Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1961

Rentrées solennelles

En 1961, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur Bernard Chenot, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Fénié, avocat général à la Cour de cassation

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs les présidents,

Monsieur le premier avocat général,

Madame,

Messieurs,

Mes chers collègues,

Roch de Chamfort, classé dans la littérature parmi les moralistes mondains du XVIIIème siècle, écrivait un jour cette maxime : « En vivant et voyant vivre les hommes, il faut que le coeur se brise ou se bronze ».

 

Certes, n’ai-je point à charge de me pencher sur ce thème philosophique empreint du plus inacceptable pessimisme, ce qui d’ailleurs fut entrepris par de remarquables penseurs, mais, en lui apportant de manière concrète, plus simple et plus convaincante, peut-être, une réplique solidement ancrée sur des exemples, je me trouverai placé au noeud de mon sujet.

A l’inverse et à l’encontre de l’amère spéculation, ce phénomène positif qu’est l’exemple, me paraît contenir en soi la réfutation de cette monstrueuse erreur. Il ne saurait toutefois trouver son plein relief avant que les contemporains n’aient cessé de s’affronter et qu’ait pu s’accomplir, grâce au recul du temps, une décantation nécessaire. Alors peut apparaître à l’esprit tout ce qui sépare parfois l’apparent du réel. Le culte des morts, apport de l’histoire, est basé sur la raison autant que sur les sentiments.

En effet, à travers les âges, à travers les continents, les civilisations et les races, depuis toujours, les hommes ont eu le souci de ne point laisser tomber dans le néant, les vertus et les mérites de leurs prédécesseurs afin d’en tirer les leçons convenables.

La famille judiciaire, pénétrée de cette idée, s’est donnée à elle-même l’usage de faire revivre annuellement la mémoire de ses nouveaux disparus. Il en est parmi eux qui eurent des existences pures ou exaltantes. J’espère que vous voudrez bien partager mon opinion lorsque nous aurons parcouru ensemble, celles que je vais avoir l’honneur de vous remémorer.

Cinq de nos collègues nous ont quitté au cours de l’année écoulée, mais je ne pourrai vous parler que de trois d’entre eux.

Monsieur Gustave Laroque

Le 1er août 1960, disparaissait monsieur le premier président honoraire Gustave Laroque. J’ai eu l’occasion de l’approcher fréquemment à l’époque où il se révélait comme l’un des membres les plus actifs du Conseil supérieur de la magistrature, nouvellement créé, imbu qu’il était de l’utilité de combattre pour l’indépendance de celle-là.

J’eusse considéré comme un privilège de pouvoir m’appesantir sur la carrière et la vie de ce grand magistrat, m’efforcer de mettre en relief sa très forte personnalité, vanter son intelligence lucide et son caractère affirmé, si lui-même ne s’y était opposé lors de la manifestation de ses volontés dernières.

Je renonce donc et m’incline avec d’autant plus de regrets qu’il était de ceux dont les mérites rappelés m’auraient fait dire : « Il était des nôtres », en exprimant, j’en suis convaincu, un sentiment de fierté collective.

Songeant plus particulièrement à l’un de ses fils, notre très estimé collègue de la chambre sociale, monsieur le conseiller Jean Laroque, je me bornerai à renouveler à sa famille, toutes nos condoléances émues et l’expression de nos regrets douloureux.

Monsieur Jules Fougère

Le 22 août 1960, s’éteignait à Paris, monsieur le conseiller Jules Fougère. L’époque de sa naissance et celle de sa jeunesse s’étaient confondues avec les origines de la IIIème République et le début d’une entre-deux-guerres avec l’Allemagne : celle que nous déclarions et que nous devions perdre, celle que nous subissions et que nous allions gagner. C’était aussi l’achèvement d’un siècle qui, du point de vue économique et social, allait se prolonger jusqu’en 1914 et qui, sur le plan idéologique, devait être marqué par une profonde division des esprits à propos de l’affaire Dreyfus et de la promulgation des lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Monsieur Fougère était un homme de bien et de talent. L’équilibre, la pondération, la modestie et la tolérance qui n’excluait pas la fermeté, tels étaient les traits dominants de son caractère. Ces maîtresses qualités, jointes au goût de travail méthodique et bien fait, le promettaient à la réussite dans la discipline des carrières judiciaires qui l’attiraient dès son adolescence.

Ses études secondaires accomplies au lycée de Niort, sa ville natale, il allait prendre son grade de licencié en droit à la Faculté de Poitiers et revenait s’inscrire au Tableau des avocats stagiaires du barreau de Niort. Il prenait tout aussitôt le goût de la procédure et se faisait admettre comme clerc dans diverses études d’avoués, d’importance croissante, sur place, puis à Poitiers et à Paris. Il choisissait alors sa carrière et le 21 décembre 1901, sa famille qui vivait dans l’aisance, le dotait d’une charge d’avoué près la Cour d’appel d’Agen. Il remplissait de la manière la plus convenable et la plus digne, ses fonctions d’officier ministériel nanti d’une étude importante et dont il augmentait encore les produits. Rien sans doute n’aurait modifié le cours de cette existence si ce n’est la survenance d’un événement indépendant de sa volonté.

Quelques années plus tard, en 1905, cet événement devait se produire. Récemment marié, son épouse de santé très délicate, souhaitait se rapprocher de ses parents, importants propriétaires fonciers et éleveurs de l’arrondissement de Rochefort-sur-Mer. Cet excellent époux n’hésitait pas à céder sa charge et à solliciter un emploi dans la magistrature. Les renseignements recueillis sur son compte étaient si unanimement élogieux que satisfaction lui était donnée. Il était nommé juge suppléant au tribunal de Marennes. Il avait 33 ans.

De 1905 à 1923, monsieur Fougère faisait carrière sous le signe de la stabilité. Successivement juge suppléant, juge, juge d’instruction et président en cette bonne ville, il avait franchi sans hâte ni retard, avec précision et ponctualité tous les obstacles qui sous forme de tableaux d’avancement successifs, hérissaient à l’époque et fort longtemps après, la voie d’une hiérarchie désormais révolue.

