Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1951

Rentrées solennelles

En 1951, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 16 octobre, en présence de monsieur Charles Brune, ministre de l’Intérieur, représentant monsieur le garde des Sceaux.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Maurice Jodelet, avocat général

Monsieur le représentant du Président de la République,

Monsieur le ministre.

Madame le vice-président du Conseil de la République,

Madame le vice-président de l’Assemblée de l’Union Française,

Monsieur le premier président,

Messieurs,

Une tradition, à laquelle vous demeurez fidèles, veut que notre audience de rentrée soit consacrée à la mémoire de nos collègues disparus au cours de l’année.

C’est une façon touchante de leur rendre hommage que de les faire revivre dans votre souvenir, comme si nous nous flattions, selon la belle formule du poète, qu’ils ne sont pas morts, puisque nous pensons à eux.

Et c’est aussi pour nous, qui restons, une pieuse occasion de recueillement et de méditation avant la reprise de nos travaux.

Jamais peut-être année ne fut chargée de plus de deuils, que celle qui vient de s’écouler.

La mort en effet, à dix reprises, a frappé notre Compagnie, et d’abord à sa tête, en la personne de monsieur le premier président Mongibeaux.

Atteint par la limite d’âge et nommé premier président honoraire à la fin du mois de mai 1950, monsieur le premier président Mongibeaux venait à peine de nous quitter que nous apprenions, avec une pénible surprise, qu’il avait succombé à la suite d’une intervention chirurgicale.

Il nous avait réunis, vous vous en souvenez, après sa dernière audience, dans la chambre du Conseil de votre chambre civile, et là, dans une allocution toute simple, directe, avec cette affectueuse familiarité que vous lui connaissiez et qui donnait tant de charme à sa conversation, sans emphase, mais aussi sans chercher à dissimuler son émotion, il avait pris congé de nous.

Vous pensez bien, nous disait-il, qu’on n’a pas été magistrat pendant aussi longtemps, et parmi vous depuis plus de douze ans, sans se sentir ému au moment du départ.

Et, dans cette chambre du Conseil dont les murs sont ornés des tableaux de tous nos anciens Parlements, nous désignant celui qui représente la belle Salle des Gardes du vieux Palais de Poitiers, il nous rappelait que c’est là qu’il avait fait ses débuts de stagiaire ; et son regard semblait mesurer, avec une nuance de mélancolie, la distance parcourue depuis cette date, au travers d’événements dont certains comptent parmi les plus tragiques de notre histoire.

Son élévation au plus haut poste de la magistrature ne l’avait pas fait se départir de la gentillesse qui était un des traits de son caractère, et j’entends encore, en cette réunion qui fut la dernière où nous le vîmes, la phrase par laquelle il nous disait : « Plus que votre chef, ce que j’ai voulu être ici, c’est votre ami ».

Il était né au pays de Montaigne, dont il partageait le scepticisme bienveillant. Il n’est guère qu’un écrivain qu’il lui préférât, mais il était de la même lignée : c’est La Fontaine. Il en aimait la bonhomie, l’art subtil sous une apparente noncha­lance.

De très fortes études avaient donné une base solide à l’exceptionnelle facilité que tous s’accordaient à lui reconnaître, d’abord au lycée de Périgueux, où il fut un élève extrêmement brillant, ensuite à la Faculté de droit de Poitiers. Il ne dédaignait pas lui-même de rappeler en souriant à tous ses examens qu’il avait été reçu avec unanimité de boules blanches.

Substitut à Montargis, puis à Bourges, il revient dans le ressort de Poitiers comme procureur aux Sables-d’Olonne et à Angoulême. Dès ses débuts, il s’est fait remar­quer par sa rapidité d’assimilation, sa parole aisée, sa rédaction élégante, et aussi par son affabilité et ses qualités de coeur.

Substitut à la Seine, substitut général, avocat général, il occupe avec aisance des postes difficiles, aussi bien à la Section financière du Parquet qu’à la première chambre de la Cour.

En 1938, enfin, il arrive parmi vous, et siège comme conseiller à la chambre sociale qui vient d’être créée.

Survient la guerre, puis les années douloureuses. Il en fut profondément affecté, mais ne se laissa pas abattre, et fut de ceux qui surent résister.

Son patriotisme était ardent. Il en avait témoigné en 1914, en combattant vaillamment sur le front comme sergent d’infanterie, et avait été l’objet d’une élogieuse citation.

