Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1957

Rentrées solennelles

En 1957, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur Edouard Corniglion-Molinier, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur René de Bonnefoy des Aulnais, avocat général

Monsieur le garde des Sceaux, représentant monsieur le Président de la République,

Monsieur le grand chancelier de la Légion d’honneur,

Messieurs les représentants de messieurs les présidents des Assemblées,

Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Madame,

Messieurs,

« Ceux qui écoutent », disait, il y a plus de quinze siècles, un grand et illustre Africain, « sont plus heureux que ceux qui parlent. Les premiers ont une attitude modeste ; les autres ont bien de la peine à s’empêcher d’être superbes ».

Certes, en ce jour, la tentation d’orgueil pourrait être forte à ne considérer que l’importance et la qualité de l’auditoire, dans le cérémonial de cette audience solennelle de rentrée.

Pourtant le coeur de celui qui a le redoutable honneur de prendre la parole n’est pénétré, en cet instant, que d’une profonde humilité.

Ne devons-nous pas, en effet, méditer le front bas, ces « grandes et terribles leçons » que, dans son envol, rappelait l’aigle de Meaux ?

L’une d’elles n’est-elle pas précisément l’impuissance de la science de l’homme, sur tant d’autres points victorieux, à lever le voile de l’au-delà et à percer l’opacité d’un mystère, qui jette au coeur de certains, par ailleurs résolus, le doute et l’effroi ?

Nous mesurons aussi notre faiblesse devant la grandeur des exemples de ceux des nôtres qui nous ont précédés dans l’inconnu et dont une pieuse tradition nous invite à célébrer la mémoire.

Le premier de ces grands disparus est monsieur le conseiller honoraire Rongier.

Monsieur Henri Rongier

Votre collègue était un sage.

Nommé à la Cour suprême le 17 février 1942, il ne put, par suite d’un état de santé jugé grave, prendre effectivement ses fonctions. Dès le 1er juin suivant, à l’âge de 65 ans, il obtenait sa mise à la retraite. Il retournait aussitôt aux horizons de son enfance, dans l’Ain, à Saint-Martin-du-Mont, village accroché aux premières pentes boisées du Jura. Il y retrouva l’air vivifiant des hauteurs qui lui fut si salutaire.

C’est dans ce milieu rural, aux moeurs pures, qu’il avait pris le goût du travail et de la vie simple dont il ne s’était jamais départi.

Il ne cessa de glaner les succès scolaires sur sa route, jusqu’au doctorat en droit, qu’il obtint avec les mentions « Bien » et « Très bien », après avoir été deux fois lauréat.

Après quatre années de suppléance, à Lyon, monsieur Rongier accéda au grade de juge d’instruction au tribunal de Carpentras. Il était âgé de 30 ans.

Mais on ne s’arrache pas si aisément à une terre qui vous tient à toutes les fibres du coeur, on ne quitte pas si facilement des parents qui prennent de l’âge et ont besoin de votre tendresse filiale. Six mois après, sur sa demande, monsieur Rongier est de retour : il est nommé juge à Trévoux et chargé de l’instruction.

Nous l’y voyons, comme il le sera tout au long de sa carrière : « consciencieux, uniquement préoccupé de l’accomplissement rigoureux de ses fonctions pour lesquelles il a constamment fait preuve de la plus grande clairvoyance, en même temps que d’une grande fermeté. Très exigeant pour lui-même, intelligent, avisé et sagace, d’esprit clair et méthodique ».

 

Il accéda au grade de président, à la tête du tribunal de Wassy, où, dégagé d’obligations militaires, il va vivre les années de guerre.

Pour lui aussi celles-ci compteront double car, dans ce tribunal démuni de personnel, il lui faudra se multiplier.

Mais les nécessités de faire carrière sont pressantes, au prix même de l’éloignement. Il accepte la présidence du tribunal de Saint-Brieuc, va comme conseiller à Riom, de là, président à Chalon-sur-Saône, puis est nommé, en 1932, sur sa demande, président du tribunal de Dijon, son dernier poste provincial. Il y arrive déjà chevalier de la Légion d’honneur.

Trois ans plus tard, nous le trouvons vice-président, puis, en 1940, président de chambre à la Cour d’appel de Paris, ultime étape avant la Cour suprême.

Les circonstances ne vous ont pas permis de voir siéger parmi vous cet homme de petite taille mais de grand courage, à la silhouette mince, aux yeux très bleus. Vous auriez conservé le souvenir de sa fermeté et de sa droiture, ses qualités dominantes. Plus qu’un souvenir, celles-ci sont un exemple pour son neveu, lui-même magistrat dans ce pays de l’Ain que votre collègue a tant aimé. Vous auriez pu aussi constater que la fermeté dont il savait faire preuve n’excluait jamais une grande amabilité et vous auriez goûté le charme de ce causeur agréable, ami des arts, des lettres et fervent habitué des voyages.

Les nombreux pays étrangers qu’il avait parcourus, pendant ses vacances, ne lui avaient jamais fait oublier les beautés de son pays d’origine, qu’il ne cessait d’admirer et où il repose désormais, nous laissant le souvenir de cette si digne figure de magistrat.

Monsieur Alphonse Richard

Après la physionomie de monsieur Rongier évoquée dans les lointains bleus du Jura, apparaît, dans une lumière toute différente, la personnalité de monsieur le conseiller honoraire Richard.

Citadin de naissance, devenu vieux citadin de Paris, aimant et recherchant l’atmosphère des ministères, monsieur Richard ne paraissait tant goûter que la vie intense de la capitale. Celle-ci constituait comme le soutien nécessaire à son étonnante activité qui ne parvenait pas, semble-t-il, à satisfaire son esprit aux mille facettes scintillantes.

Votre collègue avait vu le jour à Nantes, en 1872. Son père y était constructeur de navires.

Sa double ascendance bretonne et vendéenne explique, sans doute, les traits marquants de son caractère : un penchant à la méditation et au rêve et une tenace persévérance dans l’action et dans le travail.

Son enfance délicate fut entourée par les soins d’une mère à qui il vouait une véritable vénération et par l’affection presque maternelle d’une soeur. Les heures que d’autres accordent aux distractions de la jeunesse, il les consacra à la musique et plus encore à la lecture. Il se plaisait en la compagnie des classiques. Très jeune, il avait acquis une connaissance prodigieuse de l’histoire. Sa vie durant, il ne cessa d’émailler ses propos, ses notes, ses rapports de rappels du passé.

