Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1967

Rentrées solennelles

En 1967, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur Louis Joxe, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Robert Mellottée, avocat général à la Cour de cassation

 

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs les présidents,

Messieurs,

Parmi toutes les traditions qui enrichissent notre univers judiciaire et lui donnent un relief particulier, il en est une, la tradition du souvenir, à laquelle nous demeurons fidèlement attachés. Nous l’observons en ce moment où chacun de nous, tel le voyageur parvenu au sommet de la colline à l’aube d’une journée nouvelle, mesure le chemin parcouru avant de poursuivre sa route et de s’engager dans les voies de l’avenir. C’est l’instant du silence où votre Cour, en son audience solennelle de rentrée, se recueille, s’interroge et se souvient.

L’année qui vient de se terminer ne nous a pas épargné l’épreuve puisque sous les coups répétés d’un implacable destin, treize des nôtres, parvenus au terme de leur effort terrestre, nous ont quittés. Jamais peut-être la coupe de nos regrets et de nos peines n’a été plus remplie ni plus amère.

Monsieur Ernest Rossignol

En tête du cortège de nos tristesses, se profile la haute figure de monsieur le premier président honoraire Rossignol.

Né le 20 septembre 1883, à Mézières (Charleville), où son père était pharmacien, il était originaire de cette partie de nos provinces de l’Est, située entre la Champagne et la frontière belge, qui ignore la publicité prometteuse des programmes touristiques. Les Hauts-de-Meuse, à la beauté sau­vage, sont pourtant des lieux où souffle l’esprit car une nature austère et un climat rude y ont façonné à leur image un type d’homme particulier, probe, courageux, à la fois réservé et fier, dont le caractère est aussi ferme que le roc des Ardennes voisines.

Mais en cet homme sommeille le feu de la passion et il lui arrive de céder à de vifs emportements qui rappellent les coups de boutoir du sanglier de ses forêts. Puis la tem­pête s’ apaise et rien ne transparaît plus de la violence des sentiments sous le calme retrouvé de l’égalité d’humeur et de la bienséance.

Ces traits de caractère, m’a-t-on affirmé, se retrouvaient dans la forte personnalité de l’éminent magistrat dont nous rappelons la mémoire.

Après de brillantes études couronnées par le diplôme de docteur en droit avec la mention très bien, monsieur Rossignol, d’abord inscrit au stage du barreau, procéda en 1908, en qualité de candidat, à une inauguration : celle de l’examen professionnel de la magistrature, qui venait d’être institué. Mais on eût certainement étonné le postulant craintif qui venait d’affronter victorieusement le jury en lui révélant qu’un peu plus de trente ans plus tard, parvenu au sommet d’une très belle carrière, il deviendrait le président impar­tial d’un redoutable aréopage, semblable à celui qui venait de l’admettre.

Attaché titulaire, monsieur Rossignol fut délégué au parquet général de la Cour de cassation et l’on ne peut consulter aujourd’hui sans émotion les feuilles jaunies sur lesquelles l’éminent procureur général Baudouin, d’une belle écriture calligraphiée bien dans le style de l’époque, notait de sa propre main le jeune collaborateur qu’il estimait « d’une intelligence vive, d’un esprit pénétrant et pondéré, très laborieux et d’une exactitude qui ne se dément jamais, d’une physionomie agréable et distinguée, il a fait preuve de toutes les qualités qu’on doit attendre d’un jeune magistrat ».

 

Juge à Sainte-Menehould, le 16 octobre 1912, monsieur Rossignol devait toute sa vie demeurer fidèle au siège dont il fut, en toutes circonstances, un des représentants les plus quali­fiés, non seulement par sa valeur et ses mérites, mais par un souci jaloux d’indépendance, un sens très vif de la dignité de ses fonctions, et un respect des traditions qui l’apparen­taient aux austères figures des magistrats d’autrefois.

Mais bientôt éclatait l’orage de 1914. Dans ces marches de l’Est, glacis avancé du sol national sur la route des inva­sions, le patriotisme est plus ombrageux qu’ailleurs. En digne fils du pays, le sergent fourrier Rossignol fit toute la campagne avec un magnifique courage qu’attestent deux citations, l’une obtenue sur le front de Verdun, le 19 juin 1916, l’autre qui lui fût décernée à la fin du mois d’octo­bre 1918, lors de l’offensive de Champagne, alors qu’il défen­dait sous l’uniforme du fantassin le sol de son propre arron­dissement judiciaire.

Nommé juge à Pontoise après sa démobilisation, monsieur Rossi­gnol devait franchir très rapidement les étapes intermé­diaires de sa carrière et, le 6 juillet 1925, il accédait au tribunal de la Seine.

Il s’y distingua comme un remarquable civiliste, extrê­mement intelligent et actif, à l’esprit vif et alerte, d’une scrupuleuse conscience, et sa réussite fut complète, aussi bien à l’audience des référés, cette difficile juridiction qui demande tant de clairvoyance et de promptitude de jugement, que dans sa participation aux travaux de la première chambre, dont il fut l’un des membres les plus éclairés et les plus écoutés. Bons prophètes, ses chefs voyaient en lui un des meilleurs magistrats du tribunal de la Seine, sur lequel il était permis de fonder les plus sûrs espoirs.

Ces prévisions devaient se réaliser rapidement puisque nommé conseiller le 3 novembre 1933, président de chambre le 12 juillet 1938, monsieur Rossignol accédait le 4 octobre 1940 à la Cour de cassation, où ses remarquables qualités allaient connaître leur plein épanouissement.

Appelé à siéger à la chambre des requêtes où il fut plus spécialement chargé des affaires commerciales, monsieur Rossi­gnol s’y affirma d’emblée, par sa forte individualité, ses dons d’assimilation et sa puissance de travail, comme un magis­trat de tout premier ordre, qui ne devait pas tarder à pas­ser maître dans l’art difficile d’énoncer la règle de droit, en une forme dépouillée et limpide, au cristal si pur qu’il devient impossible de distinguer ce qui revient au savoir de l’homme de science ou à la plume du styliste.

Aussi, lorsqu’il fut appelé le 5 avril 1948 à succéder au regretté président Laroque, à la tête de la chambre commer­ciale, créée l’année précédente, la nomination de monsieur Ros­signol, que l’on savait admirablement préparé à cette tâche difficile, devait rallier l’unanimité des suffrages.

C’était encore l’époque où les chambres, selon un terme pittoresque emprunté au vocabulaire musical, se réunis­saient en « rondeau », groupées autour de leurs présidents, appelés à orchestrer le délibéré et à veiller à l’harmonie de l’ensemble. Nul n’ignore avec quelle maîtrise le président Rossignol, dont chacun admirait la lucidité et l’aptitude à mettre en relief le point essentiel, excellait à maintenir le débat dans la ligne droite, et à remettre, quand il le fallait, le convoi sur ses rails. Il sut aussi discerner, parmi ses collègues, ceux que leurs talents et leur valeur désignaient pour les rôles de premier plan. Par son autorité courtoise mais ferme, il se révéla un très grand président, dont les titres éminents devaient être officiellement reconnus le 9 juil­let 1951 par l’attribution de la cravate de commandeur de la Légion d’honneur.

Mais tout autant que l’oeuvre de jurisprudence, le prési­dent Rossignol devait marquer de son empreinte les hommes qui composaient la magistrature de son temps.

Elu membre du Conseil supérieur de la magistrature, il se consacra à ses nouveaux devoirs avec la même scrupuleuse conscience que celle qui l’avait animé tout au long de sa carrière. Passionné du juste et du vrai, il eut à coeur d’accor­der une stricte justice aux hommes chargés de la rendre en tenant un compte exact des mérites de chacun. Sa rectitude et son désintéressement lui valurent de devenir l’un des membres les plus écoutés de la haute assemblée où il ne cessa de se faire le défenseur opiniâtre de la plus noble des causes : celle du maintien du patrimoine d’indépendance et de dignité du corps judiciaire.

Le 18 février 1959, monsieur Rossignol, admis à bénéficier d’une retraite bien méritée, se voyait conférer le titre de pre­mier président honoraire de la Cour de cassation.

Le poids des années, s’il avait quelque peu courbé sa sil­houette, n’avait en rien altéré sa robuste santé et c’est en pleine vigueur qu’il a été emporté par un malaise subit dans la soirée du 15 août 1966.

La Cour conservera le souvenir de cette grande figure et s’incline avec respect devant la douleur de Mme Rossignol.

Monsieur Marcel Martin

Au début du mois d’octobre dernier, alors que nous repre­nions le chemin de la galerie Saint-Louis, une rumeur insolite se propageait dans nos couloirs. Nous apprenions que monsieur le conseiller Martin, rentré en toute hâte à Paris, à la fin du mois d’août, avait été terrassé par un malaise subit. Nous ne pouvions y croire.

Cependant des précisions nous étaient données et nous savions bientôt que nous ne devions jamais retrouver notre aimable, collègue de la deuxième chambre civile. Sa disparition creuse clans nos rangs un vide immense.

Si trois mots seulement m’étaient accordés pour exprimer l’essentiel de ce que fut sa personnalité si riche et si atta­chante, je crois qu’il faudrait choisir courage, esprit, amitié.

Courage d’abord, car notre collègue Martin était animé d’une énergie et d’une force d’âme qui l’aidèrent à surmonter, et peut-être même à oublier, la fragilité de sa complexion délicate. Cette vigueur de l’esprit rayonnait de toute sa personne comme un influx magnétique, au charme extraordi­naire, auquel personne ne demeurait insensible.

Notre collègue n’avait jamais connu la tendresse d’une épouse ni les joies du foyer. Son courage l’aida à supporter sa solitude, toute relative d’ailleurs, puisqu’après la mort de ses parents, en 1927, sa soeur Jeanne, de dix ans son aînée, demeurée célibataire comme lui, et éprise comme lui des choses de l’art et de l’esprit, vint partager sa vie et l’en­tourer d’une sollicitude quasi maternelle.

Mais après le décès de cette soeur qu’il aimait tendrement, sa solitude devint complète et notre collègue ne trouva, plus en rentrant chez lui qu’un cadre familier, rempli de souve­nirs fanés, mais qui lui refusait désormais la chaleur d’une présence et le sourire de l’affection. Pourtant il surmonta l’épreuve qui en eût abattu tant d’autres et rien dans son comportement ne laissa apparaître le moindre signe de fai­blesse ni d abandon.

Courageux et vaillant encore fut, ce travailleur acharné, d’une débordante activité, qui ne cessa de se consacrer corps et âme à ses fonctions successives, sans jamais mesurer son effort, et qui, dans son souci de mieux servir et d’atteindre le parfait, eut toujours à coeur de dépasser son devoir dans toute la limite et même au-delà de la limite de ses forces.

Courage, mais aussi esprit, car la vigueur intellectuelle et la profonde culture de notre collègue, loin de revêtir une forme dogmatique ou sentencieuse, s’exprimait le plus souvent sous les traits malicieux d’un esprit vif et pénétrant, pétillant d’humour, volontiers facétieux et primesautier.

Curieux de toutes choses, en particulier des belles choses, qu’il appréciait en connaisseur, Marcel Martin, amateur passionné d’art, d’archéologie et d’histoire, était heureux de partir chaque année avec quelques amis de prédilection, le Leica en bandoulière, pour des randonnées lointaines, croi­sières ou circuits touristiques, dont il rapportait de fort jolies photographies. Ainsi se perpétuaient les beaux souvenirs qui donnaient lieu à d’agréables réunions empreintes d’une atmos­phère de confiance, de bonne humeur et de taquinerie légère, qui était aussi une source de joies profondes.

Enfin - c’est le troisième mot - l’homme exquis qu’était notre collègue avait le culte de l’amitié. D’une nature confiante et ouverte, il donnait beaucoup de lui même avec chaleur et enthousiasme. Mais il recevait aussi beaucoup et nombreux dans cette salle sont ceux qui ont participé à ces échanges dont ils gardent le souvenir ému. Ainsi s’était constitué autour de lui un réseau d’affections sincères qui l’aidèrent à supporter les heures les plus sombres et à ne pas connaître l’amertume des solitudes sans espoir.