En 1944, on fit appel à lui pour présider les procès qui après la Libération, furent jugés par la Haute Cour de Justice.

L’ampleur de la tâche s’augmentait des difficultés d’une période tragiquement tourmentée. Cependant, il ne se déroba point, et assuma la lourde mission qui lui était confiée, jusqu’au moment où la Haute Cour, dans son organisation nouvelle, ayant cessé d’être présidée par un magistrat, il revint prendre sa place parmi nous.

C’était l’époque où se discutait la réforme qui vint modifier la structure de la Cour de cassation.

Monsieur le premier président Mongibeaux suivit avec attention l’élaboration de cette réforme à laquelle il participa.

Parmi les innovations qu’a consacrées la loi du 23 juillet 1947, il en est une, vous le savez, qu’il revendiquait avec fierté, comme son œuvre personnelle. C’est l’institution d’un fichier central, destiné à centraliser toutes les décisions que vous rendez, et à les diffuser sans retard au moyen d’un bulletin mensuel.

La chambre sociale, à laquelle il avait appartenu comme conseiller, l’avait mis en étroit contact avec les réalités du Droit positif et lui avait permis de saisir à quel point de nos jours est rapide l’évolution du droit, parallèlement à ce que l’on a appelé l’accélération de l’Histoire.

Aussi pensait-il qu’une prompte et facile connaissance de vos décisions, était d’autant plus nécessaire qu’elle devait être un moyen d’éviter, pour vos trois chambres civiles, le risque d’une contrariété de jurisprudence.

Monsieur le premier président Mongibeaux n’a pas seulement conçu l’idée de ce fichier central, dans lequel il voyait une amélioration et comme l’amorce d’une modernisation des méthodes de travail de la Cour de cassation. Il a veillé personnellement à sa réalisation. Et c’est lui-même qui l’a installé dans ces locaux annexes de notre bibliothèque, qui vous sont familiers, et au seuil desquels son buste continue à marquer sa présence, semblant accueillir le visiteur, comme pour lui souhaiter la bienvenue et l’encourager aux recherches.

Esprit souple, généreux, ouvert aux courants du monde moderne, monsieur le premier président Mongibeaux était humain et perméable aux idées neuves.

En un temps où l’accès des femmes à la magistrature n’avait pas encore rallié tous les suffrages, il s’y était montré résolument favorable, et lorsque l’une d’elles devint votre collègue, il l’accueillit sans réticences.

De même, il s’était réjoui que l’Union française, par la présence parmi vous d’un de ses magistrats les plus qualifiés, prit désormais toute sa signification.

De même encore, il croyait à la vertu des contacts avec les magistrats des autres pays. Vous n’avez pas perdu le souvenir de la réception qu’il organisa ici même, en l’honneur de deux hauts magistrats britanniques. Il leur rendit leur visite à Londres, répondant à leur invitation avec une joie qui révélait sa conviction profonde de l’utilité de tels rapprochements pour conserver à la Cour suprême le rôle qu’elle a toujours tenu auprès des juristes étrangers.

Toutefois, s’il ne repoussait pas les honneurs lorsque ceux-ci s’accordaient avec le prestige de votre Cour, nul n’avait plus de simplicité dans l’accueil, et tous les jeunes magistrats le savent, qui ont toujours été reçus par lui de la façon la plus cordiale.

Monsieur le premier président Mongibeaux était Commandeur de la Légion d’honneur depuis le 20 janvier 1948.

Le moment de la retraite venu, il avait rêvé de retourner vivre dans son pays natal. Et l’on sentait, à la ferveur avec laquelle il parlait de ce projet, combien il était attaché à son terroir.

Il ne put, hélas ! réaliser ce voeu.

A peine arrivé dans la nouvelle résidence qu’il s’était aménagée en Dordogne, il dut être transporté dans une clinique de Périgueux, où il subit une opération à laquelle il ne survécut pas, malgré les soins dévoués dont il fut entouré.

« Je reviendrai vous voir », nous avait-il dit en nous quittant, l’an dernier.

Il n’est pas revenu.

Mais son souvenir reste parmi nous. Nous prions madame Mongibeaux et sa famille d’en trouver ici l’assurance, et de croire à nos sentiments de douloureuse sympathie.

