Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1956

Rentrées solennelles

En 1956, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur François Mitterrand, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Gaston Albucher, avocat général

Monsieur le garde des Sceaux, représentant monsieur le Pré­sident de la République,

Messieurs les représentants de messieurs les présidents des Assemblées,

Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Madame,

Messieurs,

Malgré l’austérité de nos audiences solennelles, vous êtes fidèles à ce rendez-vous d’octobre, prélude traditionnel à l’ou­verture des travaux d’une nouvelle année judiciaire.

Qu’est-ce donc qui vous attire irrésistiblement ? Ce n’est point la majesté d’un cérémonial, depuis longtemps fixé. Pas davantage l’immuable décor qui lui sert de cadre.

Vous ne pouvez même espérer aucune révélation de quelque trait curieux susceptible de modifier l’image que vous avez gardée de nos collègues défunts.

Cela ne peut être le but, la raison d’être de cette assemblée où il faut percevoir d’abord l’accomplissement d’un devoir de pieuse reconnaissance envers ceux dont le labeur opiniâtre et fécond facilite tant notre tâche quotidienne, grâce aux recueils d’arrêts, fidèles gardiens de leur pensée, source inépuisable de sûre documentation.

Cependant notre démarche n’aurait pas tout son sens s’il ne s’y ajoutait le sentiment d’une étroite communion entre eux et nous, puisqu’il n’existe pas de gage plus certain de la fécondité de nos travaux que la réalisation d’un accord persis­tant entre leur pensée et la nôtre, puisqu’on ne saurait conce­voir d’efficace discussion juridique sans référence aux prin­cipes certains dégagés par eux, dans leurs arrêts.

Lorsqu’il a l’honneur d’être appelé à siéger à la Cour de cassation, un magistrat sait qu’il devra consacrer à ses hautes fonctions toutes ses forces intellectuelles, morales et physiques.

Il faut une résistance peu commune pour ne pas s’y épuiser, surtout depuis que les complications de la vie sociale susci­tent des difficultés juridiques, chaque jour plus ardues et plus nombreuses.

Monsieur André Mornet

Monsieur le procureur général Mornet était, à cet égard, admi­rablement doué.

Né à La Châtre, le 5 janvier 1870, il n’avait que deux ans lorsque son père fut emporté par une fièvre typhoïde, si bien qu’il passa son enfance dans le petit village berrichon de Levroux, où son grand-père paternel était établi menuisier. Il se plaisait à le rappeler : c’est dans son atelier, au mur orné d’un portrait de Cabet, où se rencontraient des vétérans de 1848, même de 1830, rêvant du bonheur futur de l’huma­nité, qu’il reçut ses premières impressions.

Plus tard, en vue de faciliter ses études, sa mère s’installa à Châteauroux, puis à Paris, dans le pittoresque quartier du Jardin des Plantes, auquel il devait demeurer profondément attaché.

A cette époque, les passions politiques agitaient Paris. Le quartier latin ne pouvait résister à la fièvre et le jeune Mornet ne se priva ni de participer à des manifestations anti-boulangistes, ni de fréquenter des réunions organisées par quelques orateurs socialistes, voire anarchistes, au risque de faire quel­ques séjours inconfortables dans des postes de police.

Cela ne l’empêcha pas de faire de remarquables études juri­diques attestées par un 1er prix de Droit civil, en 1889 et par l’octroi d’une mention « très bien », pour sa thèse de doctorat, en 1895 en attendant de devenir, l’année suivante, premier secrétaire de la Conférence des avocats.

Mais le talent le plus consacré, le plus authentique ne suffit pas pour faire face aux difficultés matérielles. Le brillant orateur en faisait la cruelle expérience, lorsque la Chancel­lerie annonça le rétablissement d’un concours ouvert aux docteurs en droit, avec promesse, en cas de succès, d’une nomi­nation comme substitut de 3ème classe, au traitement annuel de 2.800. francs. Il décida qu’il deviendrait magistrat.

Reçu au concours, il fut nommé attaché au ministère de la Justice et chargé des questions relatives aux cultes jusqu’à sa promotion de substitut à Reims, en 1898.

II devait appartenir pendant cinq ans à cet important Parquet et s’y imposer, disent ses notes, « comme un magistrat du plus grand avenir, ayant le sens exact et droit de ce qu’il convient de faire et de dire, sachant mettre en relief avec un art à la fois simple et lumineux les points qui méritent l’atten­tion et donner à son discours une forme et une allure vives et captivantes. Il sait trouver le mot juste et original résu­mant très à propos un développement oratoire ».

 

Nommé substitut à Paris, en 1903, il rendit des services si éminents que ses chefs le signalèrent comme un « magistrat de premier ordre, aussi complet comme administrateur que comme orateur et jurisconsulte, laborieux, vigilant, sagace et prudent ».

 

Il était substitut du procureur général depuis 1912 lorsqu’il fut appelé, avec sa classe, en avril 1915. Sergent de territoriale, il fut promu sous-lieutenant et affecté à divers conseils de guerre, au front, près la 74ème division d’infanterie, puis près la 7ème armée, puis à Paris, en 1917, près le 3ème conseil de guerre, où son ami, le regretté conseiller Bouchardon remplissait déjà les fonctions de rapporteur.