Je dois à la vérité de dire qu’un magistrat comme lui irréprochable, ne peut pas toujours dans sa contrée, fût-elle d’adoption, échapper à toutes les attaques au seul motif qu’il suit le droit chemin. Et voici l’illustration de ce précepte :

Le 31 janvier 1908, signe des temps, le préfet de la Charente-Inférieure écrivait, sous pli confidentiel, à monsieur le ministre de la Justice et des Cultes : « Ce magistrat (il s’agit de monsieur Fougère) a entretenu dès son arrivée à Marennes, des relations suivies avec les principaux chefs du parti réactionnaire. Madame Fougère n’a noué des relations qu’avec ces familles qui figurèrent en grande majorité aux soirées offertes, au cours de l’hiver 1907, par monsieur et madame Fougère, réunions d’où les fonctionnaires furent soigneusement exclus et auxquelles le sous-préfet même ne fut pas convié. Ces faits quoique d’ordre privé, rendirent monsieur Fougère suspect aux républicains ». La conclusion était la suivante : « De tels faits me paraissent assez significatifs pour que l’on puisse qualifier justement monsieur Fougère de réactionnaire ».

 

Depuis le 4 janvier, 27 jours auparavant, Aristide Briand était garde des Sceaux. Il appartenait bien sûr au parti républicain mais il était intelligent et tolérant. Lui dont Clemenceau devait dire qu’il comprenait tout, ne faisait rien sinon la sourde oreille et monsieur Fougère, irréprochable magistrat, disait encore le droit à Marennes quatorze ans après cette piètre catilinaire.

Il ne s’était agi que d’une escarmouche au cours d’une lutte ayant trait à la politique locale. Le magistrat avait aussi ses partisans puisqu’il devait être élu plus tard conseiller municipal de sa commune et que des documents témoignaient de l’amitié que lui portaient des parlementaires donnant des gages de son loyalisme.

Après plus de dix-sept ans passés au tribunal de Marennes, monsieur Fougère revenait à Poitiers où il passait dix ans. Comme conseiller à la Cour d’appel, il présidait les assises avec prudence et autorité. Comme président de tribunal civil, il montrait sa haute valeur morale et professionnelle, son intelligence ouverte et lucide. Le 22 mars 1932, sur sa demande, il était nommé président du très important tribunal du Havre. Quelques mois après son arrivée, il bénéficiait déjà de la réputation la plus flatteuse tant auprès des membres du barreau que de ses collègues et de ses chefs. Ces derniers écrivaient de lui : « Magistrat d’élite ; peut légitimement aspirer aux plus hauts postes ». Cette appréciation flatteuse dont les auteurs déclaraient : « avoir pesé les termes au crible de la plus sévère critique », devait aussi être prophétique. Après deux ans seulement, au cours desquels il avait réglé avec compétence et impartialité, les conflits nés entre les plus gros intérêts dans ce grand port marchand, il était choisi comme premier président de la Cour d’appel de Limoges, la ville de saint Eloi, patron des Orfèvres.

Dans ces hautes et nouvelles fonctions, le nouveau chef du ressort réaffirmait tous ses dons naturels et ses solides capacités d’administrateur et de juriste. Il avait du calme et de la pondération. Il avait du bon sens et pouvait relever sans peine les erreurs du sens commun. Il avait aussi du caractère et même un très bon caractère ce qui n’est point incompatible contrairement à un préjugé très répandu. Est-il nécessaire en effet, de se donner un abord escarpé ou de posséder un tempérament ombrageux pour justifier de cette qualité ?

Un an plus tard, en 1935, monsieur Fougère se voyait offrir un poste de conseiller à la Cour de cassation. Il déclinait cette offre pour des raisons d’ordre privé. Cependant l’année suivante, il se laissait fléchir et acceptait de venir à nouveau se fixer à Paris. Il siégeait désormais à la chambre des requêtes de notre Cour. Les collègues les plus anciens ont conservé de lui à tous égards, les meilleurs souvenirs.

L’un d’eux me confiait récemment que sa science juridique, la précision et la concision de son style avaient fait de lui un très remarquable arrêtiste.

Monsieur Fougère, je l’ai déjà dit, était aussi un laborieux ; c’est pourquoi après avoir été atteint par la limite d’âge, le 28 septembre 1942, ses capacités et son bon vouloir le faisaient mettre encore à contribution. Après avoir été conseiller à la chambre temporaire de cassation en 1944, il était rappelé à l’activité et exerçait à nouveau ses anciennes fonctions en qualité de conseiller délégué jusqu’au 19 avril 1946. Dans un temps voisin, il était proposé par monsieur le ministre des Affaires étrangères à l’agrément de Son Altesse le Prince de Monaco qui le nommait conseiller à sa Cour de Révision.

Depuis lors, après une vie bien remplie, monsieur Fougère pouvait enfin goûter aux joies d’un repos mérité. Il demeurait avec son épouse, aujourd’hui à son tour disparue, tout près de ses enfants et petits-enfants au sein d’une famille très unie et dont la vie privée était harmonieuse. Il avait donné le goût du droit à sa fille qui avait obtenu le doctorat cependant que la compagne de sa vie, excellente aquarelliste, lui procurait des joies artistiques d’une haute qualité.

Un jour de l’été dernier, les habitants du rond-point de Longchamp cessaient d’apercevoir la silhouette familière d’un homme distingué, d’assez haute stature, le visage reposé agrémenté d’une moustache, l’oeil vif derrière des lunettes, la rosette d’officier de la Légion d’honneur au revers de son veston, rentrant calmement à son domicile avec chaque dimanche, inclinée à la saignée du bras, une gerbe de fleurs coupées. Très discrètement, dans sa 88ème année, monsieur le conseiller Fougère avait disparu de ce monde, nous plongeant dans un deuil que nous partageons avec ses proches.

