Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1970

Rentrées solennelles

En 1970, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur René Pleven, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur le procureur général Adolphe Touffait

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Messieurs,

Nous sommes très sensibles, monsieur le garde des Sceaux, à l’hon­neur que vous nous faites d’assister à notre audience solennelle de rentrée, et nous vous prions d’agréer nos déférents remerciements pour ce témoi­gnage d’intérêt le plus authentique que vous portez à l’ensemble de cette cour et à ses travaux.

Intérêt le plus authentique n’est pas une formule oratoire, mais une observation démontrable, car il suffit de lire les débats des travaux par­lementaires de l’année écoulée - et vous y avez pris, monsieur le garde des Sceaux, votre large part - pour se rendre compte que vous avez, à plusieurs reprises, invoqué à l’appui de votre argumentation, selon votre expression, « l’autorité des décisions de la Cour de cassation » ou le souhait exprimé par notre juridiction de voir telle réforme se réaliser.

J’illustrerai mon propos par un seul exemple :

Dans notre premier rapport, établi en exécution de la loi du 3 juil­let 1967, nous avons cru devoir signaler les difficultés rencontrées par les juridictions face aux problèmes posés avec acuité et fréquence par l’indispensable protection du respect dû à la vie privée, en raison du mutisme de la loi.

Or, dans l’exposé du projet de loi tendant à renforcer la garantie des droits individuels des citoyens présenté à l’Assemblée nationale, au nom du Premier ministre, par vous-même, monsieur le garde des Sceaux, nous lisons :

« Conformément aux suggestions formulées à cet égard par la Cour de cassation dans son rapport annuel, il a paru utile d’insérer dans le Code civil un article nouveau qui consacre la jurisprudence en proclamant le droit de chacun au respect de sa vie privée. »

Le Parlement vous a suivi, notre vieux Code civil s’est vu rajeunir par un article 9 qui confirme les orientations audacieuses de la juris­prudence des juges de référés et permet ainsi des développements ulté­rieurs qui seront fondés dorénavant sur les directives tirées du droit positif.

Voilà, n’est-il pas vrai, un exemple fécond de la collaboration que nous avions pris, l’an dernier, la liberté de souhaiter entre le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire.

Grâce à votre action, elle n’est pas restée un voeu pieux, mais elle est entrée dans les faits et vous avez bien voulu, le 9 juillet dernier, nous faire connaître sous la plume de monsieur le conseiller du gouvernement pour les Affaires judiciaires que les lacunes, imperfections ou obscurités de la loi ou du règlement que nous avions signalées avaient été soit comblées ou rectifiées, soit mises à l’étude par votre Chancellerie et les ministères intéressés.

Certaines de ces études ont été entreprises, et je pense notamment à la question du licenciement des délégués syndicaux, du personnel et des membres des comités d’entreprise dans des groupes de travail constitués par des membres de notre cour et des magistrats de votre ministère.

Vous avez bien voulu nous informer que l’avis des hauts magistrats n’avait pas manqué d’être pris en considération.

Alors, monsieur le garde des Sceaux, votre bienveillance stimulant notre audace, pouvez-vous nous permettre de vous adresser une prière - celle d’examiner si nos travaux en commun ne devraient pas non seulement continuer, mais s’étendre et s’amplifier.

Nous savons que vous avez l’ambition de mettre de nombreuses matières de notre droit en accord avec l’évolution des temps et des moeurs, ne serait-ce que la réforme d’ensemble de la filiation, suggestion que nous nous permettions de vous faire également dans notre rapport. Sachez - mais vous le savez - que vous avez sur ces bancs les meilleurs spécialistes en toutes matières du droit français, communautaire, interna­tional et qu’ils ne demandent - si vous le jugez opportun - qu’à vous apporter le fruit de leur science, de leur expérience et de la connaissance, nécessaire d’ailleurs pour l’exercice de leurs fonctions, qu’ils ont des problèmes d’actualité. Rendons-nous bien compte d’ailleurs de l’importance d’une telle mesure qui, par un moyen souple, ferait de la cour - en collaboration avec les directions de votre ministère - un préconseiller du gouver­nement en matière de droit privé, commercial, social, pénal et donnerait à la Cour de cassation une nouvelle dimension en rapport avec la compé­tence reconnue et indiscutée de ses membres.

Intérêt le plus authentique, c’est certain, mais vous avez aussi mani­festé votre confiance dans la sagacité des magistrats de notre cour, puisque, à votre demande, la loi du 17 juillet 1970 leur donne compétence pour régler des problèmes nouveaux.

Je veux parler de la question de l’indemnité qui peut être accordée à une personne ayant fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement devenue définitive, lorsque cette détention lui a causé un préjudice manifestement anormal et d’une particulière gravité.

Notre droit positif n’a, jusqu’à ce jour, jamais accueilli formellement le principe de la responsabilité pour la détention d’un inculpé bénéficiant d’une décision de non-lieu ou d’acquittement.

Cette question préoccupe pourtant depuis longtemps les juristes fran­çais puisque déjà en 1788, au cours d’un lit de justice, le chancelier Lamoignon demandait au parlement de Paris d’étudier le problème des « dédommagements » à décerner aux innocents lorsqu’ils ont subi sur de faux indices les rigueurs d’une poursuite criminelle.

Des membres de l’Assemblée nationale de 1790 - et il ne pouvait en être autrement - proposaient de constituer un fonds de secours avec le produit des amendes pour indemniser les accusés qui auraient été déchargés de l’accusation, le taux de l’indemnité étant fixé par le juge de chaque affaire.

De telles mesures sont prévues notamment par les législations autri­chienne, allemande, hongroise, elles sont même inscrites dans la Consti­tution japonaise. Il est à remarquer que la jurisprudence par la voie d’un jugement du tribunal de grande instance de Paris, il y a un an, avait adopté ce principe d’indemnisation en se fondant sur une règle de droit public : le risque social anormal créant une rupture de l’égalité des citoyens devant les charges publiques.

Sur vos propositions, monsieur le garde des Sceaux, la France vient de l’introduire dans son droit positif.

Il est inclus dans cette loi du 17 juillet 1970 - à l’intitulé si évocateur et si vrai - tendant à renforcer la garantie des droits indi­viduels des citoyens.

Mais la règle promulguée, il s’agissait de savoir quels juges devaient l’appliquer.

De bons esprits pensaient - avec nos ancêtres révolutionnaires - que ce devait être la juridiction qui avait acquitté, comme étant celle qui était le mieux à même de connaître l’ensemble des circonstances de l’affaire et d’apprécier si une indemnisation devait ou non être accordée.

D’autres pensaient à la chambre d’accusation ou à la première chambre des cours d’appel, mais, monsieur le garde des Sceaux, vous avez cru devoir proposer de confier ce contentieux délicat qui soulèvera de nombreux problèmes difficiles à une commission ayant le caractère d’une juridiction civile statuant souverainement, composée de trois magistrats du siège à la Cour de cassation, les fonctions du ministère public étant remplies par le parquet général de la Cour de cassation et celles du secré­tariat par le greffe de la cour.

Le Parlement vous a suivi sans qu’un seul instant et par quiconque soit discutée votre proposition.

Nous mesurons cet honneur.

Nous mesurons votre confiance et nous y sommes profondément sensibles.

Nous mesurons aussi notre charge.

Vous nous avez manifesté votre confiance dans une toute autre matière, celle relative au statut des magistrats.

L’exposé des motifs de la loi organique du 17 juillet 1970 relative au statut des magistrats précise que celle-ci a pour objet de donner à nos institutions judiciaires des moyens nécessaires pour qu’elles puissent remplir leur mission dans les meilleures conditions d’indépendance et d’efficacité.

Ce souci se manifeste notamment en matière de discipline des magis­trats du parquet.

Alors que l’ordonnance du 22 décembre 1958 édictait que, en cette matière, le garde des Sceaux prenait la décision qui lui convenait après avis d’une commission de discipline présidée par le procureur général près la Cour de cassation, désormais, si la commission de discipline est d’avis qu’il n’y a pas de faute dans l’exercice des fonctions, le garde des Sceaux ne peut prononcer une sanction contre le magistrat intéressé, sans avoir préalablement soumis cette question à une commission spéciale composée du premier président de la Cour de cassation, de trois conseillers et trois avocats généraux à la Cour de cassation.

Et la loi, dans une formule lapidaire, prescrit : « La décision de cette commission s’impose au garde des sceaux. »

Quel hommage, messieurs, rendu par le gouvernement et par le Parlement à votre mesure, à votre équité, à votre sens de l’intérêt général, en un mot à votre justice !

Nous n’oublierons pas, monsieur le garde des Sceaux, que ce sont sur vos propositions que ces nouvelles responsabilités nous ont été données, fortifiant la place que notre institution tient dans la nation.

Mais si nous voulons élever quelques instants notre propos et regar­der l’ensemble des lois votées pendant cette année sur vos initiatives - et je pense non seulement à celles que nous venons d’évoquer, mais aussi à celle sur l’autorité parentale qui a complété, selon une formule entendue, la « décolonisation » de la femme -, nous voyons qu’elles sont toutes traversées par un grand souffle d’humanisme.

Leur unité de pensée - quel que soit leur objet - consiste dans le souci d’adapter les droits individuels du citoyen à l’évolution de nos techniques, de nos moeurs, de nos idées, de préserver la dignité de l’homme, d’accroître le nombre des droits attachés à la personne humaine. C’est la protection de l’homme dans sa personne, dans sa famille, dans sa profession qui est au centre de tous vos textes.

Vous avez bien voulu m’autoriser à présider une commission du VIe Plan, la participation à ses travaux m’a montré combien on était tenté de ne voir que l’aspect économique et technique des choses, car il est vrai qu’il n’est pas de prestige intellectuel, moral, politique donc national sans une économie florissante, d’où la tendance dans la hiérarchie des objec­tifs à atteindre de placer en premier lieu l’économie et la technique, mais j’en ai tiré aussi la conviction que le développement matériel qui en découle doit s’accompagner d’une éthique sociale sans laquelle l’homme serait exposé à de graves dangers.

Il est donc bon que certains ministères, et le vôtre en premier, monsieur le garde des Sceaux, pensent d’abord au citoyen, à ses droits, à sa promotion, à son épanouissement, « l’homme ne vit pas seulement de pain... ». C’est le grand enseignement que nous tirons de l’étude de vos textes. Nous sommes fiers que vous ayez bien voulu associer notre cour à cette entreprise indispensable, nous nous efforcerons de justifier votre confiance.

Il me reste à vous parler rapidement des travaux statistiques de la Cour de cassation.

La chambre criminelle continue à assurer l’évacuation de ses pourvois d’une année sur l’autre. Elle en a reçu 3 211 en 1970, elle en a jugé 3 434. Le nombre des affaires restant à juger est de 1 299, volant normal pour assurer le fonctionnement normal de la chambre.

En ce qui concerne les affaires civiles, notons que :

Voici deux années que la loi du 3 juillet 1967 a apporté des modifications dans les structures de notre cour, son fonctionnement et sa procédure.

Notre recul est déjà suffisant pour en mesurer les résultats bénéfiques.

A la veille de la réforme, en 1966, le nombre des affaires civiles restant à juger s’élevait à 9 487. En 1969, il était tombé à 7 860. Au 31 juillet 1970, il n’est plus que de 7 148, c’est-à-dire que le nombre de ces affaires a diminué encore cette année de 712, alors que le nombre de pourvois reçus - 5 902 - était supérieur de 84 à celui de l’année précédente.

Ce chiffre des affaires à juger est encore trop élevé pour assurer un volant normal d’alimentation des chambres civiles, mais grâce aux efforts de tous nous sommes donc sur la bonne voie.

Mais cet équilibre risque d’être rompu, car les lois que nous avons analysées - notamment la question de l’indemnisation - nous appor­teront de nombreuses affaires souvent très délicates et ce d’autant plus que la commission juridictionnelle de la Cour de cassation pourra être saisie des affaires où la décision de non-lieu ou d’acquittement est devenue définitive entre le 1er janvier 1969 et le 1er janvier 1971, date d’applica­tion de la loi du 17 juillet 1970, et comme nous sommes au seuil de la rupture, nous verrions le retard des affaires à juger reprendre une ampli­tude regrettable, contraire à une bonne administration de la justice, et dont souffrirait - d’abord - le justiciable, si nous n’avons pas les moyens nécessaires pour évacuer ce nouveau contentieux.

Alors, une fois de plus, monsieur le garde des Sceaux, nous nous tournons vers vous pour les réclamer : moyens en personnel, moyens en matériel.

