Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1952

Rentrées solennelles

En 1952, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 16 octobre.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Edmond Cérède, avocat général

Monsieur le premier président,

Madame,

Messieurs,

En nous offrant en raccourci l’image de notre destinée, une tradition séculaire, toujours fidèlement respectée, place cette audience de rentrée sous le signe de la mort, sans doute pour illustrer, avant la lettre, ce mot d’Auguste Comte, que les vivants sont gouvernés par les morts et que nul n’échappe à cette loi d’éternelle dépendance, tant il est vrai que nous sommes liés les uns aux autres, et nous particulièrement, à ces générations passées de magistrats qui, renommés ou obscurs, ont tous accompli leur tâche, en telle sorte que nous ayons sujet de nous enorgueillir et souci de les imiter.

Ainsi se forme indéfiniment la chaîne silencieuse et combien émouvante de ces dévouements sans bornes à vos fonctions et des durs renoncements qu’impliquent vos labeurs, sans cesse grandissants et dramatiquement aggravés par une indigence de moyens techniques et matériels vraiment indigne de l’ampleur et de la grandeur de vos travaux et de vos responsabilités.

Ils ont été les dignes continuateurs de cette noble et austère mission, ceux dont nous honorons aujourd’hui la mémoire et vers qui nos pensées et nos coeurs s’inclinent avec respect et une émotion que je ne peux dissimuler.

Monsieur Jules Le Clech

Une perte d’autant plus cruelle que rien ne la laissait prévoir, celle de monsieur le président honoraire Le Clech, ouvre douloureusement la série de nos deuils.

Une mort soudaine, survenue peu d’instants après son réveil, l’a brutalement arrachée à l’affection de l’admirable compagne de sa vie ; accourue près de lui, elle n’a pu que recueillir son dernier souffle. Dans cette Cour, où il n’avait que des amis, la surprise et la consternation furent générales.

Monsieur le président Le Clech nous avait quittés il y a moins de trois ans, en pleine vigueur de corps et d’esprit ; aussi ne s’était-il que malaisément résigné à s’éloigner de nos travaux. Deux impressions brèves, notées par lui le soir même de sa mise à la retraite, traduisent fidèlement l’état d’esprit qui était alors le sien 30 décembre 1949 : « Une certaine mélancolie mais douce satisfaction », écrivait-il.

Oui, il pouvait regarder derrière lui avec fierté, dans la perspective attristée des choses passées, une belle carrière, régulière, harmonieuse, toute droit, à l’image de son caractère, une vie qui n’avait eu pour lui que des sourires, partagée paisiblement entre les devoirs de sa profession et les joies sans nuages d’un foyer tendrement uni.

Il était issu d’une vieille famille de bonne bourgeoisie bretonne, où le notariat était en honneur de père en fils, depuis plusieurs générations. Passionnément attaché à sa terre natale, c’est presque entièrement dans le ressort de la Cour d’appel de Rennes que se déroulera son heureuse existence. Il aura la bonne fortune de ne se déplacer que peu de fois : Morlaix, Saint-Brieuc, Rennes, marquent les trois étapes principales de sa vie provinciale. Il ne quittera sa chère Bretagne que pour la Cour d’appel d’Angers, dont il deviendra premier président, en septembre 1936, avant d’accéder à votre Cour deux ans plus tard.

Dès ses débuts, ses qualités se dessinent. Les notes de ses chefs en traduisent fidèlement les contours : intelligent, actif, très travailleur, s’exprimant avec aisance et élégance, apte aussi bien au Parquet qu’au Siège, méthodique, doué de connaissances juridiques étendues, dévoué entièrement à ses fonctions, tel apparaît dès lors le jeune magistrat, juge d’instruction à Morlaix.

Déjà s’affirment les deux qualités maîtresses de son caractère : une ardeur remarquable au travail et un besoin inné de se dévouer qui, chez lui, vient tout droit du cœur.

Sans rien sacrifier de ses devoirs professionnels, il donne une collaboration appréciée aux « Lois nouvelles » et au « Journal de Droit International de Droit privé » et, poursuivant une voie qui lui est chère, il se consacre au relèvement et à l’éducation de l’enfance anormale. Il fonde le groupement breton de cette belle œuvre, à Morlaix, et organise des conférences qui en assurent le succès.

La guerre de 1914 le surprend en pleine activité. D’abord simple soldat dans l’infanterie territoriale, puis officier de gendarmerie, il part comme volontaire dans le secteur de Verdun qui est alors un véritable enfer ; au plus vif de la tourmente, il y emporte par sa belle conduite sous le feu, la Croix de guerre avec une élogieuse citation et la Croix de chevalier de la Légion d’honneur au titre militaire, deux ans plus tard.

Bien qu’il manifestât les dispositions les plus sérieuses pour le service du Parquet, ses préférences le portent définitivement, à son retour du front, vers le Siège ; successivement président à Morlaix, Saint-Brieuc et Rennes, il y donne toute sa mesure et s’y affirme comme un chef de tribunal de valeur. Doué d’une très grande vivacité d’esprit, plein d’autorité et de savoir, collaborant à plusieurs revues juridiques, auteur d’ouvrages de droit appréciés, administrateur courtois, ordonné et méthodique, il ne laisse partout derrière lui que sillages élogieux.

De telles qualités le portent avec aisance à la première présidence de la Cour d’appel d’Angers où, là encore, il ne laisse que des regrets.

