Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1968

Rentrées solennelles

En 1968, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur Maurice Couve de Murville, Premier ministre, et de monsieur Henri Capitant, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Allocution de monsieur Maurice Aydalot, premier président de la Cour de cassation

Monsieur le Premier ministre,

Pour l’honneur que vous nous faites en assistant à notre audience solennelle je vous exprime notre bien vive gratitude.

Votre présence témoigne de l’intérêt que porte le gouvernement au corps judiciaire et de l’estime en laquelle vous tenez sa plus haute juridiction.

Cette audience est de grand apparat.

Le cadre, les costumes, les propos, tout rappelle nos traditions. Mais ne nous jugez pas seulement sur cette pompe et sur ce faste. Nous ne confondons pas tradition et immobilisme.

Bien qu’elle soit avant tout cour de maintenance et de régulation, la Cour de cassation a fait souvent oeuvre novatrice et, en bien des domaines, elle a ouvert les voies au législateur.

La rentrée de cette année marque une date dans l’histoire de notre compagnie. Nous venons d’accueillir les premiers conseillers référendaires, créés par la loi du 3 juillet 1967. Nous en demanderons d’autres encore pour que l’institution soit bénéfique.

Plus généralement, et dans la mesure où je puis parler au nom du corps judiciaire tout entier, permettez-moi de vous dire, monsieur le Premier ministre, avec déférence, avec confiance aussi, que la justice souhaite être dotée de moyens suffisants en personnel et en matériel, sans quoi les meilleures intentions des gouvernants sont vidées de leur substance et vont peupler les cimetières où dorment les lois qui ne sont pas appliquées faute de pouvoir l’être.

C’est dans cette espérance que je vous renouvelle, monsieur le Premier ministre, l’hommage de notre respectueux dévouement.

Monsieur le garde des Sceaux,

Puisque chaque année le ministre de la Justice participe à notre audience de rentrée, il nous plaît qu’aujourd’hui l’homme qui a la charge des sceaux de la République s’appelle René Capitant.

Dans cette même salle, que dis-je, dans chacune de nos salles d’au­dience, il n’est pas un jour où, au siège, au parquet ou à la barre, réfé­rence ne soit faite à quelque étude, à quelque note du professeur Henri Capitant. Votre illustre père a consacré un de ses ouvrages aux « Grands arrêts de la jurisprudence civile ». Nous sommes nombreux ici à avoir eu, dans les temps studieux de notre jeunesse, l’incomparable privilège d’avoir reçu ses leçons. Il n’est pas un juriste de notre généra­tion qui ne lui doive beaucoup.

Aussi ai-je le sentiment d’accomplir un devoir de reconnaissance collective et personnelle en associant dans le même hommage le maître incomparable qui nous a tant donné et l’homme d’Etat à qui est confié maintenant notre destin.

Nous connaissons bien, monsieur le garde des Sceaux, la grande passion de justice qui vous soulève pour les justes causes, le courage qui vous habite, la bonté qui vous anime, et tout ceci est pour nous sujets de confiance.

 

 

 

Allocution de monsieur Adolphe Touffait, procureur général près la Cour de cassation

 

Monsieur le Premier ministre,

J’associe le parquet de la Cour de cassation aux remerciements que vient de vous exprimer monsieur le premier président pour la haute marque d’estime que vous donnez à notre cour en lui faisant le grand honneur d’assister à son audience solennelle.

Nous en sommes vivement touchés car nous mesurons - eu égard à l’importance de vos tâches - l’honneur que vous nous faites en venant jusqu’à nous, aussi nous vous prions de vouloir bien agréer notre profonde gratitude.

Monsieur le garde des Sceaux,

Je joins également mes remerciements à ceux de monsieur le premier président et je tiens à vous donner l’assurance que les magistrats du parquet général apportent un dévouement sans réserve à l’accomplissement de leur mission sociale.

 

 

 

Discours de monsieur René Tunc, avocat général près la Cour de cassation

Monsieur le premier ministre,

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs les présidents,

Messieurs,

 

Lorsque s’ouvre une nouvelle année judiciaire, et avant de fixer nos pensées sur les lourds travaux des mois à venir, il est de tradition de nous retourner quelques instants vers le passé, de nous recueillir et de nous souvenir de ceux des nôtres qui ne sont plus. De ceux dont les traits nous sont si familiers que, malgré nous, notre regard les cherche encore dans cette salle, tant notre coeur a peine à comprendre qu’ils ne peuvent plus être au milieu de nous. De ceux aussi qui avaient quitté depuis longtemps les travaux de la Cour, qui, après une existence de labeur, ont connu la douceur - et peut-être la monotonie - du repos, et dont les noms ne méritent point de tomber dans l’oubli.

Le coeur des vivants, si nous en croyons Edouard Herriot, est le vrai tombeau des morts. Il est peut-être davantage. N’est-ce pas vivre encore un peu que de demeurer présent dans le souvenir et dans le coeur des hommes ? Alors, pensons à ceux qui sont partis.

Hélas, Messieurs, cette année encore la suite de nos deuils est bien pesante.

Monsieur Marcel Audibert

Quelques jours avant les vacances judiciaires de 1967, on appre­nait avec tristesse le décès de monsieur le conseiller honoraire Marcel Audibert.

Né le 30 juillet 1883 à Saint-Genis-Laval (Rhône), fils d’un profes­seur à la faculté de droit de Lyon dont la carrière devait s’achever à la faculté de Paris, monsieur Audibert était naturellement porté vers les études juridiques. Mais le titre de docteur en droit n’était pas le seul dont il pût se prévaloir : il était également licencié ès lettres et, dans sa jeunesse, avait publié quelques romans.

Au cours de sa carrière de près de quarante-cinq années, monsieur Audibert, servi par une intelligence profonde, devait également briller dans les branches les plus diverses de l’activité judiciaire.

Avocat stagiaire et attaché au ministère de la Justice dès le début de l’année 1909, attaché titulaire en décembre 1910, il était affecté succes­sivement à la direction des Affaires criminelles et à la direction des Affaires civiles. Nommé juge à Villefranche-sur-Saône en 1913, il se voyait quel­ques semaines plus tard confier la charge de l’instruction.