Pendant plus de deux ans, ils eurent la lourde charge d’instruire puis de faire juger les procès de ceux qui, à l’inté­rieur, favorisaient, par des activités diverses, les plans de l’ennemi. Ce furent les grands procès, les tristes affaires (dont nous avons gardé le souvenir, entre autres celles de Mata-Hari, du « Journal » avec Lenoir, Desouches, Charles Humbert, du « Bonnet Rouge » avec Duval et consorts).

Il porta aussi l’accusation dans « l’affaire Caillaux » qui devait trouver son épilogue devant la Haute Cour.

La paix revenue, le capitaine Mornet rejoignit son poste à la Cour de Paris jusqu’à sa nomination d’avocat général à la Cour de cassation le 28 novembre 1922. Il devait y siéger en cette qualité pendant huit ans et y « remplir ses fonc­tions avec une telle distinction que les affaires les plus déli­cates lui étaient toujours confiées, tant il rappelait, à tous égards, les grands avocats généraux qui ont illustré le Parquet de la Cour de cassation par leur caractère, leur élévation d’esprit et la délicatesse de leurs sentiments ».

 

Devenu conseiller, en 1930, et attaché à la chambre civile, il en devint rapidement le doyen. Il y « prit une place prépondérante par sa connaissance du Droit, la conscience de ses rapports, la sûreté de son argumentation, la rédaction de ses projets d’arrêts et dans le délibéré, la vigueur d’une dialec­tique soutenue par une parole élégante et sûre. En résumé, un très grand magistrat dans toute la force du terme ».

 

Telles sont reproduites fidèlement les appréciations de ses chefs successifs. Celui qui, à Reims, dès 1898, le considérait comme un magistrat du plus grand avenir était vraiment un bon prophète.

Substitut, avocat général, conseiller à la chambre civile, il s’avéra l’égal des plus illustres ; mais c’est, sans contredit, son activité comme représentant du ministère public qui lui valut une réputation mondiale. Cela explique suffisamment que des hommes de gouvernement aussi différents que les présidents Painlevé, Clemenceau ou Poincaré, en 1917, que le gouvernement de Vichy, en 1940 et celui du général de Gaulle, en 1944, aient songé à utiliser des dons aussi exceptionnels.

C’est ce qui explique pourquoi il fut rappelé à l’activité, à la Libération, et nommé procureur général près la Haute Cour qui venait d’être instituée. Son sens aigu des responsa­bilités de chef l’amena à porter lui-même la parole aux audien­ces des procès Pétain et Laval.

Chose curieuse : c’est dans son rôle près des tribunaux d’ex­ception, dont il se proclamait l’adversaire déterminé, que sa puissante personnalité s’affirma avec le plus de relief.

Il n’est pas de chaumière française qui ait ignoré le lieute­nant Mornet, du 3ème conseil de guerre. Il n’est pas d’ancien combattant qui puisse oublier ses cinglantes apostrophes, stig­matisant, sans réplique possible, les agents de l’ennemi, acharnés à démoraliser le pays et ses armées. Il est vrai qu’il semblait prédestiné pour remplir ces fonctions.

Physiquement, il personnifiait le Poilu de 1914, volontairement hirsute, fortement charpenté, d’une âpre virilité.

C’était une de nos bizarres coquetteries de nous donner un aspect plus ou moins sauvage, bien que nous sachions, par expérience, que cela n’impressionnerait pas l’adversaire, puisque le propre des guerres modernes consiste à se battre sans se voir et puisque la survenance dans une tranchée d’hommes bien résolus - barbus ou non - suffisait, le plus souvent, à faire lever en l’air des bras implorants. Le résultat acquis, on continuait d’avancer laissant les prisonniers filer, désarmés vers les P.C. Une seule fois, je ne pus éviter des représailles impitoyables contre certains qui, à la faveur d’une contre-attaque, avaient cru pouvoir nous tirer dans le dos. Cela c’est le crime inexpiable et c’est pourquoi le combat sans merci que les juridictions militaires soutenaient, à l’arrière, contre la trahison nous apportait un immense réconfort.

Pour ce combat, le lieutenant Mornet était admirablement doué ; mais, surtout, il était animé par une foi si intense dans les destinées de la France qu il parvenait, sans effort appa­rent, à la communiquer à tous : aux juges comme aux gou­vernants, aux chefs comme aux soldats.

Il connaissait la puissance du verbe. Il savait, avec un art consommé, choisir les mots justes et forts, les formules décisives.

On serait tenté de qualifier son éloquence de percutante, l’épithète est à la mode. Il est sans doute plus exact, pour rendre compte de son comportement habituel de comparer son action à celle d’un robuste bûcheron du Berry, surgi de quelque vigoureux roman de George Sand, auprès de laquelle il repose, maintenant, à Nohant. Il était bien du pays des Mauprat.

Courageux, il acceptait, sans hésiter, les tâches les plus ardues.

Prudent, il savait en mesurer les difficultés, en apprécier les risques, en discuter utilement avec des amis compétents et sûrs.

Lutteur, par nature, il ne considérait jamais un obstacle comme insurmontable.

J’ai ouï dire qu’il se laissa parfois entraîner par son tem­pérament, par son culte de la Patrie, par la ferveur de ses opinions républicaines. J’ai entendu critiquer certaines de ses images audacieuses, telles que l’expression de « haine sacrée », dont il fit usage, au cours d’un procès retentissant.

De quel poids peuvent être de pareilles critiques pour appré­cier une oeuvre marquée par une aussi noble passion que le sentiment patriotique ?

