enlevé, se faisant remarquer par un sujet de thèse qui était sans doute une anticipation (la protection des paysages) dans le développement de laquelle il sut allier le sens juridique à la finesse du goût.

Avocat, attaché au parquet de Lyon en mars 1912, il affrontait, un an plus tard, l’examen professionnel et s’y classait quatrième.

L’impression produite par ce jeune candidat est excellente : le fond et avec lui la forme, l’aisance de la présentation, l’autorité naissante, autant de promesses d’avenir pour le parquet.

Mais il faut au préalable songer au devoir militaire : l’armée, qui l’avait ajourné en 1912, le classe « service auxiliaire » et l’affecte en octobre 1913 à la direction de l’intendance du XIVème corps. C’est ainsi qu’il fera connaissance avec l’administration militaire, dont une promotion au grade de sergent ne lui ouvrira sans doute pas la porte des secrets.

Les chefs de la Cour, qui ont apprécié la valeur du jeune attaché, qui ont applaudi au succès remporté et qui éprouvent les pires difficultés à constituer les tribunaux du ressort désarticulés par la guerre, vont s’efforcer de convaincre les autorités militaires qu’il rendrait au pays de plus grands services dans l’exercice des fonctions judiciaires.

Ils y parviennent non sans peine et pour un temps limité. Le 15 juin 1917, Jean Astié est remis très temporairement à la disposition du ministre de la justice. Juge suppléant affecté à Villefranche, sa présence permet au tribunal de reprendre son activité.

Les renouvellements se font difficiles : avec la prolongation de la guerre et ses hécatombes, les envies se manifestent. Il faut reprendre l’uniforme.

Lorsque démobilisé, il se voit, en février 1920, à vingt-neuf ans, confier un poste de juge à Dinan, il est à la fois mûri par l’existence, formé par l’expérience de Villefranche et par ce qu’il a connu de la vie militaire.

Marié, chef de famille, rendu à une condition enfin normale, il entre vraiment dans la vie judiciaire. En décembre 1923, les affinités qui le portent vers le parquet trouvent une satisfaction dans un avancement en qualité de substitut à Rennes.

Il restera magistrat debout jusqu’en 1949, mais les trois années de siège n’auront pas été oubliées.

La diversité des ressorts où il exerça successivement et par là même des affaires qu’il eut à connaître, à régler ou à soutenir, des hommes aussi sur lesquels il eut à se pencher, suffisent à attester une réussite dont le sens de la mesure était le secret.

Bretons nostalgiques, Picards à la tête froide, Bourguignons au vert langage, il les a tous connus et surtout il les a tous compris ; partout il s’est fait apprécier non seulement par sa science, par son autorité, mais aussi par sa connaissance des hommes et par le don qu’il avait de s’en faire respecter et de s’en faire estimer par son action toujours opportune et efficace.

Dans la pleine force de l’âge, il avait revêtu la robe rouge à Amiens en février 1928, puis retrouvé Lyon en 1932 comme avocat général. Lorsque quatre ans plus tard, le poste de procureur de la République se trouva vacant, l’avocat général Astié, distingué par les chefs de la cour, y fut promu à leur satisfaction comme à celle des collègues qui allaient devenir ses collaborateurs directs et que déjà il connaissait bien.

C’était une des qualités de cet homme aimable, courtois avec chacun, que de ne point se tromper dans le choix de ceux auxquels il pouvait accorder sa totale confiance comme de ceux avec lesquels il se liait d’amitié.

Ferme autant que bienveillant, ouvert à toutes les tendances sans pour autant renoncer à ce qu’il tenait pour essentiel, il savait s’entourer, écouter, mais il savait aussi décider.

Tel il fut, procureur à Lyon, donnant à sa fonction un lustre particulier, tel il eût voulu demeurer à la tête du parquet général d’Aix dont la responsabilité lui fut confiée en novembre 1940.

Les tragiques événements qui, deux années durant ou presque, se déroulèrent dans le sud de la France, où il avait dû conserver son poste après avoir refusé une direction au ministère de la Justice, en décidèrent autrement.