Puis ce fut la guerre. Sergent de réserve, mobilisé et incorporé au 102ème régiment d’infanterie, il était blessé en Champagne, par un éclat d’obus, dès le 15 septembre 1914. Huit mois plus tard, il quittait l’hô­pital et pouvait rejoindre son régiment, plus heureux qu’un de ses frères, tombé pour la France. Le 11 octobre 1915, il était cité à l’ordre de sa brigade.

Nommé juge à Dreux le 23 juillet 1918, installé dans ses fonctions à la faveur d’une permission, il était démobilisé au début de 1919, épousait la fille d’un professeur à la faculté de médecine de Lyon, et était affecté quelques mois plus tard au tribunal de Corbeil. Chargé d’un cabinet d’instruction particulièrement lourd, il s’acquittait de sa tâche avec aisance.

Procureur de la République à Auxerre en 1923, il se révélait un remarquable ministère public d’assises, et sa puissance de travail lui permettait notamment de pallier brillamment la défaillance d’un substitut tombé malade le jour de l’ouverture de la session.

Substitut à la Seine en 1926, juge d’instruction au début de 1928, il devenait rapidement un spécialiste des affaires financières. Il est vrai que sa thèse portait déjà sur le droit des sociétés anonymes.

Nommé conseiller à la Cour d’appel de Paris en 1936, il s’y distin­guait au point d’être rapidement appelé à la première chambre. En 1939, le ministre du Travail le chargeait de régler, en qualité de sur-arbitre, de difficiles et importants conflits collectifs du travail. Promu vice-président de chambre le 4 octobre 1940 et affecté à la 9ème chambre correctionnelle, il retrouvait le droit financier. Président de chambre un an plus tard, et chargé de la 3ème chambre, il ne s’en éloignait pas trop.

Mais lorsque, le 24 novembre 1944, monsieur Audibert fut nommé à la Cour de cassation, c’est à la chambre sociale que le surarbitre de 1939 fut tout normalement affecté. Son activité s’y partagea essentiel­lement entre le droit du travail et la législation des loyers.

Cependant, l’expérience qu’il avait acquise dans ses fonctions passées le fit désigner comme membre, puis comme président de la commission de révision des procès criminels et correctionnels, et comme membre de la commission chargée de préparer le tableau d’avancement des magis­trats du parquet.

Homme cultivé autant que juriste éminent, magistrat laborieux, méthodique et expérimenté, ayant acquis une profonde expérience des institutions et des hommes, monsieur Audibert rendit à la Cour de cassation les services les plus remarqués jusqu’à son honorariat, le 30 juillet 1953. Ce ne fut d’ailleurs pas la fin de son activité car, pendant deux années encore, il continua à présider les travaux de la commission de révision, heureux de pouvoir rendre encore quelque service à la justice.

Monsieur le conseiller honoraire Audibert, qui était officier de la Légion d’honneur, s’était retiré dans l’Isère, à quelques kilomètres de son pays natal. Il est décédé le 22 juin 1967.

Nous exprimons à madame Audibert l’expression de notre sympathie émue.

Monsieur Charles Frémicourt

Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1967, c’était le décès de monsieur le premier président honoraire Frémicourt.

Né le 27 septembre 1877 à Lens, monsieur Charles Frémicourt était pro­fondément attaché au nord de la France ; il ne consentit à le quitter, à quarante ans passés, que pour les juridictions parisiennes ; à la retraite, il retourna y achever ses jours.

Orphelin très jeune - 7 ans à peine lorsqu’il eut la douleur de perdre son père - il fut un élève, puis un étudiant particulièrement brillant. La faculté de droit de Lille lui attribua la médaille d’or « décer­née au licencié ayant obtenu les plus belles notes dans l’ensemble de ses examens », et huit boules blanches sanctionnèrent ses épreuves de doctorat. Sa thèse, consacrée à l’application pratique de la réforme de l’instruction en 1897, fut reçue avec la mention « très honorable ».

Licencié en droit à 20 ans, monsieur Frémicourt prêta immédiatement le serment d’avocat, acquérant ainsi le droit de plaider pour autrui avant d’avoir la capacité d’ester pour lui-même. Il n’en usa pas et préféra satisfaire d’abord à ses obligations militaires.

Attaché au parquet de Lille, juge suppléant en 1902, substitut à Hazebrouck, puis à Valenciennes, monsieur Frémicourt s’était déjà fait remar­quer par la finesse de son esprit, son ardeur au travail, sa réflexion sagace et la qualité de sa parole. Dès 1906 le premier président de la Cour d’appel de Douai, monsieur Paul, le notait comme « du petit nombre de ceux qu’il convenait de mettre rapidement hors de pair ».

Procureur de la République à Doullens, puis à Péronne, substitut à Lille, monsieur Frémicourt était, en 1914, mobilisé comme sergent dans un régiment territorial d’infanterie, et maintenu au front jusqu’en juil­let 1915. Un état de santé précaire le faisait renvoyer à l’arrière, puis réformer.

En 1918, il est nommé secrétaire général du parquet de la Cour d’appel de Paris, collaborateur direct du futur premier président monsieur Lescouvé. Le 7 mai 1921 il est substitut au tribunal de la Seine où il reçoit successivement des affectations à la mesure de sa valeur : le service central, le contrôle des procédures, et ; finalement, les audiences de la première chambre.

Nommé substitut du procureur général en 1926, il est la même année appelé aux fonctions de directeur du personnel, puis, en 1928, à celles de directeur des Affaires civiles et du Sceau. Le 6 mai 1932, il reçoit la présidence du tribunal de la Seine. C’est là que, le 26 décembre 1935, il est promu commandeur de la Légion d’honneur, juste récompense de services éminents ! C’est là qu’il fait éclater les qualités qui devaient le conduire aux plus hautes fonctions de la Cour de cassation.

Le 16 septembre 1936, il est désigné comme procureur général près cette Cour, en remplacement de monsieur Matter, nommé premier président. Puis, lorsque un an plus tard ce haut magistrat est atteint par la limite d’âge, monsieur Frémicourt lui succède au poste suprême.