Nous savons que, grâce à vos efforts, vous avez arraché des arbi­trages financiers non défavorables. Mais notre souci de rendre une justice dans des temps raisonnables et conformes aux besoins des justiciables est tel que nous prenons la liberté de renouveler à chaque occasion qui nous est donnée notre prière insistante. Seule la pureté de nos ambitions peut justifier notre instance. Avec l’autorisation de monsieur le premier président, je cède maintenant la parole à monsieur l’avocat général Daniel Albaut pour faire l’éloge de nos collègues disparus cette année. Ils ont été un moment de notre cour, ils ont contribué à son histoire, leur éloge est encore un refuge de l’humanisme auquel nous sommes attachés, aussi nous avons pensé qu’ils méritaient plus qu’un geste rapide d’aspersion d’eau bénite sur une tombe commune : au moins, le rappel de leurs mérites individuels

 

 

 

Discours de monsieur l’avocat général Daniel ALBAUT

 

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs les présidents,

Monsieur le premier avocat général,

Messieurs,

Il ne me paraît pas vain d’affirmer que la solennité d’une audience de rentrée est le reflet symbolique de notre vie intérieure.

Notre condition terrestre nous interdit d’atteindre à la lumière pure des sommets de la sérénité.

Une fois encore, nous le constatons aujourd’hui.

La joie de retrouver la vivante et amicale atmosphère de l’audience est assombrie par les vides que la mort a creusés dans nos rangs au cours de l’année écoulée.

Sans doute, les visages de nos anciens, dont les longues années d’un honorariat éloigné avaient estompé les traits, ont-ils moins de présence que ceux de nos collègues dont, hier encore, nous écoutions la voix. Mais c’est avec la même piété, la même émotion que nous nous inclinons devant tous parce que, en face de la mort, il n’y a que des égaux.

Notre tradition veut que j’évoque, aujourd’hui, ce qu’ils furent et ce qu’ils firent.

J’ai tourné un à un les feuillets de leurs dossiers et, pour être encore plus près d’eux, j’ai glané des souvenirs, quêté des anecdotes, reçu des témoignages et même provoqué des confidences dont la modestie des intéressés eût peut-être souhaité qu’elles ne connussent pas le jour trop cru de l’audience solennelle.

Tant pis ! Avant tout, j’ai voulu être vrai.

Je n’ai rien à regretter.

« Etre vrai et simplement vrai, il n’y a que cela qui tienne. »

Stendhal avait raison.

Monsieur Charles BORNET

Dresser un portrait de monsieur le premier président Charles Bornet exi­gerait un verbe à la taille de ce grand disparu qui monta si haut parce qu’il avait découvert le visage simple et grave de la vie et qu’il ne s’était jamais laissé griser par l’encens des gloires humaines.

Le périlleux honneur qui m’échoit aujourd’hui, je ne le dois pas à un choix qui n’eût pas eu de mal à mieux s’exercer, mais au hasard de la mort qui frappe aveuglément sans se soucier des conséquences de ses arrêts.

Je mesure la fragilité de mes forces en face d’une entreprise que ma seule excuse est de ne pas l’avoir recherchée.

Monsieur Charles Bornet était homme d’une profonde humilité. Bien qu’il fût devenu le premier magistrat de France, il ne se déplaçait qu’à pied dans Paris. C’est en piéton qu’il accomplissait chaque jour le trajet entre son domicile de la rue des Ecoles et le palais de justice.

Sa simplicité naturelle se complaisait dans la grisaille humaine des rues de Paris dont rien ne le distinguait. Sa taille, sa corpulence, sa démarche jusqu’à son vêtement le situaient dans cette banalité signalétique que l’on nomme moyenne et dans laquelle l’Administration classe tous ceux qui ne présentent pas d’anomalies marquées.

Mais ce qui échappait à cette nomenclature un peu élémentaire, c’était le regard, un regard couleur de ciel tel qu’il apparaît dans les plaines du Nord, quand les vents qui courent vers la Manche font une déchirure dans l’épais voile de brume qui noie, dans les teintes indécises, les choses et les gens.

Ce regard était droit et franc.

Il brillait d’une lumière intense qui reflétait la supériorité de l’intel­ligence, mais son éclat ne blessait jamais, tant il était chargé de bonté.

Cette générosité naturelle, les circonstances de la vie s’étaient char­gées de la soumettre à d’enrichissantes épreuves.

En 1914, il a 17 ans, et n’a d’autres préoccupations que ses études. L’avance allemande le surprend à Lille avec tous les siens.

La première bataille de la Marne ne les a pas délivrés ; elle ne leur a donné qu’un espoir qu’ils nourriront en secret durant quatre ans avant de voir se lever l’aube de la victoire.

Pendant quatre ans, Charles Bornet connut la grande misère des habitants des pays envahis, coupés du monde par la ligne de feu.

Pressentant une défaite qu’il ne peut éviter, le commandement mili­taire allemand se raidit et impose aux populations de rigoureuses condi­tions d’existence ; la liberté est abolie, les restrictions de toutes sortes sont sévères.

Il faut survivre.

Face à l’envahisseur, un souffle de solidarité unit la population tout entière dans un coude à coude silencieux mais invincible.

Comme les âmes fortes, monsieur Bornet a surmonté l’épreuve.

Sa jeune volonté s’est durcie dans la tristesse des jours en même temps que son coeur s’ouvrait plus grand à la misère et aux détresses d’un prochain moins bien armé que lui.

Cette dure école de la vie lui aura appris qu’il n’est point de salut dans le relâchement ou l’abandon, mais que seul l’effort opiniâtre élève l’homme vers des hauteurs où l’attendent les plus nobles satisfactions.

Ces satisfactions, il les découvrit d’abord dans ses études de droit auxquelles il mit un terme triomphal en obtenant la médaille d’or du concours de doctorat en 1924, puis la première médaille de l’académie de Toulouse ainsi que le prix du ministre de l’Instruction publique.

Cette abondance de lauriers lui ouvrit les portes de la magistrature en même temps que le légitime espoir de parvenir jusqu’à ses sommets.

Monsieur Charles Bornet illustra successivement les sièges de président du tribunal de la Seine, de président de votre première chambre civile avant d’être choisi pour devenir votre premier président.

Cette élévation au faîte des honneurs ne lui fit jamais oublier le poids écrasant des responsabilités qui pèse sur les épaules du chef suprême de notre corps.

En dépit de cette ascension, l’homme avait conservé toute sa sim­plicité.

Il se cloîtrait dans une vie privée qu’il voulait hermétique.

Il ne s’attachait pas plus au formalisme protocolaire qu’aux préro­gatives que comportent les préséances.

Par contre, il se montrait très strict pour tout ce qui concourait à maintenir l’autorité et la dignité des fonctions dont il ne se considérait que comme le dépositaire passager.

Mais ces légitimes exigences étaient toujours formulées avec cour­toisie.

Jamais son entourage, qu’il a toujours su choisir, n’a pu surprendre, de sa part, un geste d’impatience ou une parole d’irritation.

Ce remarquable équilibre autant que sa bonté rayonnante lui avaient gagné le profond attachement de tous ceux qui ont eu le privilège de franchir la porte de son cabinet, parce qu’ils étaient sûrs d’y goûter la chaleur humaine d’un accueil attentif.

En dépit d’une réserve qui n’était pas de la froideur, monsieur Bornet se tenait très près des magistrats dépendant de son autorité.

A la présidence du tribunal de la Seine, il eut toujours grand souci de la carrière de ceux qu’il avait appréciés dans le travail.

II se considérait aussi comme le chef d’une grande famille et il res­sentait les joies comme les peines de chacun de ses membres.

N’avait-il pas perpétué fidèlement la tradition instaurée par son prédécesseur, monsieur le conseiller doyen Jean Ausset, dont l’inépuisable autant que généreuse cordialité avait dépouillé les remises de décoration de leur sécheresse en les célébrant dans son cabinet, où il réunissait collègues et amis pour fêter le récipiendaire.

Si nous conservons pieusement le souvenir de ce grand chef qui attira à lui, par des attentions délicates, les grands comme les humbles, nous ne sommes pas prêts d’oublier qu’il fut aussi un juriste qui marqua son époque par l’étendue de ses connaissances et par la sûreté de son jugement et, je dois ajouter, par sa rapidité.

Avant d’aborder la présidence du tribunal de la Seine, monsieur Bornet n’avait jamais tenu les référés, juridiction d’origine parisienne qui exige de la part du juge des qualités exceptionnelles et, surtout, une expérience consommée du fait et du droit envisagés sous une optique bien particulière.

Chacun sait que ce n’est pas du jour au lendemain que l’on parvient à discerner la mesure qui préjudicie au principal de celle qui n’y pré­judicie pas.

Eh bien, monsieur le président Charles Bornet fit, dès son arrivée, l’admi­ration des avoués et de leurs clercs en épuisant, dans l’après-midi, des rôles de soixante-dix référés et parfois plus, rendant autant d’ordonnances devant lesquelles les plaideurs ne pouvaient que s’incliner.

Rappellerai-je enfin que, dans vos délibérés, la rigueur de sa dialec­tique entraînait les indécis et finissait toujours par rallier à lui les opposants.

C’est peut-être parce qu’il avait horreur de philosopher qu’il était très écouté.

Sa langue était trop riche et sa pensée trop pure pour les laisser errer dans des digressions qui ne pouvaient qu’égarer un débat.

Comme on l’a dit jadis, d’une grande voix parisienne, sa parole était nue comme une main qui se lève pour prêter serment.

Comment pourrai-je mieux saluer le courage et l’indépendance de monsieur Bornet qu’en en évoquant les traits dont il a jalonné sa vie.

Mobilisé en 1939 comme commandant de justice militaire, les évé­nements de 1940 l’ont jeté dans un camp de prisonniers, un oflag de Westphalie.

A peine ses camarades se sont-ils éveillés au rythme infernal d’une existence carcérale qu’il engage un nouveau combat.

Chaque semaine, il réunit les membres des professions juridiques pour discuter des problèmes de droit que pose l’imprévu de leur situation et aussi pour se livrer à l’exégèse des textes nouveaux.

Lorsque l’autorité allemande exerça des pressions sur les officiers français pour les engager à travailler en Allemagne, le commandant Bornet prit fermement position contre cette prétention et mena ouver­tement campagne pour rallier les hésitants.

Afin de mettre en garde ses compagnons d’infortune contre les dan­gers qu’ils couraient en prêtant une oreille complaisante aux sollicitations allemandes, il fit afficher sur le panneau des notes de service le texte dactylographié des anciens articles 76 et 77 du Code pénal ainsi que l’article 326 de l’ancien Code de justice militaire, textes qui sanction­naient par des peines de droit commun les nationaux qui apportaient en temps de guerre une aide à l’ennemi.

C’était un bel acte de courage, car le commandant Bornet figurait sur une liste de prisonniers qui devaient être libérés en raison de leur âge.

Quand la liste parut, son nom avait été rayé et il fut répondu au colonel français que le commandant Bornet resterait prisonnier parce qu’il était un ennemi de l’Allemagne.

Quel plus bel hommage l’adversaire pouvait-il lui rendre !

Néanmoins, après des protestations répétées des chefs français, le commandant Bornet put obtenir sa libération en août 1941.

Dans l’exercice de ses fonctions, monsieur Charles Bornet a aussi montré beaucoup de courage, mais cette fois le courage prend une autre figure parce qu’il se sublime en concourant à l’oeuvre de justice. Il s’appelle indépendance.

L’indépendance du premier président Bornet était absolue.

Et pourtant son intransigeante affirmation n’exigeait de lui aucun effort parce qu’elle était l’auréole de sa culture, de sa dignité de vie, de sa modestie, de sa répugnance à tout sectarisme, de sa tolérance à l’égard de toutes les opinions, de son souci constant du respect du droit à l’égard de tous.

Et mes pas attristés me conduisent maintenant vers la tombe où repose, dans la majesté du silence, le premier président Charles Bornet.

Beaucoup vont à travers le monde, remuant avec une joie gourmande l’éternelle poussière des scandales.

S’ils veulent contempler le vrai visage de notre magistrature, qu’ils aillent s’incliner devant la tombe de Charles Bornet ; ils comprendront, peut-être, jusqu’où peuvent aller, dans une âme de chez nous, l’amour du travail, la rigueur de la conscience, la beauté de l’âme et la lumière de l’intelligence.

Monsieur Marcel REY

Monsieur le procureur général honoraire Marcel Rey s’est éteint le 12 juil­let 1969 à l’âge de quatre-vingt-quatre ans après de longues souffrances.

Il eut cependant la consolation d’être entouré de celle qui avait été la compagne de toute sa vie et de ses trois filles.

Nous leur renouvelons le témoignage de notre sympathie toujours attristée.

Celui qui avait été torturé dans sa chair et qui avait entrevu la mort sur le champ de bataille ne craignait pas la douleur ; il avait appris à lui tenir tête.

Ce qu’il redoutait c’était d’offrir à ses proches le spectacle d’une déchéance contre laquelle la volonté la plus résolue ne peut rien.

