Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1953

Rentrées solennelles

En 1953, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 2 octobre, en présence de monsieur Paul Ribeyre, garde des Sceaux.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Henri, Joseph Lemoine, avocat général

Monsieur le représentant de monsieur le Président de la République,

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs les présidents,

Mesdames,

Messieurs,

Plus peut-être qu’aucune autre institution, c’est dans ses traditions que la Cour de cassation puise tout ce qui fait son autorité, son prestige et son rayonnement.

Celle que, chaque armée, à l’audience solennelle de rentrée, perpétue le magistrat du Parquet qui évoque devant vous le souvenir de nos collègues disparus au cours de l’année, est une des plus nobles, des plus émouvantes, sans doute des plus fécondes, et vous écoutez toujours l’orateur avec une attention et un recueillement qui donnent à ses paroles toute leur signification. Elle est à la fois l’honneur et la force de notre Compagnie.

Ce n’est point, en effet, un vain jeu de l’imagination qui fait de la magistrature une véritable famille. Dans nos rangs, où le respect du passé s’harmonise avec les nécessités du temps présent, où l’initiative personnelle se développe sous l’égide protectrice de l’expérience commune, un intime lien de solidarité nous réunit les uns aux autres, par un sentiment de responsabilité mutuelle et de cordiale assistance. Il nous porte à conserver pieusement la mémoire de tous ses illustres prédécesseurs. Associant, dans un ensemble homogène et continu, la réputation et l’intérêt de tous, cet esprit de corps, qui vaut, ainsi compris, qu’on le loue sans réserves, oblige l’ordre tout entier à une sévère surveillance sur chacun de ses membres, à laquelle tous donnent une adhésion confiante et totale ; il élève les âmes, stimule les consciences et devient le mobile de belles et grandes actions, le ressort des plus nobles vertus ; il ajoute à notre force, à notre respect de nous-mêmes et il épure jusqu’à notre orgueil en y mêlant la passion généreuse de l’honneur du grand corps auquel tous ici nous sommes fiers d’appartenir. C’est ainsi que par lui les générations se mêlent, s’entrelacent et se confondent et que les exemples de nos devanciers deviennent à la fois notre patrimoine héréditaire, notre guide le plus sûr et le plus puissant des encouragements.

Les grands magistrats qui nous ont quittés ne sont pas des disparus. Ils vivent encore parmi nous. A la place où ils ont siégé, vous les voyez encore. Nous voulons qu’après leur départ, leurs noms retentissent encore dans ce prétoire où leur présence nous était devenue familière. Une tombe les recouvre, mais un souvenir les ressuscite. C’est ce souvenir que nous leur donnons aujourd’hui, certains que leur image ne s’est pas effacée et que la flamme pieuse veille toujours dans le sanctuaire de la pensée de chacun de nous.

Un grand apaisement d’esprit et de coeur est le premier effet de ce culte fervent et paisible.

Nous y trouvons aussi une leçon salutaire. Les conseils muets des êtres qui nous ont quittés sont ceux auxquels nous prêtons l’oreille la plus attentive, et leurs exemples, ceux qui s’imposent à nous avec le plus de force.

Ainsi, pour une fois, oserons-nous donner un démenti à Pascal, qui soutenait que, sans la crainte où ils sont de la mort, qu’ils n’ont pu guérir, les hommes n’avaient pas réussi à inventer d’autre remède que de n’y point penser et de n’en point parler.

J’entends, messieurs, par cet exorde, associer dans le même hommage et dans le même souvenir tous nos devanciers et leur adresser à tous le même témoignage de notre attachement et de notre fidélité.

Mais aujourd’hui, la tâche de l’orateur ne sera point trop lourde. La mort qui, trop souvent, frappe en aveugle autour de nous et creuse dans nos rangs des vides trop nombreux, avait paru, cette année, consentir une trêve.

Et lorsque, il y a deux mois, nous avons suspendu nos travaux, comment aurions-nous pu dissimuler la satisfaction que nous éprouvions tous en constatant que notre Compagnie avait été épargnée par le deuil et que les seuls changements qui s’étaient produits parmi nous au cours de l’année étaient dus au jeu normal des mises à la retraite ?