A cette intelligence exceptionnelle, qui brillait depuis son enfance, à ses qualités de juriste, dont il serait dérisoire d’essayer de faire un juste éloge, monsieur le premier président Frémicourt joignait celles d’un administrateur énergique et efficace. Il devait en donner la mesure, la guerre venue, en assurant, malgré des conditions épouvantables, la marche presque normale de la Cour de cassation.

Le 16 juin 1940, il est désigné comme garde des Sceaux, ministre de la Justice. Rien ne le désignait personnellement pour de semblables fonctions : dans les circonstances dramatiques que subissait alors la France, on avait appelé à la Chancellerie le premier magistrat de l’Ordre judiciaire.

Monsieur Frémicourt devait conduire la Cour de cassation d’Angers à Bordeaux. Il se trouvait, avec elle, à la Roche-sur-Yon, et de surcroît il était malade, lorsque le 17 juin il apprit par la radiodiffusion cette nomination inattendue. Sans joie, mais discipliné, dévoué à la France et à la République, trop « homme du Nord » pour hésiter en face de son devoir, il rejoignit ce nouveau poste. Il ne prit pas part aux deux conseils des ministres qui délibérèrent de l’armistice. Le 10 juillet, il présentait sa démission. Le 12 juillet, un nouveau garde des Sceaux était désigné et monsieur Frémicourt pouvait rejoindre - et il le fit de tout son coeur - sa Cour de cassation. Le 13 août il présidait à la reprise de ses travaux en cette salle même et dès le lendemain - les recueils de jurisprudence en conservent la trace - il siégeait à l’audience de la chambre civile.

Mais revenons un instant sur ces fonctions ministérielles si brèves et si lourdes de conséquences. Le décret qui les consacre est publié au Journal officiel du 17 juin 1940. Il est signé de monsieur le président de la République Albert Lebrun, dépositaire légitime des pourvois dévolus par la Constitution, alors encore intacte, de 1875. Le gouvernement auquel devait appartenir monsieur Frémicourt était le dernier de la IIIème Répu­blique.

La compulsion des numéros suivants du Journal officiel donne une exacte idée de son activité de garde des Sceaux. Sont publiés sous sa res­ponsabilité un arrêté désignant les membres de son cabinet et trois décrets traitant respectivement du fonctionnement de la Cour de cassation, de la compétence ratione loci des juridictions répressives, et des vols d’automobiles. Et c’est tout...

Quant aux textes qui ont préparé et réalisé la délégation de pouvoirs, on y chercherait en vain la signature de monsieur Frémicourt. C’était la pre­mière fois sans doute qu’une loi constitutionnelle était promulguée sans le contreseing du garde des Sceaux.

L’attitude de monsieur Frémicourt était bien dépourvue de toute équivoque. Et pourtant... et pourtant chacun a présents à l’esprit les malheurs dont monsieur Frémicourt devait être accablé quelques années plus tard...

Bien sûr son cas était trop net et sa cause trop juste pour que la vérité ne triomphât pas. On lui a rendu son titre de premier président, mais il était trop tard pour qu’il pût reprendre ses fonctions. Et finalement, appelé par les voeux répétés de la Cour de cassation - à laquelle s’était joint, ne l’oublions pas, le conseil de l’Ordre unanime - un décret du 9 juin 1954 nommait monsieur Frémicourt, premier président honoraire de la Cour de cassation, lui rendant ainsi une justice tardive, mais complète... si du moins la justice peut être complète quand elle est tardive.

Après ces épreuves, qu’il avait supportées avec une dignité qui mérite plus que le respect - l’admiration - monsieur le premier président Frémicourt connut du moins le privilège d’une vieillesse enviable. Les années sont passées sans atteindre ni son caractère ni son esprit. Il s’est éteint quelques semaines avant son quatre-vingt-dixième anniversaire.

La Cour s’incline avec émotion et respect devant le souvenir de cet homme qui n’a jamais failli ni à ses devoirs de magistrat, ni à son devoir de citoyen. Elle assure madame Frémicourt de la part qu’elle prend à son immense chagrin, que devait, hélas, aggraver encore un second deuil, celui de son beau-frère, monsieur le président Fillaire.

Monsieur Charles Nourissat

Il convient maintenant de rappeler la mémoire de monsieur le conseiller honoraire Nourissat, dont toute la vie fut un bel exemple de courage obstiné.

Né le 17 décembre 1878 à Montoldre (Allier), monsieur Charles-Eugéne Nourissat, fils de modestes propriétaires, dut, à l’âge de 16 ans, interrompre des études brillantes pour participer aux travaux de la ferme paternelle. A 24 ans, son service militaire achevé, il devint clerc d’avoué, et bientôt principal à Châteauroux. Consacrant tous ses loisirs aux livres de droit, travaillant avec acharnement, il parvint en 1907 à obtenir la licence. Avocat stagiaire, il n’abandonna ni sa profession de clerc ni ses études qui devaient s’achever en 1912 par la brillante soutenance d’une thèse honorée de la mention « très bien ».

Mais, en 1910, il avait pu réaliser sa vocation de toujours, ce pour quoi il luttait depuis de longues années : accéder à la magistrature. Juge suppléant à Châteauroux, ce débutant, qui était déjà un praticien expé­rimenté, se distinguait par son activité inlassable et sa compétence dans les matières les plus diverses, des accidents du travail aux assises. Juge d’instruction à la Châtre en 1913, il devait, l’année suivante, quitter comme tant d’autres la robe pour l’uniforme.

Il le porta avec éclat, et l’armistice le trouve chef de bataillon, titu­laire de deux citations et d’un certain nombre de décorations.

Démobilisé au printemps 1919, il est nommé procureur de la Répu­blique à Clamecy, puis à Bar-sur-Aube, enfin à Melun où il se signale tant par ses qualités de chef énergique de parquet que par ses dons d’orateur d’assises.

Substitut au tribunal de la Seine en 1926, il occupait un poste à la mesure de ses qualités de travailleur acharné. Ses chefs, qui notent sa connaissance approfondie du droit et sa très grande expérience des affaires, le proposent avec insistance pour un parquet de première classe. Mais c’est au parquet général qu’il est nommé, substitut général en 1931, avocat général en 1937.