Monsieur Raoul Cavarroc

Reflet d’une âme sereine, ce qui frappait en lui, dès l’abord, sur un visage au teint mat et aux traits réguliers, encadré de cheveux blancs, c’était l’attirante beauté d’un regard expressif. Si son intelligence atteignait aux plus hauts sommets, sa taille n’était point élevée. Si son terroir, le département du Lot que certains ont appelé la terre des merveilles, fertile en produits délicats et riche en hommes illustres, peut être fier de lui, il ne rougissait pas de son terroir n’ayant jamais cherché à empreindre de neutralité un accent méridional qui attestait ses origines. Tels étaient à l’âge de la retraite, les traits physiques les plus marquants de monsieur le premier président honoraire Raoul Cavarroc, né à Figeac, le 6 octobre 1884.

Son père était officier ministériel. Alors que deux de ses frères se laissaient tenter par d’autres disciplines et qu’un troisième suivait sa vocation sacerdotale, il inclinait naturellement à l’étude du Droit. Après d’excellentes études gréco-latines couronnées par une mention au collège de sa ville natale, il s’inscrivait en 1903 à l’Université de Toulouse, où, bien avant Cujas et depuis lors, l’enseignement des sciences juridiques a toujours connu en Haut-Languedoc, ce « Languedoc rouge » d’Armand Praviel, une faveur et un lustre particuliers.

D’entrée, l’étudiant Cavarroc marquait sa place et attirait sur lui l’attention de ses maîtres et de ses condisciples. Sage, studieux, appliqué, il était dès la deuxième année lauréat de la Faculté et servait de modèle à ses contemporains. Je puis témoigner que par la suite, ses émules, sans cesse plus nombreux, ne burent pas tous à ces sources avec la même avidité. Le jeune homme abordait avec facilité les épreuves de licence et subissait brillamment celles du doctorat. Inscrit sur la liste des avocats stagiaires du barreau de Toulouse en 1906, il était élu l’année suivante, secrétaire de la Conférence et admis avec dispense, en 1908, à affronter l’examen d’entrée dans la magistrature.

L’épreuve était toute nouvelle puisqu’elle avait été instituée cette année là. Monsieur Cavarroc se présentait à la seconde session ; il était reçu deuxième et distingué. Le président du jury rédigeait la note suivante : « Candidat spécialement désigné à l’attention du garde des Sceaux. Examen excellent dans toutes ses parties. Connaissances juridiques approfondies. Grande finesse d’esprit ».

Ce succès avait un retentissement profond à la Faculté de droit et au palais de Justice. Il était très commenté. Il contribuait à faire des adeptes et à attirer sur la carrière des regards qui devenaient attentifs. Depuis ce jour, personne n’en disconviendra et très certainement à cause de lui, Toulouse devait fournir à la magistrature et aux professions judiciaires, un nombre croissant de leurs membres.

Naturellement, ses débuts étaient très prometteurs. Je n’ai point le dessein de le suivre pas à pas au cours de sa longue carrière et de donner à mon propos le tour et le ton d’un inventaire ou d’un bilan, mais il faut que vous sachiez l’essentiel. Il en vaut la peine.

Substitut à Rodez, puis à Valence, procureur de la République à Montélimar, substitut général à Grenoble, avocat général à Riom, monsieur Cavarroc soulevait partout l’enthousiasme et l’admiration, forçait le respect et l’attachement. Ses chefs de Cour successifs le voyaient partir avec regret, mais l’accompagnaient de toutes leurs sollicitudes. Ils le présentaient les uns aux autres comme un authentique flambeau : « Vous ne tarderez pas à apprécier ce magistrat d’élite dont je me sépare avec regret » écrivait l’un ; « Cavarroc est le magistrat le plus distingué et le plus complet que j’ai rencontré au cours d’une carrière déjà longue. Il est hors pair et doit arriver le plus vite possible et le plus haut possible » écrivait un autre.

Et ces éloges n’étaient pas dithyrambiques. Pour un magistrat du Parquet, la science juridique dont il faisait montre en droit civil, soulevait un étonnement admiratif. Ses conclusions toujours très écoutées, emportaient le plus souvent la conviction des juges. Aux assises, ses réquisitoires étaient brillants, précis, clairs et exempts d’emphase. Orateur magnifique et juriste consommé, sa place était à l’audience.

Il y avait foule aux assises de Riom lorsque l’avocat général Cavarroc occupait le siège du ministère public. Les personnes sensibles au charme de la parole, alertées par la presse locale, venaient des villes environnantes et se pressaient pour l’écouter. S’il y avait des admirateurs parmi les profanes, il y avait aussi les avocats et parmi eux les plus grands qui s’inclinaient devant son incontestable talent.

Je tiens d’un membre de notre Cour que Vincent de Moro-Giafferri dont les élans de générosité étaient aussi notoires que le prestige, s’associait à une démarche entreprise par certains de ses confrères du barreau local auprès de cette autre célébrité dans l’art de porter la parole qu’était Léon Bérard, alors garde des Sceaux. Monsieur Cavarroc était inscrit au Tableau spécial, expression d’un choix et d’une sélection de la plus haute qualité. Il s’agissait de matérialiser ce choix exceptionnel par une promotion exceptionnelle et c’est ainsi que le 24 octobre 1931, intervenait sa nomination en qualité de substitut général près la Cour d’appel de Paris.

Ainsi prenait fin la carrière provinciale de monsieur Cavarroc ; celle qu’il allait entreprendre à Paris commençait sous les meilleurs auspices.

Le talent n’était pas son unique partage. « Une impression de sécurité se dégage de toute sa personne qui, dès le premier abord, inspire la confiance et la sympathie » devait dire de lui quelques années plus tard, monsieur le premier président Frémicourt dans les colonnes de la « Vie Judiciaire ». Ce sentiment dès le premier jour, était celui du Palais tout entier, d’un Palais où l’esprit critique laisse ordinairement peu de place à une excessive indulgence.

Partant d’un préjugé favorable, le nouveau venu était bientôt soumis à l’épreuve des faits. Dans trois domaines qui n’ont de commun que la difficulté d’y réussir, la cour d’assises, la section financière et la première chambre civile, le substitut général Cavarroc forçait l’estime de chacun. Sa consécration était consommée mais, à l’inverse de ce qui arrive parfois, il avait souvent d’autrui meilleure opinion que de lui-même. Voilà pourquoi, il était le seul à être surpris d’apprendre, en décembre 1934, qu’il était choisi pour occuper le poste de procureur de la République. Modeste, il esquissait d’instinct un geste de recul, appréciant la hauteur de l’obstacle, puis acceptait avec le calme des hommes vraiment forts, de prendre sous un ciel d’orage, la direction de cet important et redoutable organisme en contact permanent avec les problèmes complexes et fluctuants d’une actualité fiévreuse.