« Il a toujours été l’homme du devoir, dira de lui le procureur général Poggiale, saluant son départ pour la Cour suprême. D’une grande indépendance de caractère, il avait la plus haute conception de la délicate mission qu’il eut à remplir comme chef de Cour. Sa bienveillance qui n’excluait pas la fermeté, lui avait conquis tous les cœurs ».

 

Il a aussi conquis tous les vôtres, messieurs, dans cette chambre civile où il n’a point tardé à marquer sa place.

Juriste consommé, il alliait à une science très sûre, un sens très humain des réalités qu’une longue et patiente pratique lui avait donné. Spécialisé d’abord dans les affaires de filiation, il a beaucoup contribué à l’élaboration d’une jurisprudence des plus humaines et des plus protectrices à l’égard des enfants nés hors mariage ; c’est sur son rapport que l’expertise des sangs a été admise comme moyen de preuve complémentaire de la filiation naturelle.

Devenu doyen de la chambre civile, il ne se perdait jamais dans de longs développements mais ses avis, comme ses rapports, rédigés en une langue claire, nette, précise, faisaient autorité. Il était la providence des magistrats nouvellement nommés, dirigeant avec tact et bienveillance leur plume incertaine, dans la facture toujours redoutée des premiers projets d’arrêt. Mais, au cours des délibérés, il était intransigeant sur les questions de forme et veillait sans faiblesse à la sauvegarde de nos meilleures traditions.

L’homme privé était à la hauteur du magistrat. Homme d’honneur et de loyauté, franc et direct comme sait l’être un fils de l’altière Cornouailles, bienveillant et courtois, ces qualités donnaient à son commerce un attrait tout particulier dont tous ceux qui l’ont connu se plaisent à porter témoignage.

Ce grand laborieux, l’heure de la retraite venue, ne concevait point le repos au sens où l’entendait le vieil Horace qui, dans ses Odes, en célèbre les douceurs. Plus sûrement avait-il lu et médité longuement sur ces pages admirables où Pascal dépeint, en termes définitifs, le vide absurde de la vie humaine d’où toute activité, toute croyance, toute aspiration vers l’infini seraient bannies. Il était débordant de vie. Continuant sa collaboration à de nombreuses publications juridiques, présidant avec distinction la commission d’agrément des architectes et des experts au ministère de la Reconstruction, membre du Conseil supérieur de la Principauté de Monaco, la mort est venue le surprendre en pleine action. La veille du jour où il fut frappé, il avait encore remis à la rédaction de la « Semaine juridique » un important manuscrit dont l’écriture trahissait peut-être déjà une certaine fatigue.

« Nous sommes parvenus, après certains efforts, à mettre au net ce manuscrit », écrivait à sa veuve le rédacteur en chef de cette revue, « et pensons le publier dans un des tout prochains numéros de notre recueil. Nous y attachons la valeur d’un dernier hommage rendu à monsieur le président Le Clech, auquel nous liaient des rapports d’amitié et de collaboration très fidèle ».

 

Le dernier et suprême hommage à monsieur le président honoraire Le Clech, c’est à nous, messieurs, qu’il appartient de l’adresser, en la solennité de cette audience, à celui qui fut un magistrat modèle et un homme de coeur dont nous garderons fidèlement, au plus profond de nous-mêmes, la vivante image. Il peut dormir rassuré, dans ce cimetière breton où la mer toute proche, gardienne de la mort, berce son repos.

Par l’exemple de ses vertus, dont la cravate de Commandeur de la Légion d’honneur avait consacré la valeur, il laisse à ses enfants et petits-enfants un héritage précieux qui, pieusement recueilli, j’en suis sûr, donnera à celle dont la douleur ne saurait être consolée, les plus belles raisons de vivre et d’espérer.

Parmi les marques de sympathie qui affluèrent à son lit de mort, il en est une infiniment émouvante et empreinte de grandeur : écoutez en quels termes, celui qui, déjà touché par la mort et ne pouvant écrire, s’adressait par la main de sa femme à la veuve de son collègue disparu :

« Monsieur Duquesne, très malade et incapable de tenir la plume, fait dire à madame Le Clech qu’il lui offre ses sincères condoléances. Il n’avait pas oublié son sympathique collègue et s’apprête à le rejoindre auprès du Dieu de miséricorde qui récompense si royalement ses bons et fidèles serviteurs ».

 

Quinze jours après, jour pour jour, monsieur le conseiller honoraire Duquesne rejoignait, auprès du Dieu de miséricorde, celui dont il venait de saluer si stoïquement la fin.

Monsieur Joseph Duquesne

En accueillant dans son sein, un an à peine avant la dernière guerre, monsieur Duquesne, doyen de la Faculté de droit de Strasbourg, votre Compagnie s’enrichissait d’une incomparable manière.

Il vous apportait le trésor de ses connaissances juridiques, l’éclat de services éminents rendus en Alsace dans une période particulièrement délicate, la solidité d’une âme et d’un caractère sans faille, le prestige - en un mot - d’une personnalité de premier plan.

Né à Arras, le dernier d’une famille de sept enfants, Joseph Duquesne est brillamment reçu en second rang à son premier concours d’agrégation dans la section « Droit romain », « Histoire du droit ». Il a 25 ans.

Il est et restera, pendant plusieurs années, le plus jeune professeur de nos Facultés de droit.