Affecté à une chambre correctionnelle monsieur Nourissat, dont l’activité était inlassable, présentait en outre de remarquables conclusions devant plusieurs chambres civiles. Il assumait de plus le ministère public de la commission supérieure de cassation. Ses divers présidents, soulignant l’éminente qualité de ses travaux, signalaient sa vocation à la Cour de cassation.

Mais c’était encore la guerre et, pour la troisième fois, monsieur Nourissat revêtait l’uniforme. Colonel, commissaire du gouvernement près le tribunal militaire de la XIIIème région, il fut assez habile, lors de l’arrivée de l’ennemi à Clermont-Ferrand, pour dissimuler les quelque cinquante mili­taires qui servaient sous ses ordres et leur épargner ainsi les tourments de la captivité. Il comptait alors huit ans et huit mois de service militaire.

Le 4 octobre 1940, il était nommé à la Cour de cassation et affecté à la chambre des requêtes puis, ultérieurement, à la première chambre civile. Les nombreux arrêts rendus à son rapport témoignent de son sens juridique profond et d’une activité qui ne s’est jamais relâchée.

Le 17 décembre 1949 il était conseiller honoraire.

Monsieur le conseiller Nourissat avait été nommé chevalier, puis promu officier de la Légion d’honneur, toujours à titre militaire. Le grade de commandeur fut la seule distinction qui sanctionnât une carrière civile, toute de travail et de droiture.

Retiré dans son pays natal, il consacre ses dernières années à en défendre la prospérité ; il s’est éteint le 8 novembre 1967.

Nous saluons la mémoire de ce magistrat exemplaire et nous expri­mons à madame Nourissat, à ses deux filles, à son fils, avoué au tribunal de Cusset, le témoignage ému de notre compassion.

Monsieur l’avocat général honoraire Charles Raphaël

Les derniers jours de décembre, entre Noël et l’an nouveau, sont traditionnellement des jours de fête où chacun aime chasser de son esprit les soucis et les tristesses. Et pourtant le 26 décembre dernier fut, pour la Cour, marqué d’un double deuil.

Monsieur l’avocat général honoraire Charles Raphaël était né à Nancy le 14 décembre 1892. C’était un homme d’une vaste culture. Licencié ès lettres dès 1911 (il n’avait pas 19 ans), il était toute sa vie demeuré passionné des ouvrages grecs ou latins. C’était au surplus un humaniste à tous les sens du terme. Ce lettré, qui était aussi un artiste - violoniste distingué - était membre associé de l’académie Stanislas.

Il n’en avait pas négligé pour autant ses études juridiques qui, bien qu’interrompues par la guerre, furent brillantes. En 1913 et 1914, la faculté de droit de Nancy couronnait son travail en droit romain, en droit civil, en droit criminel. Et en 1930, au congrès international de Prague, on devait remarquer son rapport sur l’unification des principes fondamentaux du droit pénal.

Le 2 août 1914, monsieur Raphaël était incorporé comme simple canonnier. Il combattait en Champagne, dans les Flandres, sur la Somme, et, bien sûr, dans sa Lorraine. L’armistice le trouvait lieutenant d’artillerie - ce qui prouve qu’il était également mathématicien - et décoré de la croix de guerre.

En 1922, attaché au parquet de Nancy, il se présentait avec succès à l’examen d’entrée dans la magistrature. Ceux qui, trente ans plus tard, ont connu cet admirable avocat général d’assises seront sans doute surpris d’apprendre les appréciations alors portées sur son exposé oral. Après avoir souligné les connaissances du candidat en droit civil, le président du jury ajoutait : « S’il acquiert l’autorité qui lui manque encore, ou même simplement un air plus assuré, il se fera écouter avec intérêt ». Voilà, n’est-il pas vrai, un exemple qui peut laisser quelque espoir aux jeunes auditeurs de justice.

Mais, pour l’heure, monsieur Raphaël est juge suppléant à Nancy, bientôt chargé de l’instruction. En 1925, il est nommé juge d’instruction à Briey, en 1930 substitut à Metz.

Inscrit au tableau d’avancement de 1935, monsieur Raphaël demandait un poste en Lorraine. C’est au parquet de la Seine qu’on le nomme, et on l’y laisse bien que, pendant plusieurs années, il ait sollicité une nomination dans sa province natale. Il se distingue à l’audience par ses talents oratoires - qu’on ne songe plus à contester - et, dans diverses sections, par ses qualités d’administrateur.

En 1939, il est mobilisé comme capitaine d’artillerie et affecté à l’une de ces unités qui, en surface, défendaient les intervalles séparant les fortifications de la ligne Maginot. Hélas, le 19 juin 1940, il est prisonnier. Quatorze mois plus tard il est rapatrié dans un état de santé lamentable et ne peut reprendre ses fonctions que dans le courant de l’année suivante.

En 1945, il accède au parquet général. En 1947, on lui confie le service des assises : il devait le conserver pendant neuf ans, avec un éclat que nul ne saurait oublier.

Depuis longtemps - peut-être depuis cet autre Lorrain qu’était monsieur Gaudel - on n’avait vu à Paris un magistrat qui, comme monsieur Raphaël, donnât à ce point l’impression d’être né pour les assises. Pénétré de ses dossiers, guidé par un inébranlable bon sens et une remarquable intuition dans le dédale obscur des témoignages et des déclarations, servi par une parole souple, aisée, un peu vibrante, il développait des réquisitions solides, directes, empreintes d’une rectitude persuasive et qui laissaient bien peu de place aux dénégations. Mais trop juste, trop humain pour être implacable, il s’attachait avec non moins d’ardeur à la personne même de l’accusé, à tout ce qui pouvait être une excuse, et, avant de requérir la peine nécessaire, il savait écouter son coeur généreux.

En 1956, monsieur Raphaël quittait les assises, les larmes aux yeux, pour les audiences, pourtant brillantes, de la première chambre de la Cour d’appel. Un an plus tard, il était promu officier de la Légion d’honneur, puis nommé avocat général à la Cour de cassation. Affecté à la chambre criminelle, il montra pendant cinq années que l’orateur brillant que tous connaissaient - et qu’il savait être encore, le cas échéant - était aussi un fort subtil juriste. Mais à la fin de 1962, atteint par la limite d’âge, il était nommé avocat général honoraire.