A 27 ans, il était chef du secrétariat particulier du ministre du Commerce. Il rédigea alors les premières circulaires pour l’application de la législation sur les accidents du travail.

Nommé substitut à Tours, son passage y fut marqué par des réquisitions si retentissantes qu’elles eurent les honneurs de la publication avec l’inestimable caution de la préface d’un fin connaisseur, en homme, en plume et en verbe. Celle-ci était signée : Georges Clemenceau.

Faut-il voir dans cette précieuse marque d’intérêt, l’origine de celui que le garde des Sceaux de l’époque porta au distingué substitut, qu’il appela comme chef de son secrétariat, nomma, pour ordre, procureur à Epernay, pour en faire ensuite le chef du bureau de son cabinet ? Monsieur Richard y fut considéré comme le plus précieux des collaborateurs.

Trois années de direction d’un cabinet d’instruction à Paris confirmèrent ses qualités brillantes.

Mais la vice-présidence au Tribunal de la Seine, qu’il obtint dès octobre 1918, devait être pour lui, la pierre de touche qui allait révéler la nature exacte du métal dont son âme était forgée.

C’était dans cette période trouble qui suit toujours le bouleversement provoqué par une guerre, même victorieuse.

La spéculation illicite prospère surtout en ces époques de désarroi économique.

Monsieur le président Richard fut chargé de la chambre spécialisée en cette matière. Pénétré de la nécessité absolue d’enrayer cette lèpre sociale, il voua à sa tâche toute son énergie et une sainte détermination.

Ceux qui fréquentaient alors le Palais ont, tour à tour, entendu les échos de son exemplaire répression et constaté cette sorte de zone de silence faite de crainte révérencielle qui régnait aux abords de la chambre qu’il présidait.

Dans la salle d’audience se déroulaient des débats feutrés que dominait un visage glabre, finement ciselé, adouci encore par la blancheur des cheveux et éclairé d’un regard à la fois interrogateur et aigu. Le ton était uni, le geste mesuré. Mais si le coupable manifestait une mauvaise foi trop évidente, la physionomie étonnamment mobile du président s’animait soudain, l’index menaçant pointait vers le ciel, comme pour en appeler à quelque divinité vengeresse et la voix prenait une ampleur inattendue de la part d’un homme à la silhouette plutôt frêle. La sanction qui suivait savait être implacable.

Pour monsieur le président Richard, en effet, la justice passait avant tout. On l’avait bien vu lorsque, quelques années auparavant, il avait été victime, avec deux de ses collègues, d’une tentative d’assassinat, de la part d’un anarchiste qui tira sur le Tribunal trois coups de revolver. Ce jour-là, comme certaine séance fameuse lors d’un attentat criminel dans une autre enceinte, l’audience continua.

Mais la plus séduisante révélation que valait la fréquentation de votre collègue, était l’étendue difficilement imaginable de son érudition. Les sujets les plus divers trouvaient immédiatement écho en lui et lui donnaient l’occasion de développements d’une incomparable richesse et d’une étonnante variété.

Aussi est-ce à lui, alors qu’il était vice-président de chambre à la Cour d’appel de Paris, que ses chefs confièrent la charge de prononcer le discours, lors de l’audience solennelle du 2 octobre 1931.

Monsieur le président Richard dut être flatté de sa désignation pour cette circonstance très particulière. C’était le premier discours de rentrée, depuis le décret du 10 juillet 1903, qui avait supprimé cet usage existant déjà pour les Parlements depuis 1369. Aussi la cérémonie fut-elle revêtue d’un éclat exceptionnel.

Votre collègue y fit montre de ses connaissances éclectiques dont l’éventail chatoyant était si largement ouvert.

L’incommensurable volume de son savoir, la souplesse de son intelligence, son amour du travail, son besoin d’action et son dévouement firent de lui un collaborateur des plus répandus dans les branches les plus diverses de la vie intellectuelle de son temps.

N’ai-je pas dénombré plus d’une trentaine de ces activités depuis le rôle de conseiller technique de grandes administrations ou de groupements, jusqu’à des présidences d’importants organismes, en passant par de multiples commissions.

Le plus beau fleuron de cette imposante couronne était, sans doute, aux yeux de votre collègue, le rôle qu’il a tenu, pendant 25 ans, de conseiller juridique de l’Académie nationale de Médecine.

Et je passe sous silence ses collaborations à de nombreuses publications, sans parler de la préparation d’un projet de loi de conception originale sur la restauration de la Cour des Monnaies et de la Cour des Aides, pour les questions contentieuses relatives aux ententes économiques.

Ces multiples occupations extra judiciaires ne ralentirent en rien, semble-t-il, son ardeur lorsqu’il fut nommé, en 1936, conseiller à la Cour de cassation, où il reçut, peu après, la croix de commandeur de la Légion d’honneur. Il fut affecté à votre chambre des requêtes où il ne ménagea pas ses efforts. Je n’en veux pour preuve que la lettre toute empreinte de tristesse et d’affection que lui écrivait son chef, l’éminent président de chambre, monsieur Pilon, lorsque, le 19 novembre 1940, monsieur le conseiller Richard fut admis prématurément à faire valoir ses droits à la retraite et nommé conseiller honoraire.

Il ne put se résoudre à rester ainsi éloigné de votre Compagnie. Dès la Libération, il obtint d’être nommé membre de votre chambre criminelle provisoire. Mais celle-ci n’eut qu’une durée des plus éphémères.

Quelques mois plus tard, il eut la satisfaction profonde d’être rappelé à l’activité, à titre temporaire. Affecté à votre chambre sociale, il y occupa même le rang de vice-doyen. Un an s’était à peine écoulé que l’obligation d’économies supprima les fonctions des magistrats en surnombre et le rendit définitivement à la retraite.

Il put alors s’adonner complètement aux occupations qui l’avaient toujours captivé. Il y ajouta même celle de commissaire du Gouvernement près la Commission nationale d’épuration interprofessionnelle.

Mais ces hautes fonctions ne lui avaient pas fait oublier les drames de l’enfance sur lesquels il s’était penché de tout temps : enfance moralement abandonnée, enfance traduite en justice.

Et les épreuves que lui avait apportées la dernière guerre lui furent une occasion de se dévouer encore. Des membres de sa famille, parmi lesquels sa soeur, étaient morts pour la France, victimes d’un bombardement à Nantes. Il a, en souvenir de ce deuil cruel, fondé en cette ville, un foyer où sont reçus les étudiants en médecine et en pharmacie.

Et, geste ultime, il a légué sa propriété à des oeuvres de charité.

