Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1958

Rentrées solennelles

En 1958, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur Michel Debré, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Henri Gégout, Avocat général

Monsieur le garde des Sceaux,

Messieurs du Conseil supérieur de la magistrature,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Mesdames,

Messieurs,

« On n’aime pas un juge », dit avec tristesse un personnage de Paul Claudel. Cette boutade va sans doute encore plus loin que le rire de Rabelais, l’ironie de Racine ou les sarcasmes de Beaumarchais : elle n’est pas seulement le constat des rancunes de plaideurs déçus ; elle se vérifie dangereusement de nos jours, quand l’insuffisance des candidatures reflète la désaffection profonde de la jeunesse pour le métier de magistrat.

Il suffirait pourtant d’un peu d’impartialité dans l’observation du Palais pour apercevoir que, si les professions judiciaires sont soumises aux servitudes qu’impose la dignité de la robe, elles ont aussi leur grandeur, faite de leur indépendance dans l’ac­complissement d’une mission quasi sacerdotale.

Ce sentiment, nos devanciers l’ont éprouvé au plus haut point. Et, quand la mort les a frappés, nous leur devons un instant pour méditer les exemples de leur carrière ; pour essayer « de faire », selon le désir de Pascal, « ce qu’ils nous ordonneraient, s’ils étaient encore au monde, et de nous mettre pour eux en l’état auquel ils nous souhaitent à présent ».

 

Peut-être, à cet appel, arriverons-nous à entrevoir, au-delà de la sécheresse des notices officielles, ce qu’a pu être leur vie ; deviner ce qu’ont pu être ces hommes, qui se vouaient au culte du droit ; et penser que ces juges méritaient d’être aimés.

Monsieur Hippolyte-Gaston Péan

Monsieur le premier président honoraire Péan, né à Bourges, le 24 novembre 1869, avait, dès sa jeunesse, fait preuve de dons exceptionnels : successivement bachelier de lettres et de sciences, il vint à Paris, se fit inscrire à la Faculté de Droit et fut choisi en 1893, peu avant son doctorat, comme secrétaire de la Conférence des avocats à la Cour d’appel. Les bâtonniers du Buit et Cartier le signalaient à l’attention du garde des Sceaux pour un poste de substitut ; les fonctions judiciaires étaient, à cette époque, fort recherchées. De la part des chefs de l’Ordre des avocats, c’était, pour un jeune confrère, un grand témoignage d’estime que de lui conseiller une carrière de magistrat. Monsieur Péan réunissait en sa personne toutes les qualités requises : une intel­ligence toujours en éveil, une élégance de rédaction peu commune, une facilité d’élocution qui étonnait ses auditeurs, jusqu’à décourager toute tentative de contradiction, une indépendance de jugement qu’il manifestait en toutes occasions, même à la tri­bune des conférences Molé, où il assurait, avec toute son ardeur combative, la défense de ce qu’on nommait alors les idées répu­blicaines « de gauche ».

Voici donc le brillant stagiaire nommé directement substitut de 2ème classe à Valence : pour qui sait combien les débuts d’un magistrat étaient alors lents et difficiles, c’était la promesse de lendemains heureux. Monsieur Péan était homme à dépasser tous les espoirs qu’il avait suscités, il n’y manqua pas : trois ans plus tard, on lui confia la direction du Parquet de Beauvais. Excellent dans tous les détails de son service, il se distinguait spécialement à la Cour d’assises ; son esprit de répartie trouvait dans les luttes d’audience un terrain d’élection ; il lui arrivait parfois dans une réplique improvisée et foudroyante, de ruiner toute l’ingéniosité des avocats de la défense.

Dans sa notice annuelle de 1906, le procureur général d’Amiens précise : « Quoique jeune d’âge et de services, monsieur Péan se dis­tingue par une capacité tellement supérieure qu’on ne saurait le laisser vieillir dans les différentes étapes de la carrière judi­ciaire ; sa valeur hors ligne le désigne déjà pour les hautes situations ».

 

Le souhait de ce haut magistrat devait bientôt se réaliser : le 5 août 1908, le procureur de Beauvais fut nommé substitut à la Seine. Peu nombreux encore à ce moment, les magistrats du Parquet étaient affectés successivement à divers services ; je ne sais pas exactement quelles attributions furent confiées à monsieur Péan, mais j’imagine qu’elles devaient être de grande impor­tance ; il s’y distingua tellement que, moins de quatre ans plus tard, le garde des Sceaux, Aristide Briand, qui savait discerner, l’appela pour diriger son cabinet.