Monsieur Raphaël était demeuré profondément attaché à sa province natale. C’était un admirateur fervent de Maurice Barrès. Magistrat parisien, il avait été longtemps, avec madame Raphaël, un actif animateur de l’Association des Lorrains de Paris. Selon sa volonté, c’est en terre lorraine, à Briey, que son corps repose pour toujours.

Monsieur l’avocat général Raphaël n’a laissé que des amis, que ce soit dans sa chère province, ou ce palais où il s’était illustré pendant près de trente ans et où, fidèlement, il revenait chaque année, ce 2 octobre. Et, dans la mesure où il fut connu, son décès a été appris avec émotion et tristesse par ceux-là même dont il avait jadis requis le châtiment. Qu’on ne s’y trompe pas : le coupable qui attend l’inévitable punition souhaite anxieusement être au moins compris de ceux de qui son sort dépend. Et à cela, monsieur Raphaël n’avait jamais manqué.

Puissent ces regrets unanimes apporter quelque apaisement à la grande douleur de madame Raphaël.

Monsieur Paul Le Clerc

Monsieur le conseiller honoraire Paul Le Clerc, officier de la Légion d’honneur, est décédé, lui aussi, ce triste 26 décembre.

Il avait depuis longtemps exprimé le désir que son éloge ne fut pas présenté à l’audience solennelle de la Cour à laquelle il avait appartenu de 1941 à 1952. Nous ne pouvons passer outre à sa volonté.

Que mademoiselle Le Clerc, sa fille, soit assurée de la part que tous prennent à son deuil.

Monsieur Charles Fillaire

Monsieur le président honoraire Charles Fillaire était né dans les Deux-Sèvres, à Parthenay, le 22 août 1885.

Clerc d’avoué dès la seconde année de ses études de droit, puis avocat stagiaire à Paris, il accéda à la magistrature en 1913 et fut nommé à Lille juge suppléant chargé de l’instruction.

Mobilisé en 1914 et réformé quelques mois plus tard, monsieur Fillaire ne pouvait rejoindre son poste à Lille. Il est alors détaché à la Chan­cellerie, affecté à la direction des Affaires criminelles. Chargé notamment de la mise en oeuvre de la législation nouvelle sur le commerce avec l’ennemi, il se distingue, malgré sa relative inexpérience, par sa facilité d’assimilation, la sûreté de son jugement, la profondeur de ses connais­sances juridiques, son énergie.

Il est nommé juge d’instruction à Pont-l’Evêque, à Châteaudun, puis à Meaux où il reçoit la charge d’un cabinet négligé depuis longtemps. « En un mois, sans effort apparent, monsieur Fillaire a réparé les erreurs, comblé les lacunes, régularisé les procédures incorrectes ou mal engagées, et s’est trouvé en très peu de temps à même de diriger son service avec ordre, méthode, clarté et autorité ». C’est, à la lettre, ce qu’indiquent des notes décernées cinq mois après son arrivée et qui portent une signature connue, celle de monsieur Gaudel.

Procureur de la République à Bar-sur-Aube, puis à Rambouillet, il est nommé substitut à Versailles et, en 1927, au tribunal de la Seine. Il devait y donner, à la première, chambre, des conclusions remarquées, et accéder en 1935 au parquet général.

Procureur général à Bourges en avril 1937, il n’y restait que quel­ques mois : la direction du personnel au ministère de la Justice lui était confiée. Il la conserva pendant trois ans, et beaucoup d’entre vous, messieurs, ont conservé le souvenir de cet administrateur dont l’activité et la ferme énergie s’accompagnaient d’une courtoisie et d’une bienveillance souriantes.

Nommé conseiller d’Etat en 1940, monsieur Fillaire devait revenir à sa vocation première et, le 24 novembre 1944, devenait conseiller à la Cour de cassation. Affecté à la chambre criminelle, il traitait avec une égale aisance les problèmes les plus divers et se distinguait spécialement dans la subtile étude des difficultés de procédure.

Commandeur de la Légion d’honneur en 1949, doyen de chambre en 1954, il était admis à la retraite en 1955 et - juste récompense de ses insignes services - recevait le titre éminent de président de chambre honoraire.

Trop actif pour se résigner à l’oisiveté, monsieur le président Fillaire était encore président suppléant de la commission supérieure de la carte d’identité des journalistes professionnels et président de la commission départementale de surveillance des hôpitaux psychiatriques. Et puis, messieurs, est-il besoin de rappeler ici que la Cour avait maintenu en fonctions auprès d’elle, jusqu’à son dernier jour, comme membre du bureau supérieur d’assistance judiciaire celui qui, le 31 mai 1937, à l’audience solennelle de la Cour d’appel de Bourges, avait donné à ses collaborateurs l’enseignement suivant : « Un des principaux et des plus nobles devoirs de la fonction doit être de protéger le droit des humbles et des faibles, et de venir en aide à tous ceux qui, gênés par la situation économique actuelle, se trouvent empêchés de se défendre eux-mêmes, ou sont contraints d’implorer notre secours ».

 

Monsieur le président Fillaire est décédé le 10 janvier 1968.

Que madame Fillaire, que son fils, sa belle-fille et ses petits-enfants, reçoivent le témoignage du respect ému dont demeure entourée la mémoire de ce grand magistrat.

Monsieur Henri Marchal.

Cinq jours plus tard, le 15 janvier, décédait monsieur le conseiller honoraire Marchal.

Monsieur Henri Marchal était né à Mirecourt le 18 novembre 1888. Après de brillantes études au collège de cette ville, puis à la faculté de droit de Nancy, il était avocat stagiaire et, son service militaire accompli, attaché au parquet du tribunal de Nancy. Reçu à l’examen professionnel, il souhaitait être juge suppléant à Briey : c’est à Nontron qu’un décret du 25 mai 1914 le nomma.

Il n’y resta que trois mois. Mobilisé le 2 août 1914, soldat au 79ème régiment d’infanterie, il connut dans ses rangs les plus sanglants champs de bataille : le Grand Couronné, l’Yser (où il fut blessé), Verdun, et la Somme (où il fut encore blessé). De grade en grade, il était adjudant lors de l’Armistice.