Monsieur Léon, Eugène Courtin

Monsieur le président honoraire Courtin, par un destin plus favorable, put jouir pendant de longues années des loisirs de la retraite.

Il a vécu jusqu’à 92 ans. Il n’avait d’ailleurs pas attendu la limite d’âge, qu’il avait devancée, pour aller, avec une philosophie pleine de sagesse, se retirer aux bords de la Méditerranée, près d’Antibes.

Son éloignement du Palais depuis une date aussi ancienne, fait que beaucoup d’entre nous ne l’ont pas connu.

Mais un dossier, parfois, suffit à révéler une personnalité. Si nous interrogeons, en ce qui concerne monsieur le président Courtin, les notices individuelles qui dans le dossier de chacun de nous, jalonnent notre carrière, nous apprenons qu’il était célibataire et d’origine protestante.

Puis nous trouvons cette mention relative à sa santé : « Solide », ce qui, étant donné l’âge de 92 ans auquel est parvenu notre collègue, était un renseignement incontestablement exact.

Arrivés à la rubrique réservée au caractère, nous y pouvons lire cette indication : « Autoritaire ». Là encore, le renseignement était exact, si j’en crois ceux qui ont connu monsieur le président Courtin, et qui m’en ont parlé avec la plus haute estime. Monsieur le président Courtin avait du caractère et il l’a prouvé, en différentes circonstances.

J’en vois la confirmation dans d’autres notices figurant à son dossier. L’une d’elles nous dit : « Caractère ferme ». L’autre porte cette appréciation : « Un peu trop jeune encore de caractère (la notice est de 1896). Non qu’il pèche par légèreté, mais par âpreté et susceptibilité ».

 

Apreté, je pense, à soutenir ce qu’il estimait être la vérité, et susceptibilité, envers tout ce qui pouvait paraître une contrainte à son indépendance.

Et l’appréciation de la notice se termine par ces mots : « Homme de valeur. Intelligence claire, servie par une parole nette. Le fond est excellent. Il mûrira ».

 

Il a mûri. Sans hâte excessive, et c’est encore à son éloge, car s’il avait des qualités, notre collègue n’était pas ambitieux.

Sa carrière s’est déroulée, simple, rectiligne depuis son point de départ. Juge suppléant à Melun, jusqu’à son terme, qui fut votre chambre criminelle, en passant par les haltes classiques de la grand-route dans le ressort. Substitut à Corbeil, à Melun, à Reims, substitut à la Seine, substitut général, puis avocat général à la Cour de Paris. Il fut, en outre, pendant trois ans, directeur des affaires criminelles, de 1914 à 1917. Partout, il s’imposa.

De petite taille, mais vif, l’œil aiguisé, la parole incisive, sachant à l’occasion se faire cinglante, monsieur Courtin jouissait au Palais d’un grand crédit.

Les chefs de votre Cour ne se trompaient pas sur sa valeur quand, transmettant avec un avis favorable sa requête d’admission anticipée à la retraite, ils demandèrent et obtinrent que lui fut conféré le grade de président de chambre honoraire.

J’ajoute que les liens qui unissaient au droit notre collègue ne sont pas rompus. Et le nom qu’il a dignement porté dans cette enceinte, continue à honorer la science juridique, puisqu’un de ses neveux est le professeur à la Faculté de droit, économiste réputé, monsieur René Courtin.

Monsieur Paul, Louis Servin

L’évocation de monsieur le premier président honoraire Servin est inséparable pour moi du temps lointain où, venant de province, j’arrivais, modeste attaché, au Tribunal de la Seine.

Monsieur Servin en était alors le président ; et avec la vivacité de nos souvenirs de jeunesse, j’ai conservé intacte, par-delà les années, la vision de ce magistrat de belle allure, d’aspect sévère, au visage rude qu’amincissait une courte barbe blanche, et dont l’oeil bleu vous fixait d’un regard pénétrant.

Tel il est représenté, en une vivante image, dans le tableau de lui qui orne aujourd’hui le cabinet du président du Tribunal, tel déjà il nous apparaissait, à nous, jeunes attachés, sous les plafonds lambrissés de la première chambre ou dans la pénombre du couloir reliant son cabinet à la chambre du Conseil, en cette partie ancienne du Palais qui garde l’aspect moyenâgeux des vieilles gravures romantiques.