Mais, déjà, quelle maîtrise !

Dès les premières années de son professorat à la Faculté de droit de Grenoble, où il occupe la chaire de Droit romain, sa forte personnalité s’affirme. Son enseignement est clair, précis, solide, sa puissance de travail étonnante. Possédant à fond la langue allemande, il prend l’initiative - et non sans peine - d’organiser à l’usage des étudiants de langue germani­que, un cours de Droit romain qu’il professe lui-même dans leur langue. Le succès est complet et grandit. Les étudiants étrangers affluent, d’année en année plus nombreux, à tel point que son enseignement est officiellement reconnu par la plupart des universités allemandes.

Monsieur Duquesne, note son recteur en 1906, a bien mérité de l’Université de Grenoble. Mais cela ne suffit pas à ce travailleur infatigable qui mène de front son enseignement normal et celui consacré aux étudiants étrangers.

Il publie un important ouvrage sur la « translatio judicii » dans la procédure civile romaine et traduit dans notre langue les volumes de Momsen consacrés au Droit pénal romain ; très nombreuses aussi sont ses contributions dans plusieurs revues de droit français, notamment à la « Nouvelle Revue Historique de Droit Français et Etranger ».

 

Son activité n’est pas moindre à l’étranger ; il écrit de nombreux articles juridiques dans diverses revues germaniques et organise une série de conférences qu’il fait en allemand, à Berlin et à Munich.

La France, par-dessus les frontières, tendait ainsi au monde germanique la fleur de son génie latin... Mais, déjà, hélas ! - note avec tristesse le recteur de l’Université de Grenoble, après un vif éloge de son ardent professeur - ce n’est pas la faute de monsieur Duquesne si la clientèle allemande de la Faculté de droit accuse une baisse considérable... Les causes sont faciles à discerner, ajoute mélancoliquement l’auteur de la notice datée du 25 avril 1914.

L’orage approche...

Trois mois après, monsieur Duquesne endosse l’uniforme. Un destin maléfique a remarqué l’antique maxime. La robe a cédé le pas aux armes... Mobilisé comme officier d’état-major, il continue de servir. Par sa connaissance du monde et de la langue allemande, il rend les plus précieux services, que vinrent récompenser le grade de commandant et la croix de chevalier de la Légion d’honneur.

La guerre finie, s’ouvrent devant lui en 1919, les perspectives d’un enseignement à la Faculté de droit de Paris ; mais sa vocation est ailleurs... Il choisit de prendre la route de Strasbourg, dont l’Université vient d’être reconstituée.

Il a 45 ans. Il est à l’apogée de ses forces physiques et intellectuelles. C’est un homme du Nord, au sens plein du mot, puissant et solide au mora1 comme au physique, équilibré et sûr, d’un dévouement absolu à ses fonctions, d’une grande distinction d’esprit, de coeur et de manières.

« Une grande force pour l’Université de Strasbourg », dira de lui le recteur de cette Université.

« Un professeur hors de pair », ajoutera monsieur Beudant, doyen de la Faculté de droit.

De telles qualités font de lui, en novembre 1925, un doyen et un très grand doyen. Son rayonnement dépasse le cadre de l’Université.

Ses nombreux écrits relatifs au droit alsacien et au droit allemand, sa compréhension de l’âme et du dialecte alsacien, la générosité de son cœur, son doigté font de lui, dans cette période difficile de l’après-guerre en Alsace, un conciliateur dont le rôle n’est pas près de s’effacer.

Un universitaire de pareille taille ne pouvait être qu’un très grand magistrat, ce qu’il fut quand, appelé à Paris par des considérations de famille, il vint prendre place parmi vous à la chambre sociale qui venait d’être nouvellement créée.

Chose étonnante, telles étaient l’universalité de ses connaissances et la souplesse de son esprit, que ce pur romaniste, gloire de l’éternelle culture classique, se montra merveilleusement ouvert aux formes les plus modernes du droit social nouveau et s’adapta sans effort à sa nouvelle tâche : l’application des lois régissant la condition moderne des travailleurs. Une main plus autorisée que la mienne, celle de monsieur le conseiller honoraire Guihaire, en a tracé, dans un article paru dans la revue « Le droit social », toute l’ampleur ; la voici :

« Il fut, avec le très regretté conseiller Gomien, le véritable fondateur de la jurisprudence en matière prud’homale. Les décisions qu’ils avaient inspirées, souvent diffusées et commentées dans les recueils, ne connurent jamais la défaveur de critiques improbatives. Toutes faisaient autorité. Mais c’est dans un autre domaine du droit collectif nouveau, celui de la Sécurité sociale, que M. Duquesne acquit sa véritable gloire, et une gloire qu’il ne partagea avec personne. Les innombrables lois, ordonnances, décrets, arrêtés, circulaires et instructions traitant de cette matière instable et foisonnante, étaient pour son cerveau, et pour le sien seul, sans mystères. Les problèmes les plus compliqués devenaient simples après avoir été exposés et raisonnés par lui et trouvaient leur solution dans des arrêts savamment décantés qui, le plus souvent, ne dépassaient pas vingt lignes ».

 

On ne saurait donner mieux à monsieur Duquesne la part qui lui revient dans vos travaux.