Courage, esprit, amitié, j’aimerais encore ajouter le mot « joie ». Car toute la personnalité de notre ami irradiait un optimisme et une joie de vivre, trop puissants pour être feints, qui jaillissaient de ses réparties spontanées, exemptes de toute amertume, de son inaltérable bonne humeur, et du ton enjoué de ses propos. Mais ce rayonnement vital s’ex­primait surtout dans la clarté intense et rieuse de son regard, un regard si franc et si lumineux, qu’on a peine à croire aujourd’hui qu’il s’est éteint à jamais.

Notre collègue était né le 18 octobre 1899, à Vannes, où son père était fonctionnaire des Ponts et Chaussées.

Il passa toute sa jeunesse à Rennes où il fit de très bril­lantes études couronnées en 1922 par le diplôme de docteur en droit.

Attaché titulaire en 1923, juge d’instruction à Compiègne, délégué à la Chancellerie, monsieur Martin était nommé juge d’instruction à Tours, le 17 novembre 1931.

Le destin fait parfois bien les choses car, entre Marcel Martin et les pays de Loire, la rencontre était inévitable. Dans cette région fortunée, la nature a dispensé aux rive­rains du fleuve royal un sens particulier de l’humour, qu’on appelle dans le pays l’esprit « guépin », ou de petite guêpe, fait de badinerie et d’ironie légère, qui parfois égratigne, mais jamais ne blesse, et se retrouve si bien dans les traits originaux et spirituels de notre collègue.

Sa réussite en pays tourangeau fut complète et devait le conduire, après une courte escale à Reims, au tribunal de la Seine où il accédait finalement le 31 mai 1936.

Juge d’instruction adjoint, puis titulaire, monsieur Martin se vit confier la direction d’un cabinet financier. Dans cette spécialité ardue, qui exige tant d’efforts, il donna toute la mesure de sa puissance de travail, de sa vive intelligence, de sa rapidité d’assimilation, de la netteté brillante de son esprit.

Conseiller à Paris, en septembre 1944, président de cham­bre en 1950, monsieur Martin était nommé conseiller à la Cour de cassation le 15 décembre 1953.

Appelé à siéger à la deuxième chambre civile, ses quali­tés de fin juriste, son infatigable labeur et la lucidité de son esprit l’ont classé d’emblée au premier rang de ses collègues qui n’ont cessé de lui accorder leur admiration et leur affection. La part très importante qu’il a prise dans l’élaboration de la jurisprudence en matière délictuelle et quasi délictuelle lui a assuré une place de choix et, pour longtemps encore, lui survivra. Son portrait, dû à la palette du peintre Penglaou, orne maintenant la chambre du con­seil de la deuxième chambre civile et il y perpétuera ses traits, sur les lieux mêmes où il a donné le meilleur de son effort, de son esprit, et de son coeur.

Au mois d’août de l’année dernière, notre collègue fit un voyage en Hollande où peut-être il présuma de ses forces. Il vint ensuite se reposer à Saint-Cergue, sur le versant suisse du Jura où il venait régulièrement achever ses vacan­ces. Toujours gai et de bonne humeur, il manifestait toutefois un certain essoufflement et il revint à Paris le 26 août pour consulter son médecin habituel, sur les conseils qui lui furent donnés sur place, sans que toutefois son état ait été jugé alarmant.

Pourtant, le soir même de son retour à Paris, Marcel Martin était emporté subitement par une syncope, apparem­ment sans appréhension ni souffrance.

Ainsi nous était enlevé notre aimable compagnon de route, en pleine vigueur et sans qu’il ait subi aucune des atteintes de l’âge, comme s’il avait voulu, par une coquetterie suprême, nous laisser une image fidèle de lui-même.

La Cour, profondément émue, salue la mémoire de monsieur le conseiller Martin et exprime sa sympathie à toute sa famille, à monsieur le général Martin, son cousin, à ses nombreux amis, et tout particulièrement à nos collègues de la deuxième chambre civile, qui était devenue pour lui une famille d’adop­tion, à laquelle il était si profondément attaché.

Voici un an, messieurs, que notre collègue nous a quittés, mais nous ne pouvons encore en prendre conscience. Il nous semble que son âme, délicate et légère, n’a pas franchi les sombres rivages, et qu’elle demeure parmi nous, comme si son séjour terrestre n’avait pas été interrompu.

Longtemps encore nos couloirs répéteront les échos de sa voix chaude et bien timbrée en même temps qu’en cha­cun de nous se perpétuera la lumière de son regard enjoué, malicieux, spirituel, qui brillera toujours dans nos coeurs.

Monsieur Claudius Chavanne

Nous connaissons cette admirable vallée de l’Arve, dont les eaux tumultueuses descendent des cimes du mont Blanc vers les rives paisibles du Léman, à travers le Faucigny et la région du Salève.

Dans sa hâte, de gagner la haute montagne, le voyageur négligera sans doute le village de Saint-Pierre-de-Rumilly, à quelques kilomètres de Bonneville, et la petite cité d’Am­billy, simple faubourg d’Annemasse, en pays genevois. Mais nous devons aujourd’hui y arrêter notre attention, car c’est entre ces deux villages, distants d’une vingtaine de kilomè­tres, que s’inscrit le destin hors série d’un très grand magis­trat, celui qui fût, pour nous, monsieur le premier avocat général Chavanne, mais qui demeura toute sa vie un fils de Savoie.

Il était né, en effet, le 5 décembre 1887, à Saint-Pierre-de-Rumilly, où son père possédait un petit domaine rural, et c’est aux environs du village d’Ambilly, où il s’était fixé après sa retraite, qu’il trouva la mort, le 12 septembre 1966, après une réussite probablement unique dans les annales de la magistrature.

Dans ses jeunes années, notre collègue ne fréquenta que l’école du village, où ses dons remarquables et sa vive intel­ligence ne passèrent pas inaperçus. De lointaines parentés dans la basoche décidèrent peut-être de son orientation et c’est ainsi que le jeune garçon, dès qu’il eut atteint l’âge de 14 ans, prit le chemin de l’étude de maître Verdan, avoué à Bonneville, où il devait demeurer comme clerc pendant dix-huit ans, jusqu’en 1920.

Ce que furent ces années ? Tout permet de les imaginer remplies d’un tranquille bonheur, entièrement consacrées au travail et à l’étude, fécondes et riches des moissons futures. Telles du moins les évoquait monsieur Chavanne lui-même, lorsque, près de trente ans plus tard, il s’adressait aux avoués, à la fin du remarquable discours qu’il prononça lors de son installation comme premier président à Bastia : « Parvenu à l’un des sommets de la vie judiciaire, je me plais à proclamer que les préceptes qui me permirent plus tard d’apprécier les choses et de juger les hommes, je les tiens aussi d’un des vôtres, de mon maître, cet éducateur indul­gent de mes jeunes années, vers qui se tourne souvent ma pensée attendrie ».

 

Comme on l’imagine bien, ce garçon studieux et appliqué, courbé sur ses livres, sous la lampe commune du chalet familial ! C’est pour lui le meilleur moment de la journée, celui où, dans le silence des prairies voisines, il dévore les meilleurs auteurs et accumule les trésors d’une belle et vaste culture.

Quinze jours après qu’il eut obtenu le diplôme de capaci­taire en droit, c’est le coup de tonnerre de la guerre de 1914. Mobilisé au 51ème bataillon de chasseurs alpins, il est griève­ment blessé dès le début des hostilités, le 29 août 1914, près de Saint-Dié. Après un long séjour dans les hôpitaux, il obtient de rejoindre son bataillon, avec lequel il fera toute la campagne avec le plus grand courage, qu’attestent deux citations élogieuses, la croix de chevalier de la Légion d’hon­neur à titre militaire, la médaille militaire, la médaille italienne, la médaille interalliée.

Cette brillante conduite sur les champs de bataille de la première guerre mondiale préfigure l’action patriotique qui sera la sienne bien plus tard, lorsqu’en 1943, il sera appelé à présider la section spéciale de la Cour d’appel de Gre­noble. Monsieur Chavanne, homme de devoir, ne refusa pas l’in­grate mission, mais il appliqua sa fière devise : « toujours droit devant soi », et dans cette région toute proche du massif du Vercors, citadelle de la Résistance, ses fonctions lui permirent d’aider activement les combattants de l’inté­rieur, qui, plus tard, ne lui ménagèrent pas les témoignages de leur reconnaissance.

Ainsi, en toutes circonstances, monsieur Chavanne devait-il accomplir noblement son devoir. Mais n’anticipons pas.

La guerre de 1914 vient seulement de se terminer, et pour l’heure, monsieur Chavanne regagne modestement le chalet fami­lial et l’étude de maître Verdan. Cependant, il pense à l’avenir, car des facilités nouvelles sont offertes aux anciens combat­tants.

L’avenir ? Comment ce modeste auxiliaire de la justice, qui a grandi dans le respect du prétoire, pourrait-il le concevoir autrement que sous les traits de l’homme en robe noire qui, sur son siège, n’obéit qu’à sa conscience et personnifie la justice ? Alors les aspirations jusque-là confuses, se préci­sent, et monsieur Chavanne, qui sent l’appel d’une vocation qu’il vénérera à l’égal d’un sacerdoce, décide gravement de réaliser son noble idéal et de devenir magistrat. Mais ses ambitions sont limitées et c’est vers la magistrature cantonale qu’il dirige ses premiers pas. Il y fait son entrée le 25 mars 1920, en qualité de juge de paix de Bourg-Saint-Maurice, puis d’Abondance, où il demeure pendant cinq ans, heureux de ne pas s’éloigner de ses montagnes natales.

Licencié en droit le 17 janvier 1924, juge suppléant l’année suivante, le voici, en septembre 1930, président du tri­bunal de Thonon.

Ecoutons les appréciations de ses chefs de cour : « Le meilleur président du ressort. Par son travail, ses connaissances juridiques, la loyauté et la fermeté de son caractère, monsieur Chavanne s’est révélé comme un président de premier ordre ».

 

Il a maintenant 43 ans. Mais l’élan est donné et rien ne l’arrêtera plus désormais dans sa marche vers les sommets.

Successivement substitut général à Chambéry, président à Valence, président de chambre à Grenoble, monsieur Chavanne construira pierre à pierre, au fil des années, l’édifice d’un dossier dont la lecture, loin d’être lassante, provoque un sen­timent d’admiration sans mélange, car tout, en cet homme d’exception, est équilibre, force, plénitude, clarté. Savant juriste, orateur à la parole chaude et mesurée, il est aussi un organisateur méthodique et partout où il passe, l’ordre règne et les énergies sont stimulées.

Ainsi porté par ses seuls mérites, monsieur Chavanne devait gravir allègrement les ultimes échelons.

Premier président de la Cour d’appel de Bastia, le 6 fé­vrier 1948, il s’attacha à stimuler l’activité du ressort en vue d’accélérer le cours de la justice. Le succès dépassa peut-être ses espérances, car les rôles s’anémièrent et deux ans après, cet homme étonnant sollicitait modestement son affectation à la tête d’une cour d’appel plus chargée, et mieux à la mesure, écrivait-il, de son besoin d’activité.

Mais le destin avait sur lui d’autres vues et le 20 décem­bre 1950, notre collègue Chavanne faisait son entrée, en qualité de conseiller, à la Cour de cassation.

Appelé à siéger à la première chambre civile, il y a laissé une profonde impression par sa forte personnalité, sa science consommée du droit et par son extraordinaire puissance de travail, qui lui valurent le respect et l’admiration de tous.

Enfin, couronnement suprême de cette magnifique car­rière, le conseiller Chavanne, qui avait déjà reçu la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, était nommé, le 22 décembre 1956, premier avocat général à la Cour de cassation, poste nouvellement rétabli.