Quelques attitudes de façade dont il n’avait peut-être pas prévu les remous qu’elles susciteraient en des coeurs qui saignaient en silence, des apparences, là où d’aucuns auraient voulu trouver l’intransigeance... mais en revanche, l’action clandestine, fût-elle parfois mal perçue, même de l’entourage, la dilution des dossiers par la multiplication des actes, le sauvetage des plus directement menacés, en liaison avec la délégation de la Résistance en Suisse, l’incident avec un préfet et le refus formel de faire arrêter des poursuites contre un milicien meurtrier ; cette vérité-là, parce qu’elle se situait dans l’ombre, n’a été connue que par la suite, assez rapidement d’ailleurs.

« Je défends, écrivait-il, non ma situation, mais mon honneur de magistrat et de Français ».

Par un décret du 15 décembre 1945, Jean Astié, alors en non-activité, était nommé avocat général près la Cour de Paris.

La tempête apaisée, il redevenait le grand magistrat et l’homme de bien qu’il n’avait cessé d’être, essayant d’oublier le temps des épreuves pour regarder de nouveau vers l’avenir.

Dans les fonctions ce fut, selon le vocable moderne, une reconversion : elle devait lui ouvrir les portes de la chambre commerciale, lorsque par décret du 31 décembre 1949, il fut nommé conseiller à notre Cour.

Il n’allait pas tarder - nombre d’entre vous le savent mieux que moi, puisqu’ils étaient à ses côtés - d’acquérir le prestige et cette autorité sereine qui lui valurent d’en recevoir la présidence lorsque celle-ci se trouva vacante, à la fin de l’année judiciaire 1960-1961.

Les douze années qu’il a vécues à la Cour de cassation, la chaleur des sympathies qu’il y a trouvées ou retrouvées, le respect affectueux dont il a été ensuite entouré, furent pour lui l’une des belles époques de son existence.

Il l’a écrit et il l’a manifesté par un geste touchant : il a tenu, dans ses dernières volontés, à laisser, pour être conservées à la chambre commerciale : « en souvenir des années heureuses que j’y ai passées » quatre gravures encadrées représentant des magistrats d’ancien régime.

Le président Astié a laissé, à tous ceux qui l’ont approché, cette impression d’autorité naturelle teintée de bienveillance, qui émanait de sa personne.

Jamais il ne fut avare de ses efforts pour le bien de tous. Je n’aurai garde d’oublier son action au sein, puis à la présidence de notre mutuelle de la justice. « Il fut pour tous, jusqu’en 1967 » (5 ans après sa mise à la retraite), écrit le bulletin de cette société, « il fut pour tous, avec une souriante autorité et une grande bonté, un président profondément bienveillant et humain, sensible aux problèmes de chacun, accordant à tous l’appui de sa haute autorité ».

Seule la santé de son épouse l’avait contraint, en quittant Paris, de renoncer à ces fonctions, emportant des regrets unanimes.

La retraite était en effet venue depuis le printemps 1962 ; quelques semaines plus tard, lui était conféré le titre de premier président honoraire de notre Cour.

Chevalier de la Légion d’honneur depuis le 7 août 1936, Jean Astié avait été promu officier le 9 juillet 1951 et commandeur le 28 décembre 1961. Médaillé des deux guerres, il reçut également la croix des services volontaires et le Mérite social.

Oui, tout au long de ces dix années de retraite, le premier président Astié, faisant un retour sur lui-même a pu se dire qu’il était de ceux auxquels le destin avait réservé sur cette terre même la réparation morale des épreuves qu’il ne lui avait pas ménagées ; il a pu s’éteindre au pays où disparurent ses parents en répétant avec le philosophe : « J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage. »

Nous exprimons notre émotion devant la pensée qu’il conserva pour sa chambre ; nous nous inclinons devant le deuil d’une famille éprouvée tant de fois pour l’assurer de notre respectueuse sympathie dans sa douleur.

Monsieur René Linais

Le 29 mai, à la veille d’atteindre sa quatre-vingtième année, monsieur le conseiller honoraire René Linais s’éteignait à La Perrière (Orne).

L’enfant du terroir percheron, l’homme réservé mais aimable, le magistrat aussi discret qu’il avait été efficace, terminait dans la paix de ce timide printemps de 1972 une existence qui, de son bourg provincial, l’avait conduit pas à pas jusqu’au quai de l’Horloge.

Par sa ténacité, par sa constance, le fils d’un modeste notable avait gravi méthodiquement tous les échelons d’une hiérarchie administrative puis judiciaire qui en offrait alors un nombre assez impressionnant.