Voulez-vous même admettre que ce patriotisme se soit montré jaloux, ombrageux, absolu ? Ne serait-ce donc pas le propre de toutes les grandes passions ? En seraient-elles moins admi­rables ou moins respectables ? Ceux de notre génération n’ont pas coutume d’envisager de limites à l’amour de la Patrie.

Qu’importe que l’idée de Patrie soit basée, comme c’était le cas, sur des concepts philosophiques tout imprégnés de logique inflexible et de froide raison ou qu’elle dérive d’un sentiment trop fort pour être analysé, nous savons qu’elle dominait sa pensée de son immense pouvoir et cela nous suffit.

Quant au rôle du ministère public, voici, très simplement comment il le concevait d’après des notes que madame Mornet a eu la délicate obligeance de me communiquer : « Tout magistrat du ministère public est à même d’être libre et doit l’être. Sans doute, pour ce qui est des réquisi­tions où sa personnalité disparaît, sa plume est serve ; mais, à l’audience, son indépendance est complète, sous réserve - c’est une élémentaire honnêteté - de prévenir en cas de désac­cord, ceux qui, hiérarchiquement, pourraient, en la circons­tance, occuper son siège ou en disposer, par voie de délé­gation ».

 

Avocat de la République, donc avocat de gouvernements suc­cessifs, dépositaire de leur pensée, agissant d’accord avec eux, il a défendu les intérêts qui lui étaient confiés avec d’autant plus de force qu’il était persuadé de bien servir le pays et la justice. L’histoire jugera son oeuvre.

J’avais été, en septembre 1940, désigné comme rapporteur près la Commission de révision des naturalisations accordées à des étrangers indignes d’en bénéficier. Il en était vice-pré­sident. J’eus ainsi l’occasion d’assister à, maintes séances où les arguments présentés « en toute objectivité comme en toute indépendance », à son témoignage même, donnaient parfois lieu à de fort vives discussions et à des échanges de propos qui n’eussent pu, sans danger grave, être tenus ailleurs.

Ce n’est pas sans émotion que je me remémore les longues et fréquentes conversations que nous avions lorsque, quittant la rue Scribe, nous regagnions la rive gauche. C’étaient plutôt des monologues tant le magistrat chevronné inspirait de véné­ration respectueuse au jeune substitut. Les sujets étaient infi­niment variés et les propos émaillés tantôt de citations de ses auteurs favoris, tantôt de souvenirs d’enfance, tantôt de consi­dérations philosophiques riches de sens, fruit de méditations laborieuses, généralement adaptés aux pénibles circonstances de l’heure.

C’est ainsi que j’appris que le procureur général Mornet avait des origines mi-terriennes mi-artisanes et que je pus discerner l’influence prépondérante de celles-ci, ce qui l’avait amené à préférer Cabet à Proudhon dont il n’appréciait pas les « Paradoxes ».

Ses origines terriennes ne semblaient pas l’avoir fortement imprégné et je doute fort qu’il ait aimé « se coucher comme le fils et la mère, lui et la terre » pour reprendre l’admirable image de d’Annunzio, dans son « Ode à la France ».

Ses premiers contacts avec les artisans lui avaient donné le goût du travail bien fait, le sens de la solidarité géné­reuse, peut-être aussi appris à goûter la saveur enivrante des refrains frondeurs ou révolutionnaires.

Toute sa vie devait en rester marquée et s’il y avait eu, aux Compagnons du Devoir, un atelier de procureurs, nul doute qu’il s’y fût inscrit d’enthousiasme.

Sa vie fut aussi marquée d’un autre signe. Plutôt que des vivants, il recherchait la société des écrivains et des penseurs du passé, et il fut tenté par le démon de la philosophie, je crois même qu’il avait élaboré un « Traité de Philosophie pra­tique ».

Chaque jour, il consacrait quelques heures à ces occupa­tions, même pendant les vacances, parfois jusqu’à être surpris par le sommeil assis à sa table de travail.

Son intime ami, le regretté conseiller Bouchardon, aimait à raconter l’anecdote suivante : par espièglerie, il lui arrivait de réussir à transformer en siestes prolongées des assoupisse­ments survenus ainsi à Nohant, en poussant précautionneu­sement les volets entrouverts. Cela méritait, parait-il, punition. Une cuvette d’eau devait en être l’instrument. Certain jour, le coupable - ce ne pouvait être que lui - s’approchait, à pas feutrés, dans le jardin. Son aspersion fut décidée. Ce fut le bon curé de Nohant qui en fut la victime. Au moins une fois, dans sa vie, la sagacité du doyen Mornet était prise en défaut. Il le reconnut de bonne grâce, révisa son arrêt, dans le plus bref délai et se confondit en excuses.

Décidément la recherche la plus consciencieuse des respon­sabilités, la logique la plus inflexible, le raisonnement le plus impeccable ne suffisent pas à garantir contre le risque d’erreur. Aucun homme n’échappe à la fragilité de sa condition et toute activité est susceptible de critique. Ce n’est ni le temps ni le lieu de s’y livrer. Retenons seulement que si, comme l’en­seigne saint Thomas, « la vie d’un vivant se révèle en l’opé­ration qui, plus que toute autre lui est propre et vers laquelle le porte sa principale inclination » si « la vie d’un tel homme est ce en quoi il prend son principal plaisir et à quoi il s’applique particulièrement », si, « elle se caractérise par ce qu’il y a de plus spécifique et de prépondérant dans la ten­dance profonde d’un être humain » (Traité des Vies, 179 à 182), le procureur général Mornet ne doit cesser de nous apparaître comme un grand laborieux, de conscience terri­blement exigeante, comme un esprit toujours avide de connaissance et comme un indiscutable et grand patriote.