La retraite était toute proche et pourtant monsieur Chavanne s’adonna avec fougue à ses nouvelles fonctions. Travailleur inlassable, arrivé chaque jour à son cabinet de travail, dès 8 heures du matin, comme au temps lointain de ses années de cléricature. On le vit porter ses talents de juriste et d’orateur dans toutes les chambres, comme s’il avait voulu, dans un ultime raccourci, revivre en quelques mois la car­rière qu’il avait tant aimée, et si bien servie.

Le 5 décembre 1957, ce grand magistrat atteignait la limite d’âge et se voyait conférer le titre de procureur géné­ral honoraire près la Cour de cassation.

Nombreux sont ceux qui se souviennent de cet homme vigoureux et dynamique, à la démarche assurée, dont la pres­tance, la voix forte imprégnée d’un léger accent de terroir, le cheveu dru strictement taillé en brosse, la mise soignée, donnaient une impression de solidité rassurante, tandis que son regard direct et loyal et la chaleur de son abord atti­raient les sympathies.

Mais pour un tel homme, l’heure de la retraite, ne pouvait être celle du repos. De retour en Savoie, il se fixa tout près d’Annemasse, à Ambilly, dont il devint le maire respecté et admiré, et accorda tous ses soins au développement de la petite cité frontalière. Administrateur remarquable, il se consacra aux problèmes locaux et régionaux : « Nous nous attacherons à les résoudre de la meilleure manière », confiait-il un jour à un représentant de la presse locale. « Nous devons nous tourner vers l’avenir. En marchant dans le matin, nous allons vers la vie ». Il avait alors près de 80 ans.

Le 12 septembre de l’an dernier, par une radieuse matinée de l’été finissant, monsieur Chavanne emprunta allègrement les sentiers de montagne pour rendre visite à un ami qui pos­sédait un chalet isolé dans le massif du Môle, au-dessus de Bonneville. Il ne devait jamais y parvenir, car c’est à un tout autre rendez-vous qu’un arrêt imprévu du destin con­voquait notre collègue, qui ne devait jamais voir en ce monde la fin de cette belle journée. Son corps allait être découvert peu après au pied d’une paroi rocheuse où il s’était écrasé. La terre de Savoie, qu’il avait tant aimée, l’avait repris pour toujours.

Une foule immense se pressait au petit cimetière d’Ambilly pour rendre les derniers devoirs à l’homme de bien dont la disparition plongeait la région entière dans un deuil profond et sincère.

Une émission de l’O.R.T.F. fut consacrée à notre collègue. L’éditorialiste, se souvenant qu’il avait été personnellement l’objet d’une décision de relaxe de la part d’une juridiction présidée, au cours des saisons amères, par monsieur Chavanne, s’écriait : « La magistrature a été si souvent et si légèrement attaquée, qu’il fallait lui rendre cet hommage et cette jus­tice. Tant qu’il y aura des hommes comme le président Cha­vanne, rien ne sera jamais perdu et tout pourra être maintenu. Des êtres humains comme lui rachèteront même toutes les fautes. »

 

Pourrions-nous souhaiter plus belle épitaphe pour notre éminent collègue ?

La Cour tout entière rend un vibrant hommage à la mémoire du grand magistrat qui a honoré de ses talents et de ses vertus, en même temps que la Savoie, toutes les juri­dictions auxquelles il a appartenu, de la plus humble à la plus haute, et dont l’exemple demeurera gravé dans la fidé­lité de notre souvenir.

C’est « en marchant dans le matin » que ce magistrat peu commun est allé vers la vie et vers la mort.

Puisse notre hommage alléger la peine de madame Chavanne et de monsieur Georges Chavanne, son fils, vers lesquels se tour­nent nos pensées émues et attristées.

Monsieur Jean Diemer

Après la Savoie, l’Alsace était éprouvée à son tour en la personne de monsieur le conseiller honoraire Diemer, enlevé à l’affection des siens le 13 octobre 1966 à la suite d’une longue et douloureuse maladie.

Monsieur Diemer était né le 21 mai 1895, à Strasbourg, au sein d’une famille demeurée profondément attachée à la tradi­tion française, à l’ombre de la prestigieuse cathédrale, sym­bole de tant d’espoirs.

Lorsque éclata la guerre de 1914, nos compatriotes alsa­ciens durent subir, la mort dans l’âme, la loi commune. Mais Jean Diemer, loin d’observer une attitude passive, s’ef­força de gagner les lignes françaises et fut grièvement blessé lors d’une de ces tentatives.

Le 11 novembre 1918, jour même où l’adversaire déposait les armes, Jean Diemer obtenait le diplôme de référendaire du droit local, qui lui ouvrait l’accès des fonctions judi­ciaires. Après avoir gravi les premiers échelons de sa carrière à Colmar, il était nommé le 17 août 1938 président du tribunal de Saverne.

Dans la charmante cité médiévale des princes de Rohan où il arrive en pleine force de l’âge, Jean Diemer connaît une période d’épanouissement et de bonheur. Il dirige avec aisance les travaux de son tribunal où l’on remarque ses qualités d’homme et de magistrat, son intelligence, sa cul­ture et son autorité courtoise. Sa vie familiale est heureuse et il peut se consacrer aussi à son loisir favori : cynophile passionné, comme l’était son père, propriétaire d’un chenil célèbre, il est un fervent des expositions canines et s’inté­resse de près à la race des bergers allemands et des teckels.

Ce bonheur sera de courte durée, car le 15 juillet 1940, les troupes allemandes font leur entrée à Saverne. Sommé de signer une déclaration de loyalisme au « Grand Reich », Jean Diemer, qui sait ce que cela signifie, répond qu’il a choisi la France. Immédiatement destitué, il doit quitter sur l’heure son domicile en y laissant tous ses biens et le voici à Nancy où il vient se mettre à la disposition des chefs de cour.

Mais notre collègue ne reconnaît plus dans la France occu­pée et meurtrie l’image qui avait bercé ses rêves d’adoles­cent. Cependant, sans se soucier des risques car il sait où est son devoir, il profite de sa connaissance du pays et du dialecte alsacien pour organiser une filière d’évasion de pri­sonniers de guerre. Menacé d’arrestation, il part à Toulouse où il joue un rôle actif dans la résistance qui s’organise. Il milite dans le mouvement « Combat », au sein duquel il facilite l’acheminement des volontaires vers les unités combattantes et dépiste les agents ennemis qui se glissent dans les rangs des réfugiés alsaciens. Suspect aux autorités de police, et obligé à d’incessants déplacements, il poursuit une action dangereuse qui lui vaudra plus tard l’attribution de la médaille de la Résistance.

Quand arriva enfin la libération du territoire, monsieur Diemer retrouva sa chère Alsace en qualité de président de chambre, à Colmar. Il y organisa la Cour de justice où il siégea dans les affaires les plus importantes avec une autorité, un tact et une impartialité unanimement reconnus.

Aussi, lorsque s’acheva cette tâche ingrate, née des cir­constances, fût-il heureux, en prenant possession du siège de président du tribunal de Strasbourg, de retrouver l’ensemble des devoirs qui incombent au chef d’une grande juri­diction, et auxquels le destinaient ses qualités de juriste et d’administrateur.

Premier président à Bastia, où il fut le successeur immé­diat de monsieur Chavanne, il n’assura que peu de temps cette haute fonction où son esprit d’humanité et son expérience nourrie aux sources de la souffrance et du malheur lui valurent de multiples et déférentes sympathies.

Conseiller à la Cour de cassation, le 27 avril 1952, monsieur Diemer siégea à la deuxième chambre civile, où il apporta un concours dévoué et éclairé dans l’examen des affaires de Sécurité sociale. Ses collègues étaient également heureux de bénéficier de son expérience du droit local et de trouver en lui un vivant symbole de la présence de nos provinces recouvrées.

Mais déjà il s’affaiblissait sous les atteintes d’un mal qui ne lui laissait pas de répit. Quatre opérations graves avaient miné ses forces. Sa santé déclinante l’obligea à devancer l’âge de la retraite et il dut nous quitter le 27 avril 1962.

L’affection vigilante de ses proches ne pouvait qu’éclairer d’un dernier rayon le crépuscule d’une vie finissante et le 13 octobre de l’année dernière, Jean Diemer, l’Alsacien, le patriote, le résistant, achevait son combat dans la paix du grand silence.

Nous exprimons à madame Diemer et à ses enfants, en parti­culier à monsieur Jean-Georges Diemer, juge d’instruction au tri­bunal de la Seine, notre sympathie émue.

Monsieur Eugène Payer

Si la droiture, la simplicité, la sincérité avaient dû un jour revêtir forme humaine, elles n’auraient pu faire meil­leur choix qu’en la personne de monsieur le conseiller Payer, qui nous a quittés le 30 octobre dernier, terrassé par une implacable maladie. Ces traits de caractère se complétaient en notre collègue d’une distinction toute aristocratique, quoique sans morgue ni raideur, qui ne l’empêchait nullement de demeurer affable et accessible à tous.

Nombreux sont ceux qui se souviennent de son visage aux traits nettement ciselés, de sa prestance, et de sa, silhouette, élégante et racée, qui, bien plus que l’homme de robe, m’a-t-on assuré, évoquait l’officier de cavalerie, et plus pré­cisément encore l’officier de cavalerie britannique.

Né le 16 juin 1889 à Reims où son père était commis­saire-priseur, monsieur Payer était issu d’une vieille famille origi­naire des Ardennes, ce qui explique peut-être, avec la fer­meté de ses convictions, la réserve discrète et la modestie dont son caractère était imprégné.

A peine avait-il terminé ses études de droit et manifesté son intention d’embrasser la carrière judiciaire qu’éclatait la guerre de 1914 qui devait tant éprouver la ville martyre, sans épargner la maison natale de notre collègue. Mobilisé comme maréchal des logis, puis comme sous-lieutenant au 22ème régiment de dragons, il fit toute la campagne avec un magnifique courage qui lui valut la croix de guerre avec deux citations.

Démobilisé, monsieur Payer passa toute la première partie de sa carrière à la Chancellerie. Il y demeura pendant quinze ans au service des grâces où il sut se faire apprécier par son intelligence pénétrante, sa fermeté réfléchie, en même temps que sa parfaite urbanité et son désir de rendre service lui attiraient l’unanimité des sympathies.

Le 13 mai 1934, il était nommé juge au tribunal de la Seine. Nombreux étaient alors les grades intermédiaires de la hiérarchie : juge, président de section, vice-président, conseil­ler, président de chambre, qui représentaient autant d’obs­tacles, qu’il fallait franchir un à un avant que ne se précise à l’horizon l’accès de la galerie Saint-Louis. Monsieur Payer, qui ne sollicitait rien, et s’en remettait toujours à l’appréciation de ses chefs, bouscula comme en se jouant tous ces obstacles, qui semblaient ne pas exister pour lui, car il était de ceux dont les mérites ne se discutent pas.

Une seule fois il formula, avec une courtoise fermeté, une requête qui lui tenait à coeur. C’était en juin 1942. Depuis huit mois, il siégeait à la section spéciale de la Cour où il avait été désigné d’office et il demandait instamment une affectation différente comportant, écrivait-il, « des affaires d’une autre nature ». En lui, l’ancien combattant, le patriote, l’enfant de la ville martyre, se révoltait à l’idée d’appar­tenir à une juridiction instituée pour soutenir une politique qu’il n’acceptait pas.

Il obtint satisfaction et put retrouver, à la 9ème chambre de la Cour, les affaires financières, si ingrates et difficiles, dont il avait déjà acquis une parfaite connaissance en pré­sidant la 11ème chambre du tribunal. Dans cette spécialité ardue, monsieur Payer donna toute la mesure de la sûreté de son jugement et de ses connaissances, de sa puissance de tra­vail, de sa facilité de rédaction, qui le désignaient comme un magistrat d’élite, appelé à terminer sa carrière dans vos rangs.

Conseiller à la Cour de cassation le 13 octobre 1952, il a laissé à la chambre commerciale où il siégea le souvenir d’un magistrat de haute distinction, dévoué et compétent, dont la connaissance avertie du droit et des affaires, l’ex­trême courtoisie, étaient unanimement appréciées.