Elevé dans une ambiance de dignité laborieuse, il avait du service cette même idée qu’ont du travail ceux de sa terre, les yeux fixés sur le soc qui trace le sillon : un état de nature qui passait avant tout.

Cette idée eût un jour fait son malheur, si le magistrat ne s’était immédiatement ressaisi à l’appel de sa conscience. René Linais, le paisible, se révéla ce jour-là l’homme des grands sursauts, non point du feu de paille, mais du refus obstiné, puis l’homme de la constance et de la confiance, lorsque vint le moment de faire constater ce qu’il avait vraiment été.

René-Paul-Marie Linais naquit au Theil, dans l’Orne, le 5 juin 1892. Ses parents étaient jeunes ; le père alors « négociant » - nous dit l’état civil - devait ensuite exercer les fonctions notariales à Bonnétable, tout proche ; son oncle maternel avait succédé à son beau-père, notaire à La Ferté-Bernard.

Bien doué, il fut mis en pension au Mans, à l’institution Sainte-Croix où se déroulèrent ses études secondaires, telles qu’on les conduisait dans un établissement religieux de province.

Il était normal que ses parents voulussent nourrir quelques ambitions pour cet adolescent solidement éduqué ; ils résolurent donc de l’envoyer à Paris.

Etudiant, il vécut sur le pourtour du Quartier latin, rue Madame d’abord, puis rue Monge où il se fixa.

Le jeune homme lâché dans la grande ville n’a certes rien d’un Rastignac, dont il n’éprouve ni les appétits ni les déceptions : il s’instruit et développe sa culture, sans dédaigner cependant les mouvements généreux ou inquiets d’une jeunesse dont sa formation tempère chez lui les ardeurs. Sonnée l’heure des vacances, il retrouve sa famille, son pays, tout naturellement. A vingt ans, il a sa licence.

Incorporé le 5 octobre 1913 au 102ème R.I., il entre en campagne au sein de son unité, il est gravement blessé dans la Somme le 2 octobre 1914. II en gardera l’avant-bras droit semi paralysé et une gêne considérable de la préhension qu’il ne parviendra jamais à rééduquer.

Réformé, il reprend la vie studieuse et obtient, fin 1917, le doctorat (sciences économiques).

Inscrit au barreau et participant depuis janvier 1917 aux travaux du parquet, où il se fait apprécier par son zèle à la « section des enfants », comme on l’appelait alors, l’administration l’attire ; il tourne ses regards vers le concours du rédactorat à la Chancellerie, auquel il est enfin admis à se porter candidat au printemps 1918.

Enfin, car il a essuyé deux refus successifs à la suite de rapports administratifs qui mériteraient, un demi-siècle plus tard, de retenir l’attention pour l’anthologie d’une époque.

En ces temps où la nation angoissée rassemble ses forces pour ne pas s’abandonner au désespoir - nous sommes en 1917 - des craintes continuent à se manifester sur les sentiments de nos populations, dans l’Ouest notamment, sur la persistance de traditions que l’on tient pour un manque de loyalisme envers les institutions elles-mêmes.

Tout en reconnaissant sa parfaite honorabilité et celle des siens, les mérites du combattant, le préfet de la Sarthe met en doute les sentiments du candidat comme ceux de la famille dont il semble partager entièrement les idées et le suspecte même d’être « lecteur assidu d’un journal royaliste ».

Il ne peut donc que « s’étonner de lui voir solliciter des fonctions qui nécessitent non seulement un dévouement professionnel, mais encore une loyauté politique contraire à ses opinions intimes ».

Bref, « il y a danger pour la fonction judiciaire ».

Un instant découragé, mais résigné, René Linais envisagea de se tourner vers le notariat...

Heureusement pour lui, il se découvrit que son oncle maternel, le notaire de La Ferté, était, lui, un fervent républicain et que le loyalisme de l’oncle répondait de celui du neveu.

Les craintes apaisées - le nouveau préfet du département ne les partage plus - il se présente... et il est reçu premier.

Voici donc notre jeune provincial rédacteur de troisième classe au ministère de la Justice c’est à la veille de Noël 1918. Il débute à la direction criminelle où il va demeurer quatorze années durant.