Il a eu la fin qui couronnait la dignité de sa vie.

Jusqu’à son dernier souffle, il est resté lui-même ; il a quitté les siens en pleine lucidité.

L’une de ses dernières pensées aura été une ultime profession de foi, d’humilité et de modestie.

Si son profond attachement à ses fonctions lui avait procuré des satisfactions de prix, il tenait à ce qu’elles demeurassent intérieures ; sa discrétion naturelle le détournait de la lumière trop vive d’un éloge officiel.

Madame Rey m’a transmis le message.

Je me dois cependant, pour rester fidèle à nos traditions, d’évoquer le souvenir que monsieur Marcel Rey a laissé à la cour, souvenir toujours vivace bien que quinze années d’honorariat l’aient écarté de nos activités quotidiennes.

Monsieur Rey en imposait par sa taille et sa prestance.

Sa démarche avait quelque chose de majestueux et ses gestes, mesurés sans lenteur, étaient empreints d’une solennité et d’une élégance qui étaient autant la marque d’une éducation raffinée que d’une grande sûreté de soi-même. Cette apparence d’autorité distante était corrigée par la sérénité d’un regard dont la profondeur bleutée reflétait les eaux du lac de son enfance, le lac d’Annecy, quand les premières teintes du crépuscule les recouvrent d’un voile qui adoucit la lumière trop brutale des après-midi d’été.

C’est, en effet, dans la cité savoyarde que Marcel Rey vit le jour et qu’il grandit.

Il y avait accumulé un patrimoine de souvenirs que, dans ses der­nières années, il égrenait silencieusement au cours de longues promenades au bord du lac et son imagination amusée se plaisait à recréer l’ombre de celui qui gambadait sur ses rives en compagnie de ses camarades du lycée Berthollet.

Savoyard pur sang, il était issu, du côté paternel comme du côté maternel, de familles où l’on portait soit la toge de l’homme de loi, soit les armes.

Son père, décédé très jeune, avait été avoué à Annecy.

Son grand-père maternel, le major François de l’Allée de Songy, de l’armée sarde, avait été commandant militaire de la place d’Annecy, possession du royaume de Sardaigne.

Il exerça ce commandement jusqu’en avril 1860, date du rattachement de la Savoie à la France.

Que dirai-je de la carrière du procureur général Rey ?

Qu’elle commença sous les plus heureux auspices par des lauriers brillamment remportés à la faculté de droit de Lyon et puis, comme pour nombre de nos collègues, qu’elle se déroula d’abord en province, avant de se poursuivre et de s’achever à Paris.

Sa réputation de parfait magistrat s’était vite établie.

Elle était telle que la joie avec laquelle il était accueilli dans un nouveau poste était à la mesure des regrets qu’il avait laissés dans celui qu’il venait de quitter.

Jeune magistrat, il gagna l’estime et la confiance de ses chefs ; parvenu à son tour aux postes de commande, ce furent les jeunes, dépen­dant de son autorité qui lui témoignèrent un attachement et un dévouement sans réserve car sa sollicitude agissante, son indulgence aux erreurs, lui avaient ouvert les coeurs dont il avait rassuré les inquiétudes.

Pendant près de quinze ans, monsieur Marcel Rey occupa le siège du ministère public près de votre première chambre.

Il le fit avec une réelle autorité.

La presse judiciaire a publié les conclusions qu’il donna dans des affaires à grand retentissement. Je ne citerai que la demande en paiement de dommages-intérêts introduite par les héritiers Branly contre le pro­fesseur Turpain de la faculté de Poitiers qui avait cru pouvoir omettre le nom de Branly dans un ouvrage de vulgarisation retraçant l’historique de la T.S.F. et, enfin, l’affaire dite des « Mineurs Finaly » qui posait la délicate question de l’attribution de la tutelle provisoire de ces enfants dont les parents étaient tous deux décédés en déportation.

Les conclusions prises par monsieur Rey étaient des modèles de conscience professionnelle et d’objectivité et, quand ils en eurent l’occasion, les commentateurs, unanimes, rendirent hommage à leur clarté autant qu’à leur solidité.

Mais il est à remarquer que monsieur Rey ne s’est jamais laissé enfermer dans la rigueur absolue d’un raisonnement juridique. Il avait les pieds sur la terre et il pensait, avec Bentham, que si le droit et la morale ont le même centre, ils n’ont pas la même circonférence.

Les membres de votre barreau n’ont pas été les derniers à bénéficier de l’exquise courtoisie que monsieur Rey mettait dans les rapports qu’il entretenait avec eux.

Un ancien président de l’Ordre a tenu à m’écrire que monsieur Rey, qui examinait avec grand soin tous les aspects des pourvois, facilitait beaucoup leur tâche en les éclairant sur les points qui paraissaient présenter un intérêt particulier.

Durant la première guerre, Marcel Rey défendit, face à l’ennemi, l’honneur de la magistrature savoyarde.

Le 13 avril 1915, il est nommé aspirant au 75e régiment d’infanterie.

Il prend part, durant tout le mois de mai, aux durs combats d’Ablain-Saint-Nazaire, de la Targette, de Neuville-Saint-Vaast et de Carency, noms qui résonnent encore au coeur d’un certain nombre de Français.

Le 8 mai, au petit matin, l’aspirant Marcel Rey reçoit l’ordre d’attaquer.

Il franchit, le premier, le parapet et s’élance, entraînant sa section à l’assaut de la tranchée allemande.

A peine a-t-il fait quelques bonds qu’il s’effondre, l’épaule gauche labourée par un éclat d’obus. Il reste sur le terrain.

Impossible de le ramener dans les lignes françaises, tant le feu ennemi est intense.

Ce n’est qu’à la nuit, après douze heures de souffrance atroce dans la solitude, que les brancardiers peuvent aller l’arracher à la mort.

La belle conduite de l’aspirant Rey fut récompensée par une citation à l’ordre de l’armée et l’attribution de la médaille militaire.

Monsieur Marcel Rey devait se retrouver encore une fois en face des Allemands en juin 1940, mais ce n’étaient plus les mêmes.

Avocat général du service central à Paris, monsieur Rey se trouvait aux côtés de monsieur Raoul Cavarroc alors procureur général quand des messieurs, revêtus de l’uniforme de l’armée allemande, se présentèrent pour réclamer des dossiers qui, bien entendu, échappèrent à leurs investigations, malgré des séquestrations de plusieurs jours et des menaces contre la personne du chef et de ses adjoints.

L’ancien aspirant Marcel Rey ne dut pas éprouver une estime par­ticulière pour ces émissaires, déguisés en soldats, qui avaient tout juste assez de courage pour parler haut dans le cabinet d’un magistrat où ils ne couraient aucun danger.

Je ne sais si j’ai outrepassé les limites qu’avait souhaitées la légen­daire humilité de monsieur Rey mais, au moins, ai-je la certitude de n’avoir pas franchi celles de la vérité.

Et c’est toujours la servir, d’affirmer que monsieur le procureur général honoraire Marcel Rey a laissé parmi nous le souvenir d’un grand magis­trat, d’un soldat courageux et d’un grand homme de bien.

Monsieur René GUIHAIRE

Un avis anonyme, paru dans « le Figaro » du 12 février 1970, annonçait la mort de monsieur René Guihaire, conseiller honoraire à la Cour de cassation, survenue, dans son logis de Coet-Rossic à Pont-Château, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.

Ne nous étonnons pas de la sécheresse de cet avis.

Une survivance aussi exceptionnelle ne pouvait que condamner son bénéficiaire à un isolement qu’aggravait encore la solitude du célibat.

Si René Guihaire n’a pas pleinement goûté la joie de vivre entre ses parents le reste de son âge, du moins a-t-il eu la satisfaction d’être resté fidèle à sa terre natale et de s’éteindre à l’abri de ses vieux murs de Coet-Rossic dont le granit breton, qui brave les siècles autant que les tempêtes, avait été le témoin de ses joies bruyantes d’enfant comme des silencieuses méditations qui ont meublé sa longue retraite.

Son existence, toute de dignité aimable, s’est écoulée à l’image de ces petits fleuves côtiers dont les eaux vives accompagnent de leur chucho­tement régulier les appels aigus des oiseaux et glissent sur de longues chevelures d’herbes vertes, en baignant les fleurs sans jamais les briser.

Sa carrière également témoigne de son attachement à la terre bre­tonne.

Sans doute est-il resté de nombreuses années à Rouen, mais Bretagne et Normandie ne sont-elles pas terres voisines ?

Toujours est-il que monsieur René Guihaire ne s’est jamais égaré au sud de la Loire et, s’il franchit un jour la Seine, il n’alla guère plus loin que le quai de l’Horloge.

Ce Breton, pourtant comblé par la contemplation des horizons marins, avait découvert le charme des perspectives rétrécies des quais de la Seine.

Il aimait s’y promener longuement et fouiller dans les boîtes des bouquinistes, alignées et jointives, comme les rives d’un autre fleuve, celui de la pensée.

Que de trouvailles, ce bibliophile averti, n’a-t-il pas faites sur les quais !

Serrant précieusement sous son bras l’édition rare qui récompensait sa peine, il allait aussitôt lui assigner son rang dans l’appartement de la place de l’Odéon qu’avait occupé quelques cent quarante ans plus tôt Camille Desmoulins, et qui était devenu le sien.

Amoureux des choses du passé et, de plus, guidé par un goût très sûr, il avait reconstitué patiemment et avec une fidélité qui ne négligeait aucun détail un intérieur où l’on respirait un authentique parfum de l’époque révolutionnaire.

Il ne manquait jamais de montrer à ses visiteurs la fenêtre d’où Lucile Desmoulins avait agité son mouchoir pour adresser une dernière pensée à son infortuné mari que la haine de son ancien condisciple de Louis-le-Grand, Robespierre, emmenait vers la guillotine. Issu d’une famille de robe, son grand-père paternel était avocat, son père et deux de ses oncles étaient notaires, il n’est pas surprenant que René Guihaire devînt à son tour docteur en droit, il assurait ainsi la relève familiale dans la pratique du Code civil.

S’il ajouta à ce titre celui de licencié ès lettres, ce fut par amour de la culture, du beau style et du beau langage, complément agréable d’une distinction qui lui était naturelle.

Il lisait le russe, l’anglais et l’allemand ; au début du siècle, c’était manifester une curiosité d’esprit peu commune.

Les chefs de cour de Rouen écrivent de lui « qu’il était grand, d’élégante silhouette, raffiné dans sa tenue et de très grande culture, homme du monde, fin causeur, séduisant de prime abord ».

Il tint une place plus qu’honorable dans tous les prétoires où l’appe­lait le rôle du ministère public, mais ce qui émerveillait le premier pré­sident de la Cour de Rouen, monsieur Beaujour-Bourget, c’est que monsieur Guihaire donnait son avis sur le siège, aussitôt les plaidoiries prononcées, sans jamais solliciter de remise pour préparer ses conclusions.

Heureux temps, messieurs, où l’on pouvait vivre sur son acquis ! C’était peut-être une existence frugale, mais combien sereine !

Le 20 novembre 1934, ce fut le tour de monsieur Guihaire d’être procureur général à Rouen.

S’il n’y resta que quatre ans avant de venir siéger ici, le souvenir qu’il y a laissé ne côtoie pas encore l’ingratitude de l’oubli.

Le juriste, le lettré, l’homme du monde, s’est révélé un chef de grande classe dont l’autorité et le rayonnement franchirent rapidement l’enceinte du palais.

Quel est le jeune magistrat du parquet qui, rempli d’appréhension en frappant à la porte du cabinet du procureur général de Rouen, n’en est pas ressorti ragaillardi, prêt à affronter avec confiance l’épreuve de ses nouvelles fonctions parce que la douceur lumineuse du regard du chef autant que l’autorité qui se dégageait de ses paroles l’avaient entièrement conquis ?

Dévoué à son pays autant qu’il l’était à ses fonctions, René Guihaire, comme beaucoup de Bretons, fut, pendant la guerre, un combattant digne des plus belles légendes.

Ses hauts faits qui témoignent d’une valeur militaire certaine ont honoré l’écusson du 47e régiment d’infanterie. Je n’en citerai qu’un.

En septembre 1915, le régiment est engagé dans l’offensive de Champagne.

Le capitaine Guihaire, entraînant sa compagnie dans une charge à la baïonnette pour dégager le flanc d’une unité menacée, se heurte à un ennemi dont le feu meurtrier met hors de combat la majorité de l’effectif.

Lui-même, grièvement atteint par un éclat de grenade, est laissé pour mort sur le terrain. Ce sont les Allemands qui le ramassent, le soignent et le guérissent.

Mais la guerre n’est pas finie et le capitaine Guihaire, après avoir frôlé la mort, subira trois années de captivité dans un camp où son moral élevé fera l’admiration de tous ses camarades prisonniers.