Admis à la retraite le 16 juin 1959, monsieur Payer put se consa­crer sans partage, dans son clair appartement de l’avenue de La Motte-Picquet, ouvert sur les perspectives du Champ de Mars, aux joies délicates d’une douce intimité conjugale, à peine interrompue çà et là par des parties de bridge dont il était fervent. Ses promenades quotidiennes lui permet­taient de deviser familièrement dans le voisinage ou d’évo­quer de vieux souvenirs au hasard de ses rencontres avec d’anciens magistrats, nombreux dans ce quartier paisible et résidentiel.

Au mois d’août 1965, notre collègue ressentait les atteintes d’un mal dont on n’ose prononcer le nom, car il ne pardonne pas. Monsieur Payer, lui, savait. Il puisa dans la foi chré­tienne de son enfance le courage et la résignation qui lui permirent de gravir sans faiblesse son calvaire. Avec un admirable dévouement, madame Payer fit l’impossible pour atténuer les souffrances du compagnon de route qu’elle ché­rissait, mais elle ne put reculer une issue fatale qui la laissa profondément désemparée.

Puisse l’émotion profonde que nous ressentons apporter à madame Payer un réconfort qui ne soit pas vain.

Monsieur Charles Fontaine

La haute stature, le masque énergique souligné par un menton volontaire, l’expression sévère, le maintien grave de monsieur le procureur général honoraire Fontaine inspiraient le respect. Mais si cette apparence austère traduisait la force de sa personnalité, on s’apercevait aussi que le regard qui intimidait n’avait aucune dureté et qu’il révélait, en dépit d’une pudeur qui redoutait les épanchements, beaucoup de chaleur humaine et une extrême sensibilité.

Car Charles Fontaine, homme de caractère, était aussi et avant tout un homme de coeur. Sa vie a été droite et simple, comme le fut sa carrière.

Originaire de Laval où il était né le 14 octobre 1885, il demeura toujours fidèle à la propriété familiale des bords de la Mayenne où il aimait, tout en sacrifiant aux devoirs de la piété filiale, retrouver les horizons de son enfance, le fusil du chasseur sur l’épaule, ou exercer ses talents de fin pêcheur dans les eaux poissonneuses d’une rivière qui n’avait plus de secrets pour lui.

Chose curieuse, monsieur Fontaine, qui était né magistrat, ne le savait pas. Ni ses brillantes études au lycée de Laval, ni celles qu’il poursuivit ensuite à la faculté de droit de Paris, ne l’avaient éclairé sur son avenir. C’est le hasard d’une conversation avec un ami, déjà magistrat, qui le révéla à lui-même en lui découvrant sa vocation. Mais alors il ne douta plus et s’engagea d’un pas ferme dans la voie qu’il avait choisie, et qui était la bonne.

Magistrat, monsieur Fontaine l’était en effet dans toute la plé­nitude du terme et il dut à ses éminentes qualités, reconnues d’emblée, de faire toute sa carrière dans le ressort de Paris, où il demeura fidèle au parquet et ne connut que des succès.

Dans cette ascension qu’il réalisa par son seul mérite, monsieur Fontaine fut servi par des dons exceptionnels : son intelligence pénétrante, son aptitude remarquable à dédai­gner le détail pour s’en tenir à l’essentiel, sa parole simple et directe, dénuée d’artifice, cette éloquence vraie qui se moque de l’éloquence, mais qui séduit et emporte la convic­tion. Aux assises, ou à la Haute Cour, où monsieur Fontaine termina sa carrière, l’auditoire, prévenu contre les effets ora­toires, se détendait et accordait sa confiance au langage de la vérité, du bon sens et de la raison, qui était le sien.

Juge suppléant à Troyes en 1912, monsieur Fontaine gravit les premiers échelons de sa carrière dans les charmantes rési­dences d’Ile-de-France qui forment la parure du ressort de Paris. Substitut à Paris le 21 janvier 1927, il fut affecté à la section financière dont il devint rapidement le chef.

C’était alors ce qu’on pourrait appeler la grande époque de la section financière, celle des scandales dont les noms sont encore dans toutes les mémoires : affaires Oustric, Hanau, Stavisky, l’aéropostale, la banque de Bâle, bien d’autres encore, qui ébranlèrent les assises du régime et firent trembler parlementaires et ministres, parfois même les gardes des Sceaux du moment.

Technicien consommé du droit financier, ennemi de toute compromission, Charles Fontaine fit face à l’orage et domina de sa haute taille cette triste période où il fit prévaloir, envers et contre tous, les solutions droites et justes. Il fut le roc sur lequel vinrent se briser les remous des passions déchaînées et où s’échouèrent les entreprises de l’intrigue et de la corruption.

Après un passage relativement bref au parquet de la cour d’appel, où il conserva la charge des affaires financières, monsieur Fontaine accéda à la Cour de cassation le 12 mars 1941 comme avocat général délégué, puis titulaire. Il exerça ses fonctions à la chambre des requêtes où ses interventions à l’audience furent particulièrement remarquées et appréciées.

Mais bientôt arrivait la fin des années tragiques, suivies de la mise en accusation devant la Haute Cour de justice, des hommes qui avaient appartenu au gouvernement de Vichy.

Le règlement des affaires Pétain et Laval n’avait pas épuisé la liste noire et lorsque arriva le mois de mars 1946, de nombreuses procédures demeuraient en suspens. A cette date, la Cour de cassation tout entière fut appelée à élire les magistrats du ministère public près la haute juridiction et monsieur Fontaine fut désigné par ses pairs pour soutenir l’accu­sation aux côtés du regretté procureur général Frette-Damicourt.

Pour la deuxième fois, Charles Fontaine fit face à la tempête. Ce que fut alors l’action de l’élu que vous aviez choisi, je crois pouvoir en témoigner, car j’ai eu le privilège d’être son collaborateur direct. Il m’est permis de dire, sans forcer la vérité, qu’en cette période difficile, monsieur l’avocat général Fontaine exerça sur tous, magistrats, parlementaires, membres de la commission d’instruction ou du jury, une influence prédominante, par le seul effet de son ascendant personnel. Chacun, à l’heure du doute, venait chercher auprès de l’éminent magistrat que l’on savait ennemi de tout sectarisme, le conseil de la sagesse, l’appui de la force qui éclaire et réconforte.

La tâche était ardue, car ces affaires, selon le rôle propre de chaque accusé et l’époque où se situait son action, exi­geaient à la fois une critique rigoureuse des sources, de la psychologie, des recherches délicates d’intentions et de mobiles. Difficile encore était l’appréciation des responsa­bilités, car magistrats professionnels ou parlementaires, soucieux d’impartialité, se méfiaient d’eux-mêmes et recher­chaient l’aiguille aimantée pouvant leur indiquer la direc­tion du devoir et de la justice.

Jamais peut-être ne fut plus vraie la maxime bien connue : « Il est plus commode de faire son devoir que de le connaître. »

 

Parce que monsieur l’avocat général Fontaine voyait clair, juste et loin, il sut reconnaître le sien et aider les autres à accom­plir le leur, sans défaillance comme sans rigueur inutile.

Il mit au service de ce sacerdoce - le mot n’est pas trop fort toutes les ressources de son esprit et de son coeur : son patriotisme ardent, sa sincérité, son esprit de mesure et d’humanité, sa volonté affirmée de préférer le bon sens à l’abstrait, et de ne requérir en toutes circonstances que des solutions équilibrées et justes. Il put ainsi, dans un total mépris des attaques personnelles dont il risquait d’être l’objet, réaliser une oeuvre empreinte d’une « impression­nante objectivité », selon le mot d’un historien contempo­rain et appelée à résister à l’épreuve du temps.

Tout laisse présumer que l’histoire, qui juge les juges, ne manquera pas de reconnaître l’action bienfaisante de Charles Fontaine dont le souci majeur, à travers l’oeuvre de justice, fut de réserver des lendemains ouverts sur l’espé­rance et de hâter l’heure des réconciliations nécessaires.

Commandeur de la Légion d’honneur le 30 août 1954, monsieur Fontaine était admis à la retraite le 14 octobre 1955 avec le titre de procureur général honoraire à la Cour de cas­sation.

Ainsi, il était échu à Charles Fontaine de tourner, dans la dignité et la justice, une des pages les plus sombres de l’histoire nationale. Au soir de sa vie, il eut conscience d’avoir rempli sa mission et puisa dans cette certitude l’apai­sement qui lui permit de supporter sans faiblir les atteintes de l’âge et de la maladie.

Le 22 novembre dernier, ce grand serviteur du pays quittait cette terre, en dépit de la tendre sollicitude de la meilleure des épouses.

Il a franchi les portes de l’au-delà, fièrement drapé dans la pourpre de sa fonction, magistrat dans l’éternité comme il l’avait été en ce monde

La Cour exprime à madame Fontaine, à monsieur et madame Pierre Fontaine, ses enfants, sa profonde sympathie, à laquelle je joins l’hommage personnel de mes condoléances émues.

Monsieur Léon Lyon-Caen

Certains noms, plus que d’autres, ont une valeur de sym­bole. Celui de monsieur le premier président honoraire Lyon-Caen est du nombre, car il représente les plus beaux titres qu’une famille peut réunir au service de la justice et du droit.

Lorsque naquit, il y a aujourd’hui 90 ans, celui qui devait devenir votre éminent collègue, les génies bienfaisants déposèrent dans son berceau tous les dons de l’esprit, toutes les parures de l’intelligence et du coeur. Nous ne saurions nous en étonner. Son père n’était-il pas le prestigieux doyen Lyon-Caen, professeur de droit renommé, secrétaire perpé­tuel de l’Académie des sciences morales et politiques ? Du côté de sa mère, n’était-il pas petit-fils d’un magistrat, conseiller à la cour d’appel de Nancy ?

Sous la surveillance indulgente, mais ferme, d’un père fervent admirateur des vertus romaines, quoique libéral et tolérant, l’adolescent fit de très brillantes études, illustrées par des prix de grec et de latin au concours général. Licen­cié ès lettres, lauréat de la faculté de droit où il fit encore une ample moisson de prix, c’est avec félicitations du jury qu’il obtint sa licence et ses deux examens de doctorat, suivis d’une thèse sur « la femme mariée allemande », cou­ronnée par la médaille d’or. La petite histoire familiale raconte que ce garçon studieux était aussi une sorte d’enfant terrible, qui avait le goût de la facétie et de la plaisanterie, dont il lui resta toujours un sens très vif de l’humour.

Avocat, attaché au parquet de la Cour de cassation en 1902, il était déjà le collaborateur attitré de nombreuses revues juridiques, secrétaire de la Société des prisons et de la Société d’études législatives.

Lorsqu’il épousa le 22 novembre 1904, Germaine Masse, fille d’un président de chambre honoraire, ce mariage ne réalisa pas seulement l’union de deux coeurs qui allaient battre au même rythme dans les bons comme dans les mau­vais jours, mais aussi l’alliance des plus belles traditions, car madame Lyon-Caen appartenait elle-même à une famille qui avait rendu d’éminents services sous la robe du magistrat, de l’avocat, à la tribune du parlement, dans les conseils du gouvernement, et sur les champs de bataille des deux guerres.

Sous de tels auspices, la carrière de monsieur Lyon-Caen, qui se déroula d’abord au parquet, dans le ressort de Paris, ne pouvait qu’être rapide et brillante. Dès ses débuts, substi­tut à Meaux, à Châlons, à Reims, il apparaît comme un magistrat d’exceptionnelle distinction, promis au plus bel avenir.

Mobilisé en 1914 comme sergent, bientôt promu officier, il est commissaire du Gouvernement près le conseil de guerre de la 100ème Armée, engagée sur le front italien, d’où il revient décoré de la croix de guerre italienne.

Substitut à la Seine en 1918, il s’y révèle comme un émi­nent civiliste et ses savantes conclusions sont très remar­quées à la 1ère chambre du tribunal comme elles le sont bientôt à la Cour d’appel, où il accède en 1925.