Une escroquerie mémorable avait été découverte douze mois plus tôt. De la ceinture dégrafée des remparts de Bayonne, elle s’était étalée sur le plan national, semant dans les sphères politiques perturbation et désarroi, faisant grand bruit et pas mal d’innocentes victimes, confirmant des vérités premières et laissant planer sur l’origine de certains décès, les doutes les plus justifiés. Il s’était agi pour le Parquet de la Seine de centraliser les informations et de modifier profondément les anciennes structures inaptes à faire face à la situation nouvelle. Il fallait réorganiser suivant des méthodes plus rationnelles et une hiérarchie plus harmonieuse et mieux adaptée. Des postes de procureurs adjoints étaient alors créés après la mort tragique de l’infortuné monsieur Pressard et l’usure aussi prématurée que compréhensible de son successeur immédiat. C’est dans un tel climat et en présence de telles difficultés que monsieur Cavarroc prenait les leviers de commande.

Les deux années qui suivaient étaient des années agitées. Néanmoins, peu à peu, la fièvre tombait, l’émotion s’estompait dans le pays. Le malaise social de 1936 trouvait ses remèdes dans les « Accords Matignon » ; le monde ouvrier cessait d’occuper les usines et se remettait au travail. Le Parquet doté d’un tel chef s’était adapté aux exigences du moment et ce dernier, conscient d’avoir rempli sa mission, accueillait avec faveur l’idée d’une nomination à la Cour suprême. Toutes ses qualités étaient épanouies. Son intelligence, son sang-froid, sa courtoisie, sa compétence juridique et son labeur, lui valaient l’estime et le respect de tous.

Une nouvelle fois, l’événement devait contrarier son désir, événement tragique puisqu’il devait conduire monsieur Cavarroc au fauteuil de procureur général laissé vacant par la disparition aussi soudaine que prématurée de monsieur Louis Gaudel au début de l’année 1937.

Malgré le revirement de la tendance politique résultant des dernières élections, au-dessus des partis et des passions, ce choix s’était effectué de la manière la plus naturelle parce qu’il était unanimement reconnu comme le plus apte et le plus digne. La « Gazette du Palais » pouvait écrire : « D’un pas sûr et tranquille, il marche de sommet en sommet, par sa seule valeur et son seul mérite ».

Le Parquet général du ressort le plus difficile, le plus important et le plus étendu de France se trouvait ainsi placé dans des mains énergiques et expérimentées. Il n’allait pas tarder à en avoir besoin.

Deux années plus tard éclatait la deuxième guerre mondiale. Notre malheureux pays, après quelques mois d’illusions, voyait déferler les troupes d’un envahisseur démentiel. L’occupation du territoire métropolitain allait se réaliser et Paris devenait captive. Le procureur général Cavarroc demeurait à son poste avec un noyau de magistrats tandis que la presque totalité de la Cour était évacuée sur Angers. Il recevait la première visite d’un officier de la gestapo qui donnait à l’entretien le tour d’un interrogatoire. Sur le point de se retirer, le militaire tendait la main. Le magistrat la refusait en disant : « Je vous dois de la correction mais non de la cordialité ».

 

Par la suite, ses efforts devaient tendre à annihiler ou paralyser l’action ou les exigences de l’occupant, ainsi que les effets d’une certaine législation du gouvernement qui siégeait à Vichy. Le 23 août 1941, était promulguée la loi destinée à renforcer la répression des activités « terroristes » et qui créait les « Sections spéciales ». Le procureur général était aussitôt convoqué à la Chancellerie pour discuter des modalités d’application qui, en réalité, lui étaient imposées. Monsieur Cavarroc interrogeait alors sa conscience profondément troublée et ses proches collaborateurs. Ceux-ci l’amenaient à admettre que partir c’était livrer la place à l’esprit le plus actif de la collaboration. Il se décidait à rester et devait traduire son état d’âme dans cette phrase qu’il écrivait plus tard : « J’ai toujours respecté le vieil adage qui réserve la liberté des réquisitions du ministère public à l’audience. Plus que jamais cette règle s’imposait à moi en de pareilles circonstances, en présence d’une juridiction si exorbitante du droit commun et de magistrats du ministère public constitués en un véritable parquet spécial ».

Cependant, après la publication des lois des 17 juillet et 22 octobre 1943 qui mettaient les magistrats en minorité dans la composition de la Cour, son très lourd fardeau lui devenait insupportable et il demandait au garde des Sceaux de lui ouvrir les portes de la Cour de cassation.

Le 13 novembre 1943, il était nommé à un siège de conseiller. Le Gouvernement, heureux d’éliminer d’un poste de responsabilité un magistrat qui lui était hostile, croyait devoir ajouter la marque d’une disgrâce en ne mentionnant pas sur le décret que la nomination avait eu lieu à la demande de l’intéressé. Le jour de son installation, ici même, clans la salle où nous nous trouvons, restera une date à jamais gravée dans la mémoire des témoins. La plupart des magistrats de la Cour d’appel assiégeaient les enceintes et se pressaient ensuite à la chambre du conseil pour lui présenter leurs respectueux compliments, transformant une cérémonie de pure forme tout à la fois en une manifestation d’extraordinaire sympathie et un geste exceptionnel de réprobation.

A dater de ce jour, monsieur le conseiller Cavarroc pouvait en toute liberté d’esprit, se consacrer à nouveau au Droit civil. En dépit de quelques nuages heureusement fugitifs qui venaient encore passer sur son destin et assombrir sa carrière sans pouvoir la ternir, il se penchait en dilettante sur le Droit pur dont il avait le goût.