Monsieur Pierre Bruzin

Nous nous étions séparés, confiants dans l’avenir et espérant que chacun, en ce jour de rentrée, reprendrait la place à laquelle nous étions accoutumés à le voir siéger. Mais la mort, elle, n’a point pris de vacances : un fauteuil reste vide : Il était occupé par un des magistrats les plus éminents de cette Cour. Il y a huit jours à peine, alors que nous avions pensé que de reposantes vacances contribueraient à rétablir sa santé ébranlée, monsieur le conseiller Bruzin nous quittait à jamais, comment traduire la consternation dans laquelle la nouvelle de sa mort a plongé le Palais tout entier ? Quant à moi, je ne veux pas tenter de dissimuler la douloureuse émotion qui m’étreint en évoquant aujourd’hui la mémoire de celui qui fut ici, pour tous, un ami fidèle et un magnifique exemple de devoir, de courage et d’abnégation. Doyen de la chambre sociale, et, depuis sa création, de la 2ème chambre civile où il était entouré d’une respectueuse affection, il ne cessait de nous étonner par son érudition prodigieuse, par la richesse inépuisable de sa documentation, par la conscience qu’il apportait à ses travaux, par la clarté de ses observations, par la pertinence de ses avis.

Sa compétence en matière de lois sociales faisait autorité, et les magistrats qui eurent l’honneur de siéger à ses côtés n’oublieront jamais la paternelle bienveillance avec laquelle il se plaisait à les faire profiter des vastes connaissances qu’il avait acquises dans ce domaine si étendu et d’un accès si difficile.

Miné par un mal qu’il savait implacable, mais animé par une volonté farouche et par une énergie qu’il était seul à ne pas juger téméraire, soutenu par la tendre et affectueuse sollicitude d’une compagne admirable, il restait sourd aux exhortations de ceux qui insistaient pour qu’il prît enfin quelque repos et refusait de céder aux exigences de sa santé chancelante. Il est ainsi allé jusqu’à l’extrême limite de ses forces, fournissant jusqu’au bout une somme écrasante de travail et paraissant vouloir, avec sa robuste constitution et sa puissante carrure, braver le destin et forcer la mort à reculer.

S’il ne m’appartient pas de retracer aujourd’hui la carrière de monsieur le Doyen Bruzin, dont les mérites éclatants avaient été récemment récompensés par son élévation au grade de Commandeur de la Légion d’honneur, et si l’hommage qui lui est dû ne doit lui être rendu qu’à une audience ultérieure, qu’il me soit du moins permis d’exprimer les sentiments de profonde affliction que cause à ses collègues sa mort prématurée, et d’assurer madame Bruzin ainsi que tous les siens que la Cour unanime s’associe à leur immense douleur.

Et nous sommes plus particulièrement frappés par la disparition de ceux qui, hier encore, siégeaient à nos côtés et qui nous ont quittés en pleine activité, nous n’oublions pas, cependant, que des liens, que seule la mort peut briser, nous unissent toujours par delà les murs de ce Palais, à tous ceux qui furent des nôtres et qui, associant leurs efforts aux nôtres, avec le même esprit, la même foi, la même passion, ont, avec nous, collaboré à l’oeuvre de justice et, par l’honorariat qui a couronné leur carrière, sont, jusqu’à leur mort, demeurés nos collègues.

Monsieur Albert Lebhar

Deux années s’étaient à peine écoulées depuis que monsieur le conseiller Albert Lebhar avait été admis à la retraite, lorsque la nouvelle de son décès vint provoquer parmi tous ceux qui l’avaient connu et aimé une surprise douloureuse.

Puisqu’il m’incombe d’évoquer devant vous la mémoire de ce grand magistrat, j’eusse voulu, messieurs, à défaut des qualités qui me manquent, avoir, pour la tâche qui m’est offerte, l’autorité des souvenirs personnels. Mais je n’ai que bien peu connu monsieur Lebhar. Cependant, il a marqué son passage dans ce Palais d’une empreinte et profonde, il a laissé derrière lui tant d’amitiés, tant de sympathies, tant de souvenirs fidèles et aussi tant d’estime et tant de déférente affection, que les témoignages ont afflué, unanimes, pour me dire tout ce que cette vie avait eu de noble et d’attachant.