Je n’ai vu qu’une fois monsieur Lyon-Caen. C’était en mai 1930. Il venait d’être nommé avocat général et j’étais loin de penser qu’un jour j’aurais à rappeler ses mérites. Pourtant, deux choses m’avaient frappé. D’abord, son extrême courtoi­sie, au-delà de laquelle on sentait d’instinct, une bonté véri­table, profonde et sincère. Et puis, la distinction naturelle de sa personne, de ses manières, de sa mise à la fois discrète et soignée.

Aussi n’ai-je pas oublié sa taille mince et élancée ; sa belle physionomie d’intellectuel au front largement décou­vert, les traits fins et réguliers du visage, l’éclair, du regard très vif derrière le lorgnon à l’ancienne mode. Par la suite, m’a-t-on dit, les traits se sont émaciés quelque peu, les lunettes à fine monture ont remplacé le lorgnon, mais l’allure générale est demeurée la même, dégagée, élégante et nette.

Avocat général à la Cour de cassation le 26 novembre 1935, monsieur Lyon-Caen, aussi fin lettré que savant juriste, porte à un rare degré de perfection le style de la conclusion civile. Nous savons combien le genre est ingrat et quelles diffi­cultés l’orateur doit surmonter pour démontrer et convaincre sans lasser l’attention. Or, c’est merveille de voir avec quelle aisance l’éminent magistrat évolue au milieu des écueils. La pensée est abondante, ferme, nerveuse, la démonstration serrée et persuasive, la technique savante. Mais l’expression, qui suit toutes les nuances du développement s’ordonne en une forme si simple et si lumineuse que le problème le plus ardu devient accessible à tous, même aux non-initiés. Une telle maîtrise démontre que l’oeuvre du juriste peut atteindre parfois une esthétique qui confine à l’art.

Une bien jolie illustration de ce talent vous a été présentée dans le discours élégant et plein d’humour que monsieur Lyon-Caen prononça à l’audience de rentrée du 16 octobre 1936 sur le costume de la magistrature.

Parallèlement à ses fonctions, il participe par ses études et ses publications aux travaux de très nombreux groupe­ments et commissions, dont la liste est trop longue pour qu’il me soit permis de la citer, et apporte ainsi à la cause du droit une contribution d’une haute qualité qui accroît le prestige de la Cour de cassation tout entière tant en France qu’à l’étranger.

Avec la guerre de 1939-1940 s’achève la première partie de cette existence jusqu’alors paisible et heureuse en dépit de la mort accidentelle, en 1917, d’une fille, Annette, alors âgée de 8 ans - mais sur laquelle vont s’appesantir bientôt les pires malheurs.

Trois des fils de monsieur Lyon-Caen sont mobilisés et font vaillamment leur devoir. L’aîné, François, avocat aux Conseils, lieutenant d’infanterie, se couvre de gloire et est cité le 14 juin 1940.

Mais c’est bientôt l’invasion, l’occupation, les lois maudites, les odieuses discriminations entre Français dont beaucoup deviennent des exilés dans leur propre pays. Léon Lyon-Caen, mis à la retraite, est atteint en plein coeur.

Sans doute l’appel du 18 juin 1940 cristallise bien des espoirs. Mais ce que notre collègue ne peut pressentir encore, c’est le prix effroyable dont il devra payer l’aurore des temps nouveaux.

En août 1943, son fils aîné François, qui s’est si bien battu en 1940, est déporté dans les camps de la mort. Il n’en reviendra jamais.

Monsieur et madame Lyon-Caen, fidèles à la promesse qu’ils ont eu le temps de lui faire, recueillent à leur foyer ses trois enfants : Arnaud, 13 ans ; une fille, Dominique, 11 ans, Pierre, 4 ans.

Mais ce coup terrible les éclaire enfin sur les dangers qui les menacent. Eux et les enfants dont ils ont la charge. Aussi ils quittent Paris et se réfugient dans une propriété de famille au Bousquet d’Orb, près de Lodève, puis en mars 1944 dans une ferme isolée à Chambon-sur-Lignon en Haute-Loire.

C’est là qu’à la fin de l’été, ils apprennent à peu d’inter­valle la libération de la capitale et deux affreuses nouvelles qui les atteignent au plus profond d’eux-mêmes.

Leur second fils Charles, capitaine dans les Forces fran­çaises de l’Intérieur, est tombé le 22 août 1944 au Bousquet d’Orb, à quelques pas de la maison familiale, au cours d’un engagement qui sauva le village de la destruction.

Il laisse deux enfants en bas âge, Philippe et Catherine, qui vont rejoindre chez monsieur et madame Lyon-Caen les trois autres petits-enfants qui y sont déjà.

Deux jours après, le 24 août 1944, leur plus jeune fils Georges, aspirant parachutiste, est tué à son tour dans les combats de la Libération, à Saint-Gengoux-le-National, en Saône-et-Loire.

C’est le coeur meurtri, brisés, anéantis, que monsieur et madame Lyon-Caen regagnent leur domicile parisien. Ils ont perdu trois fils, morts pour la France, et reviennent avec cinq petits-enfants sur lesquels ils veilleront désormais avec une ten­dresse infinie, mais aussi avec beaucoup d’abnégation, car il ne s’agit pas seulement de dispenser à ces jeunes l’aimable superflu dont parle le poète, mais de pourvoir entièrement à leur entretien et à leur formation. Cependant, en les éle­vant, non sans mérite car ils ne sont plus jeunes, ils se sau­veront eux-mêmes, car le temps leur manquera pour s’aban­donner au désespoir qui les guette.

De retour à Paris, monsieur Lyon-Caen retrouve sa bibliothèque, ses chères études, ses travaux, et par dessus tout, l’atmos­phère laborieuse de la Cour de cassation où il revient comme conseiller le 24 octobre 1944, entouré de l’affection unanime de ses collègues.

Enfin, le 21 septembre 1945, il est nommé président de la chambre civile. Il y a laissé une profonde impression aussi bien par son immense culture et l’exemple de sa vie de labeur que par la valeur éducative et la clarté de ses enseignements. Bienveil­lant avec tous, patient et courtois, il fut le guide éclairé et écouté autour duquel se groupaient avec respect les énergies et les sympathies.

Ses mérites exceptionnels devaient être reconnus le 23 août 1947 par l’attribution de la cravate de commandeur de la Légion d’honneur.

En dépit de ses lourdes occupations professionnelles et du soin apporté à l’éducation de ses petits-enfants, l’éminent magistrat, qui ne connaît pas d’autre loisir que la promenade à pied ou la rêverie dans son jardin des environs de Provins, trouve encore le temps de se livrer à des travaux per­sonnels. Animé par tradition et par nature d’idées très libé­rales et généreuses, foncièrement bon et tolérant, convaincu de l’égalité entre tous les hommes, il se sent solidaire de tous ceux qui, dans le monde, sont persécutés en raison de leurs origines ou de leurs opinions. Soldat du droit, ainsi qu’il se désigne lui-même dans ses écrits ou ses allocutions, il a conscience de remplir un devoir sacré en défendant, à l’écart des divisions partisanes, l’idéal pacifique de liberté et de fraternité humaine dont il ne s’est départi à aucun moment, et qui, plus que jamais, dans les effervescences d’une actualité troublée, demeure le sien.

Ainsi, réalise-t-il dans l’unité et la simplicité d’une vie toute d’honneur et de dévouement, l’accord complet entre ses convictions profondes et la pratique des plus belles vertus civiques et familiales. Et l’on ne peut s’empêcher de penser à ce mot de Caton l’Ancien que cet humaniste, primé au concours général, n’eût pas désavoué : « la force de l’Etat vient de l’antiquité de ses moeurs et de la vertu de ses hommes. »

 

Le 17 septembre 1953, ce grand magistrat, admis à la retraite, se voyait conférer le titre de premier président honoraire de la Cour de cassation.

Lorsque vinrent les atteintes de l’âge, monsieur Lyon-Caen s’appuya davantage sur le bras de l’admirable épouse avec laquelle il avait courageusement affronté le malheur. Entouré de la vénération du seul fils que la tourmente lui a laissé, son fils Gérard, professeur à la faculté de droit de Paris, et de celle de ses petits-enfants, dont il avait guidé l’éducation et préparé les succès, il eut l’ultime consolation de savoir que le nom qu’il portait continuerait à perpétuer les belles traditions dont il avait lui-même hérité : Arnaud Lyon-Caen, que nous connaissons bien, est aujourd’hui avo­cat aux conseils. Pierre, sorti premier du Centre national d’études judiciaires, vient d’être nommé magistrat. Philippe, agrégé d’histoire, est professeur au lycée de Mantes.

Sa mort, survenue le 4 mars 1967, nous laisse un grand nom et un grand souvenir, devant lesquels nous nous incli­nons avec respect, en assurant madame Lyon-Caen, ainsi que tous les siens, de la part que nous prenons à leur immense peine.

Gérard Lyon-Caen,

Arnaud Lyon-Caen,

Pierre Lyon-Caen,

Philippe Lyon-Caen peuvent reprendre, rassurés, la garde d’honneur qu’ils montent autour de la mémoire de Léon Lyon-Caen, leur père et grand-père.

Ah, Messieurs, quelle famille admirable !

Nous savons maintenant, par la vie exemplaire du pre­mier président Lyon-Caen, que Plutarque n’avait pas menti.

Monsieur François Depaule

Le 31 mars dernier, s’éteignait doucement, épuisé par son grand âge, monsieur le conseiller honoraire Depaule. Bien peu d’entre vous l’ont connu puisque c’est le 26 juin 1946 qu’il a quitté votre Cour, il y a aujourd’hui un peu plus de vingt-et-un ans. Ce fut une belle et noble figure de magistrat.

Il avait vu le jour, le 16 juin 1876 à l’ombre des remparts de la Cité de Carcassonne, dans la maison familiale que son grand-père avait édifiée à quelques pas du palais de justice, dont le voisinage influa peut-être sur l’orientation du jeune homme vers la carrière judiciaire.

Brillant lauréat de la faculté de Toulouse, docteur en droit, c’est dans cette ville, riche pépinière de vocations judiciaires, qu’il fit ses débuts le 7 avril 1899 comme attaché au parquet, puis juge suppléant.

Successivement substitut à Moissac en 1905, puis à Tarbes, procureur à Bagnères-de-Bigorre, monsieur Depaule demeura toute sa vie fidèle au parquet où il ne devait connaître que des succès.

Lorsque éclata la guerre de 1914, lieutenant puis capitaine dans un régiment territorial, il fit partie des minces effectifs qui furent envoyés au Maroc et suffirent à y maintenir la présence française, récemment implantée. Distingué en 1916 par Liautey, le capitaine Depaule prit place dans la magni­fique équipe de techniciens et d’hommes d’action que l’illustre résident général avait réunie pour réaliser la mission civi­lisatrice de la France et où la présence d’un juriste était nécessaire pour régler de délicats problèmes résultant de l’état de guerre.

A la suite des démonstrations bruyantes de Guillaume II, encore récentes, les Empires centraux avaient réalisé au Maroc un immense effort de pénétration économique, et y avaient investi d’énormes capitaux. Dès la déclaration de guerre, tous les biens ennemis furent placés sous séquestre en vue d’assurer la conservation et la mise en valeur de ce patrimoine qui représentait une large part des richesses de l’Empire chérifien.

Chargé de la direction de cet important service aux côtés du procureur général Landry, le capitaine Depaule se révéla comme un administrateur de premier ordre, avisé, compé­tent, efficace, et réalisa une tâche considérable qui lui valut les témoignages officiels de la reconnaissance du résident général et du sultan : la médaille coloniale et la médaille d’officier de l’ordre du Ouissam Alaouite.

Démobilisé en mars 1919, monsieur Depaule comprit que pour réaliser l’avancement légitime qu’il méritait, il lui fallait quitter son cher Midi où trop de compétitions locales com­promettaient l’avenir. Seul devait regretter cette décision le procureur général de Pau qui écrivait aux nouveaux chefs de cour de notre collègue : « Je vous envoie le meilleur procureur de mon ressort. »

 

Procureur à Laval en 1923, avocat général à Angers en 1927, monsieur Depaule fut remarqué par sa distinction, ses qualités de juriste et d’administrateur, son talent de parole apprécié aussi bien aux assises, où il excella, que dans l’art subtil des conclusions civiles. Et le voici procureur à Marseille le 12 novembre 1931.