Dès le début de sa carrière, je l’ai noté au passage, il avait marqué pour le Droit civil, une inclination toute particulière. Son caractère grave et sérieux le poussait vers ces études où l’amour de la recherche et de la réflexion se trouvait pleinement satisfait. Sans doute dans les joutes oratoires des débats au grand criminel s’était-il haussé au niveau des plus brillants, mais, par tempérament, il préférait le silence des bibliothèques et dans le calme de la chambre civile, il trouvait son élément préféré. Remarquable commentateur d’arrêts, ses notes dans les revues juridiques, demeurent des modèles du genre. Le Code tout entier lui était familier mais son domaine choisi était celui de la responsabilité contractuelle et quasi délictuelle. Son opinion faisait autorité et les projets qu’il livrait aux délibérations de ses collègues étaient le plus souvent accueillis sans la moindre réserve... après qu’il eut scellé un accord avec le doyen, monsieur Brack, dont les observations sèches et dépouillées venaient parfois heurter sa chaleureuse argumentation.

A l’extérieur, tout ce qui était éphémère parmi les choses et les gens, avait passé. La mesure avait repris ses droits, le sens de l’équité n’était plus annihilé par les effets de la passion. Il fréquentait à nouveau la place Vendôme et siégeait au sein d’un aréopage savant à la Commission de réforme du Code civil. A la promotion de 1950, il était promu au grade de commandeur de la Légion d’honneur et puis, ses qualités de juriste étaient si éminentes et si notoires que le 13 octobre 1952, il était nommé président de chambre.

Dans ces nouvelles fonctions, il ne succédait à personne. Il était placé à la tête de la deuxième chambre civile qui était créée. La première tâche qui s’offrait à lui, était de donner une âme et le sceau de la personnalité à ce groupe nouveau qui venait d’essaimer. Au fil des jours, par une méthode toute de persuasion et de gentillesse, il devenait l’élément qui normalise et aussi le mentor qui crée l’atmosphère de confiance et indique la marche à suivre. Par ses manières douces et affables, il s’attirait en retour, la sympathie de chaque conseiller.

Son prestige de président très vite affirmé et reconnu, il lançait alors dans le délibéré, le poids de son autorité avec une telle maîtrise qu’il mettait fin sans ambages, à des discussions inutilement prolongées. Il avait véritablement les qualités d’un chef. Et, le 6 octobre 1954, lorsqu’il partait à la retraite, honoré du titre de premier président, il laissait une empreinte profonde dans la jurisprudence et le souvenir d’un magistrat possédant les plus hautes qualités intellectuelles et les plus belles vertus humaines.

Il était de nature droite, calme et merveilleusement équilibrée, d’une humeur toujours égale, mais derrière ses manières courtoises et seulement révélé par un abord toujours strict, son caractère était secret. Ainsi gardait-il en lui-même, soigneusement dissimulés, ses chagrins, ses déconvenues ou les tourments de sa conscience.

Il était la bonté et l’indulgence même, accessible à toutes les faiblesses et si, parfois, ses réparties se nuançaient de quelques teintes malicieuses, elles n’étaient que l’expression d’un esprit finement ciselé, habile à saisir le contraste ou l’imprévu.

Ce serait une impardonnable omission que de ne point parler de sa culture. Elle était l’une de ses forces et parfois son réconfort ou son domaine d’évasion.

Aux dernières heures des plus chaudes journées, lorsque le soleil embrase encore l’horizon, déjà dans les jardins, les fleurs referment leur corolle et c’est dans la mélancolie du soir que leur parfum devient plus pénétrant. De même, après des années de rayonnement, l’homme de qualité qui se voit trahi par ses forces physiques, tend à se replier sur lui-même et alors sa spiritualité, dépouillée d’utilitarisme, apparaît plus attachante. Ainsi, après que le grand juriste eut cessé d’exercer ses talents, pouvait-on plus à loisir admirer chez monsieur le premier président Cavarroc, la profondeur de ses humanités.

Son esprit, de la plus étonnante plasticité, s’était imprégné à l’âge mûr, des idées du XVIIIème siècle et des encyclopédistes et si son style par l’harmonie de la phrase, la richesse du vocabulaire et la pureté de la syntaxe, permettait d’évoquer le siècle précédent, les élans d’un coeur noble, généreux puis meurtri, le faisaient finalement s’évader parmi les romantiques et remonter aux sources de son adolescence. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait du droit, il se rapprochait de la littérature et de la poésie. C’est ainsi qu’à l’écart d’un monde trop dur qui lui devenait étranger, sa riche bibliothèque du boulevard Saint-Michel était devenue son havre. Lorsqu’il se trouvait éloigné de son fils, du dernier de ses frères, de sa famille, qui l’entouraient de leurs soins et de toute leur affection, il puisait dans les livres chers et familiers, le réconfort des réminiscences classiques. Il admirait le portrait de l’homme « au visage en losange », le président de Harlay, tracé par Saint-Simon, il aimait Villon et Baudelaire mais se trouvait plus près de Verlaine et de Hugo. Alors, il retrouvait toute la sensibilité de sa jeunesse, car, collégien adolescent, il s’était essayé à alterner des vers.

Ses jeunes amis connaissaient cette passion qu’il s’efforçait pourtant de dissimuler. L’un d’eux pensant le mettre dans l’embarras, le défiait un jour de composer sur le champ, un quatrain suivant des rimes proposées. Et lui, de répondre presqu’ aussitôt, dans le temps de la réflexion :

« La vie est un hasard, un grand jeu de tric-trac ;

« Si de ce jeu fatal je tire mon épingle

« Dans un nid de verdure, aux beaux penchants du Cingle

« J’irai me reposer auprès de mon Figeac ».

 

Nous savons maintenant que cette juvénile aspiration serait sans conséquences. Au cours de l’hiver 1940, le premier président Cavarroc connaissait l’une de ses plus cruelles douleurs. Il perdait son épouse bien-aimée qui était inhumée à Bourg-la-Reine et c’est auprès d’elle, loin de son berceau médiéval que désormais il voulait reposer.

Le 6 juillet dernier, par une matinée douce et ensoleillée, au coeur du quartier Latin, où il avait poussé son dernier soupir, sous le porche de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, beaucoup d’entre nous disaient adieu à un corps qui, selon les propres paroles de l’officiant, « avait été associé à la beauté et à la grandeur de l’âme qui l’habitait ».