Faisant valoir sa connaissance de la langue allemande et des habitudes des Alsaciens, et s’engageant à apprendre leur dialecte, il réclamait un poste sur l’autre versant des Vosges. Il l’obtint cette fois-ci, et si vite même qu’il ne put le rejoindre immédiatement : il lui fallait d’abord attendre sa démobilisation.

Nommé juge à Saverne, et bientôt chargé de l’instruction, monsieur Marchal est l’un des premiers qui aient eu l’honneur de participer à la restauration de la justice française dans les territoires recouvrés. C’était certes pour lui une grande joie et une grande fierté. C’était aussi une tâche bien lourde en ces années où législation ancienne et législation nouvelle se juxtaposaient d’une manière incertaine et changeante, dans l’attente de la fixation d’un droit français local. Il fit face à ces difficultés avec la conscience et l’ardeur obstinée qui marquent son caractère.

Substitut au tribunal de Metz en 1926, il se distingue dans toutes les activités du parquet : remarquable civiliste aux audiences de la première chambre, accusateur brillant et efficace aux assises, adminis­trateur énergique au service du séquestre des biens ennemis.

La Cour d’appel de Colmar avait besoin d’un spécialiste des séques­tres. Ses chefs réclamaient monsieur Marchal. Un décret du 2 octobre 1931 le nomma substitut général. Chargé alternativement du service civil et du service correctionnel, et toujours de celui des séquestres, administra­teur complet, juriste profond, il était en outre un orateur éloquent et persuasif, qui se distinguait en particulier aux audiences disciplinaires et aux assises. En 1937, il était promu avocat général.

Mais, hélas, ce fut 1940. Le 12 juillet, le premier président de la Cour de Carlsruhe, en mission à Colmar, notifiait à monsieur Marchal qu’il était relevé de ses fonctions ; on lui enjoignait de quitter l’Alsace ; il n’avait pas le droit d’emporter ses biens.

Nommé procureur à Nancy en novembre 1940, il connut les diffi­ciles fonctions d’un chef de parquet sous l’occupation, et surtout dans cette région classée « zone interdite ». Pour éluder des curiosités lourdes de conséquences, il fallait dissimuler certaines poursuites, concerter avec gendarmerie et police la censure des procès-verbaux, et parfois même dénaturer les circonstances des faits ; en un mot agir à l’opposé de son caractère intransigeant, de ses règles de travail de toujours : monsieur Marchal s’y est employé pendant quatre ans avec un patriotisme et une patience inlassables. Il trouvait cependant le loisir, pour remplacer un professeur mobilisé, d’assurer l’enseignement du droit pénal à la faculté de Nancy.

Après trois années à la tête du parquet, important mais plus calme, de Pontoise, monsieur Marchal est désigné en 1948 comme procureur général près la cour d’appel de Sarrebruck.

Dans ces hautes et difficiles fonctions auprès d’une juridiction mixte instaurée en territoire étranger, monsieur Marchal, avec son autorité, sa cons­cience, son énergie habituelles, défendit avec ardeur la cause de la France, et celle de la justice.

Le 5 mars 1952, nommé conseiller à la Cour de cassation, il apporta à la chambre criminelle le concours de sa longue et profonde expérience de la procédure pénale et de l’aisance avec laquelle il savait démêler les difficultés des législations locales.

Officier de la Légion d’honneur depuis 1953, il fut nommé conseiller honoraire le 18 novembre 1958. Monsieur Marchal était resté en relations avec les collègues qu’il avait connus et qu’il aimait à retrouver ici à chacune de ses visites. La mort l’a surpris en pleine force, et il repose maintenant dans le cimetière de sa ville natale.

La Cour s’incline avec respect devant le chagrin de madame Marchal.

Monsieur Georges Rateau

Monsieur le conseiller honoraire Georges Rateau était né le 21 octo­bre 1875 à Luzech (Lot). Ancien premier clerc d’avoué, il possédait déjà une solide formation, juridique et pratique, lorsqu’en 1902 il entra dans la magistrature colo­niale. Il y a fait une carrière brève, mais où déjà sa valeur fut remarquée, puisque trois ans plus tard il se voyait confier l’important parquet de Dakar.

Sa mère, âgée et malade, vivait seule dans la Vienne. Il obtint sa nomination comme substitut à Poitiers, voici aujourd’hui même soixante et un ans. Excellent administrateur, énergique et capable d’initiative, juriste remarquable, orateur élégant et précis, aussi apte au pénal qu’au civil - où il ne redoutait pas d’improviser des conclusions délicates - il avait, de l’avis même de ses chefs de cour, « fait dans la magistrature métropolitaine une entrée brillante ».

 

Procureur de la République à Parthenay, puis aux Sables-d’Olonne, il était, à la veille de la guerre, nommé à Beauvais, où sa parole aisée et efficace était remarquée aux audiences d’assises.

Appelé au tribunal de la Seine, comme substitut en 1917, puis comme juge en 1920, il s’y distinguait par une rare capacité de travail et la sûreté de son jugement.

Il reprenait bientôt sa place au parquet, substitut général en 1924, avocat général en 1928. L’étendue de sa compétence, la vivacité de son intelligence, ses dons d’orateur lui permettaient de briller à toutes les audiences, civiles ou pénales.

En 1930, monsieur Rateau était appelé aux hautes et difficiles fonctions de directeur des Affaires criminelles. Il devait les assumer pendant quatre ans.

Le 18 juillet 1934, il était nommé avocat général près la Cour de cassation. Atteint par la limite d’âge en 1945 et nommé conseiller honoraire, il était aussitôt rappelé à l’activité et délégué dans les fonc­tions de conseiller : en fait, ce sont celles d’avocat général qu’il continua à assumer jusqu’à son départ effectif, au mois d’août 1948.

Pendant six ans à la chambre des requêtes, puis pendant huit ans devant la chambre civile, et en outre comme commissaire du gouver­nement près le tribunal des conflits, il avait, avec une inlassable activité, un sens juridique profond et une éloquence aisée, porté la parole dans les affaires les plus diverses.

Monsieur le conseiller honoraire Rateau, qui était officier de la Légion d’honneur, est décédé non loin de Paris, à Quincy-Voisins, le 24 avril dernier, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.

La Cour exprime à madame Rateau l’expression de sa sympathie attristée.