Son origine, d’abord, vaut qu’on la rappelle et commande le respect : son grand-père, fonctionnaire alsacien, avait, après le désastre de 1870, opté pour la France et était venu terminer sa carrière en Algérie où, après cinquante années passées au service d’une patrie qu’il n’avait voulu ni renier ni abandonner dans sa douloureuse épreuve, il devait s’éteindre, entouré de la considération de tous.

Notre collègue se sentait ainsi doublement Français et on peut penser que c’est à cette source si pure qu’il puisa le patriotisme ardent qui ne cessa de l’animer pendant tout le cours de sa longue existence.

C’est à Oran, où son père, officier ministériel, jouissait de la plus honorable réputation, qu’il naquit le 20 juillet 1879. Sans doute est-ce l’exemple de leur oncle, le président Falk, qui décida de la vocation d’Albert Lebhar et de celle de son frère Henri : tous deux, après de brillantes études secondaires, décidaient de se consacrer au Droit et, tandis que le cadet, Henri, s’inscrivait au barreau d’Oran, où la confiance et l’estime de ses confrères devaient l’élever au bâtonnat, l’aîné, Albert, se destinait à la magistrature.

Dès lors, et pendant plus de 40 années, il va, sans défaillir, mettre au service de son pays le meilleur de lui-même : toute son intelligence, toute sa générosité, toute son abnégation, et aussi, quand le salut du pays l’exigera, tout son courage, en un mot, toutes ses forces.

Les horizons lointains, que l’on n’atteignait point alors en quelques coups d’ailes et qui conservaient encore tout leur mystère et tout leur charme, exercèrent sur lui un irrésisti­ble attrait. Il voulut être magistrat colonial et après quelques mois passés, comme attaché, au cabinet du ministre des Colonies, il obtint d’être nommé, en 1909, juge suppléant à Fort-de-France.

Dès ses débuts dans ce poste modeste, ses éminentes qualités qu’il put tout spécialement déployer dans les fonctions de juge d’instruction dont il avait été chargé, le signalèrent à l’attention de ses chefs. L’année suivante, il est nommé conseiller-auditeur à la Cour d’Appel de l’Inde, et il exerce les fonctions de juge-président successivement aux tribunaux de première instance de Karikal et de Chandernagor.

Loin de lui la pensée de s’abandonner à la vie facile et nonchalante que favorisent trop souvent le climat et les moeurs des pays exotiques. Sa jeune nature, ardente et enthousiaste, se passionne pour toutes les tâches qui s’offrent à lui et qu’il accepte d’un coeur léger, car cette âme d’élite ne connaît que son devoir.

Les nécessités font qu’à cette époque, à la colonie, la barrière, pour nous infranchissable, qui sépare le judiciaire de l’administratif, s’abaisse parfois pour laisser un instant confondus les deux domaines : la vacance du poste d’administrateur de la dépendance de Karikal met le gouverneur des Établissements français de l’Inde dans l’obligation, pour remplacer momentanément son subordonné, de chercher l’homme le plus compétent, le plus digne, le plus dévoué, celui dont l’autorité sera la plus respectée et la mieux accueillie des colons et des indigènes, il s’adresse au président du tribunal et par arrêté du 7 août 1912 charge « Monsieur Lebhar, juge président à Karikal, des fonctions intérimaires d’administrateur de cette dépendance ». Et pendant six mois il cumulera ces délicates attributions avec la présidence de son tribunal. Il s’en acquittera avec une telle maîtrise et un tel tact, que le gouverneur lui adressera, le 23 décembre 1912, une lettre de félicitations et prendra le 26 mai 1913 l’arrêté suivant : « Un témoignage officiel de satisfaction est accordé à monsieur Lebhar, président du tribunal de Karikal, pour la façon remarquable dont il a rempli, à plusieurs reprises, les fonctions d’administrateur intérimaire de la dépendance ».

Cette exceptionnelle aptitude à s’adapter aux charges les plus diverses sont encore rappelées dans ses notes par son procureur général et par le gouverneur qui soulignent qu’il ne leur est revenu, à son sujet, que des éloges, et le signalent comme un magistrat promis au plus bel avenir.

Après la Martinique et l’Inde, cet infatigable voyageur entend continuer son périple à travers notre empire colonial. Comment ne se laisserait-il pas séduire par l’offre qui lui est faite d’un poste dans le joyau de ses Établissements d’Océanie, l’enchanteresse et mystérieuse Tahiti ? Il accepte d’enthousiasme, et, alors qu’il est en congé en France, au printemps de 1914, sa nomination comme président du Tribunal de Papeete vient mettre le comble à ses désirs.