De son origine familiale, de sa formation, il a conservé et conservera toujours les qualités de constance dans le travail, de soin dans le détail et de recherche de la finition, servies par un esprit perspicace, méticuleux mais aussi plein de finesse, qui seront à maintes reprises signalées par tous ceux qui furent appelés à formuler sur lui une opinion.

Marié, père de famille, il a soin de veiller à ce que les droits qu’il tient de ses services de guerre soient réalisés.

Ses convictions, quelles qu’elles fussent, n’ont jamais déteint sur sa vie professionnelle. En revanche, les tendances naturelles ou acquises dans l’atmosphère de ce Perche, où tout - du climat aux molles ondulations d’un horizon jamais lointain tout est plaisant et tempéré, dans l’ambiance de ces bourgs dont il connaissait bien les affaires et les préoccupations, ces tendances sont demeurées comme un fond permanent, mais sur ce fond, Paris, où il sera plus tard rejoint par son père - lorsque celui-ci aura été promu à l’honorariat -, imprimera à son tour sa marque et son ouverture, lui apprendra à connaître d’autres hommes et d’autres horizons.

En novembre 1930, René Linais devient chef de bureau. L’homme est dans la force de l’âge ; le fonctionnaire a fait ses preuves et avec lui le chef de service.

L’heure va sonner de réaliser son avancement au tribunal de la Seine. On prévoit sa réussite - celle-ci sera totale.

Nommé juge d’instruction le 17 novembre 1932, spécialisé dans les affaires concernant les mineurs, le soin et la méthode qu’il apporte à tout ce qu’il entreprend lui permettent de s’adapter rapidement à la gestion matérielle d’un cabinet ; un ’sens profond de l’humain assurera le reste. Sa perspicacité et sa prudence - prudentia - lui permettront de mener à bien les affaires les plus délicates, éclaircies jusque dans leurs moindres détails.

L’autorité ferme et bienveillante à la fois de ce père de famille, la courtoisie d’un accueil toujours simple, feront du « juge Linais » l’un des meilleurs de la Seine, comme l’écriront ses chefs quelques années plus tard.

Déjà mis, en 1934, sur la proposition du procureur général, à la disposition de la justice militaire, il sera si apprécié que, dès l’ouverture des hostilités, la Chancellerie le réclame afin d’ utiliser sa longue expérience de toutes les questions de la compétence de la direction criminelle.

Il retrouve, en septembre 1940, sa place au tribunal. Nommé le 4 octobre conseiller à la Cour d’appel ; le 13 novembre, il revêt la robe rouge.

On savait bien, à la cour d’appel, quel magistrat on recevait ; c’est à la neuvième chambre,

la plus importante des chambres correctionnelles, que, d’emblée, il est affecté. A la solidité de ses décisions s’ajoute bien vite une rédaction aussi précise que soignée.

Plus tard, ayant pratiqué l’audience et la procédure civiles, à la troisième chambre notamment, celle qui connaît des affaires commerciales les plus difficiles, René Linais s’y distingua « par la sûreté de ses avis, le fond et la forme de ses rédactions ».

Le destin avait-il décidé d’éprouver cet homme de coeur et de devoir ? Appelé, parce que son nom avait été cité, à l’issue d’une conférence qui se tint à la Chancellerie, à siéger à cette section que l’on appela pudiquement « spéciale » de la cour d’appel, il perçut mal sur le moment le sens de paroles savamment dosées et de propositions qui dissimulaient un ordre.

Il siégea à l’audience d’installation ; il participa au jugement d’une affaire, d’une tragique affaire, une seule...

C’est objectivement vrai, mais l’écoeurement, la révolte de l’être bassement abusé, du magistrat français réduit à servir de paravent à la besogne que l’occupant n’avait pas voulu entreprendre directement, tout cela fut immédiat : il refusa tout net d’aller plus loin et triompha par son obstination.

Il faut avoir lu la note, rédigée de sa plume, lorsqu’il eut à se justifier, de son écriture, d’ordinaire si régulière, qu’altérait par place l’émotion au souvenir des tourments qui l’avaient assailli ; on comprend ce qu’ils purent être pour le conseiller Linais ; on perçoit aussi la confiance dans la décision qui sera prise à son égard.