Sa retraite, comme toute sa vie, fut, on le voit, bien remplie.

Il habitait ce quartier du Luxembourg où son âme d’éternel étudiant entretenait sa fraîcheur et où il retrouvait l’atmosphère studieuse qui avait été son seul élément.

Nous ne le verrons plus, allant par les rues, de son pas menu, ralenti par l’âge.

Le 25 juillet 1956, à Nantes même, votre collègue s’est éteint rapidement et presque sans souffrance, ayant, eu jusqu’à la fin le réconfort de l’affection d’une nièce qu’il chérissait comme une fille.

Nous garderons 1a mémoire de ce magistrat de haute vertu qui, jusqu’à, son dernier souffle, n’a cessé de brûler d’un feu sacré pour la Justice, la Morale et le Bien.

Monsieur Charles Gallut

Vous devinerez facilement l’émotion qui m’étreint et vous m’excuserez de la laisser apparaître, en vous parlant de monsieur le conseiller Gallut, si je vous dis qu’il fut mon chef.

L’homme était si bienveillant, si compréhensif, si attentif à tout, que l’on ne pouvait tarder à devenir son ami.

Je le reverrai toujours lorsqu’aux heures lourdes de l’Occupation, j’arrivai de province et me présentai à lui, au Parquet de la Seine. L’accueil était sans détour. Dès l’entrée, son regard pénétrant vous enveloppait tout entier, pour s’éclairer aussitôt d’un bon sourire qui donnait à sa physionomie expressive un air d’optimisme réconfortant.

Il dirigeait alors et avec quelle maîtrise un des plus lourds services : la cinquième section, chargée de la répression notamment des escroqueries et abus de confiance.

Monsieur le substitut Gallut excellait dans ce rôle délicat, grâce à la vivacité et à la finesse de son intelligence, à son esprit de décision secondé par un jugement sûr.

L’un des reliefs de son caractère était, outre une parfaite droiture, une grande pondération, conquise sur un tempérament naturellement vif qu’il avait su dompter.

Il était né en 1893, sons le ciel de Barbezieux. Il avait passé son enfance et connu la joie et la douceur de vivre, dans cet aimable pays de Saintonge où il aimait tant à se retremper.

Mais ses études étaient, à peine achevées que des bruits sourds parvenaient des forêts profondes d’outre-Rhin. La classe 1913, la sienne, était appelée. Et quelques mois plus tard, ce fut le brusque coup de tonnerre qui vint réveiller l’Europe.

Le caporal d’infanterie Charles Gallut, appartenant aux troupes de couverture, supporta le premier choc. Puis les larmes aux yeux, il reçut dans un village de Belgique, l’ordre de retraite. I1 en éprouva alors, disait-il, une de ses plus grandes tristesses.

II ne savait pas que, quinze années plus tard, dans ce même lieu, la plus grande joie lui serait réservée. C’est là que, par suite d’une coïncidence unique peut-être, il rencontrera celle qui devait devenir, pour toujours, sa fidèle compagne.

Pourtant si, devant le recul de nos troupes, son coeur est plein d’amertume, il reste sûr de la victoire. Mais celle-ci est exigeante, il la lui faudra payer de sa souffrance et de son sang.

Ce sera d’abord la traîtrise des gaz, au Labyrinthe. Certes, l’atteinte parait légère, mais le mal, qui passe d’abord presque inaperçu, n’en continuera pas moins, tout au long des années, sa marche insidieuse et fatale.

Ce sera ensuite, au cours d’un assaut dans la région d’Arras, l’atroce supplice de l’attente pendant treize heures sur le champ de bataille, le pied broyé, puis le calvaire d’un retour heurté à chacun des pas de l’aumônier, qui le traîne plus qu’il ne le porte.

Une citation à l’ordre de la division vint consacrer sa courageuse attitude au combat.

Sa guérison ne fut jamais complète. Mais il aimait à rappeler sa fierté d’avoir versé son sang pour la patrie, lui petit-fils d’un capitaine de hussards du Second Empire qui s’était couvert de gloire pendant la campagne d’Italie et avait, à Solférino, reçu la même blessure que la sienne. Leur ressemblance physique était, paraît-il, frappante : même haute taille et même fière allure. Aussi, lorsqu’il fut promu, votre collègue portait-il, avec un légitime orgueil, la croix d’officier de la Légion d’honneur de son aïeul.

C’est avec l’auréole du combattant que monsieur Charles Gallut entra dans la magistrature en 1925.

Les débuts de sa brillante carrière se situèrent dans l’Est. Sa réussite fut telle qu’il lui fut offert le poste de substitut à Bordeaux, d’où il vint à Paris.

A peine est-il nommé substitut général à la Cour d’appel qu’intervient la libération de la capitale. La France se réorganise. Il faut des chefs. Tout naturellement il est fait appel à lui et, sans qu’il l’ait sollicité, ni même peut-être souhaité, il est nommé procureur général à Aix-en-Provence.

Il part le 26 octobre 1944, avec monsieur Rouge, promu premier président et qui devait devenir, par la suite, votre collègue. Les deux nouveaux chefs trouvent leur ressort en pleine effervescence.

Monsieur Gallut fait immédiatement face à cette situation difficile avec une activité et une autorité dignes des plus grands éloges. La création et le fonctionnement des Cours de justice sont les plus urgents de ses soucis. Se rendant à chacun des sièges de ces juridictions, par sa présence et par son intervention personnelle, il rassure très vite une opinion publique facile à s’émouvoir et ramène le calme dans ce vaste ressort où la population énervée par les événements menaçait de châtier elle-même les coupables. Ce n’est pas le moindre des mérites de monsieur le procureur général Gallut d’avoir ainsi contribué, en ces temps troublés, à conserver à la justice son vrai visage.

Mais, est-ce l’effet de la dégradation lente des gaz toxiques de la grande guerre ? Contre toute attente, il supporte mal ce climat pour tant d’autres bénéfique. Des complications pulmonaires, fort heureusement passagères, lui laissent néanmoins un essoufflement dont seul, prétendait-il, mi-sérieusement, mi-plaisantant, l’air de Paris pouvait le guérir.

Le mieux qu’il ressentit effectivement à vivre dans la capitale, lorsqu’en 1950, il fut nommé parmi vous, parut justifier cette boutade. Ce fut pour lui de courtes années de bonheur mais de travail acharné aussi.