1914 ! Déjà l’orage gronde sur l’Europe et le cliquetis des armes retentit à nos frontières. Il court à Oran embrasser ses vieux parents et ses deux frères, tandis que les nuages, toujours plus sombres, continuent à s’amonceler à l’horizon. Le 1er août, quand éclate le coup de tonnerre précurseur de tant d’épouvantables cataclysmes, il est au Havre, déjà embarqué sur « l’Ile de France » pour rejoindre sa nouvelle résidence.

Il a 35 ans, il est dégagé de toute obligation militaire, n’a jamais accompli de service.

Qu’importe ! Il est petit-fils d’Alsacien et sait que sa place ne peut être au loin, alors que la plus lourde menace pèse sur son pays. Comme tous ceux qui, alors, sont aptes à porter les armes, il a pleine conscience qu’il appartient à cette génération que l’on a appelée « la génération sacrifiée », celle qui sait que c’est en elle que sont placés tous les espoirs et que c’est d’elle que dépend le salut de la France, du monde et de la civilisation.

Il télégraphie à son ministre pour solliciter l’autorisation de prendre les armes, et, l’ayant obtenue, bondit au bureau de recrutement de Paris où il contracte un engagement pour la durée de la guerre au 10ème régiment d’artillerie à pied.

Il part avec ce bel entrain qui l’a toujours animé et il va, pendant plus de quatre ans, jusqu’à la fin des hostilités, comme simple canonnier, héros obscur ajoutant sa parcelle d’héroïsme à toutes celles dont la somme a fait l’admiration du monde, confondre son existence avec celle des plus humbles, connaître les affres des tranchées, les souffrances et les misères du soldat, les servitudes du métier militaire, mais aussi les joies et les triomphes des heures enivrantes de la victoire.

Et ses pièces militaires mentionnent : Verdun, la Belgique, la Lorraine, la Somme, l’Oise, la Champagne ! Quels souvenirs, messieurs, évoquent en nos mémoires ces noms prestigieux qui tenaient la France haletante à la lecture des communiqués !

Le 24 février 1916, Albert Lebhar, juge président du tribunal de première instance de Papeete, engagé volontaire pour la durée, de la guerre et 2ème canonnier servant à la 2ème batterie du 10ème régiment d’artillerie à pied, est cité à l’ordre du jour de l’artillerie lourde à grande puissance du G.A.E. dans les termes suivants : « N’étant soumis à aucune obligation militaire, s’est engagé pour la durée de la guerre. Sous un feu violent de l’ennemi, alors que ses fonctions lui permettaient de s’abriter, est resté près de sa pièce, faisant l’admiration de ses camarades pour son mépris du danger » .

 

Le ministre des Colonies lui écrit une lettre personnelle pour le féliciter de sa brillante conduite et du courage dont il a fait preuve, et que cette citation vient si justement récompenser. Et le 30 juin 1916, il reçoit du gouverneur des Établissements Français en Océanie, un message dont je me dois de vous donner lecture :

« Monsieur le président,

 

J’ai été heureux de lire la citation élogieuse à l’ordre de l’artillerie lourde faite en votre faveur. C’est un précieux exemple et un encouragement donné aux contingents tahitiens en partance pour le front. Je vous prie d’accepter mes félicitations personnelles pour votre belle conduite au feu, conduite dont j’ai eu à coeur de perpétuer le souvenir en vous inscrivant au Tableau d’honneur des Établissements français de l’Océanie. Je vous adresse avec la présente un numéro du Journal Officiel qui porte cette inscription à la connaissance de tous ».

S’il sort indemne de la tourmente, ses affections avaient, hélas, reçu une cruelle blessure. Son jeune frère, René Lebhar, maréchal des logis d’artillerie, après plus de deux années passées en première ligne, avait trouvé une mort tragique dans le naufrage du navire « Medjerda », torpillé en Méditerranée par un sous-marin ennemi. Son affliction déchirante ne trouva quelque apaisement que dans le récit, rapporté par des camarades du disparu, de la conduite héroïque qu’avait eue ce frère chéri avant d’être englouti dans les flots. Mais ses vieux parents, dont la peine fut égale à la sienne, ne devaient pas survivre longtemps à cette douloureuse épreuve.