Ces fonctions, nouvelles pour lui, donnaient un aliment à sa perpétuelle curiosité d’esprit. Mais elles suscitèrent chez lui le désir de connaître mieux encore tous les rouages des services publics ; il se fit magistrat de l’ordre administratif, comme par divertissement, pour affirmer sans aucun doute l’unité de la justice dans la dualité des compétences. Le voici donc conseiller de Préfecture de la Seine, mais pas pour bien longtemps. Car, le 2 novembre 1915, le garde des Sceaux, Viviani, le choisit comme directeur des Affaires civiles. Il y resta jusqu’en juillet 1918 ; pendant cette période de guerre, il prit une part prépondérante à l’élaboration de lois imposées par les événements. Puis, à 49 ans, il fut nommé avocat général à la Cour de cassation, la limite d’âge en vigueur à ce moment lui promettait encore vingt-six années de carrière.

La réforme de 1936 a réduit de cinq années cette durée, mais c’était assez pour marquer de son empreinte vigoureuse la place de monsieur Péan ; avec une facilité, une autorité, une élé­gance de forme qui le placent parmi les maîtres de l’éloquence judiciaire, il participe successivement aux travaux des trois chambres. Mais, toujours assoiffé d’occupations nouvelles, ce vieil avocat général se fait, le 2 mars 1929, nommer conseiller : sa plume de rédacteur d’arrêts a le même bonheur que sa parole ; et, moins de six mois plus tard, il est choisi pour la présidence de la chambre civile.

Pendant dix ans, il dirige les débats avec une maîtrise, je pourrais même dire une virtuosité qui étonne magistrats et avo­cats les plus éprouvés ; son opinion est toujours fortement moti­vée ; il ne néglige rien des arguments de part et d’autre, il les expose avec tant de talent que, parfois, on a d’abord l’impression qu’il veut une cassation, lorsqu’il résume le point de vue du demandeur, mais bientôt, il le réfute avec un luxe de détails qui viennent à l’appui d’un rejet. Les jours où le premier président vient à l’audience, monsieur Péan opine avant tous les autres : il a tout dit, et sa longue intervention permet d’abréger le reste du déli­béré.

Sa réputation s’étend bien au-delà de ce palais. Juriste averti, humaniste éprouvé, orateur de grande classe, il participe à des congrès internationaux : à Lausanne en 1937, il accompagne une délégation des barreaux ; à Québec et à Montréal, en 1939, il vous représente aux travaux de l’association Henri Capitant ; le succès de ses discours y fait honneur à la Cour de cassation de France.

Tel m’apparaît ce magistrat, que la retraite surprit en pleine force. Le titre de premier président honoraire lui fut décerné ; peu auparavant il avait obtenu la cravate de Commandeur de la Légion d’honneur. Longtemps encore, il vint au Palais ; sa pro­digieuse vitalité le préservait des injures de l’âge. Ce vieux libé­ral, qui avait vu naître la IIIème République, affirmait volontiers sous la IVème la permanence de ses idées ; il s’intéressait à tout ce qui est progrès humain ; il fréquentait votre bibliothèque, cher­chait à rencontrer certains de ses successeurs pour leur faire part de son expérience professionnelle, prenait plaisir à retrouver, avec des avocats qui s’honoraient de son amitié, des souvenirs heureux ; mais surtout, son inlassable curiosité d’esprit demeurait intacte, elle s’étendait à tout ce qui peut donner aux hommes raisons de vivre et d’espérer. Son profil d’aigle, à l’oeil toujours aux aguets, semblait encore chercher de nouvelles conquêtes intellectuelles... La Cour de cassation, à laquelle il a, plus de vingt ans, donné le meilleur de sa forte personnalité, se doit de conserver fidèlement son souvenir.

Monsieur Victor Dupuich

Quelques jours avant la rentrée judiciaire de 1957, nous apprîmes avec une douloureuse émotion le décès de monsieur l’avocat général Dupuich.

Son accueil aimable, sa conversation d’honnête homme de ce siècle, son égalité d’humeur et sa bienveillance souriante lui valaient dès l’abord une instinctive sympathie.

Pour qui le connaissait mieux encore, c’était une estime admi­rative qui s’imposait : « caractère loyal, énergique et courtois », écrivait en 1929 le procureur général de Douai, « monsieur Dupuich est doué d’une vivacité d’intelligence exceptionnelle, d’une extrême rapidité de travail, il est laborieux au-delà de toute expres­sion ».

Cette élogieuse appréciation ne s’est jamais démentie :

Monsieur Dupuich débute dans la lointaine Indochine. J’en cherche les raisons : curiosité d’esprit ? goût de voyageur et de géogra­phe ? Peut-être, mais encore et surtout une immense sympa­thie pour la mission de la France auprès de populations indi­gènes dont elle complète la vieille civilisation.