Les innombrables affaires de votre chambre sociale alimentaient sans répit son inlassable activité. Rapidement certes, il était arrivé à dominer ces matières nouvelles et à être un des rapporteurs les plus écoutés. Mais au prétexte du mieux trompeur qu’il prétendait ressentir, poussé par un zèle scrupuleux, il décida, tâche quasi surhumaine, de mettre à jour tous ses dossiers et d’y consacrer ses vacances. Il ne devait jamais se remettre complètement de cet effort.

Cependant, malgré son extrême fatigue, ce n’est qu’après avoir soutenu son dernier rapport à la dernière audience de juillet, qu’il consentit à prendre du repos et à se rendre à Luchac, au coeur de ses Charentes, non loin de Barbezieux.

Pour la première fois, l’air du pays natal n’apporta pas le mieux qu’il en escomptait. Son état même s’aggrava.

Avec une étonnante prémonition, il entrevit sa fin prochaine. Dans sa chambre où il sentait rôder la mort, dans cette atmosphère un peu lourde, sous l’éclairage tamisé de cet après-midi de septembre, avec un calme et un courage admirables, il dicta à sa femme ses dernières volontés.

Dans sa voix, pas le moindre frémissement. Dans son âme, pas le moindre doute. Pour lui, c’est la certitude, c’est déjà la sérénité, dans la Lumière.

Le soir même, sans souffrance, il s’endormit comme de coutume, mais pour ne plus se réveiller. C’est à l’aube de ce dimanche 2 septembre 1956, que cessa de battre ce coeur sans reproche, privé du dernier rayon de soleil que lui aurait apporté, quelques jours plus tard, le succès de son fils aîné reçu au concours et admis parmi nous.

L’exemple d’un tel détachement, d’une telle grandeur devant la mort ne sera pas perdu. Est-il fin plus édifiante, plus douce aussi, que celle qui, comme la sienne, a été longuement et pieusement préparée ?

Nous ne pouvons cacher notre grande tristesse qui, de longtemps, ne saurait se dissiper.

Que la profonde commisération de la Cour tout entière soit pour madame Gallut et ses enfants de quelque apaisement à leur inconsolable douleur.

Monsieur Alexandre Reulos

Quatre jours seulement après la mort de monsieur le conseiller Gallut, votre Compagnie était de nouveau endeuillée.

Monsieur le conseiller honoraire Reulos disparaissait à l’âge de 81 ans.

Il emportait avec lui nos regrets. Nous nous inclinons devant le chagrin de ses proches, dont son fils, magistrat à la Chancellerie, à qui la voie a été, par son père, si magnifiquement tracée.

Monsieur Reulos était un grand laborieux.

C’est dans cette vertu et aussi dans ses éminentes qualités, qu’il faut voir le secret d’une carrière harmonieuse et d’une réussite si complète.

Votre collègue avait fait son entrée dans la magistrature en 1900, sous les plus heureux auspices.

Après deux années de stage comme attaché à la Cour de Paris, les tribunaux de Fontainebleau, Pontoise, Versailles virent ses débuts comme juge suppléant puis, de nouveau, Pontoise comme substitut. Il s’imposa immédiatement tant dans l’administration du Parquet que dans le service des audiences, aux Assises où il était apprécié et écouté par le jury et au civil où « ses conclusions plusieurs fois citées dans nos journaux juridiques, étaient des oeuvres de clarté, de logique où brillait une science profonde du droit ».

 

Dès 1909, il accéda au poste envié de secrétaire en chef du Parquet de la Seine. Il faut y faire preuve, en plus d’un esprit d’ordre et de méthode, d’un sens aigu des réalités, de la fine perception des choses, d’un dévouement absolu à son chef. Monsieur Reulos, comblé des dons de la nature, répondait exactement à de telles exigences.

Ne voulant pas se priver de cet incomparable collaborateur, le chef du Parquet, l’ayant pris en intérêt puis en affection, l’entraîna à sa suite. La première étape fut la présidence du Tribunal de la Seine. Monsieur Reulos fut nommé au poste nouvellement créé de secrétaire général de la présidence. Il y révéla un merveilleux talent d’organisation et toute sa puissance et son inépuisable force de travail.

Nous devons à monsieur Reulos, comme résultat de son expérience et à la suite d’études approfondies, un important ouvrage, intitulé : « Le Manuel des séquestres » que monsieur le doyen Lyon-Caen crut devoir présenter d’office à l’Académie des Sciences morales et politiques et qui fut fort apprécié du monde judiciaire.

L’accession de son chef à la tête de la Cour de Paris conduisit monsieur Reulos au secrétariat général de la première présidence d’où il fut nommé juge à la Seine.

Après son passage remarqué à la Cour d’appel, il vous arriva en 1935 dans la plénitude de ses moyens, avec sa lucidité, son important bagage de connaissances et, selon l’expression d’un autre Normand comme lui, avec « cette figure attentive de bon géant, au regard énergique et un peu méfiant ». Pendant dix années, comme conseiller à votre chambre criminelle, il va oeuvrer de toutes ses forces, de tout son coeur.

Malgré les occupations harassantes de sa vie professionnelle, il fit paraître de nombreuses études juridiques, notamment en matière d’accidents du travail, d’associations, de jeux de hasard, de loyers, de propriété commerciale et même de procédure criminelle anglaise.

Le 19 septembre 1945, à l’heure de la retraite, il vous quittait avec l’honorariat et la croix d’officier de la Légion d’honneur. Aussitôt, il regagnait sa province d’origine.

Descendant d’une vieille lignée d’envahisseurs nordiques qui avait essaimé à l’extrême limite de la Normandie, près de la frontière bretonne, votre collègue avait vu le jour à Pontorson.

Enfant du bocage, il avait trois ans lorsque sa famille vint se fixer sur le roc Granvillais après la traversée de l’Avranchin, en diligence.

C’est dans « l’Athènes Normande » qu’il acheva ses humanités et qu’il entreprit ses études de droit au cours desquelles il fut cinq fois lauréat. Une thèse, sur « le rôle du président aux débats de la Cour d’assises » couronna son doctorat avec la mention « Très bien ».

Ces années de jeunesse l’avaient profondément marqué. Il ne cessa de s’intéresser à sa petite patrie et à la vie des associations normandes. Il est l’auteur de multiples publications historiques sur la Normandie et l’Avranchin entre autres, d’une étude sur la vie à Granville aux XVIIIème et XIXème siècles et de deux volumes intitulés : « Coins de l’Avranchin » et « La Rocque de Granville », ouvrages de luxe rares, recherchés des bibliophiles et dont il avait contrôlé lui-même la composition et la mise en page. Le second lui valut d’ailleurs une médaille de l’Académie française.