La paix revenue, le canonnier Lebhar reprit dans nos rangs la place qu’il avait quittée plus de cinquante mois auparavant, pour continuer à servir son pays comme il l’avait servi dans la guerre. Il la fit avec la même modestie, la même simplicité, le même dévouement, ne songeant jamais à se faire de sa magnifique conduite un titre de gloire, ni à en tirer un profit ou un avantage de carrière quelconque.

Je n’ai pas cru, messieurs, excéder les limites de la tâche que je m’étais assignée en insistant sur cette belle page de l’histoire de la vie de notre collègue, dont j’ose affirmer que la magistrature ainsi que notre Cour peuvent s’enorgueillir de l’avoir compté parmi les leurs. Je ne connais rien, pour ma part, de plus noble et qui recèle plus d’énergie véritable. Ce rappel, vous en conviendrez, n’était peut-être pas inutile en un temps où l’on peut penser que certains semblent parfois ne plus avoir une très exacte notion du devoir véritable, ni de la mesure raisonnable de la récompense à laquelle, l’ayant accompli, ils peuvent légitimement et équitablement prétendre.

Lorsqu’il quitte l’uniforme, il est, depuis quelques mois, nommé substitut du procureur général en Nouvelle-Calédonie. Mais bien que ses chefs eussent toujours signalé que ce magistrat accompli possédait toutes les aptitudes pour occuper avec une égale perfection un poste du Parquet aussi bien qu’un poste du siège, il renonce à la parole, à ses pompes que l’on exagère souvent et à ses oeuvres qui sont parfois minimes, pour se consacrer définitivement aux fonctions du siège, et, le poids des ans s’ajoutant aux fatigues de la guerre et au chagrin que lui a causé la disparition des êtres qui lui étaient les plus chers, il manifeste le désir bien légitime, pour y trouver une vie plus calme, d’entrer dans la magistrature métropolitaine.

Successivement juge à Tlemcen, puis juge d’instruction à Moulins où ses brillantes qualités, ses connaissances étendues, son esprit précis et méthodique, son caractère calme et pondéré, le classent aussitôt au rang qu’il mérite, il est nommé en 1924 président du tribunal de Mascara, et l’année suivante, président du tribunal de Montluçon. Là, il donne toute sa mesure et les notes qui lui sont attribuées attirent l’attention de la Chancellerie sur ce que l’on peut attendre de lui.

« Excellent magistrat qui a su, dès le début de ses fonctions au siège, s’imposer à ses collègues et aux justiciables comme un chef doué des plus sérieuses qualités. Ses connais­sances juridiques, la droiture de son jugement, son tact, sa mesure, l’ont classé d’emblée, parmi les meilleurs du ressort. De manières courtoises, affables, il a la pondération nécessaire et son indépendance a donné toutes garanties et inspire toute confiance. D’une conduite irréprochable, il remplit à la satisfaction de tous son rôle de magistrat ».

 

Paris, qui a toujours tenu à s’assurer la collaboration des élites, se doit d’inviter ce grand magistrat à venir prendre place dans les rangs de ses grandes compagnies judiciaires.

En 1930, il est nommé juge au Tribunal de la Seine et alors s’offre à lui la promesse de la grande carrière, celle qui conduit aux sommets les plus hauts. La réputation dont il est précédé lui assure d’autorité son affectation à la 1ère chambre, où il se signale tout particulièrement à la juridiction des référés, dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elle est incontesta­blement celle qui exige du magistrat le plus de connaissances, le plus d’expérience, l’intelligence la plus vive et la plus subtile, le jugement le plus prompt et le plus sûr, le caractère le plus ferme. Il y réussit pleinement et conquiert en quelques mois la sympathie, le respect et la confiance du barreau et des avoués.

Toujours présenté en première ligne pour l’avancement, il gravit rapidement et au grand choix les divers échelons : président de section, puis vice-président, il est, en 1937 nommé conseiller à la Cour d’appel et les notes qui lui sont attribuées en 1939 méritent encore d’être rappelées, car elles le dépeignent tout entier :

« Magistrat d’élite, siège à la première chambre de la Cour, il y apporte le concours le plus précieux tant en raison de son savoir et de son expérience que de son labeur. Ses avis sont des plus autorisés ; déjà au Tribunal de la Seine, il s’était révélé comme un des meilleurs. Seconde le premier président dans l’administration de la Cour. Mention spéciale doit être faite du dévouement dont il est capable : au cours des mois d’août et de septembre 1938, à une époque où de graves événements pouvaient survenir, il n’a pas hésité à sacrifier spontanément ses vacances pour apporter sa collaboration au premier président ».