Notre futur collègue y fait vraiment très grande figure et s’y révèle comme un chef énergique, pondéré et habile, pénétré d’un sens élevé de ses responsabilités, qui n’allait pas tarder à être soumis à rude épreuve.

On se souvient que le 9 octobre 1934, le roi Alexandre de Serbie et le ministre Louis Barthou tombaient en pleine Canebière sous les balles d’un fanatique croate. Monsieur Depaule dirigea avec une ferme autorité et une patience obstinée les investigations qui démasquèrent les responsables du crime, les fameux « Oustachis » dominés par la sinistre figure du chef de bande Ante Pavelitch. La Serbie reconnais­sante lui conféra la cravate de commandeur de l’ordre royal de Yougoslavie.

Procureur général à Riom en 1936, il accédait à la Cour de cassation le 4 avril 1938 et ne tardait pas à se concilier l’estime et la sympathie de ses collègues de la chambre cri­minelle par son autorité sereine, ses facilités de rédaction, et son expérience consommée des affaires.

Dès sa retraite, en 1946, il prit le parti de la sagesse et se retira, loin des agitations du siècle, à l’abri des murs épais de sa vieille maison familiale de la rue de Strasbourg à Carcassonne. Il fut heureux d’y retrouver, avec le cadre de son enfance et ses chères estampes, le refuge où l’homme au coeur fidèle, au soir de sa vie, aime à se reconnaître lui-même dans le souvenir des générations qui l’y ont précédé. Il participa aux activités des sociétés savantes locales, ainsi qu’en témoignent ses monographies sur André Chénier et Fabre d’Eglantine, tous deux originaires de la région, et qu’un même destin devait réunir dans les charrettes de Fouquier-Tinville.

Entouré de l’estime générale, notre collègue fut désigné en 1950 comme président de la délégation spéciale instituée pour suppléer à la carence du conseil municipal où, peu après, ses concitoyens reconnaissants l’envoyèrent siéger. Seul le poids des ans le dissuada d’accepter la charge de maire qu’on lui proposait avec insistance.

Dans ses dernières années, monsieur Depaule connut la mélan­colie qu’éprouvent ceux qui se survivent à eux-mêmes dans l’isolement de leur grand âge. Sa plus grande tristesse fut de perdre en août 1966 madame Depaule, sa fidèle compagne, qu’il aimait tendrement. L’épreuve allait tarir en lui les sources de la vie et quelques mois après, il succombait à son tour.

Mais avant de quitter cette terre, monsieur Depaule eut le récon­fort de savoir que le grand exemple qu’il laissait n’était pas perdu et qu’une main ferme prenait la relève, celle du fils unique qu’il chérissait, magistrat comme lui, et dont les succès illuminèrent ses dernières années.

Fidèles à la mémoire de monsieur le conseiller Depaule, nous présentons à ce fils, monsieur Léon Depaule, président de chambre à la Cour d’appel de Paris, et à madame Depaule, le témoignage ému de notre sympathie.

Monsieur Eugène Ducom

Monsieur le conseiller honoraire Ducom nous a quittés sans bruit le 6 avril dernier, au terme d’une longue vie consacrée tout entière à la plus noble des causes : celle de la bonne entente et de l’harmonie entre tous les hommes.

Son attachante physionomie évoque pour ceux qui l’ont connu, oubli de soi-même, amour d’autrui, mansuétude, modestie, douceur du caractère, qui sont bien les valeurs humaines les plus délicates et les plus précieuses.

Nous nous souvenons de cette belle figure, où le dessin ferme du visage et le port de tête très droit révélaient l’énergie sereine, tandis que la lumière intelligente du regard filtrant sous les lunettes à grosses montures et qu’animait souvent l’éclair d’une ironie légère et amusée, laissait transparaître, avec toute la finesse gasconne, la douce chaleur d’une souveraine bonté.

Ceux qui ont vu ce regard savent ce qu’est le reflet d’une belle âme.

Monsieur Ducom était né à Manciet, dans le Gers, aux confins des Landes, le 31 juillet 1878. Son père, avocat à Paris, collaborateur de la « Revue des Deux Mondes », était animé de sentiments profondément républicains et avait participé aux luttes contre l’Empire. Revenu de bonne heure au pays natal où il produisait dans la propriété familiale le plus parfumé des armagnacs, maire du village, il s’était attiré la réputation d’un sage en aidant ses conci­toyens à régler leurs différends à l’amiable et à apaiser leurs querelles.

Toute sa vie, monsieur Ducom demeura fidèle à Manciet où il aimait retrouver, dans les douces ondulations de la cam­pagne environnante, l’envoûtement du terroir gascon dont il parlait le patois, où il était connu et aimé de tous depuis sa plus tendre enfance. Dans cette région où l’éle­vage du cheval est à l’honneur, il était passionné de sports hippiques et il accorda tous ses soins à la société de courses locale, dont il fut le président à vie.

L’exemple paternel ne fut certainement pas étranger à l’orientation du jeune homme vers les fonctions judiciaires dans lesquelles il voyait le moyen de poursuivre dans l’ordre et la justice, l’idéal de fraternité humaine et de paix publique qui avait été celui de son père avant de devenir le sien. Cette vocation se dessina très tôt, puisqu’au terme de brillantes études couronnées en 1902 par le diplôme de docteur en droit, il choisit comme sujet de thèse « l’inamo­vibilité dans la magistrature ».

Juge suppléant en 1904, monsieur Ducom gravit les premiers échelons de sa carrière dans les ressorts d’Agen et de Pau où l’on remarquait déjà la sûreté de son jugement, sa distinction, l’aménité de son caractère, son esprit fin et cul­tivé, ses talents de juriste et d’administrateur.

Il était procureur à Civray depuis deux ans à peine lorsque éclata la guerre de 1914. Exempté du service actif, il demanda en janvier 1916 à être incorporé dans le service armé, espérant, écrivait-il, « être reconnu apte à faire un combattant ». Mobilisé dans l’artillerie, il participa aux opérations de sa formation dans les Etats du Levant où il obtint le galon de sous-lieutenant.

Substitut général à Amiens en 1919, monsieur Ducom fait le 9 juin 1925 son entrée sur la scène parisienne qu’il ne quit­tera plus. Sa réussite y sera éclatante aussi bien au parquet de la Seine où il réalisera le difficile exploit, comme chef du contrôle des informations, de se faire aimer de tous, qu’au parquet général où ses interventions à l’audience seront plus vraies en période troublée où le chef du parquet doit allier à un caractère ferme et clairvoyant des dons de psy­chologue et de conciliateur. Parce que monsieur Ducom réunissait à un rare degré toutes ces qualités, il était nommé le 2 mars 1931 à la tête de ce grand parquet où les soucis ne lui furent pas épargnés, puisque les remous sociaux et les affaires politiques, comme celle de la Cagoule, requéraient a chaque instant des décisions urgentes et graves.

Nommé conseiller à la Cour de cassation le 3 février 1938, monsieur Ducom conquit naturellement l’estime et l’affection de ses collègues de la chambre criminelle tant par son expé­rience éclairée et sa puissance de travail que par sa bonne grâce souriante qui lui permit d’exceller dans l’art de la discussion, où il savait intervenir opportunément pour atté­nuer les angles vifs, concilier et harmoniser, n’oubliant jamais et ne laissant jamais oublier que la justice, en fin de compte, est chose concrète et humaine.

Le 9 mai 1949, monsieur Ducom se voyait conférer la cravate de commandeur de la Légion d’honneur. Lorsque arriva l’âge de la retraite, on pouvait croire que cet homme si attachant allait enfin songer à un repos bien mérité. Ce serait bien mal le connaître car, pour monsieur Ducom, le bien public passait avant toute choses.

Membre suppléant du Conseil supérieur de la magistra­ture, cet étrange suppléant apporta chaque jour sa collaboration assidue et totalement bénévole à la Haute Assemblée, consacrant son inlassable activité à l’étude des dossiers de grâce. Il fut en même temps conseiller puis président de la Cour de révision de Monaco où ses éminents services lui valurent d’être promu commandeur de l’ordre de Saint-Charles. Pendant de longues années encore, il demeura rapporteur de la commission de réfection du code de pro­cédure pénale et du code pénal locaux, récemment promul­gués et poursuivit une tâche immense jusqu’aux approches de la mort.

Au moins monsieur Ducom eut-il la joie de se détendre de ses austères occupations dans la douce chaleur de son intimité familiale et de se réjouir des brillants succès de son fils Jean, agrégé de physique et chimie, actuellement assistant à l’Ecole normale supérieure. Il put aussi reposer son regard fatigué, mais toujours aussi bon, sur deux têtes blondes, celles de Philippe et de Laurent, ses petits-enfants, qui furent le rayon de soleil de ses derniers jours.

La Cour prend part à l’immense douleur de madame Ducom et lui exprime, ainsi qu’à monsieur et à madame Jean Ducom, l’hommage de sa profonde compassion.

Monsieur Jean Doreau

« Nous le rencontrions... Il venait à vous appuyé sur la canne secourable à sa jambe blessée, le visage ouvert et souriant, un rien de malice dans le regard comme s’il avait conscience de jouer un vilain tour à la vieillesse qui n’arri­vait pas à le rejoindre... »

 

Peut-être avez-vous reconnu dans ces quelques lignes, extraites d’un article du journal de Mamers, la silhouette familière de monsieur le conseiller honoraire Doreau qu’une implacable maladie a arraché à l’affection des siens, et à la vôtre, le 13 avril dernier.

Cet aimable collègue ne comptait parmi vous que des amis. Vous le savez indulgent et sceptique, tolérant et respec­tueux des sentiments d’autrui. Vous saviez aussi, parce qu’il n’en faisait aucun système, qu’il se tenait personnellement éloigné de toute conviction religieuses.

Pourtant l’auteur des lignes que je viens de citer est un croyant, un prêtre, qui le connaissait bien et qui l’aimait. Au-delà de ce qui divise, les deux amis, également sincères, se rejoignaient sur les sommets de leur vaste culture et de leur commun amour des hommes.

S’il était né à Argenton-sur-Creuse le 8 novembre 1878, ce furent en réalité les ombrages de la propriété familiale du Courtillon, à Saint-Longis, près de Mamers, qui abritèrent sa jeunesse, au moins dans les intervalles que lui laissaient ses études au lycée de Segré puis de Laval. Lorsque, son droit terminé, il eut à choisir sa voie, il n’éprouva, semble-t-il, aucune hésitation, car la tradition familiale et ses goûts s’accordaient à le porter vers la carrière judiciaire. Son père était en effet président du tribunal de Segré. Sa soeur épousa un magistrat. Et lorsque lui-même chercha une compagne, ce fut la magistrature qui la lui donna, en la personne de Suzanne Malepeyre, fille d’un conseiller à la Cour de cassation.

Juge suppléant à Mamers en 1905, puis juge à Pontoise où sa réussite à la tête d’un cabinet d’instruction important fut remarquée, monsieur Doreau venait d’être nommé président à Provins lorsque la guerre de 1914 lui procura l’occasion d’enri­chir d’une page héroïque le livre de sa vie. Engagé volon­taire comme simple soldat, atteint par les gaz, plusieurs fois blessé et cité, décoré de la croix de guerre, il gagna au front les galons de sous-officier, puis de lieutenant.

Craignant d’être rendu prématurément à la vie civile en mai 1918, il protesta auprès de ses chefs : « Mon unique ambition, écrivait-il, est de faire jusqu’à la fin heureuse de cette guerre, modestement, mais avec tout mon dévouement, tout mon devoir d’officier ».

 

Ses beaux états de service allaient lui valoir, un peu plus tard, la Légion d’honneur à titre militaire. Mais il dut acquitter aussi une douloureuse rançon, car ses blessures de guerre entraînèrent en 1920 l’amputation de la jambe droite.