 

Monsieur Marcel Blanchet

Je viens d’évoquer la mémoire des magistrats qui nous étaient rattachés par les liens de l’honorariat et dont nous avons mesuré ensemble la perte cruelle. Une autre mort, plus cruelle encore peut-être, parce que plus soudaine et plus inattendue a, le 5 juillet, frappé en pleine activité monsieur l’avocat général Blanchet, notre excellent collègue, ce Parisien de souche tourangelle qui affectionna la terre normande.

Certes, nous le savions malade, mais chacun de nous était convaincu que les soins attentifs dont il était entouré, joints à sa robuste constitution, allaient permettre son rétablissement et qu’à la rentrée de ce jour, il pourrait reprendre sa place parmi nous. Hélas, peu de temps avant les vacances, ce grand laborieux était entré dans l’éternel repos.

Marcel Blanchet appartenait à la classe 1913. Ses études juridiques à peine terminées, il lui fallait endosser l’uniforme. A. la déclaration de guerre, il contractait un engagement volontaire. Parti simple soldat, au prix de son courage et de son sang, il gagnait ses galons dans les tranchées jusqu’au grade de sous-lieutenant après plus de trois ans passés dans les unités combattantes. Il subissait les enfers de Douaumont et de Verdun, était blessé, cité à l’ordre du jour et décoré de la Croix de guerre. Rendu à la vie civile, il préparait aussitôt l’examen professionnel d’aptitude aux fonctions judiciaires. Il. passait l’épreuve avec succès et le jury mentionnait sa facilité de parole, sa bonne élocution, l’aisance de ses manières et son autorité. Le 9 mai 1920, il était nommé juge suppléant du ressort de la Cour d’appel d’Amiens. Ses chefs discernaient bien vite sa vive intelligence, son goût du travail bien fait, la maturité de son esprit et ils n’hésitaient pas à lui confier un cabinet temporaire d’instruction au chef-lieu de la cour. Moins d’un an après sa prestation de serment, le procureur général pouvait écrire à son sujet : « Jeune magistrat qui donne les plus belles espérances ». La suite devait montrer combien ce chef avait vu juste.

Titularisé en 1923, comme juge à Compiègne et chargé de l’instruction, notre collègue allait continuer à faire preuve des plus brillantes qualités et les notes qui lui étaient données mentionnent en quelle haute estime il était tenu. A Compiègne, puis à Senlis, il était chargé d’instruire des procédures délicates et le procureur général Mazeaud dont le souvenir demeure si vivant dans cette Cour, remarquait son énergie, sa perspicacité et son autorité ainsi que la clarté et la rigueur de sa méthode dans ses délicates fonctions.

Mais le tempérament ardent de monsieur Blanchet, son goût de la parole, l’orientaient bien vite vers le Parquet. Le 9 novembre 1926, il était nommé substitut à Laon. Dans ses tâches administratives, il avait le don de trouver rapidement une solution à la fois juridique et opportune aux affaires qu’il examinait. A l’audience, il occupait le siège du ministère public avec autorité et fermeté. Sa voix était bien timbrée, sa parole chaude et persuasive. A ces qualités professionnelles venaient s’ajouter celles du coeur et de l’esprit qui lui valaient l’estime, la considération et la sympathie.

Inscrit au Tableau d’avancement du 1er janvier 1929, la Chancellerie l’appelait quelques mois plus tard à la direction du Parquet d’Avesnes. Le tribunal d’Avesnes passait alors à juste titre, pour le plus important des tribunaux de 3ème classe. L’aspect paisible de la petite ville ne doit pas faire illusion. A quelques kilomètres s’étend une région industrielle, bordée par la frontière belge. Là, s’entasse une population nombreuse dont certains éléments donnent en permanence pas mal de soucis au Parquet, notamment par l’exercice de la contrebande pratiquée sur une large échelle.

Monsieur Blanchet, qui était alors jeune marié, se montrait digne de la confiance ainsi témoignée et les chefs de la Cour de Douai n’étaient pas moins élogieux sur son compte que ne l’avaient été leurs collègues d’Amiens. Cependant la réforme judiciaire de 1930 qui élevait brusquement le tribunal de la 3ème à la 1ère classe, rendait fort délicate la position du procureur de la République. A moins de demeurer comme substitut dans le Parquet dont il avait été le chef, il devait se contraindre à gagner un autre poste. C’était naturellement la solution choisie.

Montreuil-sur-Mer l’accueillait. Après avoir abrité pendant la grande guerre le quartier général anglais, la petite cité avait retrouvé son calme et malgré la présence toute proche de Touquet-Paris-Plage, aux distractions quelque peu frivoles, monsieur Blanchet regrettait l’activité passée. Il avait toutefois l’occasion de prouver encore toute son énergie au cours d’une affaire qui passionnait l’opinion publique. Son procureur général et la Chancellerie lui en savaient gré et à la fin de 1932, il était nommé à Dunkerque. La presse locale regrettait son départ. « Il ne laissera que des amis et le souvenir d’un magistrat dont la probité n’a d’égal que le talent » devait-elle publier. Pour sa part, il emportait d’excellents souvenirs et parmi ceux-ci, celui des relations cordiales avec un jeune sous-préfet qui, après une brillante carrière préfectorale terminée à la Préfecture de la Seine, devait devenir ministre de l’Intérieur.