Mais ce magistrat parfait sut être aussi, dans les relations privées, un ami délicat et d’un commerce exquis : ceux qui l’approchaient étaient rapidement conquis par son urbanité, sa bonté, sa sensibilité profonde, le charme de sa conversation. Il se montrait prompt à se passionner pour tout ce qui était noble et généreux : dans le dossier d’une cause où se débattaient devant lui les droits à la succession d’un écrivain de talent, il découvre des lettres qui lui révèlent que, l’auteur a sans doute entendu faire de son oeuvre maîtresse une autobiographie ; il les lit avec avidité, les commente, s’enthousiasme pour la fidélité avec laquelle elles dépeignent le caractère du héros et pour la grandeur des sentiments dont elles sont imprégnées ; toutes les vertus dont peut s’enorgueillir l’humanité y sont éloquemment exaltées : affection familiale, charité, dévouement, loi morale, patriotisme, civisme. Et ses collègues garderont toujours le souvenir de la subtilité et de la pénétration de son analyse, de la profondeur et de la pertinence de ses observations, en même temps que de l’émotion qu’il avait ressentie et qu’il avait su si sincèrement exprimer.

Les études littéraires et historiques l’attirent tout spécialement et sa bibliothèque est une de ses passions. Grâce aux conseils éclairés d’un ami, il a su réunir sur les rayons de son cabinet, avec un goût parfait et une indiscutable compétence une importante collection d’ouvrages les plus rares et il ne cherche pas à dissimuler le plaisir qu’il éprouve à faire admirer à ses intimes ses magnifiques éditions, aux riches reliures, de nos grands classiques, dont il est justement fier.

Il aime Paris, connaît son histoire et sait se montrer un guide éclairé, érudit et disert lorsqu’il a la joie d’accompagner dans la visite d’un de nos monuments ou de nos musées quelque ami ou parent de passage.

Mais les heures sombres vont bientôt sonner. Pour la deuxième fois, il voit son pays entraîné dans la tourmente. Et quand, quelques mois plus tard, l’ennemi ayant envahi notre territoire, les circonstances dramatiques qui sont encore dans toutes les mémoires contraignent les autorités à donner l’ordre aux différentes juridictions de la capitale de se replier momen­tanément en lieu sûr, alors que certains semblent déjà fléchir et peut-être douter, il conserve tout son sang-froid et toute son énergie et s’efforce, par la parole et par l’exemple, de ranimer les courages défaillants.

Il apporte à ses chefs et à ses collègues le même dévouement dont il est coutumier ; il se révèle organisateur, assume des responsabilités, discute, décide, sait faire preuve d’autorité, sans jamais se départir de son calme ni de sa courtoisie, sans cesser d’inspirer à tous la confiance dont il est lui-même animé.

Est-il alors en proie à quelque noir pressentiment ? Il n’en laisse en tous cas rien paraître et n’a d’autre souci que celui de l’intérêt de tous. Il n’ignore pas, cependant, la menace qui pèse sur lui et sait qu’il est une victime désignée du fanatisme racial des maîtres momentanés de la France. Il revient néanmoins à Paris, contribue à la réinstallation et à la réorga­nisation des services de la Cour d’appel mais est contraint peu après - oh ! dérisoire ingratitude - d’abandonner ses fonctions qu’il avait tant aimées.

Pressé par ses amis, et puisqu’il lui est désormais interdit de continuer à servir, il se résout à fuir le danger qui se précise, parvient en zone libre, et, après Dieu sait quelles vicissitudes et quelles difficultés, il réussit à gagner l’Algérie. Mais le gouvernement provisoire, aussitôt installé en Afrique du Nord, s’empresse de réparer la révoltante injustice, et par un décret du 1er juillet 1943, le Comité Français de la Libération Nationale le réintègre dans ses fonctions de conseiller à la Cour d’appel de Paris et le met à la disposition des chefs de la Cour d’appel d’Alger ; il est peu après désigné pour faire partie de la chambre provisoire de cassation et du Comité juridique d’Alger.