Il présidait les débats de la première chambre avec une majesté dont se souviennent tous ceux qui, à cette époque, ont vécu de la vie du Palais. Il écoutait, grave, immobile, sans que rien sur son visage ne vint révéler le cheminement de ses impressions. Et, au dire de ceux qui eurent à prendre la parole devant lui, peu d’enceintes pour un orateur étaient aussi intimi­dantes que cette salle de la première chambre, sous l’œil impassible du président Servin.

Vous savez, messieurs, ce qu’est la lourde charge du président du Tribunal civil de la Seine, l’audience, où sont plaidées les affaires les plus importantes, telles ces affaires d’emprunt-or dont le président Servin fut le premier à fixer la jurisprudence, les jugements à rédiger, et il les rédigeait fort bien, et rapidement, les référés, l’administration intérieure.

Monsieur le président Servin sut faire face à toutes ces tâches sans faiblir, et pendant dix ans.

Auparavant, le fait est intéressant à noter car il montre la diversité de ses dons, la carrière de monsieur le président Servin, si l’on excepte une courte période pendant laquelle il fut président de chambre à la Cour de Paris, avait été toute entière consacrée au Parquet.

C’est en effet d’abord vers les fonctions de ministère public que l’avaient porté des qualités oratoires qui lui avaient valu d’être, en 1882, secrétaire de la Conférence des avocats dans une promotion dont le premier était Raymond Poincaré qui, durant toute sa vie, lui conserva son amitié et son estime.

Substitut à Chartres, Reims, Versailles, puis substitut à la Seine, substitut général et avocat général à la Cour, dans tous ces postes, monsieur Servin avait fait apprécier l’aisance et la précision de sa parole, avant qu’il ne revint comme président dans cette même première chambre où il avait jadis occupé le siège du ministère public.

Il ne quitta le Tribunal de la Seine que pour entrer, d’emblée, à la Cour de cassation, comme président de la chambre des requêtes.

L’épreuve était difficile, d’être appelé, sans jamais avoir appartenu à votre Compagnie, à présider une de ses chambres. Mais monsieur le président Servin avait trop de ressources en lui pour ne pas mener à bien cette nouvelle tâche, achevant ainsi, dans l’éclat de cette haute charge, une longue et belle carrière.

Commandeur de la Légion d’honneur, premier président honoraire, il s’est éteint à l’âge de 94 ans, ayant su, dans sa retraite, s’éloigner silencieusement, avec une discrétion qui ajoute encore à la dignité de sa vie.

Monsieur Marie, Gabriel-Fernand-Louis Bertrand

De monsieur le conseiller Bertrand, un de ses chefs donnait la description suivante : « Grand, distingué, le regard droit, le geste sobre, ne se livrant pas du premier coup ». Et il ajoutait, comme s’il se fut agi d’un éloge supplémentaire : « Il est le type du méridional froid ».

 

Par une lettre datée du 12 juin 1907, notre collègue, alors âgé de 25 ans, sollicitait du garde des Sceaux, sa nomination à un poste de juge suppléant. Il exposait que c’était le rêve de son père, juge de paix dans le Gard, décédé l’année précédente, de le voir embrasser la carrière de magistrat. Et il déclarait, dans les termes les plus simples et les plus touchants, que sa famille n’avait rien épargné pour lui permettre d’y pouvoir prétendre.

La lettre est émouvante, si l’on songe à la brillante façon dont le jeune Bertrand a su exaucer le voeu paternel, en l’accomplissant jusqu’à son plus haut point.

Elle devient plus émouvante encore lorsqu’on sait qu’à son tour, monsieur le conseiller Bertrand avait formé le même rêve pour son propre fils, et que seule la mort glorieuse de ce fils, magistrat détaché à la Chancellerie, tombé au Champ d’honneur au mois de mai 1940, en a empêché la réalisation, lui donnant un sujet d’héroïque fierté, mais d’irréparable douleur.

Juge suppléant à Marvejols, substitut à Tournon et au Puy, notre collègue après la guerre de 1914, durant laquelle il avait lui-même donné l’exemple d’une belle conduite, est nommé procureur à Bar-le-Duc, où il conquiert l’estime de tous. Il sera ensuite substitut général à Nancy, puis avocat général à Rouen.

Caractère, haute conscience, talent de parole, connaissances juridiques et aussi culture littéraire, telles sont les qualités que l’on se plaît à lui reconnaître.