Il avait largement mérité cet hommage que j’ai extrait d’une lettre que le premier président de Rennes adressait le 12 janvier 1919 au garde des Sceaux.

« Guihaire, excellent magistrat, est avec Caous un des héros de la magistrature bretonne. »

Avant d’adresser un dernier adieu à notre collègue, permettez-moi d’évoquer deux documents qui figurent à son dossier.

Ce ne sont ni des éloges ni des compliments ; monsieur Guihaire, je dois le dire, n’accordait pas un crédit exagéré à cette monnaie scripturale qui, bien que souvent surprise en état d’inflation, échappe toujours aux atteintes de la dévaluation.

En 1920,l’autorité militaire le pressent personnellement, pour qu’il accepte, d’encadrer des formations de couverture en cas de mobilisation.

Vingt-cinq ans plus tard, en 1945, au moment où le brutal abais­sement de la limite d’âge creuse des vides préoccupants dans les rangs de la Cour de cassation, monsieur le président Grignon, appuyé par les chefs de la Cour, sollicitait le maintien en fonctions de monsieur le conseiller Guihaire parce qu’il considérait sa présence indispensable dans les délibérés de la Chambre sociale.

Quel plus vrai et plus sincère hommage l’armée et surtout la justice pouvaient-elles rendre à ce grand seigneur d’un autre âge, qui avait été un soldat d’une rare valeur en même temps qu’un magistrat tout à fait éminent ?

Monsieur le haut conseiller René Guihaire était officier de la Légion d’hon­neur depuis trente-huit ans.

Monsieur Maurice COME

Autour de l’année 1935, on croisait, dans la grande galerie du parquet de la Seine, une silhouette d’une jeunesse telle qu’on aurait pu prendre pour un attaché celui qui était cependant un substitut de la deuxième section.

Le substitut adjoint Maurice Côme, c’est de lui qu’il s’agit, ne paraissait pas ses quarante ans.

Resté svelte, d’une élégance de bon ton, il marchait légèrement voûté, mais d’un pas vif et alerte. Derrière ses lunettes d’écaille, son regard brillait d’une intelligence que l’on devinait aussi déliée que mali­cieuse. Le léger balancement de tête, avec lequel il écoutait un interlo­cuteur et qu’accompagnait un sourire qui semblait fait d’ironie courtoise, pouvait intimider.

Mais ce contresens hâtif ne résistait pas longtemps aux paroles de Maurice Côme, toujours pleines de loyauté, de bienveillance et d’efficacité.

A trente-six ans de distance, je crois encore entendre sa voix chaude qu’un léger voile nuançait par moments, et sans qu’il l’eût recherché, d’inflexions agréables.

Tel est le premier souvenir que j’ai conservé de monsieur le premier avocat général Maurice Côme.

Il était né le 14 septembre 1895 à Saumur.

Le musée du cheval et les prouesses des cavaliers du Cadre noir émerveillèrent sans doute ses yeux d’enfant, mais ce fut sans lendemain.

Son destin était ailleurs.

Il commença ses études secondaires classiques au lycée du Mans et les termina à Paris au lycée Louis-le- Grand qui a donné au pays tant de serviteurs illustres.

Puis vint l’heure des grands choix que la vie impose.

Maurice Côme était fils et neveu de magistrats.

Il décida de faire son droit et de rester fidèle aux traditions familiales. Août 1914.

Maurice Côme, comme tous ceux de son âge, interrompt ses études pour revêtir l’uniforme. Il sert dans l’infanterie puis dans l’aviation.

Il termine la campagne avec le grade de sergent.

Après quatre années d’une existence guerrière, il se met courageusement à l’étude pour terminer son droit, et franchir l’examen qui lui ouvrira les portes de notre corps.

Vous vous souvenez, messieurs, que l’épreuve décisive pour un jeune juge suppléant c’était d’être délégué à la tête d’un petit parquet, on dirait aujourd’hui d’un mini parquet s’il en existait encore, où l’on était pratiquement seul pour prendre des décisions, rédiger des rapports et, parfois aussi, pour coller ses enveloppes.

Il ne fallait compter que sur soi et, pour vaincre les effets toujours paralysants de l’isolement, le jeune magistrat, qui craignait de se discréditer en appelant trop souvent à son secours le parquet général devait faire preuve, à défaut d’expérience, d’intelligence, d’énergie et surtout de bon sens.

Le travail se compliquait encore quand le procureur général chargeait, de surcroît, son délégué de remettre de l’ordre dans un parquet désorganisé parce qu’il avait été trop longtemps privé de titulaire.

C’est en triomphant de ces tâches ingrates dans le ressort de Caen que Maurice Côme obtint, au bout de quelques années, le galon de substitut général

Il menait une existence enviable dans la grande ville normande, entouré d’estime et de sympathie mais sa famille, ses affinités, ses souvenirs le rappelaient à Paris.

Le 3 août 1934, la Cour de Caen voit partir, non sans regret, son substitut général qui vient d’être nommé substitut adjoint.

Dans ce redoutable univers judiciaire qu’est le parquet de Paris, il n’occupera que des postes où, s’il faut d’abord de solides épaules, il faut aussi exercer une vigilance de tous les instants.

Pendant quatre ans, il sera le grand régulateur de l’action publique, en assurant le contrôle des informations.

En 1941, il revêt de nouveau la robe rouge pour affronter la cour d’assises de la Seine.

La redoutable célébrité de cette juridiction ne l’effraye pas.

Il en a vite percé le secret.

Le soutien d’une accusation criminelle n’exige qu’une condition, et une seule : une connaissance absolue et sans faille du dossier y compris les pièces de forme ; l’éloquence vient après.

En s’en tenant à cette règle d’or, Maurice Côme évita tous les incidents d’audience et obtint d’emblée la confiance des juges populaires.

L’exercice postérieur des fonctions de procureur adjoint lui valut cette appréciation flatteuse : « Monsieur Côme s’est attaché à ses fonctions avec une hauteur de vues, une élévation de sentiments, une compréhension, un tact et une autorité qui rendent son concours particulièrement précieux ».

« Il est de ceux qui peuvent légitimement aspirer aux plus hauts postes de la magistrature. »

« Il ne peut manquer de s’y distinguer ».

Cette prédiction ne devait pas tarder à se réaliser.

Au début de 1947, Maurice Côme était nommé avocat général à la Cour de cassation.

Durant dix-huit ans, il occupa le siège du ministère public près votre chambre commerciale.

Il y découvrit certes des allées du droit qui ne lui étaient pas fami­lières mais la vivacité de son intelligence et sa puissance de travail lui évitèrent de s’y égarer ou d’y trébucher.

Il a laissé le souvenir d’un collègue distingué et courtois, d’une loyauté qui s’alliait avec bonheur à la fermeté de son caractère, et dont les avis, toujours exprimés avec beaucoup de sobriété, étaient d’une grande netteté.

Cette magnifique carrière fut couronnée en 1964 par l’élévation de Maurice Côme au grade de premier avocat général.

Les insignes de la dignité de grand officier de l’Ordre national du Mérite ainsi que la Croix de commandeur de la Légion d’honneur brillaient sur sa poitrine à côté de la Croix de guerre, mais il portait aussi une autre décoration, la moins élevée peut-être dans l’ordre hiérarchique, mais une des plus glorieuses, la médaille de la Résistance.

En effet, si l’on a pu écrire que Pierre Caous et René Guihaire avaient gagné sur les champs de bataille de la Somme et de Verdun le titre de héros de la magistrature bretonne, celui de héros de la Résistance judiciaire revient incontestablement à Maurice Côme.

Il appartint à cette poignée de Français qui se sont refusés à accepter comme une défaite sans appel l’effondrement de 1940, tristement authen­tifié par un inévitable armistice et en dépit de la valeur militaire d’unités auxquelles l’Histoire rendra une justice d’autant plus légitime qu’elle aura été lente à se manifester.

La présence sur notre sol de la formidable machine de guerre allemande, qui paraît alors invincible fouette son patriotisme au lieu de l’affaiblir.

Maurice Côme croit en la victoire finale et à l’écrasement de la puissance hitlérienne.

Et il ne se cache pas pour le crier à haute voix en quelque lieu qu’il se trouve.

Il ne se passe pas de journées sans que les accents de sa foi inébran­lable ne réchauffe le coeur de ceux que les victoires en chaîne des armées adverses, lors des premières années de guerre, inclinent au découragement.

Notre collègue ne s’en tient pas à une profession de foi. Il fait un pas de plus, il s’engage dans l’action.

Pour paralyser une répression dont la rigueur croissait avec les exigences de l’occupant, il s’ingénie à soustraire à sa vindicte les auteurs d’actes de sabotage désignés dans les dossiers pénaux.

Pour dérouter les investigations des polices d’Outre-Rhin, le moyen le plus efficace est d’égarer les dossiers et de faire figurer sur les tableaux de détention des inculpations qui trompent la vigilance de ses agents.

Grâce au concours de nombreux collègues et surtout à celui du substitut du service central qui était à l’époque notre éminent ami monsieur l’avocat général honoraire René de Bonnefoy des Aulnais, les procé­dures accomplissent d’invraisemblables périples vers des parquets lointains dont les chefs étaient, bien entendu, de connivence.

Cette activité, qui se cantonnait au domaine judiciaire, n’allait certes pas sans risques.

Cependant, Maurice Côme devait en assumer de plus périlleux encore, qui devaient le mener, bien qu’il en eût parfaitement conscience, au bord de l’ultime sacrifice.

Si, par impossible, son zèle patriotique avait pu subir quelque accès de faiblesse, un ange gardien, étroitement associé à son action, n’aurait pas manqué de raffermir son courage.

Cet ange gardien c’était son épouse, madame Denise Charles, aussi acharnée que son mari à lutter dans l’ombre contre l’occupant.

Dès le début de l’année 1943, l’appartement du ménage Côme est devenu le lieu de ralliement des chefs de réseaux de la Résistance.

Madame Côme y a installé des lits de fortune destinés à héberger, parfois pendant plusieurs jours, des agents directement parachutés de Londres pour exécuter des missions de destruction.

Jour et nuit ce sont d’incessantes allées et venues dans l’immeuble et un échange de conversations téléphoniques souvent imprudentes.

La dénonciation qui avait entraîné l’arrestation des religieux de la Brosse-Montceau leur fut fatale.

Le 24 juillet 1944, la police allemande arrête madame Côme à son domicile ainsi que monsieur Mondon, notre ancien collègue actuellement ministre des Transports, qui venait d’échapper une première fois à la gestapo.

Maurice Côme, qui n’a pu être prévenu à temps, tombe dans la souricière à son retour du palais.

Il subira à Fontainebleau les tortures tristement célèbres des coups de lanière sur le visage et le supplice de la baignoire.

Il résiste.

Même la tête plongée dans un baquet rempli d’urine, son courage ne faiblira pas.

Maurice Côme n’a pas parlé. Il a vaincu ses tortionnaires.

Mais voici le destin qui vient à son secours.

Le train qui l’emmenait vers les camps de la mort est stoppé à Péronne ; des patriotes avaient détirefonné les rails.

Quelques jours plus tard, la rapidité de l’avance alliée délivrait Maurice Côme et ses compagnons de glorieuse infortune.

Etait-ce pour lui la fin du cauchemar ? Hélas ! non !

Madame Côme qui, elle aussi, avait eu le courage de ne point parler, ne put échapper au dernier train, celui du 15 août 1944 qui l’emmena en déportation.

Elle en subit toutes les misères, depuis les brimades et les insolences dégradantes de gardiennes inconscientes ou déshumanisées jusqu’aux tortures de la faim, du froid et de l’épuisement.

Elle connut l’horreur du camp de Ravensbrück et de ses scènes de barbarie et, en avril 1945, devant l’offensive des armées russes, les marches forcées sur les routes dans un dénuement affreux, évocateur des grandes migrations bibliques.

Nous savons que dans cet océan de misère l’inflexible volonté de madame Côme et son indomptable énergie sauvèrent de la mort nombre de ses compagnes qui ne trouvaient plus assez de forces en elles pour se raccrocher à la vie.

Maurice Côme connaissait la fermeté de caractère de son épouse et sa répugnance invincible à supporter le joug de la captivité.

Il savait aussi, d’expérience encore toute neuve, ce qu’il en coûtait de tenir tête à la police nazie.

On imagine, sans peine, les jours et les nuits d’angoisse qu’il a tra­versés jusqu’au retour, auquel il osait à peine croire, de son héroïque épouse.

Qu’il me soit permis de rappeler que la courageuse attitude de madame Côme lui a valu le grade de sergent de la Résistance intérieure française, la médaille militaire, la Croix de guerre et, en 1960, la croix d’officier de la Légion d’honneur.

Le 26 avril dernier, la France tout entière s’est recueillie pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire du souvenir des Déportés.