A l’audience, il suivait les débats les yeux mi-clos, comme pour mieux s’enfermer dans ses méditations intérieures. Au cours des délibérés, devenu doyen, il prenait la parole le premier, avec un talent particulier, pour résumer les affaires en quelques phrases substantielles et limpides, toujours suivies d’un avis judicieux et plein de bon sens. Avec un tact et une bienveillance jamais en défaut, il objectait, rectifiait et le plus souvent ralliait les suffrages.

A ses qualités d’éminent juriste, il joignait tous les dons du cœur. Il régnait sur son visage un air de bonté profonde qui frappait dès le premier abord. Avec cela, une simplicité extrême dans ses manières et une mansuétude qui, chez lui, révélaient la hauteur de son esprit.

La limite d’âge venue, monsieur le conseiller Duquesne - qui n’avait point cessé de s’intéresser aux choses d’Alsace-Lorraine, préoccupation constante de sa vie - n’a point connu encore le repos. Rappelé presque aussitôt à l’activité pour faire face - avec d’autres magistrats - à un important arriéré accumulé pendant les années de guerre, il reprit son siège avec la même maîtrise que par le passé.

Son élévation à la dignité de commandeur de la Légion d’honneur vint couronner, avant sa retraite définitive, cette magnifique carrière. Ce jour-là, il réunit ses collègues de la chambre sociale dans son cabinet de travail de la rue Monsieur. C’est là que, face à sa bibliothèque de professeur et de magistrat, témoin de ses veilles, entouré de sa femme, de ses enfants et petits-enfants et de ses collègues, il tint à recevoir la cravate des mains de monsieur le premier président Mongibeaux. Cérémonie intime et toute simple, où il offrit en résumé le triple symbole de sa vie : son enseignement, sa trop brève magistrature, sa famille.

Un effort, si longtemps et si généreusement soutenu, avait fini par miner une santé cependant robuste.

Il s’est éteint au milieu des siens, après une longue et cruelle maladie, supportée avec le courage et la résignation que lui donnait son ardente foi catholique.

Universitaire de grande classe, magistrat de haute lignée, il laisse parmi nous, avec d’inexprimables souvenirs et regrets, la valeur d’un incomparable exemple, qui ne sera jamais oublié.

Puisse cette certitude apporter à madame Duquesne et à tous les siens, quelque apaisement à une douleur dont nous mesurons toute l’étendue.

Monsieur Lucien Villeminot

Moins heureux que ses devanciers dans la mort, monsieur le président honoraire Villeminot n’a point connu à l’heure suprême la douce, l’apaisante vision de créatures chères à son chevet.

Grandeur et servitude du célibat !... Celui qui avait connu une longue et brillante carrière n’a eu, pour lui fermer les yeux - sa mère et sa sœur étant disparues avant lui - qu’une vieille gouvernante qui l’avait fidèlement suivi dans sa retraite à Dinan, cette charmante petite ville bretonne, qui prend la Rance pour miroir, témoin, cinquante ans auparavant, de ses débuts dans la carrière et de sa jeunesse.

Il avait vu le jour dans la claire et capiteuse Champagne, qui donne à l’esprit la finesse et l’ardeur de ses vins et appartenait à une riche famille d’industriels rémois.

Après avoir jeté un instant son regard vers le Conseil d’État, il avait sans doute pris, dans l’air du cabinet du ministre des Colonies d’alors - où il fut attaché quelques mois - le goût des horizons lointains, car nous le voyons, au début de sa carrière judiciaire, prendre le paquebot pour Haïphong où il vient d’être nommé juge suppléant.

Des raisons de santé, semble-t-il, car celle-ci fut toujours fragile, le décident, deux ans plus tard, à reprendre la mer en sens inverse et à entrer dans la magistrature métropolitaine.

Docteur en droit, lauréat de la Faculté de droit de Paris et de l’École des Sciences politiques, doué d’une intelligence supérieure, déjà civiliste averti, distingué dans ses manières, tel est à grands traits dépeint par ses chefs le jeune magistrat, juge suppléant à Saint-Nazaire et à Dinan. Successivement juge à Villefranche-sur-Saône et à Roanne, il affirme au contact d’une longue pratique judiciaire, une culture juridique et une fermeté de caractère peu communes qui le qualifieront pour être placé à la tête d’un tribunal. Président du tribunal civil d’Orange, la figure du grand magistrat qu’il sera se dessine.

Chef né, il est enfin au poste qui lui convient. Tant au civil qu’au correctionnel, il traite les affaires avec une rare compétence et attire l’attention de la Cour par la netteté et la solidité de ses jugements.

Il est, d’autre part, conciliant et ferme à la fois et réussit à donner à son tribunal, longtemps divisé, une haute tenue. Il se détache nettement du groupe et il apparaît dès lors évident que devant lui va s’ouvrir la voie des hautes destinées judiciaires.

Elle s’ouvre, en effet, sous ses pas. Ses présidences à Nevers, Rennes, Nantes - lente mais sûre ascension vers les sommets - seront le triomphe de la science juridique et du caractère qui, chez lui, s’unissent dans le plus harmonieux des alliages. Ses décisions font autorité et ne connaissent pas l’infirmation. Il est un chef incontesté qui s’impose à tous.

« Il ne vit que pour sa profession », dira de lui un de ses chefs de Cour, résumant d’un trait de plume l’homme et le magistrat, qu’il signale à l’attention de la Chancellerie.

Ainsi sera-t-il tout naturellement marqué pour être chef de Cour.