S’il aimait sa Normandie, c’était Granville qui lui tenait particulièrement à coeur.

Ainsi que je lai lu d’autre part « si sa petite enfance avait grandi à l’ombre du Mont Saint-Michel, il n’avait pas tardé à abriter ses rêves dans un nid de corsaires granvillais… logis bicentenaire campé sur le roc et battu par les flots ». Il était extrêmement attaché à cet hôtel du Cap Lihou, vieille demeure au somptueux escalier de granit, aux pièces ornées de chaudes boiseries Louis XV, aux parquets enrichis de marquetterie.

Il l’avait orné de gravures d’intérêt local et de livres précieux.

Sa porte était ouverte à tous et nombreux sont ceux qui gardent le souvenir du judicieux conseil, du soutien, du mot de consolation qu’il ne refusait jamais de donner.

Pour lui, Granville c’était aussi, c’était surtout le grand large. Il avait vraiment, suivant sa propre expression, l’eau de mer dans le sang.

Ses amis en le voyant debout, devant eux, l’imaginaient « volontiers casque en tête et lance au poing à la proue d’un drakkar ».

 

Il aimait à se promener au soleil couchant et à entendre, dans le vent, le cri rouillé des goélands.

Et tandis que sa haute et large stature se découpait sur le ciel en feu, ce pur Viking contemplait longuement la mer et, de ses yeux perçants aux reflets changeants comme elle, scrutait l’horizon, comme pour y voir surgir, sveltes et conquérantes, les barques rapides de ses aïeux.

Longtemps encore l’image de ce prestigieux magistrat continuera de hanter ces rivages et son souvenir d’habiter nos coeurs.

Monsieur Charles Hamel

L’année 1956 ne devait pas finir sans que, de nouveau, le glas sonnât pour votre Compagnie.

Quelle surprise et quelle tristesse lorsque nous apprîmes que monsieur le conseiller honoraire Hamel venait brusquement d’être enlevé à l’affection des siens, le 3 décembre dernier.

Quelques jours auparavant, il était encore venu, comme il l’aimait tant, revoir ses collègues et nous avions longuement devisé avec lui. Il était alerte, comme à son habitude et rien ne laissait prévoir le drame tout proche. Il avait conservé sa bonne mine et sa jeunesse d’allure.

Cette dernière évoquait un peu celle d’un soldat. Il en avait la taille droite, la démarche décidée, la parole directe, le geste net. L’abord était rendu facile par la bonté du regard et réchauffé par la sonorité profonde d’une voix aux agréables inflexions.

Mais il n’avait pas que l’attitude d’un chef, il en avait l’âme.

Si celle-ci est un don de la nature, ce sont souvent les circonstances qui permettent de la révéler.

C’est en avril 1915, en Belgique, que cette conjoncture se réalisa pour le sous-lieutenant d’infanterie Hamel, promu depuis peu officier sur le champ de bataille.

Malgré plusieurs échecs antérieurs chèrement payés, il entreprit de nouveau, avec sa section et de nuit, une attaque des tranchées ennemies : s’élançant à la tête de ses hommes, il fut grièvement blessé.

La Légion d’honneur et la Croix de guerre avec une citation à l’ordre de l’Armée vinrent récompenser cet acte d’héroïsme.

Devenu inapte au combat et rendu à la vie civile, il put revoir Saint-Jean-d’Angely où il était né et où il retrouvait tous ses souvenirs d’enfance. C’est là qu’il avait eu le prix d’honneur du collège local et qu’il avait tout d’abord cherché à s’orienter vers l’Enseignement. Mais, sur un secret appel, ayant opté pour le Droit, c’est encore dans son pays natal qu’il revêtit, pour la première fois, la robe d’avocat, après son doctorat, avant de poursuivre son stage au Barreau et au Parquet général de la Cour d’appel de Poitiers.

Puis nous, le voyons, non sans surprise, après sa réussite à l’examen de la magistrature, refuser d’être nommé attaché titulaire à la Chancellerie. Ce fut sur le charme du pays angevin que monsieur Hamel jeta son dévolu et à Angers même qu’il fit ses premières armes, en qualité de juge suppléant. Il s’y révéla un excellent magistrat.

La région de Saumur, où il ne comptait que des amis, le retint comme substitut ; puis comme procureur. Mais après vingt ans de vie provinciale, il consentit à la quitter pour Paris.

Pendant plusieurs années, détaché à la Chancellerie, il fit apprécier au bureau du Sceau, dans le contrôle des affaires de naturalisations, « sa haute valeur morale, son labeur quotidien considérable et son zèle qui ne s’est jamais démenti ».

 

De même, sa réussite fut parfaite comme substitut au Parquet de la Seine.

Mais, attiré par le Siège, à peine accéda-t-il au poste de substitut général, que monsieur Hamel se fit nommer conseiller à la Cour de Paris.

A ses nouvelles fonctions, qu’il remplira avec aisance. comme à celles de président de chambre chargé des affaires les plus difficiles, s’ajouteront des tâches délicates, telles que le rôle de surarbitre en matière de conflits du travail, vice-président du Comité de libération conditionnelle, juge, puis président du Tribunal militaire de cassation.

Nommé le 26 octobre 1945 à votre Cour, il fut affecté à votre chambre sociale où sa science juridique et la sagesse de ses avis lui avaient conféré une place de premier plan.

En 1946, on fit appel à lui pour remplir les fonctions de commissaire du Gouvernement près la Commission interprofessionnelle d’épuration des entreprises. C’est grâce à l’activité, à la pondération, à l’expérience et aux talents d’administrateur de votre collègue, que cet organisme a pu remplir, au mieux, la mission qui lui était confiée.

Le dévouement qu’il manifesta à la chose publique, dans ses diverses fonctions, lui avait valu la croix d’officier de la Légion d’honneur dès 1948.

Il avait pris sa retraite, avec l’honorariat, le 3 juillet 1953.

Est-ce violer un secret que de révéler qu’en novembre 1956, il était proposé, dans les termes les plus élogieux. pour le grade de commandeur de la Légion d’honneur. Mais la brusque fin de votre collègue ne permit pas à cette flatteuse proposition de se réaliser.

Atteint d’une mauvaise grippe, assisté de son admirable compagne et de son fils, savant renommé dans les Sciences naturelles et dont le foyer orné d’enfants était sa plus grande joie, il est mort, soutenu par sa grande foi religieuse, silencieux et plein de résignation.