Dans un élan unanime qui s’adressait aux morts aussi bien qu’aux survivants, le pays a témoigné son indéfectible attachement à ces soldats qui combattirent dans l’ombre, souvent seuls, ne pouvant compter que sur la solidité de leurs nerfs, privés du rassurant coude à coude du champ de bataille et vivant dans l’incertitude permanente d’un affrontement avec un ennemi qui était partout et nulle part.

Associons dans un dernier adieu le souvenir de Maurice Côme à celui de cette phalange de héros et retenons avec Eluard que « si l’écho de leur voix faiblit, nous périrons ».

Monsieur Louis GRENIER

Bien qu’il eût largement dépassé la soixantaine, monsieur le conseiller Louis Grenier était resté jeune jusqu’aux premières atteintes du mal qui devait le ravir à nos affections.

L’absence de tout embonpoint, une chevelure à laquelle le temps avait épargné les fils blancs aussi bien que le dégarnissement des tempes, une démarche rapide, des gestes nets et précis, dictés par l’utilité, colo­raient sa silhouette d’une alacrité juvénile.

Ce qui frappait le plus, c’était son visage osseux, au profil aigu, aux traits fortement accusés, qui exprimait une profonde concentration de l’esprit en même temps que le sérieux de la pensée.

Louis Grenier parlait peu, riait encore moins, bien que d’un naturel gai, et pince-sans-rire par éclairs.

Sa bouche, aux lèvres contractées, était toujours serrée, comme s’il redoutait d’en laisser échapper des propos insuffisamment mûris.

Dans ce visage fermé, austère, brillait derrière les lunettes un regard étonnamment vif, inquisiteur et d’une grande mobilité.

Mais ce regard dur, métallique qui intimida tant d’individus dont la conscience était inquiète, n’était pas inaccessible à la pitié.

Il s’illuminait alors d’une flamme de bonté qui n’était pas feinte parce qu’elle était le reflet d’une belle âme.

Louis Grenier était né le 30 juin 1900 à Belfort, porte de la France, au climat rude et au passé chargé d’histoire.

La Chancellerie qui l’accueillit en 1924 au début de sa carrière vit en lui un administrateur avisé et exact, prompt à s’adapter aux disciplines les plus variées.

Mais sa véritable vocation se révéla en 1930 quand il prit la direc­tion d’un cabinet d’instruction au tribunal de Troyes.

Sa réussite fut complète.

Le voilà rapidement entouré d’une réputation qui lui ouvre la grande carrière de l’instruction : après Troyes, c’est Pontoise, puis Versailles et enfin le tribunal de la Seine où il se verra confier les grands procès criminels.

En 1952, il est nommé conseiller à la Cour d’appel de Paris.

Il siège à la chambre d’accusation où l’appelle sa grande expérience : il y acquiert une autorité telle que le 2 mars 1959 il en assure la pré­sidence.

Louis Grenier a consacré trente-trois années de sa carrière à l’ins­truction des procédures pénales, trente-trois années d’un labeur de haute qualité.

Travailleur acharné, il se levait en été avec les premiers rayons du soleil pour méditer dans le calme de l’aube naissante sur ses dossiers et, lorsque beaucoup plus tard la maison s’éveillait, il l’accueillait avec la conscience de celui qui a déjà bien commencé sa journée.

J’ai relevé dans ses notes des témoignages tels que magistrat de valeur exceptionnelle, juge d’instruction de premier ordre, l’un des meil­leurs juges d’instruction du tribunal de la Seine.

Ces appréciations flatteuses étaient loin d’exagérer les mérites de notre collègue.

Il n’accomplissait, en effet, un acte d’instruction qu’après l’avoir médité et étudié longuement, qu’il s’agisse d’un interrogatoire, d’une audition de témoin ou de la délivrance d’une commission rogatoire.

Une question secondaire était toujours prévue après une question principale, et, tenue en réserve, une question éventuelle destinée à parer à des échappatoires ou à des omissions volontaires.

Aussi, les dossiers qui sortaient de ses mains contenaient-ils peu d’actes, mais leur substance comme leur limpidité étaient incomparables.

Substituts régleurs et présidents d’assises y trouvaient des satisfac­tions et des avantages dont je puis vous assurer qu’il n’ont pas perdu le souvenir.

Durant son passage à la chambre d’accusation, notre collègue a tou­jours eu le souci du travail bien fait.

En raison de sa compétence, il fut chargé de contrôler les nombreux cabinets du ressort, et, le cas échéant, de stimuler le zèle de leurs titulaires.

On peut dire que Louis Grenier fut un de ceux qui exaucèrent pleinement le voeu du législateur.

Il le fit avec efficacité et fermeté, mais toujours avec une simplicité et une courtoisie qui le firent apprécier et aimer de tous.

Il est temps maintenant de vanter son courage qui était aussi grand que son indépendance était intransigeante.

Il l’a éloquemment prouvé pendant l’Occupation.

Il a confié, à plusieurs reprises, à monsieur le président Maurice Rolland qui l’aimait autant qu’il l’estimait, la répugnance qu’il éprouvait à être chargé des poursuites imposées par les occupants contre les patriotes, mais le souci du devoir et le scrupule de faire retomber sur d’autres un fardeau pénible le retenaient de demander son changement de service.

Il accepta donc de tenir, durant toute l’Occupation, un rôle dont il mesurait toute l’ingratitude.

Il sut concilier, dans l’accomplissement d’une tâche périlleuse, le respect de la légalité, dont il était malaisé de s’affranchir, avec un patrio­tisme ardent et une humanité que des témoignages aussi nombreux que de grande valeur ont confirmés avec éclat.

Le 14 mai 1963, Louis Grenier prenait place dans vos rangs. La chambre criminelle l’accueillit.

Celui qui, toute sa vie, s’était consacré à l’instruction, dut, à 63 ans, s’adapter à des méthodes de pensée et de travail entièrement nouvelles.

Il le fit avec une ardeur et une conscience qui ne surprirent personne, et finalement il triompha de la redoutable épreuve. Mais, comme trop de nos collègues, avait-il outrepassé les limites de l’effort ?

Trahi par ses forces, il dut, bien malgré lui, abandonner la lutte et se réfugier dans la préretraite qu’est le congé spécial, avant d’être défi­nitivement vaincu par le mal qui l’avait ravagé.

La vie de Louis Grenier aura été une existence simple, honnête, marquée par l’humilité ; elle n’a pas d’histoire et la ligne toute droite qui relie sa naissance au dernier regard ne laisse rien dans l’ombre.

J’ai célébré ses mérites et sa valeur professionnelle, mais ils se confondaient si naturellement en lui avec l’effacement que bien peu connurent son attachante personnalité.

Pour être discrète, son amitié n’en était pas moins vigilante et chaleureuse.

Certes, son besoin d’aimer et de servir son prochain aurait pu se satisfaire dans le cercle de sa famille, unie et paisible, mais Louis Grenier n’était pas homme à donner des limites à la charité et à l’amour.

Il trouva au sein de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul l’occa­sion de dépenser cet inépuisable capital de générosité qu’il portait en lui.

Il pratiqua la charité chrétienne, la vraie, celle qui tient à rester ignorée.

C’est ainsi que cet homme simple allait chaque dimanche visiter, dans sa paroisse, les plus déshérités, apportant, dans les humbles mansardes, un rayon d’espoir, un peu de consolation.

Combien de peines n’a-t-il pas soulagées, se penchant toujours, avec infiniment de tact et de délicatesse, sur les misères physiques et morales pour offrir avec le secours qui réconforte, la parole qui apaise, le regard qui ouvre les coeurs.

Louis Grenier nous a quittés comme il avait vécu... discrètement, dans les premières clartés d’un froid matin d’automne.

Son épouse qui fut attentive et tendre a accepté cette séparation avec la sérénité que donne la foi et la dignité qu’il aurait aimé lui voir.

Ses amis garderont de lui le souvenir d’un homme délicat et doux dont l’humilité cachait une grande générosité de coeur.

Puissent les quatre membres de sa famille qui sont encore dans la magistrature nous aider à perpétuer sa mémoire.

Monsieur Jean SELTENSPERGER

« La vie de Seltensperger, on l’écrit avec son coeur. »

Le 6 février dernier, monsieur le conseiller Jean Seltensperger, l’audience terminée, s’apprêtait à regagner son domicile.

Comme à l’accoutumée, il avait échangé les poignées de main ri­tuelles qui expriment l’estime mutuelle dans laquelle se tiennent les contradicteurs du délibéré en même temps qu’elles scellent l’oubli réci­proque des discussions un peu vives.

Accompagné d’un collègue, il était descendu à la section civile du parquet de la Cour d’appel où il se plaisait à retrouver de vieilles amitiés.

Et puis, la soirée s’était déroulée dans l’intimité du foyer familial dont la douce atmosphère donne un relief personnel aux banalités quo­tidiennes.

La nuit avait passé, paisible.

A peine éveillé, il porta brusquement la main à sa nuque, sous l’empire d’une douleur intense.

Il haleta et s’affaissa sans un cri dans les bras de son épouse. C’était fini. Jean Seltensperger nous avait quittés.

Le destin, qui venait de se montrer si brutal envers lui-même comme envers les siens, lui aura au moins épargné les tortures sans espoir d’une errance angoissée dans les faubourgs de la mort.

Le choc que nous avons tous ressenti a été d’autant plus violent que notre collègue avait su créer et entretenir autour de lui, et jusqu’à son dernier jour, un climat d’inépuisable gaieté.

Sa culture étendue, il l’avait mise, pour le bien des autres, au service d’un humour naturel qui gagnait parfois les sommets du comique le plus dépouillé, le plus irrésistible... Les traits d’esprit dont le jaillissement inta­rissable émaillait sa conversation, ses jongleries avec sa langue maternelle faisaient de son commerce l’un des plus réjouissants qui fût.

Jean Seltensperger était resté étonnamment jeune, sa foulée élégante et souple essoufflait ses contemporains, malgré le bras secourable qu’il leur passait amicalement autour des épaules.

Son abondante chevelure noire qui, sans doute, avait pâli avec le temps, encadrait, de ses longues mèches au mouvement romantique, un regard vif et rieur qui animait un visage dont l’harmonie avait échappé à l’outrage des rides.

Et ce visage était illuminé par un sourire tel qu’on l’admire chez certains grands maîtres de la Renaissance, un sourire plein de distinction et de malicieuse bonté qu’infléchissait souvent vers un coin de la bouche une pointe de scepticisme.

Je dois à la mémoire de mon ami Seltensperger de lui faire l’hom­mage d’un souvenir personnel.

C’était en juillet 1940.

Il y a un peu plus de trente ans.

La démobilisation m’avait fait échouer à Lyon d’où je m’efforçais de regagner mon poste au parquet de Reims.

Il fallait franchir la ligne de démarcation.

L’heure était à la tristesse et aux impossibilités.

Après plusieurs jours de démarches, j’étais las de l’inefficacité polie des réponses administratives.

Et un après-midi, me rendant au palais de justice, je rencontrai dans un tramway Jean Seltensperger, alors substitut à Lyon.

J’avais fait sa connaissance quelques jours auparavant et il était informé de l’inconfort de ma situation.

Il vint à moi spontanément, inclinant sa haute taille et passa son bras par-dessus mon épaule.

Que me dit-il ? Je ne m’en souviens plus, mais en descendant de voiture je me sentais réconforté par la chaleur humaine d’un sourire et de paroles dont les événements que je venais de vivre m’avaient déshabitué.

Dans la salle d’audience de votre deuxième chambre, Jean Selten­sperger siégeait en face de moi.

Il me suffisait de lever les yeux pour reconnaître le regard pur et le sourire du bon samaritain rencontré dans le tramway de Lyon.

Combien de fois n’y ai-je pas pensé à ce tramway dont je n’ai oublié que les grincements discordants de sa ferraille fatiguée !

« Un tramway nommé sourire ».

Eh bien, ce sourire indéfinissable, Jean Seltensperger l’a emporté dans la mort comme si une main pieuse l’avait modelé sur le visage aimé pour qu’il fût beau pour le grand départ.

Bien que ses yeux fussent éteints, il semblait toujours sourire aux siens, à ses amis, aux gerbes d’orchidées, de roses, de lilas blancs et mauves, ultime hommage du cortège attristé des amitiés blessées.

Jean Seltensperger vit le jour à Charolles en Saône-et-Loire le 2 octobre 1903.

Ses études secondaires terminées, il sentit s’affirmer en lui le goût du droit en même temps que la vocation de magistrat.

En 1931, il est substitut à Bayonne ; il a définitivement opté pour le parquet.

La contemplation des horizons marins va-t-elle attirer ce célibataire vers une carrière outre-mer ?

Non. La séduction des paradis exotiques n’opère pas et, de bonne heure, il tourne, sans esprit de retour, le dos à l’Océan et à ses lointains enchantements.