Chef de Cour, il le sera dans toute la plénitude du terme, ce célibataire qui, mûri dans les solitudes, les silences et les recueillements de son état, saura donner à la Cour d’appel de Lyon, dont il est nommé premier président, un lustre incomparable.

Ne vivre que pour sa profession, trait dominant de sa forte personnalité, disposition d’esprit qui ne peut inquiéter que ceux qu’une ardeur professionnelle comparable à la sienne n’anime point.

Exigeant pour les autres, oui, certes il l’est, mais dans la mesure où il l’est pour lui-même, c’est-à-dire au plus haut point.

L’œil attentif à tout, il a l’art de commander et de diriger. Il a toutes les vertus du chef dont la principale, celle de l’exemple qu’il donne à tous. Chef respecté et obéi, rigide dans le service, il a le goût du travail et l’inspire autour de lui. Il exige l’exactitude, l’assiduité, la tenue, vertus qu’il pratique lui-même de façon exemplaire.

Il est peu indulgent pour ceux qu’il juge enclin à la paresse ou à l’indiscipline, mais nul mieux que lui ne sait déceler le mérite et le promouvoir. Sous la froideur de ses apparences, il est au fond sensible et bon et sait adoucir d’un mot courtois les refus nécessaires.

Homme d’étude et de cabinet, le civiliste ne le cède en rien à l’administrateur. Une culture juridique exceptionnelle jointe à la finesse naturelle de son esprit, lui permettent de se mouvoir avec aisance dans les causes les plus complexes, de dégager rapidement la solution et de donner à sa plume un tour concis, rigoureusement exact, inattaquable dans la rédaction des arrêts.

Dans cette ville de grandes entreprises industrielles et commerciales en plein essor, où la valeur ne s’apprécie trop souvent qu’en proportion de la fortune et de la surface qu’elle donne, où la fonction publique est de peu de poids - étant à la connaissance de chacun qu’elle est mal rémunérée - sa grande préoccupation est de maintenir le prestige dû à la magistrature.

Ayant reçu du ciel tous les dons de l’esprit et... de la fortune par surcroît, il prend à coeur d’organiser, dans le cadre raffiné qu’il a su créer autour de lui, au milieu de ses chers livres, des réceptions dont il règle lui-même les moindres détails, avec la même perfection, le même goût que la maîtresse de maison la plus avertie.

Sa longue, fine et ondoyante silhouette qui, de lui au Palais fait un souverain qu’on ne discute pas, évolue ici avec l’aisance et la distinction de l’homme du monde et de l’érudit, dont la conversation charme et retient ceux qui l’approchent.

Artiste, il l’est aussi. Passionné de musique, ne l’a-t-on pas vu jadis emporter dans ses bagages en Indochine son piano à queue, fidèle et inséparable compagnon de voyage et de veilles.

Que dire, messieurs, de son arrivée à votre chambre civile, où sa place était depuis longtemps marquée, après sept ans de règne à la Cour d’appel de Lyon, sinon qu’elle fut l’épanouissement de ses remarquables qualités. Sa profonde culture juridique, l’impeccable correction de son style le placent immédiatement parmi les magistrats les plus éminents de cette chambre. A lui sont dévolues les affaires particulièrement ardues, notamment celles touchant la séparation des pouvoirs. Il ne peut toutefois oublier complètement qu’il a dépouillé l’hermine présidentielle et, lorsque le délibéré lui semble se prolonger au-delà de ce qu’il estime raisonnable, il n’hésite pas à donner de la main ou du gosier des signes de sa vive impa­tience, vite réprimée d’ailleurs, par une courtoisie naturelle.

Celui que d’aucuns, le connaissant mal, disaient égoïste et personnel, avait en réalité de belles qualités de cœur. Lorsque la guerre de 1914 le surprit président à Orange et qu’inapte à tout service militaire, il dut rester presque seul à son poste, c’est avec douleur qu’il vit partir pour le front ses deux plus jeunes assesseurs. Ne passa-t-il pas deux nuits consécutives en gare d’Orange pour attendre et donner à l’un d’eux ce qu’il croyait être une dernière accolade, un dernier adieu...

Ne pouvant servir autrement, il avait ouvert sa vaste habitation provinciale, véritable hôtel présidentiel, aux blessés et convalescents de toutes nationalités, qui affluaient à l’hôpital de la ville. Sa riche bibliothèque, il l’avait mise à la disposition des plus lettrés ; pour les autres, il y avait buffet ouvert...

L’âge de la retraite venu définitivement, après un rappel à l’activité de deux ans en 1942, il prit après quelques hésitations, délaissant son bel appartement du quai d’Orsay, le chemin de Dinan où il avait finalement décidé d’aller finir ses jours, dans sa villa de Ker-Huel.

Là, rien n’est changé à ses habitudes laborieuses. Levé à 7 heures du matin, il descend dans son cabinet de travail, lit en les annotant ouvrages et revues qui viennent de paraître, relit les vieux auteurs. Il écrit à ses amis et les semonce quand ils sont, à son gré, trop silencieux.

On voit tous les jours sa longue et fine silhouette, dont l’âge ralentit insensiblement l’allure, hanter la promenade des Grands-Fossés, le long de la rue du Jersual et les bords de la Rance ; puis, quand il est condamné à ne plus sortir en dehors de son jardin, il se réfugie encore davantage dans la lecture, attendant impatiemment la visite d’amis de passage.