D’entrée, monsieur Blanchet allait s’imposer dans le grand port du Nord. Tous ceux qui l’ont bien connu savent quelle place tenaient dans son souvenir, les années passées dans la cité de Jean Bart. Il les évoquait toujours avec un plaisir renouvelé oubliant les difficultés qu’il avait parfois rencontrées. Dans cet arrondissement, à la fois industriel et agricole, frontalier et maritime, vit une population très mêlée et, dans son chef-lieu, le paysan flamand côtoie des marins de toutes les nationalités. Une intense activité règne en ville et dans le port. Ce climat devait convenir admirablement au nouveau procureur. Dans un Parquet lourd et difficile, il se dépensait sans compter. Arrivé de bonne heure à son Cabinet, il voyait tout, surveillait tout, se partageait entre la besogne administrative et l’audience où il alternait réquisitoires et conclusions civiles. Et comme si tout cela était encore insuffisant, fait plus notoire, il instaurait le Comité de protection et de relèvement des mineurs délinquants ou en danger moral, composé des principales personnalités de la ville et en assurait le secrétariat. Les remarquables résultats obtenus étaient donnés en exemple car il travaillait avec opiniâtreté, rédigeant des brochures, alertant les juges de paix des cantons et prenant part personnellement à l’action. Ses efforts et son excellente organisation lui valaient la gratitude et les encouragements du garde des Sceaux et du procureur général Matter. Lorsque paraissait le décret du 30 octobre 1935 sur la protection de l’enfance, tout était déjà prêt à Dunkerque en vue de son application immédiate. Monsieur Blanchet était déjà attaché aux problèmes d’adaptation et Monsieur Matter lui faisait savoir « combien il appréciait son zèle généreux et ses expériences fructueuses ». La Chancellerie elle-même très intéressée, réclamait en vue de leur diffusion, plusieurs exemplaires de la brochure éditée par la Société Dunkerquoise pour l’encouragement des Sciences, des Lettres et des Arts, signée par le procureur Blanchet sous le titre : « Protection de l’Enfance dans la Flandre maritime ».

 

En 1936, c’était l’agitation chez les adultes. Les conflits sociaux se multipliaient et s’aggravaient ; des mines étaient occupées, les dockers se livraient à des manifestations souvent violentes. Le chef du Parquet devait prendre des décisions importantes sans pouvoir chaque fois provoquer des instructions. Prudent et ferme tout à la fois, monsieur Blanchet savait doser la sévérité et l’indulgence et contribuer puissamment au maintien ou à la restauration de l’ordre. Dans ce poste si lourd, l’expérience de notre collègue s’était encore fortifiée et ses qualités trouvaient leur plein épanouissement.

Et voici de nouveau la guerre. Monsieur Blanchet était mobilisé comme commandant de justice militaire. Il devait quitter Dunkerque où pendant sept ans il avait vécu heureux avec son épouse et ses deux jeunes enfants sans se douter que quelques mois plus tard la vieille ville et son port connaîtraient une destruction totale. II devait lui-même tout perdre de son patrimoine.

Démobilisé en zone libre, c’est Toulouse qui l’accueillait. Il était provisoirement affecté au Parquet et gagnait sans tarder l’estime du Palais.

Le 31 décembre 1941, il était nommé avocat général à Orléans. Dans ces nouvelles fonctions, il demeurait égal à lui-même. « Orateur de talent à la parole chaude, ardente et colorée, lit-on dans ses notes, doué d’une grande facilité d’improvisation, il exerce sur les jurés une impression profonde ». Et les chefs de Cour de souligner une fois de plus ses dons d’administrateur, les savantes conclusions qu’il donnait au civil, la fermeté de son caractère. Dans ses rares moments de loisirs et aussi pour y méditer et y travailler loin de l’agitation des villes, il aimait goûter à la paix des champs. La Normandie aux gras pâturages et au climat vivifiant était sa terre d’élection. Il n’y avait point d’attaches particulières mais il aimait se retrouver à Gueutterville-les-Grés au sein de sa famille. En septembre 1943, alors qu’il s’y trouvait immobilisé par un trouble circulatoire, il décrivait ainsi son paysage familier dans une lettre au Procureur général : « Je vis avec les miens dans la félicité d’un pays d’une richesse incomparable. Sous mes yeux, encadrée de hêtraies magnifiques, la plaine descend lentement jusqu’à la falaise dont une faille me laisse apercevoir l’immensité de la mer ».

 

Monsieur Blanchet aimait la nature. Ce n’était pas pour autant un contemplatif. Homme d’action et ardent patriote, il ne s’était pas résigné à la défaite et dès la première heure, il s’était rallié aux organisations de Résistance. On ne saurait dès lors s’étonner qu’à la Libération, la Chancellerie qui n’ignorait rien des titres et des qualités de notre collègue l’ait placé à la tête du Parquet général d’Orléans. Détaché quelques temps à la Haute Cour de Justice, où il avait l’occasion de manifester ses talents d’orateur, il revenait bien vite prendre la tête de son ressort. A la tâche ordinaire, s’ajoutait la liquidation des séquelles de la guerre et de l’Occupation. Monsieur Blanchet s’acquittait avec compétence et dévouement de ses hautes fonctions et il n’est que de lire le discours prononcé le 2 octobre 1949 à l’audience de rentrée de la Cour d’appel d’Orléans par son principal collaborateur pour constater la forte impression que laissait le procureur général Blanchet, nommé avocat général à la Cour de cassation.

Comme tous ceux qui abordent notre juridiction, une épreuve redoutable l’attendait. Comment allait-il s’adapter à sa nouvelle tâche ? Pendant trente ans dans un cabinet d’instruction puis aux divers échelons du Parquet, il avait vécu essentiellement dans le monde du fait, en contact direct avec les justiciables et aux prises avec des réalités concrètes. Ici, l’optique changeait radicalement. Les faits, il ne les connaîtrait plus qu’à travers les décisions déférées. Tels que les juges du fond les avaient constatés, ils s’imposaient à lui. Son rôle allait désormais consister à rechercher si la loi avait été correctement appliquée et si les critiques que les pourvois dirigeaient contre les arrêts et les jugements étaient justifiées.

Cette conversion qui intervient à une période de la vie où les habitudes d’esprit sont difficiles à vaincre ne s’opère jamais sans peine et certains, même parmi les meilleurs, ont du mal à s’y plier.

L’avocat général Blanchet sortait bien vite victorieux de l’épreuve. Même lorsque accaparé par des travaux divers, il disposait de fort peu de temps, il savait se tenir informé de la doctrine et de l’évolution de la jurisprudence ; la lecture des arrêts de la Cour lui était familière.