Monsieur Lucien Tribillac,

Avec des caractères bien différents, les laborieux, les érudits, les philosophes ont toujours été nombreux à la Cour de cassation et il n’est guère de tempéraments plus dissemblables que celui du procureur général Mornet et celui de notre collè­gue, monsieur Tribillac, dont nous apprîmes la fin cruelle, au début de l’année judiciaire.

Il se savait atteint de ce mal inexorable que les médecins osent à peine appeler par son nom. Cela ne l’avait pas empêché de se consacrer à ses fonctions jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Il avait obstinément refusé de se laisser abattre et de la masse des dossiers qui lui avaient été confiés il n’en avait abandonné que deux.

Le sens du devoir est la règle, parmi nous, n’en déplaise à nos contempteurs sottement rancuniers ou malveillants ; mais, à ce degré, il révèle des âmes si fortement trempées qu’il impose la plus profonde admiration et rend vain tout éloge.

Lucien Tribillac était né à Toulouse, le 26 mars 1886. Son père, avocat, devait devenir assez jeune bâtonnier de l’impor­tant barreau de la ville.

Après de brillantes études au lycée, puis à la faculté de Droit, où sa thèse de doctorat sur « la constitution des biens de famille » fut particulièrement appréciée par un jury réputé pour sa sévérité, il envisagea de se consacrer, à son tour, au barreau. Il s’était déjà acquis une solide réputation, gage d’un fort bel avenir, lorsque survint la guerre.

Mobilisé le 2 août 1914, au 214ème régiment d’infanterie, il appartenait à la même division que moi. Il a donc certainement participé aux rudes combats de la frontière, près de Rossignol, on tomba Ernest Psichari ; à ceux de la région de Vitry-le-François où s’illustra, dans son « rendez-vous avec la mort le bouillant Xavier de Castelnau ; à ceux des Hurlus ou de la ferme de Beauséjour », où le front devait se fixer pour de longs mois.

Cité à l’ordre de la division, promu lieutenant, il fut grièvement blessé à l’épaule gauche et dut quitter les premières lignes pour l’hôpital, puis pour remplir les fonctions de commissaire rapporteur près le conseil de guerre de la 67ème division d’infanterie.

Pour qui savait observer et sentir, la vie des tranchées était riche de précieux enseignements. L’expérience professionnelle aidant, le lieutenant Tribillac fit preuve dans ces difficiles fonctions d’une perspicacité si intelligente dans la recherche des exactes responsabilités qu’il força l’estime de ses chefs, la sympathie des défenseurs et la reconnaissance de ceux-là mêmes qu’il avait le devoir de poursuivre, pour obéir aux nécessaires rigueurs du Code de justice militaire. Son dossier en conserve la trace irréfutable et combien émouvante.

« C’est un homme d’une rare intelligence, instruit, éloquent et bon. Je l’ai apprécié pendant la guerre, alors qu’il s’appli­quait à faire rendre une justice pitoyable. Je l’aime, depuis ce temps-là, d’une amitié fraternelle. Chez lui, la science juridique n’est pas incompatible avec la sollicitude humaine ». Ainsi s’exprime, à son sujet, un de nos plus réputés crimi­nalistes, compagnon de la Libération, dont la Croix de guerre est constellée d’étoiles et parsemée de palmes, qui connaît bien le poids et la valeur des mots.

L’exercice occasionnel des fonctions judiciaires aux Armées, fit-il naître chez lui une vocation qui devait, au terme d’une carrière bien remplie, le conduire jusqu’à la Cour de cassation ?

A la démobilisation, il fut nommé juge d’instruction à Briey, le 26 septembre 1919. Ce tribunal était, à cette époque, consi­déré comme le plus occupé des tribunaux de 3ème classe. Il s’y distingua si bien qu’il fut inscrit au tableau d’avancement dès 1922 et nommé, la même année, procureur à Gray. Il occupa ce poste avec autorité pendant près de trois ans, mais il supportait difficilement l’âpre climat des Marches de l’Est. Il demanda et obtint d’être nommé président du tribunal de Blaye, en 1925. Il ne devait occuper ce poste que pendant quelques mois, car il fut supprimé en 1926.

Affecté, comme juge de 1ère classe, au tribunal de Bordeaux, il s’y imposa très vite à l’attention de ses chefs qui le signa­lèrent comme un « magistrat d’élite, fort intelligent, témoi­gnant d’un grand dévouement à ses fonctions, avec une constante bonne humeur » ; mais l’avancement était lent, depuis la réforme de 1926. Ce n’est qu’en 1930 qu’il fut choisi pour présider le tribunal de Périgueux où s’étaient déjà affirmées avec éclat, dans un poste difficile, les vertus et les qualités professionnelles de tant d’éminents magistrats dont beaucoup d’entre nous ont eu la bonne fortune de recevoir les précieux enseignements et qui ont bien droit à une pensée reconnais­sante. C’est à Périgueux que monsieur le procureur général Lagarde, messieurs les conseillers Debuc et Jousselin avaient exercé leurs précoces talents dans ce vieux Palais de Justice qui paraît destiné à consacrer de justes réputations et qui se trouve pré­cisément à la naissance de la route de Paris.