Trois semaines avant sa mort, quand il dut s’aliter, il dicta ses dernières lettres à sa vieille gouvernante, les corrigeant de sa main. Puis, ayant eu souci de ne pas donner à ses amis le spectacle de ses derniers instants, maître de lui jusqu’à la mort, il s’éteignit le 3 septembre 1951.

Il est descendu dans sa tombe, solitaire... et en grand seigneur... tel qu’il était, tel qu’il avait toujours été, une simple rosette d’officier de la Légion d’honneur à sa bouton­nière.

Découvrons-nous, messieurs, devant cette noble et altière figure de grand magistrat.

Une telle vie, une telle mort défient tout commentaire et n’appellent que l’admiration dans le silence et le recueillement.

Monsieur Maurice, Louis Brancher

Que dire, à première vue, de monsieur le conseiller Brancher, sinon que fulgurante fut sa carrière, puisque d’un seul coup d’aile, après escale à la Cour d’appel de Paris, il a jusqu’à vous fendu cet espace que d’autres, moins heureux ou moins doués, ne parcourent qu’avec effort, sans jamais espérer franchir votre seuil.

Performance peu commune, que seuls peuvent permettre et expliquer des dons exceptionnels d’intelligence et d’assimilation.

Ces dons il les avait.

Privé de cet irremplaçable enseignement, que donne au magistrat qui débute son séjour dans les juridictions du premier degré, où le litige doit être saisi à la racine et dégagé, où l’on prend, à l’audience, la mesure des hommes que l’on juge et des talents que l’on affronte, seule et véritable école supérieure de la magistrature, privé, dis-je, de ses disciplines salutaires.

Monsieur le conseiller Brancher a réalisé ce tour de force extraordinaire d’être, le jour où, quittant la place Vendôme, il vint s’asseoir comme conseiller à la Cour de Paris, en état de devenir en peu de temps un magistrat complet.

Si l’on embrasse du regard sa substantielle mais trop courte existence, on ne peut s’empêcher de songer à l’une de ces sources vives qui, dès qu’elles jaillissent, sont capables de porter bateau, mais finissent, après un bref parcours, victimes de la générosité de leurs eaux.

Oui, être exceptionnel, il l’était par la luminosité de son intelligence et cette facilité, cette aptitude à rendre clair, en quelques phrases simples, ce qui paraissait complexe ou obscur ; dons magnifiques de l’esprit, servis chez lui par une puissance de travail qu’un aspect délicat rendait encore plus surprenante.

A la direction criminelle de la Chancellerie, où il fit toute sa carrière de magistrat de l’administration centrale, successivement rédacteur - reçu premier au concours - puis chef de bureau et chef de bureau hors classe, il s’affirme à tous ces échelons le collaborateur le plus précieux.

Il est un de ceux que le directeur a coutume d’appeler près de lui quand une affaire délicate est en discussion. Dans ce cénacle fermé, où seule la valeur professionnelle donne accès, il émet avec une étonnante clarté, marque première de son intelligence, des avis particulièrement judicieux et généralement suivis. Sa plume est alerte et déliée, à la mesure de son esprit. Ses rapports, rédigés dans un style serré, précis et élégant, sont un modèle du genre.

Doué de telles qualités, que soutiennent une culture générale et une science juridique des plus sûres, il s’initie très rapidement à ses nouvelles fonctions, lorsqu’il accède comme conseiller à la Cour d’appel de Paris. A la neuvième et à la deuxième chambre, qui connaissent d’affaires particulièrement difficiles, il apporte à ses présidents le concours le plus efficace. Tant et si bien que, successivement vice-président de chambre, puis président de chambre, il sera marqué par ses chefs pour accéder à la Cour suprême.

On ne saurait saisir les contours du candidat qu’il présente pour un poste de conseiller à la Cour de cassation, mieux que ne l’a fait son premier président :

« Intelligence vive et déliée, juriste averti et circonspect, analyste subtil, monsieur Brancher réussit parfaitement à l’une des sections de la deuxième Chambre où il applique à la solution des problèmes ardus et souvent ingrats, toutes les ressources d’un esprit fin, très cultivé et particulièrement habile à la discussion juridique. Ses arrêts, très étudiés et qui ne laissent dans l’ombre aucun des aspects des difficultés en cause, sont toujours très motivés et rédigés dans une langue impeccable. Il doit être, pour la Cour de cassation, une excellente recrue ». Signé : premier président Picard.

L’avenir a justifié ces prévisions. Excellente recrue, il l’est pleinement à la chambre sociale à laquelle il a donné toutes ses forces, toutes ses facultés et... sa vie.

Spécialisé dans la matière aride des loyers - que la diversité des législations successives et très fréquemment modifiées rend parfois singulièrement complexe - il se donne tout entier à sa nouvelle tâche.

Doué d’une exceptionnelle mémoire, d’une précision de la pensée jamais en défaut, d’une sûreté de jugement qui lui inspire, avec rapidité et comme par instinct, la solution exacte, il acquiert rapidement une compétence et une autorité telles que les affaires les plus délicates lui sont confiées. Consciencieux à l’extrême, que de fois l’a-t-on vu préparer deux projets d’arrêt, quelquefois trois, pour permettre à la chambre de décider en pleine connaissance de cause.

Telles vacances, il les a passées dans sa maison paisible de la rue des Jardies, à Sèvres, à travailler... au-delà de ses forces, peut-être...