Nous nous faisons l’interprète de la Cour assemblée et émue pour adresser à madame Hamel et aux siens l’expression de notre sincère et profonde affliction.

Monsieur Emile Laurent

Parmi vos collègues disparus, il en est un qui avait voulu vivre et mourir debout, professionnellement s’entend. Il s’agit de monsieur Emile Laurens.

Ayant toujours appartenu au Parquet, il reçut l’honorariat comme avocat général, en vous quittant le 30 juillet 1951, avec la croix d’officier de la Légion d’honneur.

Votre collègue paraissait prédestiné à ses fonctions.

Déjà pendant quatorze ans, sa robe d’avocat et de bâtonnier au barreau d’Apt, s’était dressée dans les prétoires où son talent était reconnu.

La guerre même avait donné au lieutenant d’Infanterie Laurens, frappé d’invalidité après de durs combats en Woëvre, l’occasion de se préparer à la carrière judiciaire, par suite de son affectation comme lieutenant substitut près d’un Conseil de guerre, où il fut chargé d’affaires délicates et de très haute importance.

Sa formation était vraiment complète puisqu’il était déjà titulaire de l’examen de premier clerc de notaire et du doctorat en droit, couronné par une thèse sur « Louis Blanc et le régime social du travail », dédiée à ce grand homme, proche parent de notre collègue.

Ainsi préparé, il fut à la hauteur de sa tâche lorsqu’en 1919, à 38 ans, il entra dans la magistrature comme procureur, à Mauriac.

Il s’adapta immédiatement à ses nouvelles fonctions et fut déjà très apprécié lorsqu’il arriva ensuite comme substitut général à Riom.

Aussi supporta-t-il avec succès l’épreuve que constitue le Parquet de la Seine où, pendant huit années, il enrichit encore ses connaissances et assouplit son talent.

Ses chefs purent relever son esprit très méthodique, sa pondération et sa culture juridique très étendue.

Il fit montre des mêmes qualités comme substitut général, à la tête de la section criminelle.

Mais c’est comme avocat général près la Cour de Paris qu’il eut déjà, et à diverses reprises avant d’être des vôtres, l’occasion de donner toute sa mesure. Dans plusieurs affaires, ses conclusions pertinentes et solidement charpentées avaient révélé la grande autorité dont il jouissait à la Cour d’appel.

Ses chefs, en effet, ont cité en exemple une instance dans laquelle les parties en cause, après l’avoir entendu, s’étaient conciliées sur la base de ses réquisitions. A lui seul, il les avait convaincues par la force de son raisonnement. Peut-on mériter un plus bel éloge ?

En une autre circonstance, monsieur Laurens avait eu le mérite de faire preuve de la conception souveraine qu’il avait de son rôle et de son indépendance. C’était sous l’Occupation. Il avait eu à prendre des réquisitions devant la Cour de Paris, dans une affaire importante et particulièrement délicate. Elle visait une société de nationalité britannique. Il importait, pour l’interprétation d’une convention franco-anglaise, de dire si la France était ou non en état de guerre avec la Grande-Bretagne. Monsieur Laurens, en des conclusions fortement motivées, avait formellement conclu dans le sens de la négative. Ses réquisitions guettées de toute évidence par l’occupant, valurent au courageux avocat général une plainte à la Chancellerie de la part d’une organisation qui osait se dire française. Cette dénonciation repoussée du pied, n’eut pas d’autre suite et monsieur Laurens eut la satisfaction de voir sou avis adopté par la Cour, en une décision rendue par le regretté président Saussier qui devait aussi devenir des vôtres.

Point n’est besoin d’insister, auprès de ceux qui l’ont connu, sur l’extrême conscience et la hauteur de vues avec lesquelles monsieur Laurens a, depuis septembre 1944, occupé le siège du ministère public à votre chambre criminelle.

Si ses conclusions étaient toujours si complètes, si judicieuses, si convaincantes, en une forme directe et sans apprêt, c’est, comme il me l’a été rapporté, qu’elles étaient longuement préparées par cet infatigable travailleur possédant une culture générale et juridique des plus étendues.

Chez lui, l’homme valait le magistrat.

Né à Barrême, dans les Basses-Alpes, il avait pris le goût de la vie studieuse dans le silence et la fraîche pénombre de l’étude notariale de son père, premier magistrat de cette commune.

Il émanait de votre collègue je ne sais quelle force tranquille, qu’il puisait sans doute dans son origine terrienne, dans de solides convictions religieuses aussi.

Sa taille était trapue. Ses yeux clairs au regard droit jetaient leur éclat de loyauté sur son masque énergique. Son large front orné de cheveux blancs y ajoutait sa lumière.

Son coeur, comme son esprit, avait été charmé par l’harmonie de la langue des félibres qu’il parlait couramment. La poésie et la musique du génie provençal l’avaient marqué de leur chaude empreinte.

Monsieur Laurens était profondément attaché à son pays. Ayant eu la tristesse de voir à Gordes, sa demeure familiale, pourtant bien assise sur le roc, détruite en 1944 par l’ennemi, il avait reporté toute son attention et tous ses soins sur sa propriété de Saint-Didier, à quelques lieues de là. Il y venait chaque fois qu’il s’échappait de son coquet appartement parisien.

Il était en Provence lorsqu’en janvier dernier, il fut pris du malaise qui devait l’emporter.

Il m’a été donné de voir de quelle touchante piété, de quelle émouvante ferveur, madame Laurens et son fils entretenaient sa mémoire.

A leur grand chagrin, nous joignons nos plus profonds regrets et conserverons toujours le souvenir de ce grand magistrat qui a tant honoré ses fonctions.

Monsieur Ambroise Guérin

Il est des natures humaines dont le cristal, dès qu’on l’effleure, rend de claires résonnances.

Monsieur le conseiller honoraire Guérin était une de ces natures d’élite.

Votre collègue commandait la sympathie.

La carrière d’un père, professeur d’Université, lui valut de naître à Ajaccio, le 29 mai 1875, dans cette Ile de Beauté dont sa mère était originaire.

Monsieur Guérin trouva dans l’exemple paternel le goût des études et de la culture de l’esprit.

Licencié ès lettres et spécialisé en philosophie, pour laquelle il gardera toute sa vie une dilection marquée, il découvrit dans le droit d’autres perspectives et d’autres disciplines de pensée.

Sa formation intellectuelle, ses mérites et sa valeur ne manquèrent pas d’attirer l’attention sur lui. En 1905, le ministre des Colonies l’attacha à son cabinet, puis le nomma comme magistrat au Congo.