Non seulement Lucien Tribillac dirigea ce tribunal avec « une autorité et une compétence incontestées, en magistrat hors de pair, dont la haute valeur est reconnue par tous », mais il acquit, dans la cité, une place si éminente, il para ses fonc­tions d’un tel lustre qu’on évoque encore bien souvent son grand savoir, ses fines réparties et ses propos alertes, à l’ombre propice des arbres séculaires des allées, à l’heure de la « rencontre » chère aux Périgourdins et, mieux encore, autour des bonnes tables des foyers accueillants dont il était le com­mensal envié, malicieux érudit, anecdotier intarissable.

Quels regrets il laissa, en 1937, lorsqu’il fut nommé prési­dent du tribunal de Rouen. Là, il se trouva en présence d’une situation délicate, d’un personnel bien restreint ; mais il sut si bien, en payant d’une façon permanente de sa personne obtenir de ses collaborateurs, ainsi que des « auxiliaires de la justice, l’application et l’exactitude nécessaires qu’il obtint une bonne expédition des affaires ». Ces quelques mots extraits de ses notes suffisent, n’est-il pas vrai, à faire apparaître la forte personnalité de ce grand Président, si digne, à tous égards, de ses rapides promotions, à la première présidence de la Cour d’Aix, en 1947, et à la Cour de cassation, en 1949.

Il devait y rendre les plus grands services en se consacrant corps et âme - l’expression n’est pas trop forte - à résou­dre les complexes questions de responsabilité civile et de Sécurité sociale qui sollicitent l’attention de la chambre cri­minelle. Sans jamais se départir d’une bonne humeur et d’une sérénité contagieuses, génératrices de la plus franche, de la plus cordiale sympathie, ce civiliste y fit merveille et la rosette de la Légion d’honneur qui vint le récompenser, bien modes­tement, le 2 août 1949, était bien méritée.

Ce n’était pas pour rien qu’il était né à Toulouse, où l’abeille d’or récompense les lauréats des Jeux floraux. Comme l’abeille, il butinait, par nature. Aucune manifestation de lumière ou de vie ne lui était indifférente. La curiosité de son esprit n’avait d’égale que sa puissance de travail et d’assimilation.

Nul mieux que lui ne savait distinguer l’essentiel et le tra­duire en lapidaires et heureuses formules ni faire profiter de ses trésors d’érudition avec une originalité d’expression et une finesse d’esprit dont la délicatesse savait, à l’occasion, atté­nuer l’ironique causticité.

Monsieur Jean Bru

Son compatriote languedocien, monsieur le conseiller Bru, s’est, sans doute, comme lui épuisé à la tâche puisqu’en dépit d’une santé d’apparence parfaite, il suffit de quelques heures à la maladie, pour le terrasser, en pleine activité, malgré sa récente mise à la retraite. Sa fin nous stupéfia. D’instinct, nous nous révoltions contre sa disparition si soudaine, alors qu’il était encore parmi nous trois ou quatre jours auparavant, à sa place habituelle, à notre bibliothèque. Il fallut pourtant se résigner à ne plus rencontrer, avec un plaisir chaque fois renouvelé, son regard vif, pénétrant, expressif, révélateur d’une âme d’élite aussi noble qu’attachante.

Telle était sa nature. Dès l’enfance, il prenait son plaisir à semer du bonheur ; ceux qui le connurent alors, à Graulhet, où il naquit le 7 mai 1885, et dont il fréquenta l’école pri­maire, ont gardé le souvenir d’un enfant de précoce intelli­gence, studieux et appliqué, soucieux plus qu’on ne l’est d’ordi­naire à cet âge, de témoigner ainsi, et de cent autres façons, sa filiale affection à ses parents et à sa grand-mère, la bonne Virginie Bru, dont on vante encore la finesse d’esprit et la délicatesse de sentiments dans cette petite cité active et laborieuse du Tarn.

Aux lycées d’Albi puis de Toulouse, il ne cessa de mériter les récompenses les plus enviées. Au demeurant, il était un si bon camarade - au sens plein du terme - qu’il fut, plus tard élu, à l’unanimité, par ses anciens condisciples pour présider leur Amicale parisienne.

Aussi brillant à la faculté de Droit qu’au lycée, il passa tous ses examens avec éloges et cumula les prix : Histoire du Droit, Droit international, Droit civil, Procédure civile. Il était bien difficile de mieux se préparer à l’exercice des fonctions judiciaires.

Encouragé par son parent, monsieur le procureur général Loubat, il entra comme attaché au Parquet de Lyon et, sous son experte direction, prépara le concours. Admis avant sa 25ème année, il dut attendre quelques mois une nomination de juge suppléant à Toulouse. Le voici de retour auprès des siens. Son plus cher désir était comblé.

Il s’adapta rapidement à ses fonctions et révéla une telle matu­rité d’esprit et de si heureuses dispositions qu’on lui confia un cabinet d’instruction.

« Laborieux, ordonné, énergique, indépendant, il aime pas­sionnément ses fonctions et s’y consacre entièrement », disent et écrivent ses chefs.

Toutes les notes qui lui furent données par la suite confir­mèrent les premières et justifièrent son ascension jusqu’à la Cour de cassation.