Parisien de naissance et voltairien d’esprit, de fine culture avec une prédilection marquée pour les classiques français et étrangers, qu’il relisait souvent, et allait applaudir rue de Richelieu, musicien de talent, puisant dans les joies de l’harmonie le plus heureux délassement à sa tâche quotidienne, il était dans l’intimité un causeur charmant, évoluant avec aisance du paradoxe à la vérité, un ami dont tous ceux qui l’ont connu ont pu goûter l’exquise courtoisie, la simplicité et la modestie.

« Au revoir », a-t-il dit à ses collègues, certain soir, en quittant le Palais. Hélas ! c’était un adieu... La Parque impitoyable a tranché brutalement le fil délicat de cette existence fragile, alors que, revenant d’une brève promenade matinale, il entamait - avant de se rendre à l’audience - son lourd labeur quotidien.

Il nous laisse le souvenir d’un fin lettré, d’un homme de goût, d’un juriste de valeur trop tôt disparu, que nos regrets unanimes ont suivi dans la tombe.

La rosette d’officier de la Légion d’honneur était venue récompenser, un an avant sa mort, ses remarquables mérites.

Nous nous inclinons respectueusement devant la douleur de sa veuve, de sa fille et de son gendre, en nous associant de tout cœur à leur deuil, dans la tristesse des jours qu’ils traversent.

Monsieur Edouard, Georges, Paul Jousselin

Félicitons-nous qu’une myopie malencontreuse ait jadis contraint monsieur le conseiller honoraire Jousselin à se détourner des choses de la mer - où l’attirait dès sa jeunesse une irrésistible vocation - et l’ait finalement orienté vers le droit, dont il avait sans doute, l’atavisme aidant, pris le goût dans l’étude de son père, avoué à Marennes.

Docteur en droit, quatre fois lauréat de la Faculté de droit de Bordeaux, en droit civil et en droit criminel, il s’assurait ainsi, dès le début, de solides bases de départ, puisqu’elles l’ont conduit jusqu’à vos rivages, après d’heureuses traversées sans mauvais vents ni tempêtes.

Attaché au Parquet du tribunal de Bordeaux, il manifeste déjà une aptitude peu commune aux fonctions judiciaires, à tel point que son chef immédiat assure qu’il est en état, au terme de son stage, de gérer lui-même un Parquet. C’est néanmoins au siège qu’il fera ses débuts, comme juge suppléant à Libourne et à Bordeaux, puis comme juge à Ruffec, chargé de l’instruction. Il se distingue rapidement par sa science juridique, son ardeur extraordinaire au travail, la fermeté de son caractère, qualité maîtresse de son esprit, la rectitude de son jugement.

Substitut à Périgueux, ces aptitudes vont s’affirmant. Il a la parole élégante et facile. Son argumentation est précise et claire. A l’audience correctionnelle et à l’audience civile, il requiert ou conclut avec un égal bonheur.

Mesuré et ferme à la fois, il est un orateur d’Assises de qualité, servi par un organe excellent. Une importante affaire criminelle, qui a passionné en son temps l’opinion régionale, et dont la vedette était une jeune fille de 19 ans, auteur d’un assassinat commis dans des conditions particulièrement odieuses, le met brillamment en valeur.

« Monsieur Joussellin a soutenu cette affaire d’une façon véritablement supérieure, dira de lui le président des Assises, en le signalant à l’attention du chef du Parquet général de Bordeaux. Il a fait preuve d’un beau talent oratoire, d’une méthode sérieuse, d’une dialectique serrée, d’une profonde connaissance de son sujet et d’une érudition incontestable. Je le considère comme susceptible de faire, dans l’avenir, un excellent avocat général ou un très bon procureur d’Assises ».

 

Ce perspicace président avait vu juste. Désormais, le substitut Joussellin qui, pendant presque toute la guerre 1914-1918 - étant exempté du service militaire actif pour raisons de santé - avait assuré seul, en l’absence de son procureur malade puis décédé, la lourde charge du Parquet de Périgueux, fera toute sa carrière dans les Parquets, où il ne cessera de se mettre en valeur.

Successivement procureur de la République à Mirande, puis substitut du procureur général à Riom, il affirme de telles qualités, soit à l’audience, soit dans l’administration du Parquet, qu’il sera désigné par ses chefs de Cour comme particulièrement digne d’occuper avec distinction un poste de substitut au Parquet de la Seine. Là, il donne toute sa mesure de juriste et d’administrateur. Placé à la tête de la troisième Section du Parquet chargée notamment de l’application délicate des lois sur les loyers dans une période difficile, il dirige ce service avec une compétence et une autorité très remarquée.

A l’audience civile où il est ensuite affecté, et particulièrement à la deuxième section de la première chambre, il se distingue en donnant des conclusions très étudiées que mettent en évidence une sûreté de jugement et une solidité d’argumentation riche de connaissances juridiques. À l’audience correctionnelle, sa réussite n’est pas moins complète.

Aussi gravira-t-il d’une marche régulière et sûre les échelons supérieurs ; substitut général, puis avocat général près la Cour d’appel de Paris, il sera, soit à l’audience civile, soit à l’audience correctionnelle, soit à la Cour d’assises, un collaborateur des plus utiles, dont les présidents attesteront les mérites. Travailleur infatigable, aimant le droit, avec une préférence et des dispositions marquées pour le droit civil, ayant acquis, par son éloquence et son savoir, une autorité certaine sur la Cour, qui homologue généralement les solutions par lui proposées, le voici en pleine possession de ces moyens qui le distingueront pour venir prendre place parmi vous.