En 1936, il obtient le poste envié de substitut à Lyon.

Jean Seltensperger est magistrat depuis sept ans. Il s’est affirmé et les appréciations unanimement élogieuses de ses chefs successifs lui prédisent une belle ascension.

Fin de l’année 1943, un substitut adjoint arrive au parquet de la Seine, c’est notre ami.

Il est inconnu dans un monde qu’il ne connaît pas.

Il doit s’adapter sans transition au rythme épuisant du parquet parisien : siéger le jour, régler la nuit.

Fin 1944, il est de ceux qui portèrent sur les fonts baptismaux la cour de justice de la rue Boissy-d’Anglas.

Il y acquiert, tant par sa parole que par sa plume, un prestige tel que, au départ du procureur général Germain Laurent, c’est lui qui prend la direction du parquet de cette juridiction d’exception.

Et voilà le départ pour la grande carrière parisienne.

En août 1949, il franchit la porte de la quatrième section du parquet de la Seine où l’on use ses nerfs à esquiver des chausse-trapes dont les plus traîtresses ne sont pas nécessairement celles que le législateur de la presse tend sous les pas des praticiens.

Alors qu’il dirigeait le parquet de la Seine, monsieur le premier président Aydalot a rituellement noté son substitut Seltensperger.

Ses appréciations sont si fidèlement personnalisées qu’en les relisant on croit se recueillir devant une vieille photographie qui, malgré les années, n’a pas jauni.

Et elles se terminent par l’annonce pour son bénéficiaire du plus bel avenir professionnel.

Eh bien, la promesse a été tenue.

Le 28 novembre 1967, Jean Seltensperger s’asseyait à la deuxième chambre civile, dans le fauteuil laissé vacant par notre regretté collègue, monsieur Martin.

Comme tous ceux qui abordent votre juridiction, allait-il pouvoir s’astreindre, lui qui avait toujours vécu dans le fait, à ne le considérer qu’à travers l’étroit judas des griefs du moyen ?

Malgré le poids de ses soixante-quatre ans, il ne mesura ni son temps, ni son effort.

Cloîtré dans son cabinet de la rue de Copenhague, il s’initia à nos rigoureuses disciplines de pensée avec une volonté et un courage dont l’humilité s’éleva jusqu’à la grandeur.

Deux ans passèrent.

Seltensperger était sorti vainqueur de l’épreuve.

Mais peut-être, à l’exemple de trop de nos infortunés collègues, avait-il été au-delà de ses forces ?

Ces derniers temps, je n’avais pas été le seul à constater l’expression de lassitude qui se lisait sur les traits parfois creusés de son visage.

J’ai, bien sûr, beaucoup pensé à lui durant ces derniers mois en écrivant cet ultime adieu. J’évoquais sa gracieuse silhouette, glissant nonchalamment à travers les sapins qu’il possédait en Dordogne.

Il s’y grisait, chaque année, de fraîcheur, de solitude et de silence. Cette année, les sapins des « Chauffours » sont en deuil.

La main experte qui les débarrassait de leurs branches mortes et des genévriers envahissants a cessé pour toujours son office bienfaisant.

Nos coeurs aussi sont en deuil, mais ils resplendiront toujours de la lumière humaine d’un sourire qui n’a pas pu mourir.

Monsieur René BARRUE

Le 11 mai dernier, s’éteignait à l’âge de quatre-vingts ans monsieur le conseiller honoraire René Barrue.

Il succomba à une intervention chirurgicale dont le délabrement de sa santé ne lui a pas permis de supporter le choc.

Ainsi prenait fin un combat qu’avec beaucoup de courage notre malheureux collègue avait mené depuis de longues années contre une affection d’autant plus torturante qu’elle laisse intactes l’intelligence et la sensibilité.

La sérénité d’un honorariat dont il bénéficiait depuis 1958 avait sans doute apaisé ses souffrances, mais elle ne l’en avait pas délivré.

Aussi, sa dignité autant que sa discrétion lui déconseillaient-elles de venir respirer un peu de cette atmosphère collégiale qu’il avait tant appréciée.

Cette réserve qu’il avait cru devoir s’imposer l’a certainement privé des joies délicates que nos anciens puisent dans des retrouvailles épiso­diques avec une ambiance et des visages qu’ils ne peuvent oublier.

Et ces visages, de leur côté, eussent été heureux de réserver un accueil chaleureux à René Barrue qui n’avait laissé derrière lui que de la sympathie. Quel autre sentiment aurait-on pu nourrir à l’égard de ce magistrat d’une grande distinction, d’une éducation parfaite dont l’humeur toujours égale et souriante rendait le commerce si agréable ? Il était, dans toute la force de l’expression, un bel homme.

Je le vois encore se présenter au cabinet de monsieur Cavarroc, alors procureur de la République à Paris, lorsqu’il fut nommé substitut au parquet de la Seine en avril 1935.

Il portait sa haute taille avec une élégance de bon ton empruntée à l’aristocratie provinciale, qui tempère par des gestes d’une lenteur étudiée la spontanéité de sentiments sincères.

Le teint était clair, l’oeil bleu et la bouche toujours marquée par une légère moue qui donnait à son visage un air un peu désabusé.

Mais ce n’était qu’une apparence qui, lorsqu’on le connaissait bien, ne donnait que plus de sel à l’ironie incisive de ses propos.

René Barrue était resté très attaché aux ondulations verdoyantes du bocage manceau ; il aimait à retourner à Domfront où son père avait été juge de paix.

Il suivait l’ombre de sa jeunesse sur les bancs du petit collège municipal où il avait poursuivi ses études secondaires.

Inscrit à la faculté de droit de Caen, il s’était initié durant ses trois années de licence à la pratique de la procédure chez un avoué plaidant qui était docteur en droit et dont il était devenu le principal clerc.

C’était une formation excellente parce qu’elle imposait le contact avec toutes les catégories de plaideurs et de justiciables. Et l’expérience aidant, on arrivait en écoutant ce qu’ils disaient à deviner, ce qu’ils avaient oublié de dire.

Cette préparation de choix permit à René Barrue de passer le concours d’entrée dans notre corps.

Son ardeur au travail et la sûreté de son jugement le firent apprécier dans les tribunaux d’Angers et du Mans.

Aussi n’eut-il aucune peine à obtenir le poste recherché de substitut général à Orléans, qu’il occupa pendant quatre ans.

Haut lieu de l’histoire militaire, charme enveloppant d’une ancienne capitale de province, ou douceur des bords de la Loire, toujours est-il que monsieur Barrue est resté très attaché à Orléans et qu’il en a emporté un souvenir qu’il évoquait souvent, mais toujours avec émotion et aussi un peu de nostalgie.

Ce n’est certes pas sans regret qu’il abandonnera une résidence chère à son coeur pour le tribunal de la Seine.

Le 22 janvier 1941, il est nommé conseiller à la Cour de Paris, après avoir connu une réussite incontestée dans la direction d’un cabinet d’instruction.

Son président de chambre qui était alors notre ami monsieur Loncle de Forville confirme les qualités dont il a déjà fourni les preuves.

Monsieur Barrue apporte aux délibérés une connaissance avertie des hom­mes et des choses, beaucoup de finesse et une grande circonspection.

En dépit des interruptions que lui impose l’aggravation de son état de santé, notre collègue est nommé président de chambre le 28 juillet 1950.

Trois ans plus tard, il est élevé à la Cour de cassation : c’est à la chambre commerciale qu’il va siéger.

Il est âgé de soixante-cinq ans. C’est un âge auquel il est difficile de changer d’optique.

Mais les inévitables rigueurs de l’adaptation à vos travaux lui seront grandement épargnées par un collègue qui siégeait à ses côtés et qui n’était autre que le premier président Charles Bornet, alors conseiller à la chambre commerciale.

Monsieur Barrue a trouvé dans une union célébrée en 1919 un bonheur dont la plénitude l’aida dans la lutte qu’il dut mener contre le mal qui le ravageait.

Il aura eu, au moins, avant de quitter pour toujours celle qui fut une compagne d’un dévouement admirable, la joie de fêter, l’an dernier, ses noces d’or, témoignage d’une vie conjugale édifiante qu’il avait su, en l’absence d’enfants, agrémenter par de nombreux voyages à travers le monde et enrichir de plaisirs qu’il demandait à la peinture, à la musique classique et à la lecture.

Soyez assurée, madame, qu’obéissant au culte du souvenir et de l’amitié, nos pensées s’envolent pieusement avec les vôtres vers ce coin de terre de la Mayenne, à Javron, où votre regretté mari dort dans le silence et la paix des justes.

Monsieur Auguste LEBRUN

La mort est insensible au temps des vacances. Sa marche inexorable ne connaît pas de haltes.

Le 7 août dernier, monsieur le conseiller Auguste Lebrun était brus­quement terrassé par le mal à l’âge de soixante-six ans.

De nombreux collègues qui, le mois précédent, siégeaient encore à ses côtés se rejoignaient dans une église de banlieue, pleine de monde, pour lui apporter l’ultime hommage de leur amitié bouleversée.

Monsieur Maurice VIDAL

Le mois dernier nous parvenait une autre pénible nouvelle qui ne manquera pas d’éveiller de douloureux échos dans ce prétoire, celle de la mort de monsieur le conseiller honoraire Maurice Vidal.

La mémoire de nos deux collègues sera évoquée, conformément à la tradition, à la prochaine audience de rentrée.

D’ores et déjà, nous assurons leurs familles que nous sommes près d’elles dans les épreuves qui les accablent.

Puisse le témoignage de notre sympathie douloureusement attristée alléger le fardeau de leur chagrin !

Nous voici parvenus au terme de cette ultime rencontre entre les vivants et les morts.

Elle a été trop longue dans la mesure où mes pensées et mes paroles n’ont pas réussi à s’élever jusqu’à nos chers disparus.

Elle a été trop brève parce que j’ai laissé dans l’ombre beaucoup, et non des moindres, de leurs mérites respectifs.

Mais je suis la seule victime de l’imperfection de mon évocation parce qu’elle a été trop fugitive pour pouvoir les atteindre.

Par contre, et ce dont je suis sûr, c’est qu’il est inutile de graver leurs noms dans le marbre ou l’airain.

D’abord, leur dignité autant que leur modestie en eut souffert.

N’a-t-on pas dit que ne sont seuls grands que les hommes qui se croient ordinaires.

Et puis leurs noms n’ont pas à redouter l’injustice de l’oubli.

Ils ne sont pas entrés dans la nuit, parce qu’ils ont maintenu et enrichi le patrimoine de sciences et de traditions qu’ils nous ont transmis.

Ils continueront à vivre en lui, tant que nos travaux conserveront leur sens.

Nous puiserons dans leur exemple, la force de poursuivre la même tâche sans nous en laisser détourner par les vicissitudes de l’Histoire qui a besoin d’intermèdes ou de ruptures quand la monotonie des jours devient trop pesante.

Nos anciens, eux aussi, ont vécu des heures intenses qui ont pu infléchir des destins et brouiller pour un temps la lumière de leurs hori­zons familiers.

Notre vieux palais de justice, temple dont ils furent les grands prêtres, n’a-t-il pas vu, comme on l’a dit avant moi, se briser la cravache de Louis XIV et la plume de Fouquier-Tinville ?

Puisse notre jeunesse, qui est chargée de nos plus riches espoirs, méditer devant ces figures burinées par la vie et inspirer ses entreprises du message qu’elles nous ont laissé.

Messieurs les avocats aux Conseils,

A l’occasion du cent cinquantenaire de l’ordonnance du 10 sep­tembre 1817, monsieur le président Jean Rouvière a retracé votre histoire avec une incomparable maîtrise.

Son travail confirme, en remontant aux sources, la prestigieuse authen­ticité de vos lettres de noblesse.

C’est qu’elles sont le fruit du travail et de l’effort poursuivis, dans une réserve studieuse, par la succession des générations qui ont fait de votre ordre le haut lieu d’une culture juridique exceptionnellement vaste parce qu’elle s’étend à toutes les branches du droit.

Vos mémoires, autant que vos plaidoiries, sont les témoignages, sans cesse renouvelés, d’une somme de connaissances dont la mise en oeuvre nous est d’un concours indispensable dans l’accomplissement de notre mission.

Autorisez-moi à vous exprimer ma reconnaissance personnelle pour les enseignements fondamentaux que j’ai retirés de l’étude de vos procé­dures, il y a trente-huit ans de cela.

Nous avions été les premiers, avec monsieur le conseiller Marion, à bénéficier de la création des postes d’attachés à la chambre civile.

Vos mémoires m’ont initié aux savants raisonnements, que l’on pouvait déduire de l’article 7 de la loi du 20 avril 1810, pour adoucir la rigueur, parfois trop brutale, de la règle de droit pur.

Sous l’autorité de monsieur le premier président Gaston Péan, alors président de la chambre civile, nous avions commencé l’établissement d’un fichier des arrêts de la chambre civile.