Monsieur le conseiller Paul Pompeï

Monsieur le conseiller Pompeï, lui, est décédé à soixante et un ans, et sa perte est sans doute la plus cruelle de toutes celles qu’il faut évoquer aujourd’hui tant elle sème de deuils : madame Pompeï, cinq enfants - et bien jeunes hélas : Catherine n’a que douze ans - sa vieille mère, ses soeurs, et toute une famille que son départ prématuré plonge dans l’affliction...

Monsieur Paul Pompeï était né à Ajaccio le 29 septembre 1906.

Licencié en droit, avocat stagiaire, titulaire de deux diplômes d’étu­des supérieures, il suivait avec succès les cours de la section « magis­trature » de l’école coloniale. Son service militaire accompli, il était nommé en 1934 juge de paix à compétence étendue, et affecté peu après au tribunal de Hanoi : où devait se dérouler une importante partie de sa carrière.

Très vite on le trouve chargé - à titre intérimaire sans doute, mais pour des périodes excédant parfois une année - de fonctions dont l’importance ne peut manquer de frapper l’attention : conseiller à la cour, puis président du tribunal de Can-Tho. Ses chefs avaient très rapidement remarqué la valeur exceptionnelle de ce jeune magistrat, et l’on comprend la confiance qu’ils lui accordaient. La vivacité de son intelligence, l’étendue de sa culture, son sens juridique, une exception­nelle facilité d’assimilation, son éloquence aisée, ses qualités de méthode et de clarté et son inlassable application au travail lui avaient acquis l’estime et la sympathie de tous.

Ces qualités, messieurs, tous ceux qui ont siégé à ses côtés les connaissent. Mais il est un trait qui mérite d’être souligné. C’est l’intérêt exceptionnel, dépassant de très loin la curiosité intellectuelle ou la cons­cience professionnelle étroitement entendue, que monsieur Pompeï portait à ce « parent pauvre », bien souvent négligé, qu’était le droit indigène.

Trop humain, trop conscient de la vraie grandeur de la justice pour limiter ses soins à la législation applicable à nos compatriotes ou aux commerçants étrangers, il s’était penché sur le droit des humbles, de tout ce peuple au milieu de qui il vivait, de ces hommes soumis à des règles juridiques généralement coutumières, souvent incertaines, presque toujours mal connues, parfois dédaignées.

Il le fit avec coeur et méthode. Il le fit, d’abord, dans ses activités judiciaires. Et surtout il s’attacha à définir, à l’attention de tous ceux qui avaient la charge de les appliquer, toutes les règles de fond et de forme du droit local indigène ; ses ouvrages furent, pendant de longues années, un guide indispensable pour les praticiens.

Procureur de la République à Pnom-Penh en 1941, monsieur Pompeï témoigne d’un semblable intérêt pour le droit cambodgien. Il revient à Hanoï en 1943 comme substitut général.

La chaire de droit pénal à la faculté de Hanoï se trouvait privée de son titulaire. Le conseil de la faculté la confie à monsieur Pompeï qui, fils d’instituteurs, et lui-même ancien maître d’internat - il avait assumé cet office pendant toute la durée de ses études de licence - remplira pendant plusieurs années les fonctions de professeur de l’enseignement supérieur. De l’avis de ses nouveaux collègues, et aussi de ses élèves, ce fut un maître hors de pair.

Mais ces charges universitaires n’avaient diminué en rien l’activité judiciaire de monsieur Pompeï, activité que les événements rendaient de plus en plus difficile. Il fit face avec un courage tenace, une énergie inébran­lable. Une seule juridiction française avait pu continuer à fonctionner après l’invasion japonaise : ce fut lui qui en assura le service ; et, lorsque l’autorité de la France fut restaurée, ce fut lui qui dirigea le rétablis­sement du tribunal de Hanoï.

On l’y nomma procureur en 1946. Mais le destin de ce qui avait été l’Indochine évoluait. Après avoir organisé le tribunal mixte de Hanoï, monsieur Pompeï se retrouve président de chambre à la Cour mixte de Hanoï en 1950 - c’était le droit civil vietnamien qu’il professait alors - puis à la Cour mixte de Pnom-Penh en 1951. En 1952, il est premier président de la Cour d’appel mixte de Hanoï, et enfin de celle de Saigon.

Et puis il n’y eut plus, dans ces pays, place pour la justice française, et monsieur Pompeï quitta ces populations auxquelles, pendant plus de vingt ans, il avait consacré tous ses efforts, sa science, sa loyauté et tout son coeur. Messieurs, nous n’avons, certes, pas à rougir du souvenir qu’a pu y laisser ce magistrat irréprochablement droit, foncièrement humain.

Nommé premier président de la Cour d’appel de Dakar en 1956, monsieur Pompeï entreprenait une carrière nouvelle, prêt à se vouer à l’Afrique comme il s’était jadis donné à l’Indochine. Mais, le 24 octobre 1959, il était nommé conseiller à la Cour de cassation.

Ses collègues de la chambre criminelle n’évoquent son souvenir qu’avec une affectueuse émotion. Travailleur infatigable, doué d’une culture juridique aussi vaste que profonde, remarqué par l’exceptionnelle clarté de ses rapports, il brillait non seulement dans le droit pénal, mais aussi dans les problèmes de la responsabilité civile, et encore dans le droit international - matière délicate où il s’était déjà distingué à Dakar. La vivacité de son esprit, la rapide sûreté de son jugement, tempérées par une loyale et cordiale courtoisie, en faisaient un interlocuteur - parfois un contradicteur - écouté et apprécié. Il n’était aucun de ses collègues qui ne fût son ami. On remarquait toutefois qu’il évitait un sujet de conversation : son passé colonial. Sans doute voulait-il cacher la profonde blessure de ses sentiments.

Outre ses fonctions à la Cour, monsieur Pompeï, avait été désigné comme membre du Conseil supérieur de la magistrature, et membre de la com­mission d’instruction de la haute cour instituée par la Constitution. A la fin de 1961, il avait été promu, officier de la Légion d’honneur.

Monsieur Pompeï était un homme robuste et, malgré les inévitables suites de ses premiers séjours sous un climat peu salubre, il l’était toujours.