Après quelques mois passés en Afrique, monsieur Guérin, dont la jeune femme n’avait pu supporter le climat, obtint sa nomination au tribunal de Dole.

Pour l’avoir vécue moi-même, près de vingt ans plus tard, j’imagine facilement l’arrivée du nouveau substitut dans cette ancienne capitale, toute marquée d’art espagnol, sentinelle du Comtois tournée vers la Bourgogne et dominée de son imposant beffroi.

Monsieur Guérin a connu ces maisons plusieurs fois séculaires, aux fenêtres barrées de ferronneries galbées et la succession de vieux toits dévalant jusqu’au Doubs qui coule au pied de la ville. Il a travaillé dans ce Palais de justice, goûté le calme et le silence du cloître de cet ancien couvent des Cordeliers, dont les grilles artistement ouvragées se profilent sur le fond de la cour intérieure.

Trois années l’ont retenu dans ce cadre attachant, avec un chef qui avait aussitôt mesuré la valeur si remarquable de son substitut.

Les années passent.

Des enfants apportent leur joie au foyer de votre collègue et font que celui-ci, appartenant à la réserve de l’armée territoriale, est maintenu à son poste lorsque la guerre éclate.

Cette situation qu’il estime privilégiée n’est pas pour le satisfaire. Cependant la démarche personnelle qu’il fait à l’état-major de sa région pour prendre du service reste sans effet.

Bientôt l’occasion lui est donnée de remplir pleinement son devoir. Il est, en effet, nommé procureur à Châlons-sur-Marne. La ville est soumise aux bombardements de l’ennemi. C’est dans un Palais de justice éventré et dans des conditions périlleuses que monsieur Guérin assura son service. Les chefs de la Cour d’appel ont noté que par son attitude calme et courageuse, il avait contribué à maintenir le moral de la population.

Un passage de quelques mois à la Chancellerie comme chef du bureau du Sceau, précéda son arrivée comme juge d’instruction à Paris, où « il dirigea avec compétence et sagacité d’importantes et délicates informations ».

 

Tour à tour vice-président au Tribunal de la Seine, conseiller, vice-président puis président de chambre à la Cour d’appel, il occupa tous ces postes, avec « autant de distinction que d’autorité ».

Le 4 février 1938, il accédait à la Cour suprême. Affecté à la chambre civile, il se vit confier plus particulièrement l’étude des affaires d’expropriation. Il sut bientôt s’y imposer par sa droiture et par cette mesure, cette gentillesse dont il avait le secret. Bien que nouveau venu, il prenait utilement part aux délibérés au cours desquels son intervention était des plus appréciées.

La retraite qui survint avec l’octroi de l’honorariat en mai 1946, ne ralentit pas l’activité de cette nature ardente et généreuse.

Les expériences de la vie l’avaient confirmé dans cette conviction que la solidarité humaine est une source inépuisable de bienfaits.

Entouré d’autres apôtres de cette noble cause, monsieur le conseiller honoraire Guérin fut, peut-on dire, le promoteur, avant de devenir le président de cette oeuvre admirable que constitue notre actuelle Société Mutualiste du ministère de la Justice, à laquelle il donna le meilleur de lui-même.

Grâce à lui, une maison d’accueil et de retraite, « La Blairie », fut fondée dans le Saumurois où, dans la douceur de ce jardin de la France, le repos peut être goûté et où certaines fins de vie par trop solitaires sont assurées de trouver un toit et une sollicitude toujours secourable.

Si les aspirations de son coeur avaient trouvé dans cette réalisation leur pleine satisfaction, son esprit ne pouvait, par ailleurs, renoncer aux disciplines du droit dont il s’était si longtemps nourri.

Monsieur Guérin se vit confier la présidence de la Cour de révision de la Principauté de Monaco. Il pouvait ainsi continuer à se livrer aux spéculations de droit pur et avoir la satisfaction de voir s’appliquer notre conception et nos principes juridiques dans cet Etat ami.

La croix de commandeur de l’ordre de Saint-Charles de Monaco vint récompenser son activité dans ce domaine.

Il fut en outre, appelé à une présidence à la Commission nationale des dommages de guerre. Et en reconnaissance des éminents services rendus, monsieur le conseiller honoraire Guérin fut promu au grade de commandeur de la Légion d’honneur, le 2 septembre 1953.

Mais ses activités diverses et si absorbantes ne l’avaient jamais empêché de goûter intensément les joies de la famille.

Aussi combien fut cruelle l’épreuve qui lui fut réservée de voir disparaître, à l’âge de 29 ans, le plus jeune de ses trois fils. Pendant les dix années que votre collègue lui survécut, jamais un seul jour le souvenir du disparu ne quitta sa mémoire.

Par contre, quelle douce émotion, quelle fierté aussi lorsqu’il épingla lui-même la croix de chevalier de la Légion d’honneur sur la poitrine d’un autre de ses fils, à qui il avait donné le goût du droit et qu’il avait guidé de ses sages conseils dans ses débuts au Barreau.

Presque un an, jour pour jour, après cette touchante cérémonie, monsieur le conseiller honoraire Guérin fut enlevé à l’affection des siens. La Cour et de nombreux amis partagent leur profonde tristesse.

Votre collègue repose auprès de son fils bien-aimé, comme il l’avait souhaité.

Ayons une pensée de déférence et de gratitude pour cet éminent magistrat, ce grand homme de bien.

Monsieur Louis Zambeaux

Il est en votre Compagnie une tradition respectable et strictement observée qui, entre collègues d’un même grade, donne la préséance à l’ancienneté.

Si cette règle m’avait été imposée, au lieu de suivre l’ordre chronologique de nos deuils, j’aurais dû, sans conteste, donner la première place à monsieur le conseiller honoraire Louis Zambeaux.

Né en 1861, arrivé parmi vous en 1925, il avait quitté votre Cour le 25 septembre 1936, à l’âge de la retraite, commandeur de la Légion d’honneur et accompagné de l’estime de ses chefs et de ses collègues.

Sa souche paternelle était lorraine. On en trouve la trace, dès la fin du XVIIème siècle, dans une commune de la Meuse. Mais peu avant la Révolution, son bisaïeul vint se fixer à Tarbes. C’est ainsi que monsieur Louis Zambeaux vit le jour sur les bords de l’Adour, dans cette ancienne Bigorra conquise par les Romains. Son père, qui exploitait un florissant négoce, fut juge consulaire et administrateur de la Banque de France.