A Rouen, on remarque de lui un discours de rentrée intitulé : « Les mésaventures judiciaires du roman naturaliste », dans lequel il montrait la difficulté de réaliser l’équilibre entre la liberté de l’art et la moralité de la société. Il savait, selon la phrase connue, que les bons sentiments ne font pas la bonne littérature. Il ne pensait pas toutefois qu’il suffise que les sentiments soient mauvais pour que la littérature devienne bonne.

D’avocat général à Rouen, notre collègue devient président du tribunal du Havre. Il y réussit aussi bien qu’au Parquet. En novembre 1940, le voici premier président à Bourges. En janvier 1944, il arrive à votre chambre civile. Là, vous l’avez vu à l’oeuvre. Vous avez apprécié ses arrêts d’une rédaction sobre, et calligraphiés d’une haute écriture caractéristique, qui révélait à la fois la fermeté et l’élégance.

Des deuils avaient assombri ses dernières années. Peu de temps après sa mise à la retraite, nous apprenions sa mort, sans avoir su qu’il fût malade. Il se trouvait en Lozère, dans sa maison de famille. Ce fut pour lui une consolation suprême, que la mort vînt le prendre au pays qui était le sien, entouré de l’affection de ses deux filles, dont nous partageons aujourd’hui la tristesse.

Monsieur Henri, Guillaume, Auguste Poulle

Parmi tous les jugements élogieux portés sur monsieur le président honoraire Poulle, il en est un qui le dépeint mieux que tout autre. C’est celui-ci, qu’on peut lire à son dossier : « monsieur Poulle est passionnément attaché à ses devoirs ».

 

Cet attachement à ses devoirs, dont il ne s’est jamais départi durant une carrière irréprochable de 52 années, monsieur le président Poulle en avait eu, auprès de lui, l’exemple dans sa famille. Son père était président de chambre à la Cour d’appel de Poitiers. Son frère a représenté pendant longtemps le département de la Vienne au Sénat. Lui-même s’était marié avec la fille d’un magistrat, en qui il trouva la compagne dévouée de tous les instants.

Monsieur le président Poulle avait débuté dans le ressort de Douai, tour à tour substitut à Montreuil, Valenciennes, procureur à Saint-Pol, puis substitut général à Douai.

Le Parquet de Valenciennes devient vacant. « Il faut, écrit le procureur général de Douai, à la tête du Parquet de Valenciennes, un magistrat travailleur et énergique. Monsieur Poulle remplit ces deux conditions ».

 

Notre collègue dans ce poste, justifia pleinement les raisons qui l’y avaient fait désigner.

Nommé ensuite avocat général à Dijon, il se signale par sa haute valeur, à l’audience civile aussi bien qu’aux Assises.

Enfin, après un bref passage comme procureur de la République à Brest, il accède en 1912, à la présidence du tribunal de Marseille.

Dès son arrivée, on ne manque pas d’être frappé par son activité. Les notices d’alors en portent le témoignage. En quelques mois, souligne l’une d’elles, monsieur le président Poulle a imprimé aux divers services de son tribunal une heureuse impulsion, et acquis à Marseille une réelle autorité. Et la notice se termine par cette phrase admirative : « Grâce aux mesures qu’il a prises, il n’y a plus d’arriéré au Tribunal de Marseille ».

Premier président à Besançon, monsieur Poulle fera preuve, dans la direction de son ressort, des mêmes qualités qu’on avait louées en lui à Marseille. Le nombre des affaires jugées par la Cour a presque doublé, peut-on lire dans un rapport. Le rôle est maintenant à jour, lit-on dans un autre rapport. Et les statistiques, établies au siège de la Cour de Besançon, tirent une ostensible fierté des résultats obtenus.

Tant il est vrai que notre dure époque, qui impose la nécessité d’un rendement toujours accru, ne peut se soustraire aux exigences de la statistique. Et il n’y a plus guère que les poètes pour déplorer, avec Paul Valéry, la disparition de ce qui est devenu un luxe, cet objet du plus grand luxe, écrit-il, qu’on nomme le loisir.

Dans son souci du devoir et son total dévouement à la chose publique, monsieur le président Poulle continuera parmi vous à déployer le même zèle, à cette chambre des requêtes où, arrivé en 1922, il siégea pendant douze années, et qu’il aimait profondément.

Il avait été chargé des affaires d’Alsace-Lorraine, et il a pris une part importante à l’élaboration de la jurisprudence qui devait concilier les deux législations en présence.