De confession protestante, il avait sûrement pris pour règle de sa vie cette sentence qu’Olivier de Serres avait portée de sa main sur son manuscrit du « Livre de Raison » :

« Oisiveté, oreiller de vices,

« En ne faisant rien, on apprend à mal faire ».

 

A la chambre des requêtes où, comme conseiller il fait fonction à la fois d’avocat général et de conseiller rapporteur, il se dépense sans compter avec cette ardeur qu’il a toujours manifestée, à tous les stades de sa carrière.

Affecté ensuite comme conseiller à la chambre sociale, il y apporte la plus précieuse et la plus épuisante collaboration jusqu’au jour où, s’étant usé au travail, et déjà atteint par le mal qui devait l’emporter deux ans plus tard, il est contraint de demander sa mise anticipée à la retraite.

Magistrat sans reproche, l’homme l’était aussi. Il avait toujours gardé cette dignité de vie que ceux de sa foi poussent au plus haut degré ; cœur loyal et dévoué, esprit droit et pénétrant, passionné de justice, ennemi de toute intrigue et le disant tout haut, poussant le scrupule au point d’en garder l’écho jusque dans sa vie familière, tel était l’homme plein de mérites qui laisse parmi nous d’unanimes regrets.

La rosette d’officier de la Légion d’honneur et l’honorariat étaient venus couronner cette vie tout entière de dévouement et de haute valeur morale.

Qu’il repose en paix dans ce cimetière de Meschers proche de la propriété de famille où il aimait, près de cette mer, qui avait toujours eu sur lui tant d’attraits, venir se délasser de ses labeurs.

A sa veuve qui, durant sa longue maladie, l’a soigné avec un admirable dévouement, à ses deux filles, dignes héritières de la tradition paternelle, nous adressons l’hommage de notre respect et de notre vive et douloureuse sympathie.

Je manquerais, messieurs, à tous mes devoirs si, avant de quitter ces allées de noirs cyprès, je ne vous conviais à vous recueillir sur une tombe précocement et tragiquement ouverte.

Monsieur Auboyer-Treuille

Au cours de cet hiver, maître Auboyer-Treuille périssait en plein ciel, aux côtés de son épouse bien-aimée. Nous avons tout gardé dans nos yeux et nos esprits l’hallucinante vision et l’affreux souvenir de cet accident d’aviation qui, dans notre famille judiciaire, a fait en réalité neuf victimes : un père, une mère et sept orphelins.

Sous une extrême modestie, maître Auboyer-Treuille joignait à de solides qualités professionnelles, une rare élévation de caractère et un inépuisable désintéressement. Il laisse à ses enfants un patrimoine riche de valeurs spirituelles, d’une incomparable qualité. Exemple de vertu discrète et toujours souriante, il occupait, monsieur le président, une place de choix dans votre Compagnie, qui peut être fière de lui comme la Cour l’est elle-même.

La mort qui a fauché en pleine jeunesse cette existence riche de promesses, a aussi enlevé à votre affection au terme d’une vie pleinement et dignement remplie, monsieur le président Lussan, qui a présidé avec tant d’éclat aux destinées de votre Compagnie, de 1931 à 1934, y donnant la mesure de son talent et de son caractère.

Par un de ces tours cruels qui lui sont particuliers, le destin, en atteignant votre Ordre, messieurs les avocats, a frappé du même coup notre communauté toute entière et marqué dans l’épreuve, plus encore que dans le cours de nos travaux, la solidité et la qualité des liens qui nous unissent. Cette collaboration puise sa force et son charme dans l’estime et la confiance réciproques. Elle est à la hauteur de nos travaux et de nos responsabilités.

Je suis heureux de vous en renouveler ici la fervente et solennelle assurance.

Nous voici parvenus, messieurs, au terme de ce trop long pèlerinage... Certes, les morts que nous pleurons ont eu - j’imagine - leurs travers ou leurs faiblesses. Mais quelle que soit la diversité de leurs tempéraments et de quelque horizon qu’ils soient venus, un trait commun les unit sous la même dalle :

Ils ont tous été des hommes de Devoir. C’est là leur plus beau titre de gloire et le plus sûr gage de lendemains rassurants dans un monde bouleversé, plein de ténébreuses menaces...

Dans le palais de la pensée française, ils peuvent prendre place avec honneur au plus vif de cette mosaïque de l’esprit, toujours si séduisante par la diversité et la finesse de ses couleurs. De tels hommes comptent parmi les plus solides assises de la chose judiciaire dans notre pays. Ils ont réalisé pleinement, à deux siècles de distance, le voeu du chancelier d’Aguesseau qui, dans ses « Mercuriales », assignait au magistrat comme premier devoir l’amour de son état.

Donnons-leur donc une chère, une ultime pensée, car l’heure s’avance et nous presse, et ainsi que l’avait gravé dans la pierre l’amère sagesse de nos pères, au bas de l’antique cadran solaire de nos vieilles demeures :

« Il est plus tard que vous ne pensez ».

Pour monsieur le procureur général,

j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour :

- recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre ;

- et donner acte de l’exécution des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Jeudi 16 octobre 1952

Cour de cassation

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