Il était juge d’instruction à Pamiers en 1914. Mobilisé comme lieutenant de réserve dès le 2 août, il fut affecté comme offi­cier de liaison à l’Etat-Major de la 42ème division. La 42ème, c’était le 21ème corps d’armée, corps de choc dont les principales unités furent les premières à fourragères rouges. Les anciens combattants de 1914-1918 savent ce que cela implique de rudes combats et de dangers courus. Ils savent aussi de quelles hautes vertus il fallait faire preuve pour mériter une citation ainsi conçue :« Depuis plus de 18 mois, a fait preuve, chaque fois que la division a été en ligne, d’un complet mépris du danger, en assurant, sous le feu de l’ennemi, le service du poste de commandement. A toujours rempli ses fonctions avec le plus grand soin ».

 

Militaire ou magistrat, Jean Bru étant, par excellence, un homme de devoir, un scrupuleux, un courageux, imposa, avec aisance, son autorité à Pamiers et à Montauban, où il fut procureur de la République, aussi bien qu’à Paris où il fut nommé juge d’instruction, en 1931, ce qui lui valut de se voir confier les procédures criminelles les plus importantes, sans mériter la moindre critique. Il est vrai qu’il s’y confor­mait pleinement aux enseignements de monsieur le premier président de Lamoignon en « n’ajoutant pas au malheur que les plai­deurs ont d’avoir des procès celui d’être mal reçus de leurs juges. Nous sommes établis pour examiner leurs droits et non pour éprouver leur patience. Le sage magistrat est le protecteur commun des parties. Son accès est toujours facile et son abord engageant égal à toutes les heures et à tout le monde ».

 

Le juge d’instruction n’éprouvait aucune difficulté pour se conformer à d’aussi sages règles. Nommé conseiller en 1940, il surmonta avec aisance celles qui sollicitèrent son attention à la 3ème puis à la 1ère chambre de la Cour d’appel. Il était depuis longtemps préparé à l’étude des questions souvent com­plexes posées à la sagacité de la chambre commerciale lorsqu’il fut nommé à la Cour de cassation, en 1950. Il prit une part si importante à ses travaux, qu’il fut promu comman­deur de la Légion d’honneur à ce titre, le 27 août 1955.

Ayant brièvement résumé les étapes de sa carrière et rap­pelé les mérites professionnels de Jean Bru, on ne saurait manquer de souligner les hautes vertus morales qui le situaient à une place encore plus éminente et qui le caractérisaient.

Tout au long de sa vie, il ne cessa d’accumuler les connais­sances les plus variées. Cela explique, pour la plus grande part, la particulière aisance avec laquelle sa pensée se mou­vait clans le vaste domaine juridique et discernait, sans effort apparent, tantôt les arguments déterminants, tantôt l’astuce et la ruse. Son grand savoir n’avait d’égal que sa profonde connaissance de l’humaine nature. Sa perspicacité n’était jamais en défaut.

Il n’est que de lire ses arrêts qu’il polissait, en artiste, pour s’émerveiller de la clarté de son esprit et de la sûreté de sa dialectique, pour y trouver la marque d’un talent formé au soleil du Languedoc.

Il était issu d’une famille profondément enracinée dans le terroir natal, tout chargé de poétiques et vibrantes images.

Son exquise sensibilité s’était éveillée dans un milieu fidèlement attaché aux plus vénérables traditions. Elle avait trouvé un aliment de choix dans le riche et savoureux folklore régio­nal, dans la chaude poésie du félibrige comme dans la contem­plation quotidienne de paysages infiniment variés, dominés bien souvent par les harmonieuses lignes et les riches couleurs des monuments antiques.

Ainsi s’était réalisé, en Jean Bru, un parfait équilibre des activités, un sens des nuances qui donnaient tant de charme à ses propos, à ses pensées, toujours prêtes à retrouver la douce chaleur de ses premiers enchantements. Les intonations musicales de sa voix ajoutaient encore au rythme si agréable de sa parole, expression d’une pensée claire et de sentiments pleins de délicatesse. Comment n’aurait-il pas forcé la sym­pathie et suscité les plus solides amitiés ? Elles ne lui ont pas manqué et nous garderons de lui, ineffaçable, le souvenir d’une belle âme, d’un coeur noble et loyal, dont on ne peut admettre la séparation qu’avec une indicible émotion.

Monsieur Jean-François Bonnassieux

Jean-François Bonnassieux, qui s’est éteint dans sa 81ème année, à Montbrison, était, lui aussi, un magistrat aimable et volontiers souriant et ses chefs hiérarchiques mettaient en relief, dans leurs notes, sa courtoisie, son tact et sa sérénité.

Il était né dans la Loire, le 11 février 1875, à Nervieux, où son père était notaire.

Ses études secondaires terminées, il suivit les cours de la faculté de Droit de Lyon et y obtint des récompenses enviées.

Licencié en droit, en 1896, attaché au Parquet de Lyon en 1898, il fut nommé, sur place, juge suppléant le 19 août 1900, pour devenir juge d’instruction à Montbrison, le 2 mars 1906.

Dans ce poste chargé et délicat, il se fit remarquer par son zèle et sa conscience professionnelle.

Il était substitut à Lyon depuis le 17 février 1912 lorsque la guerre éclata. Mobilisé comme adjudant, dans un régiment d’infanterie, il demanda expressément à être envoyé au front.

Il y gagna le galon de sous-lieutenant et fut plusieurs fois cité : mais en décembre 1915, atteint d’une fièvre typhoïde, il dut être évacué. Inapte, désormais, à supporter les dures fatigues des tranchées, il fut affecté à divers conseils de guerre, à Rennes, à Marseille, puis à Corfou.