C’est avec une douloureuse surprise, que ses collègues apprirent la brutale atteinte d’un mal dont les meilleurs soins ne purent que ralentir le cours. Et puis le 20 juin dernier vint l’inévitable, ce à quoi, contre toute raison, on ne voulait pas croire.

Que madame Pompeï, son épouse, que ses enfants Marie-Dominique Pompeï, l’aînée, qui vient tout juste d’accéder à sa majorité, Christiane Pompeï, Anne-Marie Pompeï, Don Pierre Pompéi - le seul fils, qui a repris les prénoms de son grand-père - Catherine Pompeï, que madame Don Pierre Pompeï, sa mère, sachent combien leur chagrin est partagé et quels regrets unanimes, quels souvenirs émus, a laissés parmi nous leur cher disparu.

Deux conseillers, encore, sont décédés pendant les dernières vacances :

Ce fut d’abord monsieur Jacques-Bernard Herzog, lui aussi affecté à la chambre criminelle et qui lui aussi laisse une épouse, des enfants encore jeunes et sa mère. Ses proches savent combien cette perte soudaine a été douloureusement ressentie par la Cour.

Et voici quelques jours, on apprenait la mort de monsieur le conseiller honoraire Marcel Pihier. Que sa famille reçoive l’expression de notre sympathie attristée.

Selon l’usage, c’est lors de la rentrée prochaine qu’hommage sera rendu à leur mémoire.

Monsieur Jacques Eveno

Mais les magistrats ne sont, pas les seuls de ses membres dont la Cour ait, cette année, à déplorer la perte : monsieur Jacques Eveno, secré­taire-greffier en chef, est décédé le 28 juin dernier. Né à Quimper le 31 août 1924, fils d’un professeur à l’Ecole des hautes études commerciales, licencié en droit et titulaire de deux diplô­mes d’études supérieures, monsieur Eveno a été successivement clerc d’avoué, puis avocat stagiaire. En 1949, il était nommé attaché stagiaire à la Cour de cassation, et affecté à la première présidence.

Reçu à l’examen d’entrée dans la magistrature d’Outre-mer, puis à l’examen d’entrée dans la magistrature métropolitaine, il renonça à la nomination à laquelle il pouvait prétendre, et fut nommé le 13 mai 1952 greffier de chambre à votre Cour : depuis six mois il assurait déjà le service du greffe civil.

Ayant réorganisé celui-ci, monsieur Eveno est affecté à l’audience de la deuxième chambre civile - qui vient d’être créée - cependant qu’il collabore aux travaux du fichier, appartient au jury d’examen des experts comptables au ministère de l’Education nationale et est nommé rapporteur à la commission spéciale de cassation.

Son activité efficace, sa connaissance étendue de tous les services, son soin, sa grande conscience lui avaient valu l’estime et la confiance de tous et, dans son assemblée générale du 7 mai 1958, la Cour donnait son agrément à la nomination de monsieur Eveno aux fonctions de greffier en chef.

Chacun de vous, messieurs, sait avec quelle inlassable activité il s’est acquitté de cette tâche et a fait face à ses lourdes responsabilités.

Juriste autant qu’administrateur, il collaborait aux principales publi­cations juridiques et, depuis 1955, il était chargé de travaux pratiques à la faculté de droit de Paris.

Et n’oublions pas que, quelques jours avant son vingtième anni­versaire, il avait gagné la Croix de guerre par sa courageuse conduite pendant les derniers temps de l’occupation.

On pouvait penser que monsieur Eveno, dont les mérites sont reconnus de tous, quitterait cette Cour pour revenir à sa vocation première et appartenir à la magistrature... C’est un autre départ que le destin lui avait réservé.

Nous assurons madame Eveno et son fils de notre sympathie attristée.

De ceux dont nous déplorons la disparition, il n’en est aucun qui n’ait consacré toute sa vie au service de la justice.

Certains appartenaient à la magistrature avant même que les plus jeunes d’entre nous fussent nés. Ils ont commencé leur carrière dans un monde différent, dont ils ont vécu tous les avatars.

Ils ont fait face, et, dans une société qui changeait, ils ont su adapter leurs travaux ; mais grâce à eux la Justice est restée la même, dans toute sa grandeur.

Leurs enseignements et leur exemple nous guideront au milieu des difficultés du présent et de l’avenir.

Messieurs les avocats aux Conseils,

Ces difficultés, vous les connaissez comme nous, et plus même que chacun d’entre nous puisqu’ aucune des branches d’un droit toujours plus complexe et perpétuellement changeant n’échappe à votre compétence.

Mais votre science juridique et la rigueur qui préside à vos travaux vous permettent de les pallier pleinement et - du moins en apparence - aisément.

Continuateurs d’une longue suite de grands serviteurs de la justice, vous demeurez, comme eux, le loyal et indispensable intermédiaire entre le justiciable et la Cour de cassation.

Je suis assuré d’être son interprète fidèle en vous disant combien elle apprécie hautement votre collaboration et vous accorde son estime, et toute sa confiance.

Vous avez, vous aussi, des deuils, qui ne nous laissent pas indiffé­rents. Deux de vos confrères sont décédés : maître Mellet et maître Alfred Marcille, tous deux officiers de la Légion d’honneur. Quelque trente années d’honorariat les avaient éloignés de ce palais, mais le souvenir de leur droiture demeure.

Maître Mellet avait été, comme avocat, le prédécesseur de maître Pierre Cha­reyre qui, depuis trois années, assumait, avec une conscience et une aménité qui lui ont valu le respect et la sympathie de tous, la charge de président de l’Ordre. Cette charge, maître Chareyre la laisse aujourd’hui à maître Jean Copper-Royer dont nous saluons l’entrée en fonctions, assurés qu’il saura, comme ses devanciers, défendre avec dignité la cause de votre ordre et celle de la justice.

Monsieur le premier président,

Messieurs les présidents,

Messieurs,

Pour monsieur le procureur général, j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour de recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les Avocats présents à la barre, me donner acte de l’accomplissement des formalités prévues à l’article 71 de du l’ordonnance 15 janvier 1826, et ordonner l’ouverture des travaux de l’année judiciaire.

Mercredi 2 octobre 1968

Cour de cassation

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