Président à Pontoise en 1921, monsieur Doreau accéda peu après au tribunal de la Seine où sa désignation à la tête d’un cabi­net d’instruction lui permit de se classer parmi les meil­leurs. D’esprit fin et pénétrant, sans illusion comme sans préjugé, il était doué de ce sens de la mesure que donne une profonde connaissance des hommes. Avisé et prudent autant que laborieux, il avait trop l’amour de son état pour en négliger aucun des aspects, et sa vaste expérience ne connaissait pas de lacune.

Aussi, lorsqu’il fut appelé à présider, en 1937, la 8ème chambre de la Cour d’appel, à la fois chambre civile et chambre d’accusation, allait-il s’acquitter de ces fonctions variées avec autant de compétence que de distinction. Peu aupa­ravant, alors qu’il était encore conseiller, il avait fait en 1935, à l’audience solennelle de rentrée un discours témoi­gnant d’une forte culture historique sur les grands jours d’Auvergne.

Conseiller à la Cour de cassation le 19 juillet 1941, monsieur Doreau siégea à la chambre des requêtes, puis à la chambre civile. Son dévouement à ses fonctions et sa connaissance approfondie des affaires lui permirent d’y connaître une complète réussite en même temps que le charme de son caractère enjoué et son exquise urbanité lui conci­liaient l’unanimité des sympathies.

L’heure de la retraite, le 8 novembre 1949, loin de le condamner à l’oisiveté, lui permit au contraire d’élargir le champ de ses nombreuses activités et de déjouer les entreprises de l’âge.

Il continua de participer aux travaux de diverses commis­sions, en particulier de la commission de révision des pro­cès criminels et maintint ainsi, jusqu’à un âge très avancé, le contact avec la Cour de cassation : « Quand vous aurez mon âge, écrivait-il, un jour au premier’ président - il avait alors 84 ans - vous constaterez qu’il faut conserver son activité physique et intellectuelle. L’énergie demeure ».

 

Il accordait aussi tous ses soins à sa propriété familiale de la Sarthe où il aimait retrouver chaque semaine, sous les frondaisons de son parc, la permanence des beautés de la nature et le sentiment de la continuité des êtres et des choses. Ses vieux arbres étaient ses amis et c’était pour lui un déchirement lorsqu’une tempête imprévue l’obligeait à les sacrifier.

C’est dans ce décor qu’à l’âge de 67 ans, cet homme souriant et affable, qui jouissait d’une grande réputation d’expé­rience et de sagesse, fut appelé par la confiance de ses concitoyens à siéger au conseil général. Elu en 1945, et réélu à chaque renouvellement avec 75 % de voix, il en fut le président de 1951 à 1958, date à laquelle, devenu octogénaire, il se retira volontairement, emportant avec lui les regrets unanimes de l’assemblée départementale qui lui décerna le titre de président d’honneur.

Mais à côté des honneurs et des charges que lui valait son dévouement au bien public, notre sympathique collègue avait d’autres passions, de caractère plus personnel, qui entretenaient en lui la flamme de vie.

Il adorait les livres, en particulier les ouvrages historiques, et les collectionnait avec amour aussi bien chez les libraires dont il était le correspondant attitré que sur les quais ou au marché aux puces. Grande était sa joie quand son habi­leté lui permettait de remettre en état volumes et reliures.

Mais sa passion favorite était celle des automobiles. Il en changeait souvent, tout en demeurant fidèle à la marque « Panhard », en souvenir de sa vieille amitié avec le fonda­teur de la marque. Aussi prudent qu’habile, il aimait les joies de la conduite. Au retour d’un de ses derniers voyages dans la Sarthe, il avouait ingénument à ses proches « qu’il avait roulé tout doucement puisqu’il n’avait pas dépassé 100 kilomètres à l’heure ».

 

Une seule ombre, à la vérité légère, à ce tableau, monsieur Doreau était très fier du beau talent de sa fille Françoise, pianiste, du quatuor Lowenguth, qui avait été applaudie dans toutes les capitales. Mais il ne s’estimait pas suffisamment mélo­mane pour apprécier ce talent à sa juste valeur et il le déplorait.

Malgré tout, les années s’accumulaient, et la vieillesse finit par rejoindre cet homme plein de charme et d’attraits, qui avait tant aimé la vie. La vieillesse et aussi la mort...

Madame Doreau, la compagne de sa vie, ne put lui survivre et succomba à son tour en juillet dernier.

La disparition, à peu d’intervalle, de monsieur et de madame Doreau plonge leurs enfants dans une grande tristesse, qui est aussi la nôtre. Nous exprimons à leur fils Jean-Pierre, expert au ministère des Finances, à leurs filles Françoise et Michèle, à notre collègue Marion, leur gendre, notre profonde sympathie.

Monsieur Paul Calon

Monsieur le conseiller honoraire Calon nous a quittés le 26 avril dernier au terme d’une vie toute de délicatesse, de distinction et de dévouement. II n’a laissé que des regrets dont l’un de ses collègues, qui le connaissait bien pour avoir siégé longtemps à ses côtés, se faisait l’interprète ému auprès de ses proches. « Il était impossible, écri­vait ce magistrat, de le connaître sans l’aimer, pour son sérieux, sa sérénité, sa bonté. On se sentait dans sa compa­gnie, enveloppé d’une atmosphère de noblesse, loin des petitesses et des mesquineries de la vie. Il était de ceux qui, non seulement apportent de l’éclat à notre corps, mais encore le font aimer ».

 

Paul Calon était né à Neuilly-sur-Seine le l0 juillet 1881. Mais ce fut du Midi qu’il reçut ses premières impressions puisque c’est à Aix-en-Provence que son père, ancien élève des Beaux-Arts, enseigna toute sa vie la peinture et le dessin au lycée et au musée. Très tôt, il s’initia au culte de la beauté qui s’offrait à. ses yeux dans la noble architecture des vieilles demeures de la ville, dans les tons chauds de la campagne voisine, encore imprégnée de la présence romaine, et dans la lumière du ciel immortalisé par Cézanne, ami de la famille.

C’est dans ce cadre auquel il demeura toujours passion­nément attaché, qu’il fit de fortes études couronnées par le diplôme de docteur en droit. Peut-être, se souvint-il alors, que sa famille comptait dans ses rangs, dès le 15ème siècle, d’austères magistrats du Parlement de Bourgogne dont l’un n’avait pas hésité à répondre fièrement à un émissaire royal qui prétendait lui imposer silence : « Je vous interdis de m’entendre... ». De tels souvenirs ne pouvaient que confirmer le jeune homme dans sa résolution d’embrasser la carrière judiciaire.

Après un court séjour à Die, ses débuts en 1907, comme juge suppléant à Langres, lui pèsent comme une sorte d’exil. Aussi sa nomination comme juge à Nyons en 1910 comble ses voeux car elle lui permet de retrouver le ciel provençal. Paul Calon, nous dit son dossier, est laborieux, instruit, intelligent, sagace. Il a de la méthode et de la facilité. Une seule ombre au tableau : il lui manque des occu­pations en rapport avec ses facultés. Mais cette lacune sera bientôt comblée puisque juge d’instruction à Orange en 1913, il pourra mieux satisfaire son besoin d’activité et mettre en valeur ses remarquables qualités professionnelles.

Mobilisé dans un régiment d’artillerie pendant toute la guerre de 1914-1918, le brigadier Calon, bientôt promu offi­cier, affronte avec mépris les pires dangers car il a foi en la Providence. Titulaire, d’urne citation élogieuse, il est aussi décoré de la croix de guerre.

Président à Orange le 20 avril 1920, monsieur Calon y affirme ses mérites et sa valeur. S’il ne s’agissait que de lui, il resterait volontiers dans ce Midi ensoleillé, où les perspec­tives d’avenir sont pourtant limitées. Cependant, chargé de famille, il accepte de poursuivre sa carrière sous des cieux moins fortunés, mais où les compétitions sont aussi moins ardentes. Président à Laon en 1928, il y retrouve l’atmo­sphère austère des vieilles cités fortifiées, qu’il avait connue naguère sur la colline de Langres.

Mais il ne peut que se louer de sa décision car il est remarqué par un grand magistrat qui sait juger les hommes. « monsieur Calon, nous dit en effet le premier président Mazeaud, est un magistrat de valeur qui dirige fort bien le tribunal de Laon. Ses jugements rédigés avec précision, dans un style limpide et concis, portent la marque d’un esprit cultivé, logique et laborieux, ainsi que d’un grand sens juridique. Son autorité maintient le bon fonctionnement d’un tribunal où il n’est pas toujours parfaitement secondé ».

Une telle appréciation fait plus que témoigner du présent. Elle décide de l’avenir et justifie les étapes, désormais rapides, de la belle carrière que notre collègue, après un court passage à Avesnes, va poursuivre toute entière à Paris. Vice-président du tribunal de la Seine, conseiller, il devient en 1941, président de la deuxième chambre de la Cour où il s’acquitte avec compétence et autorité de la tâche ardue que représentent les affaires immobilières et les contestations en matière de successions.

Enfin le 7 mars 1944, Paul Calon, nommé conseiller à la Cour de cassation, succède à la chambre civile au doyen Lerebours-Pigeonnière dans l’examen des affaires de res­ponsabilité civile et de contrats d’assurance. Ses collègues se plaisent à reconnaître la sûreté de son jugement, la clarté de ses rapports, l’extrême aménité de son caractère et lui accordent unanimement estime et affection.

Désigné après la Libération comme président de la com­mission d’épuration de la presse, il procède à l’examen de 6.000 dossiers et accomplit une tâche fort délicate qui contribue à l’orientation de la presse dans la France nouvelle. Son autorité bienveillante et son sens rigoureux de la jus­tice lui permettent de la mener à bien avec une impartia­lité que l’unanimité des organes de presse s’accorde à reconnaître.

Lorsque arriva l’heure de la retraite, en 1952, notre collègue, entouré de nombreux enfants et petits-enfants, put s’abandonner sans partage aux joies que dispense l’harmo­nie d’une famille tendrement unie. L’homme, intransigeant sur ses devoirs, mais de nature sensible et délicate, était animé d’une exquise bonté qui le portait naturellement à répandre le bonheur autour de lui. Il y parvenait sans effort car sa bienveillance innée s’alliait à sa foi profonde, à sa soumission confiante à la volonté divine, à une cha­rité chrétienne vraie et sans ostentation. Soucieux avant tout de ne pas heurter ni contrarier, il avait trop le res­pect des sentiments ou des convictions d’autrui pour se départir d’une réserve souriante et pleine de charme qui était l’un des traits dominants de son attachante person­nalité toute de douceur, de modestie et d’oubli de soi-même.

Sa disparition, à la suite d’une longue maladie qu’il sup­porta avec résignation, représente pour notre Compagnie une sorte de deuil familial et nous assurons madame Calon, son épouse, mademoiselle Calon, sa fille, magistrat au service de documentation de notre Cour, maître Calon, son fils, avocat aux Conseils, monsieur Courtois, son gendre, conseiller à la Cour d’appel de Paris et madame Courtois, de la part sincère que nous prenons à leur grande peine.

Monsieur André Rocca

Il y a exactement sept ans, à votre audience solennelle de rentrée du 3 octobre 1960, la parole d’un homme de coeur s’élevait dans ce prétoire pour rendre à nos morts l’hommage traditionnel. Nous ne pouvons évoquer aujour­d’hui cette cérémonie sans ressentir une poignante émo­tion car la voix que vous écoutiez s’est tue à jamais le 28 avril dernier. C’était, vous l’avez déjà compris, celle de monsieur l’avocat général Rocca.

Ses traits nous étaient familiers et nos regards conser­vent le vivant souvenir de sa mince silhouette de sexagé­naire vigoureux, à, la démarche assurée en dépit d’une légère claudication héritée d’une blessure de guerre, de son visage arrondi au regard franc et loyal, de son timbre de voix un peu rude, où l’on décelait les signes d’une énergie latente, toujours prête à soutenir les élans d’un coeur ardent et généreux.