Lorsqu’en novembre 1946 eut été levée l’inévitable sanction administrative, sa carrière reprit son cours. Tel qu’il avait été, tel on le retrouve et tel il sera lorsque, devenu président le 29 mars 1954, il assumera la responsabilité d’une section de la troisième chambre.

Tous rendront de nouveau le même hommage à ses qualités immuables, à sa puissance de travail inaltérée, à son expérience consommée des affaires et des hommes, à la qualité d’une rédaction claire et précise.

L’homme est également resté lui-même : calme, affable, d’abord toujours aussi avenant, de commerce aussi aimable.

La marque qu’il a pu garder des épreuves nul sans doute, hormis ses proches, ne l’a vraiment connue, car il n’était pas homme à se répandre en confidences amères.

René Linais accéda à notre Cour, où il fut nommé par décret du 24 décembre 1957 et accueilli en la chambre commerciale pour laquelle le désignaient les fonctions qu’il assumait à la cour d’appel. Il poursuivit jour après jour son ouvrage auprès du président Astié, jusqu’à ce que vint l’heure de la retraite, en 1962, l’honorariat et le départ suivi d’unanimes regrets.

René Linais fut un modeste, certes conscient de sa valeur mais ne cherchant à en tirer aucun éclat, parce que le travail était pour lui la condition de l’homme, comme la famille fut sa raison d’être, son bonheur et son espoir.

Chevalier de la Légion d’honneur depuis le 31 octobre 1932 (alors qu’il quittait la Chancellerie), il avait été élevé le 2 octobre 1953 au grade d’officier.

Que l’exemple de cet homme laborieux, qui vint de sa province avec les plus solides de ses traditions, de ce Français deux fois meurtri par la guerre, dans sa chair, puis dans son âme, de ce magistrat distingué, ferme et humain, modeste dans la réussite et digne dans l’adversité, soit une leçon pour les plus jeunes qui m’écoutent.

Il s’en est revenu vers sa terre natale où il repose pour toujours, mission accomplie. Aux siens, sa vie laisse un beau message. Nous nous inclinons devant leur douleur et nous saluons une dernière fois le serviteur de la justice qui dut un jour, pour eux plus encore que pour lui-même, se faire combattant de la justice.

L’été 1972 ne nous a pas épargné de nouvelles séparations.

Nous ne reverrons plus monsieur le conseiller Brunhes ; la troisième chambre civile a perdu son conseiller doyen, monsieur Lécharny. Aucun de nos disparus n’avait encore atteint l’âge de la retraite.

L’audience solennelle de l’an prochain sera l’occasion de nous rappeler ce qu’ils furent. Que leurs familles endeuillées soient assurées, dans leur désarroi, de notre profonde sympathie.

Mesdames, messieurs,

Nous unissons tous nos disparus dans la même pensée. La leçon qu’ils nous ont donnée, chacun selon sa nature, est une dans sa diversité.

Mais aussi - dois-je le dissimuler - l’inquiétude nous gagne car ils sont nombreux ceux qui disparurent prématurément.

Les conditions actuelles de vie n’y sont pas étrangères, mais nous nous interrogeons sur la lourdeur croissante de la tâche qu’ils durent assumer. Animés de l’esprit du devoir, ils n’ont pas ménagé des forces qui allaient les trahir.

Si je pense plus particulièrement à eux, c’est que leur exemple n’en est que plus éclatant.

Comme eux, comme eux tous, sachons faire face.

Messieurs les avocats,

La tradition est, chaque année, de rappeler quels liens étroits d’estime et de confiance nous unissent dans notre collaboration à l’oeuvre commune.

C’est pour moi un plaisir d’exprimer à mon tour ce sentiment.

Ni vos joies ni vos pertes ne peuvent demeurer sans écho auprès de nous.

Nous nous réjouissons de la récente distinction de maître Giffard, promu chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur, que nous prions de vouloir bien accepter nos félicitations chaleureuses.

Nous déplorons avec vous le décès d’un de vos plus anciens honoraires, maître Masson, qui fut membre du conseil de votre ordre et qui s’était retiré voici quatre lustres, après trente-quatre années d’exercice.

Nous vous exprimons nos très sincères condoléances.

Pour monsieur le procureur général, j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour recevoir le serment de monsieur le président de l’ordre et de messieurs les avocats présents à la barre et me donner acte de l’accomplissement des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Lundi 2 octobre 1972

Cour de cassation

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