A la chambre sociale où il était d’abord affecté, il s’assimilait rapidement la législation complexe des baux à loyer et des baux ruraux ; il étudiait avec soin les innombrables textes qui régissent le droit du travail. A. l’audience, il exprimait son avis avec clarté et précision, toujours soucieux de donner des règles légales une interprétation conforme à leur texte et à l’esprit dans lequel elles ont été élaborées.

En 1958, il passait à la 1ère chambre civile et là encore, il donnait la mesure de ses belles qualités. Ses collègues admiraient sa puissance de travail, son objectivité, la force de son argumentation. Sans être pour autant un représentant attardé à l’école de l’Exégèse, il voyait dans le texte de la loi, le fondement solide sur lequel les juges doivent asseoir leurs décisions. Il avait une prédilection marquée pour les commentateurs du Code Napoléon, Demolombe, notamment, dont il appréciait la rigueur logique et la profondeur de la pensée. Ce n’est pas à dire qu’il ait été insensible aux raisons d’équité et d’utilité sociale mais il estimait que c’est seulement lorsque la loi comporte une obscurité ou une lacune que le juge jouit d’une certaine liberté dont il appartient d’ailleurs à la Cour régulatrice de contrôler l’usage.

Parce qu’ils savaient que ses conclusions étaient le fruit des méditations d’un esprit pénétrant, ses collègues du Siège l’écoutaient toujours avec un vif intérêt et se rangeaient souvent à ses avis.

Chevalier de la Légion d’honneur, à titre militaire, en 1933, officier en 1948, monsieur Blanchet avait été proposé pour la cravate de commandeur de l’Ordre national.

Agé de 68 ans, notre collègue ne voyait pas sans appréhension approcher l’heure de la retraite et il confiait parfois à ses amis sa crainte de mal supporter l’inaction. Elle représentait à ses yeux, une véritable souffrance. Sur ce point, le destin par ailleurs si cruel devait du moins l’épargner. Il n’en est pas moins vrai qu’il est mort prématurément de sa persévérance à servir. Au mois de juin, quelques jours avant l’arrêt total de son activité physique, il déclinait l’offre charitable qui lui était faite par un membre du Parquet général d’aller à l’audience à sa place. Nous ne devions plus revoir sa silhouette élégante et racée.

Dans une audacieuse image poétique, Théophile Gautier a comparé le pin maritime saigné de sa gemme « à un soldat blessé qui veut mourir debout ».

Pareille image peut s’appliquer à Marcel Blanchet qui, militaire valeureux, ardent patriote, laborieux magistrat, a., jusqu’à son dernier souffle, donné à sa Patrie et à l’Etat, l’intégralité de ses forces, je veux dire le meilleur de lui-même.

La Cour de cassation à laquelle il a appartenu pendant près de douze ans, s’associe au deuil cruel éprouvé par madame Blanchet, par ses enfants et par toute sa famille. Elle les assure par ma voix, de la fidélité de notre souvenir.

Telles furent, messieurs, tracées de façon peut-être trop sommaire, la vie et la carrière exemplaires de nos trois collègues disparus. Je ne vous en ai dit que l’essentiel et regrette d’avoir laissé dans l’ombre bien des détails édifiants et des activités surprenantes que vous eussiez pareillement admirés. Je me suis efforcé de ne pas trahir leur ressemblance en vous les représentant dans le miroir fidèle de la connaissance ou des témoignages directs plutôt qu’à travers le prisme déformant des personnes interposées. Je voudrais avoir rempli ma tâche à votre satisfaction et comme ils le méritent.

Dans les derniers jours de l’année judiciaire, s’éteignait à son tour monsieur le conseiller honoraire Jean Delaire. Je suis contraint de laisser à celui de mes collègues qui prendra la parole à la prochaine audience de rentrée le soin de vous rappeler les qualités et les titres de cet autre éminent magistrat. Je tiens dès aujourd’hui à saluer respectueusement sa mémoire et à assurer sa famille des sincères et profonds regrets qui accompagnent la permanence de nos pensées.

Il y a trois ans, la plupart d’entre vous, messieurs, voyaient encore passer dans nos couloirs un homme qui, pendant quarante-huit années, les avait journellement fréquentés. C’était monsieur Pierre Favre, greffier en chef de notre Cour.

Le temps avait blanchi sa tête et incliné son buste mais son esprit était demeuré intact et remarquablement cultivé. Licencié ès lettres, licencié en droit, diplômé d’études supérieures de droit romain et de droit privé, ancien avocat stagiaire, il avait exercé avec distinction les devoirs de sa charge. La croix de la Légion d’honneur et les palmes d’officier d’Académie ornaient sa robe aux audiences solennelles et aux Assemblées générales.

Lui aussi vient de disparaître au mois d’août, à l’âge de 81 ans, rompant les liens de l’honorariat qui le fixaient toujours à la Cour de cassation. Chacun voudra se souvenir que monsieur Favre a dirigé son greffe avec le plus grand scrupule et en a assuré la surveillance avec une autorité bienveillante et discrète. Dans l’immédiat, il emporte les regrets de tous les magistrats, de ses anciens collaborateurs et, j’en suis persuadé, des membres de l’Ordre.

La coutume est une source de droit. Elle n’est pas une source de reconnaissance. Il est néanmoins agréable de s’y référer lorsqu’elle a pour objet de garder vivant en la mémoire, le souvenir de l’action bienfaisante des collaborateurs de la justice. C’est pourquoi nous ne vous oublions pas, messieurs les avocats aux Conseils.

Aussi avertis, sans doute, des questions qui touchent au droit administratif que de celles qui se rapportent au droit privé, vous figurez à nos yeux la synthèse harmonieuse entre le talent de l’expression et la science approfondie de la loi, de la jurisprudence et de la procédure.

Je vous assure de la gratitude de nous tous pour le précieux concours que vous voulez bien nous apporter. Et, la parole m’ayant été donnée pour faire l’éloge de nos disparus, je vais déroger à l’usage de façon très discrète et vous dire, puisqu’à votre tour, vous déplorez la perte de votre ancien confrère, monsieur David, que la Cour, unie à vous par les liens du travail, l’est également par des liens affectifs et qu’elle n’entend pas se désintéresser de vos peines.

Lundi 2 octobre 1961

Cour de cassation

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