C’était une simple boîte en carton. On a fait beaucoup mieux depuis, et ce n’est pas fini puisque nous attendons les miraculeux bienfaits de l’ordinateur. Notre entreprise a ainsi connu un essor qu’à l’époque nous ne pouvions supposer.

C’est un lieu commun, en effet, que d’évoquer l’importance du nombre des pourvois.

Mais je suis d’accord avec monsieur le président Rouvière pour vous reconnaître le mérite d’en endiguer le flot, en décourageant, par d’utiles consultations, des pourvois qui seraient voués à un échec certain.

Ne jouez-vous pas ainsi et fort opportunément le rôle, jadis dévolu, à la chambre des requêtes ?

J’ai enfin l’agréable devoir de me féliciter de l’excellence de nos relations qui trouvent, dans les liens d’une confiance et d’une estime réciproques, un climat favorable à l’accomplissement de nos tâches.

N’oublions pas, messieurs, que nous sommes issus d’une même filiation.

Plusieurs d’entre vous n’ont-ils pas renoncé à soutenir les intérêts des plaideurs pour gravir les marches d’un siège qu’ils ont honoré ?

Faut-il enfin rappeler que ne constituent pas des exceptions ceux d’entre nous qui, avant de rédiger des rapports et des projets d’arrêts, ou même d’assurer la présidence d’une chambre de la Cour de cassation, ont, dans leur jeunesse, et sous l’autorité de vos anciens, composé des mémoires pour compléter leur formation de juristes.

Je sais que les deuils qui ont accablé cette année notre juridiction ont atteint cruellement l’un des vôtres ainsi que sa famille.

Nous partageons les mêmes joies, mais aussi les mêmes peines.

Puisse cette solidarité nous conserver étroitement unis pour poursuivre notre route en demeurant fidèles à nos serments respectifs, à nos traditions, et à notre commune mission de justice.

Pour monsieur le Procureur général,

J’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la cour recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre ; et me donner acte de l’accomplissement des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

 

 

 

Discours de monsieur le premier président Maurice AYDALOT

Monsieur le président,

Il est temps pour moi de vous saluer et de vous remercier de votre présence à notre audience solennelle de rentrée.

C’est la seconde fois que vos activités ministérielles vous conduisent parmi nous. Mais, du 2 octobre 1969 au 2 octobre 1970, vous avez pris à plusieurs reprises le chemin du quai de l’Horloge à l’occasion de manifestations auxquelles la Cour de cassation prêtait le cadre de sa grand-chambre. Vous avez appris à nous connaître, dans nos personnes, dans nos travaux, dans nos besoins. Ceux d’entre nous, à qui leurs fonctions ont donné le privilège d’être vos correspondants, se plaisent à porter témoignage non seulement de l’intérêt avec lequel vous les avez écoutés, mais aussi des initiatives de rencontres que vous avez provoquées, des avis que vous avez sollicités sur les sujets les plus divers.

Pour cette constante sollicitude à l’égard des problèmes qui se posent à nous, pour cette vigilance à suivre les difficultés d’aujourd’hui, pour cette résolution lucide de rechercher les solutions de demain, je vous exprime, monsieur le président, notre vive, notre confiante gratitude.

Les difficultés d’aujourd’hui, qui donc pourrait raisonnablement en contester l’existence et est-ce blasphémer que d’en reconnaître la réalité ? L’analyse sans complaisance est plus honnête pour l’esprit et plus efficace pour l’institution que les affirmations d’autosatisfaction les plus éloquentes, ou du moins les plus véhémentes.

Plus honnête, plus efficace, plus ingrate aussi. Il doit être bien agréable de vous dire : « Tout va très bien, monsieur le président. Tout va très bien. »

Il est moins fatiguant de suivre le fil de l’eau que de ramer à contre-courant des habitudes, des intérêts, des privilèges.

Il est tentant de partir à la quête des applaudissements et grisant de les recueillir.

...Oui, mais l’ennemi était un jour aux portes d’une illustre cité. Ni les dirigeants, ni le peuple ne croyaient au danger. Seule une jeune femme annonçait que les temps du malheur étaient proches. Et les gens riaient d’elle et la tournaient en dérision : « Nos lois sont les plus justes, disaient-ils, nos princes les plus vertueux, nos chefs les plus habiles, nos soldats les plus courageux, nos dieux les plus puissants. N’écoutez pas cette femme. Elle est folle ! ». Et pourtant les murailles tombèrent, la ville fut mise à sac, les femmes emmenées en captivité.

Ne rions pas des Cassandre. Il ne suffirait point de les traiter de masochistes, de plumitifs trop satisfaits de leur plume, d’esprits « dans le vent », pour que les difficultés disparaissent et que les problèmes soient résolus.

Les problèmes, hélas, ont la vie dure et survivent aux sarcasmes.

C’est à l’examen de l’un d’entre eux que je voudrais, très brièvement, vous convier.

Je le ferai à ma manière habituelle, monsieur le président, préférant aux imprécations le ton de la conversation (j’ai failli dire : de la concer­tation), et la réflexion aux jugements sans nuances, aux condamnations collectives et aux exécutions sommaires.

Vous avez consacré, depuis votre arrivée à la Chancellerie, beaucoup de votre temps, beaucoup de votre patience, beaucoup de vos forces, à l’élaboration d’un projet portant sur l’unification des professions judiciaires et juridiques. Vous avez beaucoup écouté et beaucoup lu. Vous avez, de tous côtés, sollicité les avis, suscité les objections ou les réserves, poussé aux propositions d’amendement. Parce que je suis de ceux auxquels vous vous êtes adressé, la discrétion ne me permet pas de me livrer ici à une analyse critique de l’avant-projet. Vous connaissez mon sentiment et les suggestions que j’ai cru devoir vous présenter.

La pensée qui vous a guidé dans cette entreprise est claire. Elle traduit votre souci d’apporter plus de logique et plus d’efficacité dans la sûreté et dans la défense des intérêts des citoyens, à l’occasion d’un procès et, plus généralement, dans la vie.

J’ignore quel sort sera en définitive réservé à votre projet mais je crois devoir dire, monsieur le président, que quelle que soit la formule retenue, grande réforme, c’est-à-dire création d’une profession judiciaire et juridique unique, ou petite réforme, c’est-à-dire fusion des professions d’avocats, d’avoués et d’agréés dans une profession judiciaire unique, une mesure s’im­pose concomitamment, la réforme de la procédure civile. Concomitamment ? Je devrais dire : préalablement, car, même dans l’hypothèse du statu quo, la réforme de la procédure s’imposerait avec la même force et la même urgence.

La procédure, singulièrement la procédure civile, ne devrait poser au législateur aucun problème particulier. Elle n’est qu’un moyen, qu’un instrument, elle ne comporte aucune finalité spécifique. Son objet est modeste et limité : permettre au plaideur de faire valoir son droit devant le juge, à égalité de chances avec son adversaire. Tout le reste est littérature. Ce ne sont ni l’autorité des maîtres qui la professent, ni les modifications successives de l’intitulé des cours qui l’enseignent, qui pourraient lui faire gravir quelque échelon dans l’ordre des connaissances. Quelque forme qu’elle prenne, la procédure civile ne sera jamais qu’une technique, évolutive comme toutes les techniques, et, comme elle, simple auxiliaire d’une science, ici la science du droit. Si l’on peut dire de la procédure pénale qu’elle touche de près à l’ordre public et aux droits essentiels de l’individu, et, par là, qu’elle met parfois en cause les prin­cipes fondamentaux du droit, il n’en est rien sauf très rares exceptions de la procédure civile. On ne demande à cette dernière qu’une chose, être un outil efficace et commode entre les mains de ceux qui en ont la charge. Que l’efficacité s’émousse, que le maniement devienne moins aisé, il faut réparer l’outil ou en changer. Ces considérations devraient suffire à ramener à son véritable rang le rôle des hommes à qui est dévolu le soin de conduire la procédure. Ils n’ont ni la direction du combat, ni le choix des armes. Ce n’est point minimiser leur action que de constater qu’elle se limite, qu’elle devrait logiquement se limiter, à transformer en actes de procédure les éléments qui leur sont fournis et à conduire à bon port, je veux dire devant la juridiction, le justiciable et son procès. Le fait que la division originelle des tâches soit devenue, au cours des ans, plus théorique que réelle ne change rien à la nature intrinsèque des fonctions. Que l’avocat parfois représente ou rédige lui-même les conclusions, que l’avoué conseille de temps à autre et plaide devant certaines juridictions, cela est dû à des causes diverses, notamment, il me plaît de le souligner, à la grande qualité des avoués. Mais ce sont les institutions qui sont en cause, et non les hommes. Sans rechercher ici s’il convient, et dans quelle mesure, d’unifier les deux professions et d’étendre cette unicité à l’ensemble des professions judicaires et juridiques pour faire apparaître cet homme judiciaire et juridique nouveau dont il a été tant parlé, je reviens à la procédure elle-même, considérée comme un instrument, et je suis tout naturellement conduit à formuler quelques observations.

Parce qu’elle n’est qu’une technique et que sa seule finalité est d’assurer le meilleur service possible au justiciable, il devrait être tout à fait normal qu’elle puisse être modifiée chaque fois que l’évolution des autres techniques en ferait ressentir la nécessité (je pense en particulier aux modes de signification, aux délais), chaque fois aussi que les rôles respectifs du conseil et du juge dans le développement de l’instance seraient précisés ou modifiés. Or, il se produit un phénomène singulier. Nos codes datent à peu près de la même époque et sont marqués des mêmes influences sociologiques et politiques. Mais le Code civil a subi au fil des ans de profondes modifications. Le régime foncier a été remanié. Le droit de propriété a connu bien des avatars. Pour s’en tenir à la dernière décennie, que de transformations ! L’adoption, les incapables majeurs, la tutelle, les régimes matrimoniaux, les enfants nés hors mariage, hier encore l’autorité parentale, et en matière commerciale la loi sur les sociétés, le règlement judiciaire, la liquidation des biens, la faillite personnelle et les banqueroutes..., que de transformations du droit traditionnel en ses profondeurs !

Chacune de ces réformes a suscité des réserves, parfois des critiques, ce qui est tout à fait normal. Mais, la loi votée, son application a été assurée comme elle doit l’être. Les modifications substantielles qu’elles apportaient, et qui touchaient au fond même du droit, aux principes fondamentaux de notre éthique juridique, ont été absorbées très normalement par les hommes de loi et par les juges. Mais que le législateur vienne à toucher, fût-ce le plus légèrement, à quelque pratique procédurale subalterne, et c’est aussitôt une levée de boucliers ! Chacun s’emploie à démontrer, ou à tenter de le faire, par toute une série de manoeuvres qui vont de la résistance passive à la rébellion ouverte, que le nouveau système est absurde, qu’il va « gripper » la machine et très vite, nous l’avons vu en 1935 et nous l’avons revu trente ans plus tard, par une étrange conjonc­tion des intérêts que l’on croit menacés, de la crainte absurde de voir le juge s’immiscer dans la direction du procès, des habitudes que l’on répugne à changer, le texte est paralysé ou vidé de sa substance et les intentions du législateur tournées en dérision.

Quelle étrange chose que cette agressivité des ordres à l’égard de mesures qui ne touchent qu’à la technique, qui restent d’ailleurs toujours perfectibles et qui n’ont d’autre but que de rendre l’instrument plus efficace ou plus commode à manier !

Il en est résulté une grande timidité et même une véritable paralysie à l’égard des questions de procédure civile. Car, par un phénomène plus singulier encore, il est plus aisé au législateur d’adapter la procédure pénale aux besoins du temps présent, que de toucher aux canons de la procédure civile. Et ceci explique l’évidente distorsion que l’on a pu constater de tous temps entre l’effort d’imagination, je dirais presque entre les grandes audaces intellectuelles de votre Chancellerie en matière de procédure pénale et l’état d’inhibition dans lequel elle se trouve plongée lorsqu’il s’agit de remédier aux insuffisances et aux inadaptations de la procédure civile. Vous avez vous aussi, monsieur le Garde des sceaux, votre côté de chez Swann et votre côté de Guermantes, votre côté de la rue Cambon et votre côté de la place Vendôme, le côté de la lumière et le côté de l’ombre.

Et c’est pourtant par là qu’il faudrait commencer.