A peine arrivé dans le Sud-est asiatique, notre collègue, qui déjà parle couramment l’anglais, apprend la langue annamite ; il peut bientôt discerner, parmi les justiciables, les meilleurs des pires ; à ceux-ci sont réservées ses sévérités ; les autres sont encouragés et deviennent de fidèles amis de notre pays.

Pendant la guerre de 1914, monsieur Dupuich est mobilisé comme sergent d’infanterie ; ensuite il retourne à Saigon, et peut-être y aurait-il poursuivi sa carrière, si des raisons familiales ne l’avaient pas à ce moment contraint d’accepter son retour dans la métropole.

Le voici donc appelé dans son ressort natal : substitut à Arras, procureur à Avesnes, substitut général à Douai, toujours il est mis à l’épreuve, et toujours il surmonte les plus graves diffi­cultés ; président de la Commission des dommages de guerre du Pas-de-Calais, il juge en peu de temps plus de sept mille dossiers : le ruban de la Légion d’honneur reconnaît la fécondité de ce surcroît bénévole.

En janvier 1931, monsieur Dupuich est nommé substitut à la Seine, il ne quittera plus ce Palais, désormais.

Sa puissance de travail le désigne pour les attributions les plus périlleuses, il est affecté à la section financière. Il en devient le chef. Sans effort appa­rent, sans vaine complaisance pour l’opinion des profanes, monsieur Dupuich étudie en toute sérénité, puis se forme une convic­tion qu’il défend ensuite avec force dans ses rapports et dans ses réquisitoires. L’autorité qu’il acquiert le répute technicien ; et c’est encore la section financière qui se l’annexe lorsqu’il est promu substitut général. Mais, pour l’homme pourvu d’une solide culture, la spécialisation n’est que l’épanouissement d’une fleur nourrie par une sève généreuse, et l’universalité des apti­tudes de monsieur Dupuich va se manifester au service central du Par­quet de la Cour.

Ce rôle de direction, il l’assume aux jours sombres de l’occu­pation allemande : sans se départir de sa bonne grâce naturelle, il adopte, pour le bien général, une attitude de prudente réserve envers les suspects, je veux dire ceux qui composent avec les maîtres de l’heure, mais, à ses familiers, à ceux qui témoignent de leur patriotisme, il confie tous ses sentiments : ses sympa­thies sont acquises à la Résistance. Chaque jour, il les manifeste par des actes précis : par lui, les avocats patriotes obtiennent des copies de pièces ; sur son initiative, des documents à charge sont soustraits des dossiers destinés à l’occupant. Grâce à lui, les familles des personnes menacées sont averties, des arrestations sont évitées, d’autres sont levées ; combien de pensées recon­naissantes vont aujourd’hui à la mémoire de monsieur Dupuich ! Je remarque même la présence en cette salle d’un médecin parisien qui me permettra de rappeler que monsieur Dupuich a sauvé sa femme de la déportation.

Notre regretté collègue alimente lui-même la chronique du « Palais libre », il conserve au service central des collections de la presse clandestine de la Résistance, pour les communiquer à ses intimes. Si son action avait été soupçonnée par l’ennemi, il l’aurait sans doute payée de sa vie.

Le Palais, enfin libéré, le retrouve conseiller à la Cour de cas­sation : il n’était nullement dépaysé dans ses nouvelles fonctions de rédacteur d’arrêts. Mais, quelques semaines plus tard, il se fait nommer avocat général : la fidélité, qui fut un des signes de sa vie, lui commandait de ne point abandonner le siège du ministère public.

Vous l’avez tous connu, messieurs, participant sans défail­lance et sans bruit aux travaux de votre chambre criminelle, tou­jours égal à lui-même, poussant l’urbanité jusqu’à s’excuser auprès de celui des avocats dont il combattait la thèse, et la modestie jusqu’à s’insurger contre le concert d’éloges qui d’ordi­naire suivait ses réquisitions.

La cravate de Commandeur de la Légion d’honneur lui fut attribuée en 1955. Mais déjà les atteintes de la maladie l’obligeaient à lutter contre les aspirations à la retraite. Fervent de belles lettres et de poésie, il eût aimé la méditation silencieuse du soir : Baudelaire, qui lui devait récemment une éclatante révision du procès des Fleurs du Mal, l’aurait initié sans effort au langage des choses muettes. Mais il lui fallait rassembler toutes ses forces pour vaincre les atteintes du sort : cruellement éprouvé dans sa vie familiale, perdant successivement son fils et sa belle-fille, il se chargea d’élever lui-même, aux côtés de madame Dupuich, ses petits-enfants. Accablé de malheurs, voyant sa propre santé, jusque-là robuste, l’abandonner peu à peu, il conserva toute son ardeur au travail. Et jusqu’au dernier jour, ses soucis trouvèrent un remède dans l’étude. Il prépara des dossiers pour des audiences qu’il ne devait plus animer de sa parole élégante et persuasive.