Ses fortes connaissances juridiques et ses éminentes qualités personnelles y furent si appréciées que le commandant des troupes françaises dans l’île lui attribua une nouvelle cita­tion dont j’extrais ce passage : « Dans ce poste délicat, au milieu des contingents alliés, a su assurer avec autant de dignité que de compétence les intérêts et le prestige tant de l’armée navale que des troupes françaises. Magistrat et soldat, a su mériter l’estime et l’affection de tous ». Il fit mieux. Il le proposa au ministère des Affaires étrangères comme l’officier le plus digne de représenter la France au sein de la Commis­sion d’enquête interalliée chargée de constater les atrocités bulgares en Serbie. Nommé à ce poste, il s’acquitta si bien de sa mission, qu’il reçut de nombreuses décorations serbes et grecques enviées et qu’il fut proposé pour la Légion d’hon­neur dans les termes suivants : « Précieux auxiliaire du commandement, a écarté de nom­breux incidents diplomatiques par son tact, sa compétence éclairée et sa patriotique énergie. Ecouté par tous, Français et Alliés, comme un conseiller des plus experts, d’une vive intelligence et d’une haute valeur morale, a tenu un rôle important pour la propagande fran­çaise. C’est un officier de valeur et un coeur d’élite ».

 

De telles qualités imposent le respect et confèrent une indis­cutable autorité.

Jean-François Bonnassieux en possédait bien d’autres, suc­cessivement attestées par ses chefs des Parquets d’Alger, de Riom et de Paris, de 1919 à 1941 : inlassable activité, jugement sûr et droit, dévouement sans bornes à ses fonctions, élocution facile, conscience scrupuleuse, vaste érudition lui permirent de donner avec aisance des conclusions civiles ou de prendre des réquisitions empreintes de la plus humaine sagesse et d’assurer avec distinction les services importants qui lui furent confiés : section criminelle du Parquet général, assises de la Seine, 1ère chambre de la Cour de Paris, jury de l’examen professionnel.

Lorsqu’il devint conseiller à la chambre criminelle en 1941, il était préparé pour y rendre les plus grands services en toute conscience et simplicité, jusqu’à l’heure de la retraite.

De retour au pays natal, il ne fut pas embarrassé pour occuper ses loisirs.

Homme de bien, il en consacra la plus grande partie à ses concitoyens les plus déshérités. Il devint administrateur de la Caisse d’épargne et de plusieurs comités d’assistance.

Ecrivain de talent, esprit curieux, passionné d’histoire locale, il fut pour l’association artistique et littéraire de sa ville, « La Diana », un collaborateur de choix. Toujours en quête de docu­mentation profitable et heureux de faire bénéficier autrui du fruit de ses recherches et de ses méditations, il participa, avec une persévérante assiduité, aux travaux de cette société. Ses études, ses articles, ses causeries excitaient, dans ce milieu lettré, une intense curiosité. Il y traitait avec bonheur de sujets fort variés : Montaigne et les magistrats de son temps, Le Béal Garnier ou Béal Comtal du pays forézien, l’étymologie du nom de Montbrison, la présentation du cahier de doléances de la paroisse de Chalmuzel, en 1789.

L’élite de la ville lui en témoigna une vive reconnaissance. Elle suivit avec une compassion sincèrement attristée les attein­tes de la maladie qui devait la priver d’un citoyen aussi affable que distingué.

En monsieur Bonnassieux disparaît une personnalité qui fait hon­neur à la terre forézienne, sa petite patrie, dans laquelle il est venu mourir, après avoir dignement servi la grande. Telle est la conclusion d’un des articles nécrologiques qui lui furent consacrés. On ne saurait mieux dire... De tout coeur ceux qui ont connu Jean-François Bonnassieux s’associeront à cet hommage.

Monsieur Frédéric Beaubrun

De même, ceux qui ont eu la bonne fortune de connaître monsieur le conseiller Beaubrun ont participé, sans réserves, au deuil cruel qui a atteint sa famille en juillet dernier, tant il s’était toujours montré « un aimable collègue et un chef d’une exceptionnelle bienveillance ».

 

Il était né le 17 mars 1873, à Limoges, où son père était médecin.

Ses études de droit terminées, il n’hésita pas à se destiner à la magistrature. En 1896, il fut nommé attaché au Parquet et, en 1899, sur place, juge suppléant, puis en 1902, substitut à Montbrison, siège de la Cour d’assises de la Loire, dans la Cour de Lyon où s’est déroulée la plus grande partie de sa carrière.

Après un séjour de trois ans à Besançon, en qualité de substitut, et un autre de dix-huit mois, à Lure, comme procureur de la République, il revint, en effet, à Lyon en 1911 et y exerça successivement les fonctions de substitut, substitut général et avocat général.

En 1934, il en fut éloigné pour quelques mois, pour se voir confier, dans des circonstances particulièrement difficiles, la direction du Parquet général de Dijon ; mais il n’avait pas oublié le charme de Lyon. Sur sa demande, il y revint comme procureur général, le 20 avril 1935, pour y rester jusqu’à son accession à la Cour de cassation en 1938.

Pendant vingt-sept ans, sans relâche, il s’attacha à remplir conscien­cieusement sa tâche ingrate d’avocat de la République, de gardien vigilant des règles qui permettent de maintenir la paix publique, dans une ville souvent bouillonnante, toujours frondeuse, et il n’y avait que des sympathies. C’est un fait unanimement constaté et souligné par tous ceux qui ont été, en diverses circonstances, les porte-parole les plus authentiques de la haute magistrature lyonnaise : messieurs Damour, Sennebier, Guétat, Coester, Monin.