Par là, car si les grands principes du droit étant pour la plupart inconnus de la masse des justiciables une décision clairement motivée peut faire comprendre l’obligation qui s’imposait au juge de se prononcer ainsi qu’il l’a fait, aucune explication valable ne pourra être donnée sur les entraves, sur les causes de complications et de lenteur que nos pratiques procédurales auront apportées au déroulement de l’action. De protec­trice du plaideur de bonne foi la procédure est devenue trop souvent l’auxiliaire complaisant du plaideur de mauvaise foi, lui suggérant toutes les ruses pour désarmer la demande la plus justifiée et, dans la meilleure hypothèse, lui laissant largement le loisir d’organiser son insolvabilité. Conçue pour être un bouclier, elle est devenue un carcan. Que d’actions adventices peuvent venir retarder, enserrer, étouffer l’instance principale ! On ne fait pas « la procédure », on fait « de la procédure ». La procédure civile est parfois comparable à un jeu, jeu subtil, jeu complexe, jeu de l’esprit peut-être pour certains, mais c’est alors un jeu cruel.

Les temps sont venus, monsieur le président, de porter remède à cette situation qui est proprement intolérable, parce qu’elle grignote jour après jour le capital de confiance dont dispose la justice. Le procès est une chose grave et on ne peut tolérer qu’il soit prétexte à jeux. On plaide devant la justice, on ne joue pas devant elle, ni avec elle.

Et c’est en profondeur qu’il faut agir. Non point par quelques aménagements fragmentaires, mais par une refonte complète de notre très vieux code. Le temps des réformes limitées à tel ou tel point, des ravalements, des dépoussiérages est révolu. Il faut qu’on puisse voir clair dans le maquis et pour cela il faut abattre.

N’oublions pas au surplus que la relève des générations commande que nous agissions vite. Relève des générations pour le justiciable : l’homme d’aujourd’hui et plus encore celui de demain recherchent la clarté, la logique, la simplicité, l’efficacité. Ils ne supportent plus la contrainte des formules et la contrainte des routines. Relève des générations aussi pour les magistrats : nos jeunes collègues, qui seront demain la majorité, ont un sens aigu de leurs devoirs et de leur responsabilité, ils ne supportent pas eux non plus ce joug qui est aussi pesant pour les magistrats que pour les justiciables. Pour eux, l’action du juge ne commence pas au jour de l’audience. Ils estiment, et comment ne serais-je pas d’accord avec eux, qu’elle prend naissance au moment même où le demandeur vient frapper à notre porte et qu’ils n’ont pas le droit de se désintéresser de la marche de la procédure dans la phase préparatoire du débat.

Mais qu’on m’entende bien ! Je ne songe nullement à demander que le juge assume la direction du procès. Celle-ci, dans l’objet de la demande, dans le choix des moyens de preuve est du domaine réservé aux parties et à leurs conseils. J’ai parlé de la marche de la procédure qui doit être sous la surveillance constante du juge, car, dès l’instant où le procès est engagé, il est pris en charge par la justice, et c’est elle qui est responsable devant le justiciable et devant le monde de ses égarements ou de ses lenteurs.

Mais qu’on m’entende bien encore ! Cette participation active du juge au cheminement de la procédure ne signifie nullement qu’il puisse être porté atteinte en quoi que ce soit au rôle, exclusif et irremplaçable, de l’avocat à la barre. Nous ne saurions admettre qu’il soit touché, fût-ce pour la plus minime des parts, à l’oralité des débats, mots dont l’assemblage constitue d’ailleurs un pléonasme, car comment y aurait-il débats si ceux-ci ne comportaient qu’une oralité réduite ? Ce n’est pas après quarante années de vie judiciaire que je pourrais concevoir, je ne dis pas la suppression, mais même la moindre restriction à la libre plaidoirie. Nous faisons pleine confiance au Barreau pour qu’il assouplisse les règles du genre, qu’il défor­malise la plaidoirie et lui donne au maximum sobriété et efficacité.

Non, mon propos est plus modeste. Il se limite à une réforme de la phase procédurale.

Faites-nous une bonne procédure, monsieur le président, et nous vous ferons une bonne justice.

Dans quelles directions convient-il de s’engager ?

Il faudrait, je crois, poser dès l’abord quelques principes.

Toutes les affaires contentieuses ne sont pas de la même mesure.

Certaines partent de données simples, et ce sont précisément celles-là qui requièrent souvent le plus de vigilance et le plus de célérité. Est-il vraiment nécessaire que pour juger de la réparation de dommages causés par un accident d’automobile, par un trouble locatif ou de voisinage, la procédure ordinaire suive son cours majestueux ? Nous avons un magistrat qui fait l’unanimité dans la louange, et ceci vaut la peine d’être relevé. C’est le juge des référés. Que l’on étende ses pouvoirs et qu’on lui donne la possibilité de se prononcer au fond s’il estime être en mesure de le faire en l’état. Que, sous cette réserve, on en fasse le juge ordinaire des affaires, de toutes les affaires simples, de toutes celles qui commandent une décision à bref délai, et j’emploie ces mots dans leur sens littéral et non dans leur acception procédurale. Faisons-lui confiance. Si l’affaire prenait une dimension nouvelle, si des difficultés surgissaient, le juge userait de son droit de renvoi.

Aux autres serait réservée la procédure normale, ce que j’appellerai le circuit lent. Mais ici encore il conviendrait d’apporter pas mal d’allège­ments. La procédure devrait être ramenée à ses termes essentiels : l’assi­gnation, la production des moyens de preuve, les conclusions. Tous les incidents, toutes les exceptions pourraient être soumises au président de la juridiction ou à son délégataire, par voie de simple requête. Le magistrat statuerait alors après avoir entendu les conseils des parties et la marche de la procédure ne subirait ainsi qu’un moindre retard.

Tout le titre consacré aux « Exploits et Ajournements », mots singu­liers dont l’un est ridicule et l’autre équivoque, devrait être repris, les modes de signification et les délais revus. Les spécialistes affirment que l’emploi de la lettre recommandée avec accusé de réception, qui, dans la vie courante et dans la vie des affaires, rend de si larges services et ne fait l’objet d’aucune critique systématique, n’offre aucune garantie en matière judiciaire et que seules les significations par ministère d’huissier ont quelque valeur. Je reste sceptique et les rédacteurs du décret du 26 novem­bre 1965 devaient partager mon scepticisme lorsqu’ils ont prévu ( art. 58-3 ) que dans tous les cas où l’acte n’a pas été signifié à la personne même du destinataire l’huissier devra aviser l’intéressé par lettre recommandée, en lui précisant dans quelles conditions et à quelle personne la copie a été remise. Si la lettre recommandée n’est pas un moyen très sûr lorsqu’il s’agit d’assigner quelqu’un, par quel miracle des Postes et Télécommu­nications le même procédé serait-il susceptible d’être considéré comme satisfaisant et suffisant pour aviser l’intéressé qu’un tiers, en ses lieu et place, a reçu une assignation ?

L’extraordinaire complexité des textes relatifs à l’exécution des juge­ments devrait disparaître. Les difficultés qui surgissent après la décision au fond sont les plus insupportables et les plus décourageantes pour le plaideur qui a obtenu satisfaction. L’obligation où il se trouve parfois d’engager de nouvelles procédures, avec leur cortège de frais, de démarches, de lenteurs, l’exaspère et, là encore, la justice perd de son crédit. Je crois que bien des difficultés seraient résolues par l’intervention d’un seul magistrat chargé du contentieux de l’exécution, y compris les saisies et dont le rôle au civil rappellerait celui du juge de l’application des peines au pénal.

Je pourrais, monsieur le président, prolonger ces observations mais il ne m’appartient pas de faire la loi. Ce sont d’ailleurs moins des solutions que des directions que j’ai voulu esquisser. D’autres pourraient être envi­sagées, qui seraient peut-être préférables. L’essentiel est de vouloir. Ce faisant, vous aurez rendu un immense service aux citoyens et à la justice.

Mais une réforme de cette ampleur ne consiste pas seulement en l’élaboration de textes, aussi satisfaisants soient-ils. Encore faut-il l’assortir de tout un ensemble de dispositions qui permettent au corps judiciaire d’en assurer l’application. Cela signifie qu’elle resterait lettre morte si vous ne dotiez pas en même temps les magistrats des juridictions civiles des moyens nécessaires en personnel qualifié de secrétariat-greffe, en locaux, en matériel. Vous connaissez l’extrême dénuement du service de la justice. Le budget pour 1971 ne répond que faiblement à vos demandes et à nos espérances. Nous l’accueillons avec compréhension, voulant marquer par là qu’il représente à nos yeux un coup d’arrêt à la dégradation régulière qu’enregistreraient les budgets précédents. Une réforme de la procédure civile devrait s’inscrire parmi les besoins de première urgence. Si ces besoins ne devaient pas être satisfaits, alors je vous dirais, monsieur le président, je vous dirais avec une infinie tristesse : il vaut mieux ne rien faire. Car, ainsi que j’avais l’honneur de vous l’écrire récemment, rien n’est plus vain ni dangereux que les réformes qui ne franchissent pas la barrière des textes. Elles donnent sur l’heure bonne conscience, à terme elles n’engendrent que déception et découragement.

Et ce serait profondément regrettable, car la simplification de la procédure que nous appelons de nos voeux aurait de surcroît un effet bienfaisant, qui ferait de nouveau croire à la justice. En comprimant les délais, en réduisant le formalisme, en chassant les temps morts, elle nous permettrait de rendre une justice moins lente.

Mais je dois sur ce point prendre quelques précautions oratoires et dissiper les craintes que, de plus ou moins bonne foi, on entretient à ce sujet.

Ceux qui prennent leur parti de l’état des choses feignent d’appré­hender que « la rapidité de la justice » soit incompatible avec l’accumu­lation des dispositifs de sécurité dont le législateur dans sa sagesse a parsemé avec largesse la procédure pour la garantie du justiciable. Mais personne, que je sache, n’a jamais songé à proposer la disparition de ces dispositifs de sécurité. Nous voudrions simplement être assurés de leur efficacité et leur efficacité est fonction de leur promptitude à se déclencher. Au surplus, nos ambitions sont plus modestes. Ce n’est pas, et nul homme de bonne foi ne peut s’y méprendre, une justice expéditive que nous réclamons. Nous voudrions simplement qu’elle cessât d’être lente.

On dit aussi que les affaires contentieuses ne gagneraient pas à être promptement jugées, qu’il est bon qu’elles soient « décantées ». Cette correspondance singulière entre les lois de l’oenologie et les pratiques de la procédure est toujours restée pour moi un peu mystérieuse. J’ai grand peur en tout cas que, de décantation en décantation, trop d’affaires soumises à la justice ne finissent par pourrir.

Et puis, voici l’argument massue ! La prétendue rapidité ne laisserait pas au juge le temps nécessaire de la réflexion et de la rédaction. Les décisions perdraient en qualité et c’est le justiciable qui en définitive serait la victime. Nous sommes ici dans le procès d’intention. Ce n’est point aux délais du délibéré et de la rédaction que nous nous en prenons, mais aux temps perdus dans la phase préparatoire, et ce n’est pas parce qu’une affaire, au lieu d’être plaidée devant un tribunal cinq ans ou près de sept ans après l’assignation (j’ai ces exemples sous les yeux), aurait été jugée au bout d’une année, que les magistrats auraient consacré moins de temps et de soins à l’élaboration de leur décision.

Non, vraiment, je ne crois pas que l’objection soit sérieuse.

Je ne suis pas le seul à penser de la sorte, et j’ai eu grand plaisir à retrouver l’écho de mes préoccupations dans l’allocution si sobre et si riche qui a été prononcée en votre présence, monsieur le président, par monsieur le premier substitut Jegu à l’audience solennelle de rentrée du tribunal de la Seine, le 16 septembre dernier. Cet excellent magistrat s’exprimait ainsi : « Si le magistrat veut agir vite, c’est pour ne pas donner à une question vivante une réponse morte. »

Une réponse morte...

Ces mots, dans cette salle, ont une résonance singulière.

N’était-elle pas morte votre réponse, mes chers collègues de la troi­sième chambre, lorsque, le 5 mars 1970, rejetant dans des délais tout à fait normaux un pourvoi formé contre un arrêt de cour d’appel du 14 octobre 1968, vous avez mis fin à un procès engagé depuis le 22 dé­cembre 1953 ? Mortes, les parties en tout cas l’étaient.

N’était-elle pas morte, mes chers collègues de l’Assemblée plénière, la réponse que vous avez formulée le 24 mai 1968 à une question qui avait été soumise à la justice en 1950 et qui depuis plus de huit ans se trouvait en fait résolue par une décision administrative ?

N’était-elle pas morte, mes chers collègues de l’Assemblée plénière encore, la réponse que vous avez donnée le 12 décembre 1969 à la question posée douze ans plus tôt et encore votre réponse n’a-t-elle porté que sur une question de compétence ?

Cet appel des réponses mortes, que je pourrais, hélas, prolonger, je ne l’ai pas fait de gaieté de coeur, mais j’ai la conviction que c’est encore servir la justice que de dénoncer les malfaçons du système.

Aidez-nous, monsieur le garde des Sceaux, à rendre une justice vivante !

Vendredi 2 octobre 1970

Cour de cassation

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