Voilà, messieurs, l’exemple que nous lègue ce sage : un devoir scrupuleux, une action vigilante dépourvue de publicité tapageuse, tels sont les impératifs auxquels a répondu toute sa vie, et que nous tenons à honorer en sa mémoire.

Monsieur Charles Codron,

Il faudrait, me semble-t-il, avoir vécu dans l’intimité de monsieur le conseiller Codron pour retracer, comme il convient, sa carrière et sa vie. Je n’ai pas eu ce bonheur. Mais tous ceux qui, parmi vous, ont eu le privilège de le connaître et de l’aimer, m’en ont fait, dans leur éloge unanime, un portrait si fidèle que je m’ima­gine être devenu l’un des témoins de ses vertus.

Né à Lille, le 29 mars 1882, il a poursuivi dans cette ville ses études couronnées par un doctorat en droit. C’est là encore que, jeune stagiaire, il se fait nommer juge suppléant : déjà sa maturité d’esprit le rend apte à tous les services judiciaires ; au bout de trois ans, il opte pour le Parquet, à la résidence de Béthune. C’est un excellent substitut, noté comme « instruit, intelligent, laborieux, très attaché à ses fonctions, et d’une tenue irréprochable, très pondéré, ayant le sentiment exact de ses responsabilités et sachant allier beaucoup d’initiative à toute la prudence nécessaire ». Dans cet arrondissement minier, où l’industrie est en plein essor, la tâche est lourde pour chacun des magistrats, monsieur Codron y apporte une conscience infinie ; avec un très grand souci d’impartialité, il pénètre les raisons profondes des attitudes souvent opposées du cercle patronal et du monde ouvrier, ses décisions sont d’une fermeté compréhensive et bienveillante.

Une promotion rapide le mène à Valenciennes, où il rencontre les mêmes difficultés, qu’il surmonte avec la même maîtrise.

La guerre de 1914 survient. Valenciennes est occupé par l’ennemi, on détache monsieur Codron à la Chancellerie. Puis, dès la fin des hostilités, il rejoint sa région du Nord. Le 11 mars 1919, il est promu procureur à Hazebrouck. L’année suivante, il se fait nommer président. Il s’adapte à ses nouvelles fonctions avec une facilité qui n’étonne aucun de ceux qui l’approchent ; juge des référés, rédacteur de jugements, chef de compagnie judi­ciaire, partout il est excellent. Vice-président, puis président à Boulogne-sur-Mer, il a toujours conservé une prédilection pour cet important tribunal ; après avoir participé aux efforts de l’abbé Lemire pour les « jardins ouvriers », il découvre les « oeuvres de la marine » qu’il marque fortement de son empreinte bienfaisante ; pour lui, l’action sociale est le com­plément du métier de robe, et la vertu de charité conserve sa place à côté du devoir de justice. Il y veille avec un soin attentif ; et dans sa profession, ses chefs meublent son dossier des louanges les plus flatteuses.

En 1937, les postes de chefs de Cour n’étaient pas vacants à Douai, cette circonstance valut à la Cour d’appel de Paris de compter monsieur Codron parmi ses conseillers.

Dans ce Palais si accueillant pour les immigrants de pro­vince, il eut bien vite une place de choix : elle était due à sa valeur, à sa parfaite droiture, à son dévouement toujours prêt à se manifester en toutes occasions. Le premier président Villette l’appela à la première Chambre ; il y fut rapidement promu vice-président, puis président de chambre. « Ses arrêts font auto­rité » écrivait son chef. Rédigés d’une plume attentive, soigneu­sement motivés, ils trouvent dans le jeu des principes juridiques un appui solide à la solution que réclame l’équité ; la décision est inspirée par le droit vivant, même et peut-être surtout, lorsqu’au moment de la servitude temporaire du pays, le magistrat se doit de résister à des courants trop conformistes. Monsieur Codron est animé de convictions républicaines, son patriotisme est égal à ses vertus civiques ; c’est un homme courageux, jamais on n’obtiendra de lui la moindre complaisance, et certains de ses arrêts proclament, au contraire, les droits de citoyens injustement exclus de la communauté nationale par les gouvernants de fait. Pendant toute cette période, qui fut pour tous une pierre de touche des qualités de coeur, il manifesta sans crainte et sans défaillance, son active sympathie à la cause de la liberté. Les jeunes gens qui fuyaient le travail requis par l’ennemi, ceux qui voulaient rejoindre les Forces françaises libres, pouvaient sans hésitation frapper à sa porte. Ils y trouvaient asile et récon­fort.