Dès que la Corse est libérée, il est nommé, le 16 avril 1944, premier président de la Cour d’appel de Bastia et en avril 1945, un fauteuil parmi les vôtres, messieurs, sera pour monsieur le conseiller Lebhar la suprême consécration de cette belle et grande carrière.

Il siégera cinq ans à la section commerciale et financière de votre chambre civile, apportant à vos délibérés la contribution de ses avis éclairés et de l’étendue de sa science juridique.

Mais les souffrances physiques et morales que la guerre lui avait imposées ; le choc combien douloureux qu’il avait ressenti de la mesure inique dont il avait été la victime, les chagrins qui, dans les dernières années de sa vie avaient meurtri ce coeur trop sensible, semblaient avoir brisé le ressort trop tendu qui avait si longtemps animé cette belle existence.

Après avoir quitté pour la dernière fois sa toge sur laquelle il portait fièrement, à côté de la rosette d’officier de la Légion d’honneur, la Croix de guerre et la Croix du combattant volontaire, il revint à Oran, pour poursuivre dans sa ville natale l’ultime étape, auprès de ses amis de jeunesse et de l’unique survivant de sa famille à qui l’unissait la plus tendre affection, et près de qui il voulait mourir.

Cette suprême satisfaction ne lui fut même pas accordée ; le 29 juillet 1952, il décédait subitement en l’absence de son frère, venu pour quelques jours en France où il devait plaider devant la le chambre de la Cour d’appel de Paris et qui n’eut pas même la consolation de recueillir son dernier soupir. Notre collègue avait eu du moins l’inestimable privilège de pouvoir, avant de fermer les yeux, se livrer sans crainte au plus scrupuleux des examens de conscience et embrasser d’un regard tranquille et apaisé la route large et bien tracée qu’il avait parcourue sans défaillir, avec tant de droiture et un sens si élevé du devoir.

Que monsieur le bâtonnier Lebhar me permette, en m’inclinant devant sa douleur, de lui adresser les condoléances émues de la Cour, fière d’avoir compté parmi les siens le grand magistrat et l’homme du devoir que fut toujours monsieur le conseiller Lebhar.

Dans les derniers jours de l’année judiciaire s’éteignaient à leur tour, parvenus l’un et l’autre à un grand âge, messieurs les conseillers honoraires Laffon et Beudant.

Bien qu’en raison de la date trop récente de leur décès, je sois dans l’obligation de laisser à celui de mes collègues qui prendra la parole à la prochaine audience de rentrée, le soin de rappeler ce que furent la vie et la carrière de ces éminents magistrats, je tiens dès aujourd’hui à saluer respectueusement leur mémoire et à assurer leur famille que nous ne restons pas insensibles au deuil qui vient de les frapper.

Messieurs les avocats,

C’est toujours, pour celui à qui la parole est donnée et aussi, permettez-moi de le penser, pour ceux qui l’écoutent un bien agréable moment que celui où, au nom de la Cour tout entière, il vient vous renouveler l’expression des sentiments qui nous animent tous à l’égard du barreau.

Si je parlais, il y a quelques instants, des liens quasi-familiaux qui unissent tous les membres de notre Compagnie, j’entendais - et vous ne vous y êtes point mépris - que ce terme fût pris dans son sens le plus large et que votre Ordre fût mis à la place d’honneur qui lui revient parmi nous.

Que pourrais-je ajouter à ce qui a déjà été dit et répété cent fois par tous ceux qui, avant moi, se sont adressés à vous en ce jour de rentrée ?