Le sang méridional de sa mère avait apporté à votre collègue la facilité et l’élégance de la parole, la chaleur de la voix, la vigueur et la couleur de l’expression.

C’était un orateur né.

J’ai trouvé de la main d’un de ses présidents d’assises, l’appréciation suivante qui, pour être ramassée, n’en est que plus saisissante : « Remarquable talent de parole. Clair, bref, précis, rapide, langue correcte dans le ton voulu. Qualité dominante : il plaît ».

N’est-ce pas, en effet, le propre de l’orateur, que de toucher les coeurs ?

Un autre de ses chefs ajoutait : « Quoique d’un caractère vif et ardent, il est sage et pondéré et ne commettra jamais une imprudence ».

 

Ne trouvons-nous pas dans l’équilibre de cette dernière appréciation l’expression même de la double origine de monsieur Louis Zambeaux ? Lorsqu’il croise le fer à l’audience, les éclairs de son épée sont dignes des d’Artagnan, la trempe de sa lame, des coulées de l’Est.

Si nous ajoutons la culture littéraire exceptionnelle de votre collègue, sa loyauté absolue et une grande fermeté d’âme, qui s’allient en lui à un esprit vif et pénétrant, sa connaissance parfaite de l’administration des parquets et sa grande sûreté de jugement, nous reconnaîtrons que nous sommes en présence d’un magistrat hors de pair dont les mérites ont été justement consacrés par une si belle carrière.

Citons-en les traits les plus marquants. A 39 ans, il était avocat général à Bordeaux où son talent était des plus appréciés.

Son succès fut si complet qu’après avoir été promu chef du Parquet de Nice, il revint clans la grande cité girondine en qualité de procureur, le 22 mai 1919. Pendant trois années, il dirigea son important Parquet, dans des conditions souvent difficiles et avec l’autorité brillante qu’il avait déjà manifestée dans son poste précédent.

L’Alsace et la Lorraine nous avaient été rendues et l’administration française y avait été mise en place, après 47 ans d’une si pénible éviction.

Lorsqu’il eut besoin d’un haut magistrat pour remplacer le chef du Parquet général nommé en avancement, le garde des Sceaux pensa à utiliser une si grande compétence et l’indiqua au commissaire général de la République à Strasbourg dans les termes les plus élogieux.

Aussi quelle fierté a dû gonfler le coeur du Français et du magistrat lorsque votre collègue arriva à Colmar comme procureur général.

Il y fut le grand chef que le garde des Sceaux avait discerné eu lui, comme il fut, plus tard, le grand magistrat qui honora la Cour suprême.

Pour s’en persuader, il suffit de se reporter aux notes tout particulièrement élogieuses données sur votre collègue par les chefs de votre Cour en le proposant pour la croix de commandeur de la Légion d’honneur, à l’approche de sa retraite.

La chambre des requêtes, qui tout entière appréciait sa rare valeur et, avec elle, toute la Cour de cassation, applaudit à cette distinction comme à la juste récompense d’une longue carrière noblement et exclusivement consacrée au service du Droit.

C’est le 9 mars 1957 que ce grand magistrat, chargé d’ans et d’honneurs, a quitté cette terre et que sa voix, qui fut si éloquente, s’est tue à jamais.

Mais son nom n’est pas éteint parmi nous. Car votre grand ancien a eu la double joie de voir son propre fils le remplacer dans vos rangs, tandis qu’à l’orée de la carrière s’avance un jeune magistrat, son petit-fils.

A nos deux collègues cruellement atteints et à tous les leurs, nous adressons, au nom de votre Cour, l’expression de notre douloureuse sympathie et l’assurance que nous saurons garder la mémoire de leur grand disparu.

Votre Cour s’apprêtait à terminer ses travaux et à prendre ses vacances lorsque est parvenue la triste nouvelle de la mort de monsieur le premier président honoraire Péan.

Il appartiendra à un autre de nos collègues de dire, l’an prochain, les mérites de celui qui fut un très grand magistrat et l’étendue de vos regrets.

Ayons cependant une déférente pensée pour l’illustre membre de votre Cour qui a, pendant de longues années et avec tant de distinction, présidé aux travaux de votre chambre civile.

Une dernière et grande tristesse nous était encore réservée, que je devrai me borner aussi à vous annoncer.

Le 7 septembre, disparaissait monsieur l’avocat général Dupuich, notre doyen en activité, qui jouissait de notre respect et d’une unanime sympathie.

Il s’en va avant d’avoir pleinement achevé une carrière toute marquée de talent, de réserve et de dignité et en laissant derrière lui deux enfants, ses petites-filles, dont des morts cruelles et prématurées lui avaient laissé la charge.

L’épreuve n’en est que plus lourde pour les siens dont nous partageons le chagrin.

Nous adressons à madame Dupuich l’expression de notre douloureuse émotion et de nos regrets les plus compatissants.

Enfin, il ne vous sera pas indifférent de m’entendre rappeler que l’honorariat a été accordé, à titre posthume, à monsieur le conseiller Robin, par décision en date du 31 juillet 1956.

Inclinons-nous devant son souvenir et signalons la fervente piété de son fils, notre collègue et ami, qui entretient, avec une émouvante fidélité, le culte de sa mémoire.

Messieurs les avocats,

Le destin a voulu que vous soyez également frappés. Dans les derniers jours de juillet, votre Ordre a, eu à déplorer la perte de monsieur l’avocat honoraire Retouret. Son nom était toujours dans l’esprit de ceux qui l’avaient connu et apprécié. La Cour s’associe avec émotion à vos profonds regrets.

Par ailleurs, si j’ai, en ce jour, l’occasion de vous dire la haute estime en laquelle sont tenus vos travaux et la confiance qu’ils nous inspirent, me permettrez-vous d’y ajouter l’expression de ma gratitude personnelle ?

C’est de vous que me sont venus les premiers enseignements que j’ai recueillis dans cette maison. J’ai à coeur de vous exprimer mon sentiment admiratif, sans cesse renouvelé, à la lecture de vos mémoires où la finesse de l’argumentation n’a d’égale que la perfection de l’expression mise au service d’une science juridique jamais en défaut.

Je veux vous remercier publiquement d’avoir ainsi guidé mes premiers pas et je suis heureux de souligner en même temps l’agrément des relations qui nous unissent dans l’accomplissement de nos devoirs.

Pour monsieur le procureur général,

J’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour :

- recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre ;

- et me donner acte des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 juin 1826.

Mercredi 2 octobre 1957

Cour de cassation

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