Une telle adoption fait, de toute évidence, le plus grand hon­neur à qui en est l’objet. Ce n’est un secret pour personne que si Lyon a été, au temps de nos malheurs, la cité d’asile par excellence, si « ceux qui croyaient au Ciel, ceux qui n’y croyaient pas », ont pu y trouver refuge, réconfort et condi­tions propices à l’union, c’est que la sûreté des relations y est inappréciable, l’esprit de charité largement répandu et le sens salutaire du bien public jamais en défaut. Les Lyonnais ne se livrent pas facilement. Ils n’accordent leur confiance qu’à bon escient. Pour la mériter aussi totale, il fallait que monsieur Beaubrun eût fait preuve de solides vertus et de qualités professionnelles de premier ordre. Il en était abondamment pourvu. Chacun pouvait constater la cordialité de son accueil, son constant souci de remplir scrupuleusement les devoirs de sa charge, comme celui de garder son coeur ouvert aux misères humaines.

Nul doute que ce soit grâce à ces dons personnels qu’il ait réussi, en 1934 et en 1935, à échapper aux critiques dont furent l’objet certains de ses collaborateurs dijonnais, au cours de l’instruction de la douloureuse « affaire Prince ». Il était si sim­plement, si naturellement séduisant qu’il désarmait la malveil­lance et la hargne. On sait que ce n’est pas sans importance pour la poursuite d’une « longue carrière, sans heurts, droite et utilement remplie », telle que définie par monsieur le conseiller Damour, à l’audience solennelle de la Cour de Lyon, du 17 octo­bre 1938.

Il faut parfois bien peu de chose pour déterminer un choix et surtout pour décider de l’élimination d’un candidat à un poste recherché. Si le mérite finit toujours par s’imposer, on ne saurait faire abstraction totale de la chance, dans la vie des hommes. Monsieur le conseiller Beaubrun semble bien avoir eu pour marraine quelque fée bienfaisante dont il a eu à coeur de suivre les conseils.

Comme magistrat, il a exercé, pendant vingt-sept ans, ses fonctions dans une résidence de choix, de renommée mondiale, il a réussi à s’assurer du dévouement total d’un personnel d’élite et de l’affectueuse sympathie des Lyonnais, « hommes du meilleur goût et du plus fin discernement », au témoignage de Boileau.

Dans la vie privée, il a bénéficié des soins vigilants et atten­tifs d’une épouse parfaite, et goûté auprès d’elle et de sa fille, le charme d’une vie familiale exemplaire.

Il apparaît, en somme, comme ayant été un homme heureux... Il est vrai que si « le bonheur, c’est d’en donner », selon la touchante expression due à Yvonne Sarcey, il n’a cessé d’agir de telle sorte que chacun fut heureux, autour de lui.

D’autres deuils sont, hélas ! venus atteindre notre famille judiciaire, au cours des récentes vacances :

En août, monsieur le conseiller honoraire Alphonse Richard a été brus­quement emporté par une crise cardiaque.

Au début de septembre, monsieur le conseiller Jean Gallut a été ter­rassé par un asthme vraisemblablement provoqué par les gaz toxiques respirés au Labyrinthe, en 1915, qui avaient insidieu­sement miné son robuste organisme.

Grâce aux soins attentifs et vigilants dont il était entouré, aux progrès de la thérapeutique et au calme apaisant de sa Charente natale, il espérait bien fermement recouvrer les forces nécessaires pour affronter les fatigues de la prochaine année judiciaire. Il a lutté jusqu’au bout, héroïquement, stoïquement, soucieux, par-dessus tout, de bien remplir son humaine fonc­tion avec la sereine énergie et la tenace volonté qui forçaient notre admiration.

Quelques jours plus tard, nous apprenions le décès de monsieur le conseiller honoraire Alexandre Reulos, qui s’était éteint, à Granville, où il goûtait le charme, parfois nostalgique, d’une paisible retraite.

Un de mes collègues rappellera à la prochaine audience de rentrée, ce que furent les carrières, les vertus et les mérites de ces hauts magistrats qui ont tenu une si grande place au Palais et à la Cour de cassation.

Je n’aurais pas accompli toute ma mission si je n’exprimais aux familles si éprouvées, nos sentiments unanimes de sin­cères condoléances et de douloureuse sympathie.

Nos morts ont trop aimé leurs fonctions et la Cour. Ils étaient trop des nôtres pour que, de tout coeur, nous ne soyions pas avec les leurs, aux tristes jours d’épreuve.

Messieurs les avocats,

Vous êtes les premiers juges des causes.

Grâce à votre science éprouvée et à votre haute conception du devoir professionnel, il en est peu de mauvaises qui soient soumises à notre jugement. Cela ne suffit pas à endiguer le flot montant des dossiers, mais vous les préparez avec tant de soin, vos mémoires sont si riches d’utile documentation, vos interventions à la barre sont présentées avec une si noble et si claire éloquence que notre Palais apparaît bien comme celui de la Justice et non de la chicane. On ne saurait souhaiter ni plus ample, ni plus efficace collaboration. Au nom de la Cour, tout entière, je suis heureux de vous en remercier.

Pour monsieur le procureur général,

J’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour :

- recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre.

- et me donner acte de l’accomplissement des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Mardi 2 octobre 1956

Cour de cassation

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