La confiance, l’estime et la sympathie réciproques dont sont profondément empreints les rapports que nous entretenons, naissent et s’épanouissent avec une telle spontanéité et une telle sincérité, que nous sommes tentés de sourire lorsque l’Histoire nous apprend qu’à l’une des séances de son Conseil d’État où l’on discutait de l’opportunité de supprimer ou de maintenir le jury criminel, Napoléon se serait écrié avec colère : « Ne voit-on pas des magistrats, même des conseillers à la Cour de cassation, contracter avec des avocats des habitudes de société qui détruisent le respect dû à la magistrature et son indépendance morale ! ». En s’abandonnant à cette boutade, l’Empereur oubliait sans doute que Tronchet et Muraire, ainsi que d’autres magistrats éminents, avaient été dans vos rangs avant de prendre place dans les nôtres, et qu’il était assez naturel qu’un avocat pût contracter quelques habitudes de société avec les magistrats, alors qu’il pouvait être appelé, avec l’approbation de tous, à devenir leur collègue et même leur premier président. Et quel est donc celui d’entre nous qui oserait penser qu’il perd une parcelle de son intégrité aux relations étroites qui nous lient à votre barreau et qui offrent de si précieux avantages pour l’accomplissement de nos devoirs communs ?

Si Napoléon professait envers vous une telle méfiance, c’est, on n’en saurait douter, parce qu’il ne prisait guère vos sentiments d’indépendance, ni la passion que vous avez toujours manifestée pour la complète liberté de la pensée et de la parole, et qu’il craignait que ces prétendus défauts, qui vous honorent, ne fussent contagieux. Mais peut-être votre art d’exposer vos affaires eût-il accompli le miracle de le réconcilier avec la plaidoirie : ce ton de causerie, qui convient aux débats même les plus complexes et les plus ardus, cette simplicité pleine d’élévation, ce verbe uni et sobre, c’est tout cela qu’aimait Bonaparte aux belles heures de son Conseil d’État ; et ce sont ces éminentes qualités que vous possédez au plus haut degré.

Mais tous les souverains ne partageaient pas à votre égard une opinion aussi peu bienveillante. Et avec quelle satisfaction ne lisons nous pas dans une lettre d’Auzanet, que Louis XIV, au cours des travaux du Conseil de réformation de la justice, manifesta un jour le désir de voir les avocats qui y participaient. Il les fit donc mander au Louvre et, après leur avoir rappelé le but qu’il se proposait et leur avoir dit qu’il avait voulu joindre aux magistrats « des personnes de doctrine, d’expérience et de probité, et consommées dans toutes sortes d’affaires », il ajouta : « qu’il avait déjà vu des effets de leur suffisance et de leur intégrité, dont il était très satisfait » et il les pria de continuer, les assurant « qu’ils ne pouvaient rien faire qui lui fût plus agréable, ni plus utile pour son service et le bien de ses peuples ; qu’il s’en souviendrait, et que, dans les occasions, il en donnerait les marques à chacun d’eux en parti­culier ».

 

C’est avec bonne grâce, vous n’en doutez pas, messieurs, en même temps qu’avec la plus complète sincérité, que je fais mienne une appréciation tombée d’une bouche aussi autorisée - et je n’aurai garde de retrancher quoi que ce soit à l’éloge que le grand roi faisait ainsi de vos prédécesseurs.

Si nous sommes tous infiniment sensibles à la perfection de votre talent, les magistrats du ministère public sont particulièrement tenus en éveil par la richesse de votre argumentation et la force persuasive de votre dialectique ; tantôt adversaires, tantôt alliés, nous savons nous passionner pour la discussion de ces questions de droit dont la solution, lorsqu’elle est proclamée, est acceptée par tous avec le même respect et la même soumission, et ne laisse plus subsister en nos esprits que le souvenir des plaisirs partagés de l’intelligence et de la sympathie qui naît des luttes courtoises.

Comment, dès lors, pourrions-nous rester insensibles aux événements qui sont pour vous une source de joie ou une cause de tristesse ?

Vous avez été cruellement affectés, au cours de cette année, par la perte soudaine de l’un des meilleurs des vôtres. Le décès subit, dans des circonstances tragiques, de maître Bosviel, nous a, comme vous tous, plongés dans la consternation. Cet homme affable et courtois, chez qui les qualités du cœur, de l’intelligence et de l’esprit s’alliaient si harmonieusement au talent, à la conscience professionnelle et à la science du droit, jouissait ici de l’estime, de la confiance et de la sympathie de tous.

La Cour, unanime, dont je suis aujourd’hui l’interprète, lui adresse un dernier adieu et renouvelle à sa famille inconsolable l’assurance que celui qu’elle pleure ne laisse ici que des amis et des regrets.

Pour monsieur le procureur général,

j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour :

- recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre ;

- et me donner acte de l’accomplissement des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Vendredi 2 octobre 1953

Cour de cassation

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