Le hasard a voulu que pendant quelques semaines, lors de mon arrivée en cette maison, j’aie eu le privilège de par­tager le bureau de monsieur Rocca. Une sorte d’intimité s’était éta­blie entre nous et j’avais pu me rendre compte que l’homme, beaucoup plus accessible à l’émotion qu’il ne le laissait paraître, recelait les trésors d’une riche et délicate sensi­bilité. J’avais observé aussi son sens intransigeant du devoir, sa droiture, son extrême simplicité, son amour des humbles, son besoin de servir et de se dévouer, qui le por­tait à secourir les misères et les infortunes, dont il n’accep­tait jamais de demeurer le témoin passif.

Né le 5 septembre 1894 à Sétif où son père était fonc­tionnaire municipal, monsieur Rocca fit au collège de cette ville, où il remporta tous les prix d’excellence, de très brillantes études.

Il n’avait pas encore terminé son droit qu’éclatait la guerre de 1914. Engagé par devancement d’appel au 4ème Régiment de zouaves, il fit toute la campagne avec un indomptable courage : deux fois blessé, deux fois cité, mutilé de guerre à 75 %, ses beaux états de service lui valurent la médaille militaire, la croix de guerre, la croix de Serbie.

Après sa démobilisation, monsieur Rocca, licencié en droit, diplômé de législation algérienne et de droit musulman, commence sa carrière dans le cadre des justices de paix d’Algérie, cette rude école qui trempe les caractères et aiguise le sens des responsabilités.

Successivement suppléant à El Milia, puis juge de paix à Collo, monsieur Rocca connaît les petites salles d’audience blanchies à la chaux, chichement éclairées au pétrole, les transports à dos de mulet sur les plateaux brûlés par le soleil, l’atmosphère de confiance et de respect qui entoure l’arrivée du juge. Mais il éprouve des joies profondes parce qu’il est entouré de gens simples qui, autant que lui, ont foi en la justice qu’il leur apporte.

Une date marque d’une pierre blanche cette heureuse époque. C’est en effet le 2 avril 1922 que vient au monde son fils unique, Yves Rocca, qui sera son seul orgueil et qu’il décidera plus tard à embrasser, lui aussi, la carrière judiciaire parce qu’il n’en connaît pas de plus belle ni de plus digne du don de toute une vie.

Juge suppléant le 13 mai 1926, juge à Tlemcen, puis à Oran, monsieur Rocca est nommé en 1939 procureur à Guelma où son intelligence, sa forte culture, ses qualités d’adminis­trateur, ne tardent pas à le désigner pour les postes supé­rieurs du parquet.

Substitut général à Alger en 1941, avocat général en 1945, monsieur Rocca, remarquable orateur d’assises, mais sans cesse déchiré entre les exigences d’une conscience scrupu­leuse et les élans d’un coeur sensible, poursuit son combat solitaire entre le respect dû à la loi et la pitié que lui ins­pire la misère d’autrui. Mais voici qu’arrivent les années sombres.

Monsieur Rocca, dont on connaît le sens civique intransigeant, est nommé le 24 septembre 1958 procureur général à Alger. Plus que jamais ses efforts tendent à une justice impar­tiale et sereine, mais il n’ignore pas qu’il est déjà bien tard et que bientôt sa fière devise « Nous maintiendrons » ne correspondra plus aux réalités de l’heure.

Sa nomination comme avocat général à la Cour de cas­sation le 2 février 1960, l’oblige à quitter l’Algérie. Il sait que ce départ est sans retour, mais sa pensée ne peut se détacher des sortilèges de cette terre ardente de lumières et de contrastes, où il est né, où il a vécu, et où dorment la plupart des siens.

Affecté à la chambre de la communauté, notre collègue y apporte le contours de sa scrupuleuse intégrité, de sa parole chaleureuse, de sa connaissance avertie des droits locaux. Sa bonté et sa simplicité lui acquièrent d’emblée l’affection de tous.

Une fois encore monsieur Rocca retournera à Alger, à l’heure du plus grand péril, en juillet 1962. Ce sera pour rapatrier son vieux père, âgé de 97 ans qui ne survivra pas à l’épreuve et décédera huit jours après son arrivée en métropole. Il ramènera aussi son beau-père, également très âgé, qui jouit encore aujourd’hui, à 103 ans, d’une magnifique vieillesse.

Notre collègue ne devait pas connaître pareille longévité, car dès le mois de juin 1964, il était atteint d’une grave maladie de coeur, et pendant longtemps, sa vie, en dépit des soins attentifs de ses proches, ne tint qu’à un fil. C’est au milieu de ces souffrantes que peu après il était admis à la retraite et à l’honorariat.

Nous savions que son état, peu à peu, s’améliorait et nous espérions le revoir prochainement quand, nous avons appris, à la fin du mois d’avril dernier, que le fil encore ténu qui le retenait à la vie, et qui, avait trop vibré, s’était rompu.

André Rocca, combattant du devoir, venait d’atteindre la paix des justes.

L’émotion profonde de la Cour fait écho à la douleur de madame Rocca, son épouse, à celle de notre collègue, Yves Rocca, son fils, substitut du procureur général à Paris, et de madame Yves Rocca, que nous prions d’accepter l’hommage de nos pensées attristées.

Le 19 mai dernier, un treizième nom venait s’ajouter à la liste, déjà si longue de nos deuils, celui de monsieur le conseil­ler honoraire Aubry dont la volonté formellement expri­mée ne me permet pas d’évoquer la physionomie ni de rappeler les mérites. Notre collègue, qui avait été admis à la retraite le 24 septembre 1957 n’a laissé parmi nous que des regrets. Nous nous inclinons devant sa mémoire et présentons à ses proches nos sincères condoléances.

Au cours des derniers mois, de nouveaux malheurs sont encore venus remplir nos coeur d’amertume.

En juillet dernier, nous apprenions le décès de monsieur le conseiller honoraire Audibert. Peu de jours après, nous parvenait une autre pénible nouvelle qui ne manquera pas d’éveiller de douloureux échos dans ce prétoire, celle de la mort de monsieur le premier président honoraire Frémicourt qui, pendant de lon­gues années, présida aux destinées de votre Cour, et dont le patriotisme vigilant, aux heures les plus douloureuses, contribua au maintien du patrimoine de dignité et d’indé­pendance de la magistrature tout entière.

La mémoire de nos collègues récemment disparus sera évoquée, conformément à la tradition, à la prochaine audience de rentrée. Mais sans plus attendre, nous assurons leurs familles que nous sommes à leurs côtés dans les épreuves qui les accablent, en souhaitant que notre sym­pathie émue allège le fardeau de leurs peines.

Voici terminé, messieurs, notre pèlerinage du souvenir, qu’un sort néfaste a voulu cette année exceptionnellement long et douloureux.

Les collègues dont nous déplorons la disparition, étaient nés pour la plupart dans le dernier tiers du siècle écoulé, à une époque qui nous paraît aujourd’hui bien lointaine, tant le rythme du temps s’est accéléré. Ils ont connu les bouleversements des deux guerres mondiales et ont mené leur combat sur les champs de bataille comme dans l’effort qu’ils ont soutenu pour apaiser les passions et faire régner la justice, la concorde et la raison. Avec patience et courage, ils se sont adaptés aux problèmes de leur temps et ont surmonté des difficultés qui étaient du même ordre que les nôtres.

En se survivant dans l’oeuvre commune qu’ils ont accom­plie et dans l’exemple qu’ils nous laissent, ils ont assuré les voies de l’avenir et entretenu dans notre prétoire la flamme précieuse et fragile de l’espérance.

Messieurs les avocats aux Conseils,

Vous aussi, vous connaissez les délicats problèmes d’adap­tation que posent les temps nouveaux. Ils vous sont d’autant plus sensibles qu’à la différence de tant d’autres, vous ignorez les bienfaits de la spécialisation.

Parallèlement a l’ensemble déjà si vaste des branches tra­ditionnelles du droit, il vous faut pratiquer de surcroît, les dernières venues des disciplines juridiques : droit du tra­vail, sécurité sociale, bien d’autres encore, assorties de tant de réglementations complexes et changeantes. Pourtant en toutes matières, vos mémoires sont d’égale valeur et vous apportez aux travaux de cette Cour, quel qu’en soit l’objet, une aide aussi efficace qu’appréciée. Ce que l’on sait moins c’est l’effort constamment renouvelé qu’exige de vous une tâche aussi largement diversifiée. Grâce à cet effort, à votre souci du bien public et à votre sens social, les chances des plaideurs s’égalisent devant la juridiction suprême, de quelque côté de la barre que se situe la puis­sance économique et financière.

En suivant côte à côte le même chemin, nous avons conscience de poursuivre des objectifs communs. Ne cher­chez-vous pas, comme nous le faisons nous-même, à appor­ter clarté, lumière, simplicité, là où règnent l’ombre et la confusion ?

Ainsi méritez-vous pleinement l’estime et la confiance que les magistrats de cette Cour vous accordent.

A ces sentiments, nés de l’accomplissement du devoir quotidien, s’ajoute la chaleur des sentiments de sympathie et d’amitié qui unissent la plupart d’entre nous et donnent a nos rencontres un charme particulier auquel nous sommes, les uns et les autres, infiniment sensibles.

Nous savons la part sincère que vous prenez aux malheurs qui ont accablé cette année la Cour de cassation, en attei­gnant en même temps plusieurs des vôtres dans leurs affections les plus chères. Soyez certains que les magistrats sont à vos côtés dans l’épreuve commune et je vous assure de leur profonde sympathie.

Pour monsieur le procureur général, j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour, recevoir le serment de monsieur le président de l’ordre et de messieurs les avocats présents à la barre.

Allocution de monsieur Maurice Aydalot,

procureur général près la Cour de cassation,

Monsieur le premier président,

 

Les rites qui président à l’ordonnance de nos audiences solennelles sont d’une telle précision qu’ils interdisent toute fantaisie à nos démarches et toute licence à nos propos.

Ainsi, à la question que vous me posez « Avez-vous d’autres réquisitions à présenter ? », je répondrai sans surprise pour quiconque : « Aucune ».

Mais je vous demande de me faire la grâce de présenter tout de même une brève observation. Elle consistera à tra­duire les sentiments qui animent la Cour au moment où s’achève cette audience.

Ces sentiments sont faits de joie et de mélancolie.

De joie d’abord, car nous nous sommes réjouis pleinement en apprenant, le 14 juillet dernier, votre élévation à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur. Cette dignité, nous l’espérions, nous l’attendions avec une impa­tience que vous ne connaissiez pas vous-même, car, pour tout ce qui vous touche, monsieur le premier président, votre Cour est plus ambitieuse que vous.

Aux manifestations individuelles qui vous ont été adres­sées, permettez-moi de joindre l’expression solennelle des compliments de notre compagnie.

Mais, comme toutes les joies de ce monde, voilà que la nôtre est déjà teintée de mélancolie.

Dans quelques jours, monsieur le premier président, vous aurez atteint la limite d’âge.

C’est aujourd’hui votre dernière audience solennelle, c’est aujourd’hui votre dernière classe.

Il s’imposait qu’avant que vous nous quittiez, je vous adresse, au nom de la Cour de cassation tout entière, l’hom­mage de notre respect, l’hommage de notre gratitude, l’hommage de notre amitié.

Réponse de monsieur Charles Bornet,

premier président de la Cour de cassation,

 

Je vous remercie, monsieur le procureur général, des paroles que vous venez de prononcer.

Les sentiments qu’en votre nom personnel et au nom de la Cour tout entière vous venez de m’exprimer me touchent profondément, et puisque vous m’en donnez l’occasion, je veux, avant de clore cette audience solennelle, dire à mon tour aux hauts magistrats qu’elle a rassemblés ma vive gratitude pour l’effort soutenu que, depuis des années, ils se sont imposé, et qu’ils continuent à s’imposer, afin de faire face au flot montant des pourvois et assumer la diffi­cile mission dont ils sont chargés. Je suis heureux également de leur rendre ce témoignage en présence de monsieur le garde des Sceaux et des plus hautes autorités de l’Etat.

L’audience solennelle est levée.

Lundi 2 octobre 1967

Cour de cassation

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