A trois ans de là, monsieur le premier président Picard insista, dans sa notice annuelle, pour que monsieur Codron fut nommé « sans plus tarder à la Cour de cassation ». Et notre collègue, qui jamais n’avait rien sollicité, fut appelé à participer aux travaux de votre chambre sociale. L’ancien magistrat du Nord, l’ami des jardins ouvriers et des oeuvres de la marine, l’adversaire de tous les excès, s’y trouva parfaitement à l’aise, mettant à profit les conseils de son président et de son doyen, il joua très vite un rôle de premier plan dans l’élaboration d’une jurisprudence constructive et mouvante. Et, quand, six années plus tard, il fut atteint par la limite d’âge, il aurait pu, dans une légitime fierté, rassembler ses souvenirs de carrière, et se dire qu’aucune de ses journées n’avait été vaine.

Mais cet homme exemplaire ajoutait l’humilité à ses autres vertus. Il eut les joies d’une retraite familiale, entouré de l’affec­tion de son épouse et de ses enfants, continuant à fréquenter à Paris des collègues qui tous étaient ses amis, passant dans sa maison de campagne d’Audruicq des jours heureux à cultiver les roses, à écouter le chant des oiseaux. Il connut la paix de l’âme sincère, en qui les exigences d’une foi religieuse, simple et profonde, ont été satisfaites par l’oeuvre de justice.

A ces trois magistrats, que notre vénération réunit dans cet hommage suprême, je devrais ajouter deux autres membres émi­nents du ministère public : mais la modestie leur a dicté des dispositions de dernière volonté qui m’empêchent même de pronon­cer leur nom. Mon silence ne m’interdit pas cependant une pen­sée respectueuse pour eux, qui, si souvent, ici même aux audien­ces de la chambre civile, ont apporté le précieux concours de leur science et de leur talent.

La mort ne cesse pas d’attrister notre compagnie. Au début de ces vacances judiciaires, monsieur le président honoraire Paul Rolland a été arraché à l’affection des siens, après une longue vie de travail et de devoir. Il ne m’appartient pas de retracer sa carrière, nos traditions réservent cet honneur à celui de mes collègues qui en sera chargé l’an prochain. Mais comment pourrais-je taire mon émotion douloureuse devant la disparition d’un homme aussi aimable et bienveillant ? Je l’ai connu personnel­lement depuis le moment, hélas déjà lointain, où il figurait avec mon père sur le tableau des substituts de la Seine. Permettez-moi, messieurs, d’assurer madame Paul Rolland de nos respectueuses condoléances, et de dire toute notre amicale sympathie à son fils, qui continue brillamment dans cette maison les exemples pater­nels.

Messieurs les avocats,

Vos deuils sont aussi les nôtres. Vous avez été frappés, au cours de la dernière année, par le décès de maître de Lapanousse, avocat honoraire. Je n’entreprendrai pas de faire un éloge qui incombe à monsieur le président de votre Ordre. Mais je tiens à souligner les regrets de la Cour à la fin de la vie de cet homme de bien.

Je ne puis me défendre, en effet, de vous dire à quel point est estimée votre collaboration toujours franche et éclairée ; vos mémoires et, s’il y a lieu, vos plaidoiries nous apportent le concours indispensable de votre science et de votre conscience ; dernier venu dans cette assemblée, je puis déjà l’attester personnel­lement. Nos efforts sont communs : et, si le rôle des magistrats peut quelquefois paraître plus ingrat que le vôtre, c’est que vous les mettez dans l’embarras du choix entre deux thèses dévelop­pées par vous avec une égale bonne foi, et avec un égal talent.

Essayons, messieurs, les uns et les autres, de faire face à une tâche toujours croissante, de hâter dans toute la mesure possible, la solution des pourvois, ce qui, dans ma pensée, ne doit exclure ni la sérénité, ni la précision, ni l’efficacité de la justice.

J’ai donc l’honneur, pour monsieur le procureur général, de requérir qu’il plaise à la Cour recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre, déclarer ouverte l’année judiciaire 1958-1959, et me donner acte de l’accom­plissement des formalités exigées par la loi.

Jeudi 2 octobre 1958

Cour de cassation

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