Mais là ne se bornait pas son activité. Il faisait partie, même après qu’eut sonné pour lui l’heure de la retraite d’un très grand nombre de commissions où il rendit les plus utiles services. Il participa notamment, avec beaucoup d’autorité et de compétence, aux travaux de la Commission de révision du Code de procédure civile.

Devenu le doyen de la chambre des requêtes, il s’y était acquis une situation prépondérante, par son labeur, son expérience juridique, la sûreté de son jugement.

Au moment de son départ, en 1934, un vœu, dans les termes les plus chaleureux, avait été formulé par le président de la chambre, au nom de tous ses membres, pour que fut attri­bué à leur doyen le titre de président de chambre honoraire.

Cette dignité, ainsi que la cravate de commandeur de la Légion d’honneur qui lui avait été conférée quelque temps auparavant, vint couronner une carrière dont notre Compagnie tout entière peut à juste titre s’enorgueillir.

Monsieur Louis, Auguste Capilléry

Monsieur le conseiller Capillery ne parvint que tardivement à la Cour de cassation. Il était digne pourtant d’y arriver plus tôt. Je n’en veux comme preuve que cette présentation de ses chefs, alors qu’il était avocat général à la Cour d’appel de Paris : « C’est », écrivaient-ils, « parmi les magistrats de son talent, de son caractère et de son expérience, que doivent être recrutés les membres de la Cour suprême ».

Sous ces auspices flatteurs, monsieur Capilléry fut nommé conseiller à votre chambre criminelle en 1937.

Mais la limite d’âge le forçait à vous quitter dès 1940.

Il n’en a pas moins marqué sa place au milieu de vous d’une façon durable.

De toute sa personne se dégageait une impression de franchise et d’autorité. Il regardait son interlocuteur en face, droit dans les yeux. Sa voix était chaude, bien timbrée. Un peu de mélancolie donnait parfois à sa physionomie une expression de gravité. Et l’on devinait, chez ce fils d’un pasteur, sous une apparence réservée, une nature ardente, capable de grands élans.

Dès sa jeunesse - il n’avait guère alors que 20 ans - sa sensibilité s’était épanchée en des vers encore tout influencés de Musset. D’autres oeuvres, dans sa maturité, sous la forme de deux romans âpres et douloureux, trahissent un frémissement plus profond.

Que notre collègue fût romancier de talent, on le savait à peine, tant il montrait de modestie à l’égard d’oeuvres écrites dans la spontanéité de leur création, comme pour se libérer de sentiments trop intensément vécus. Et je n’évoque moi-même ces oeuvres que parce qu’elles demeurent pour nous le témoignage d’une riche vie intérieure, unie à une vie professionnelle digne des plus grands éloges.

Après des postes de début dans divers tribunaux - Nérac, Montbéliard, Le Blanc, Grenoble, Fougères - Monsieur Capilléry a exercé pendant sept années les fonctions de procureur de la République à Carcassonne.

Il dirigea cet important Parquet, nous apprend-on, avec une largeur de vues, une impartialité et une maîtrise exceptionnelles. On note l’indépendance de son caractère et la droiture de son jugement.

Il fut ensuite avocat général à Nîmes pendant près de dix années. C’était un orateur entraînant et plein d’action, que l’on venait entendre aux Assises, et dont l’influence sur le jury était grande.

Cette renommée le conduisit directement de Nîmes au poste de substitut général à Paris. Placé à la tête de la section civile, il y fit preuve d’une courtoise fermeté. Comme avocat général, il retrouva aux Assises les succès qu’il avait connus en province. A votre chambre criminelle enfin, vous savez avec quelle efficacité il a participé à vos travaux.

La personnalité de monsieur le conseiller Capilléry était de celles auxquelles on s’attache et qui retiennent l’estime. Nous lui conservons un souvenir ému, mêlé de sympathie et de regret.

Monsieur Edmond, Jean, Joseph Tournon

Monsieur le président honoraire Tournon a siégé longtemps à votre chambre civile dont il était devenu le doyen, y laissant la réputation d’un éminent juriste.

Monsieur le président Tournon aimait le droit.

L’orientation de son esprit le disposait à préparer l’agrégation. Il dut renoncer à ce projet, pour des raisons de famille, et, se tournant vers la magistrature, il posa sa candi­dature à un poste d’attaché.

Dans la notice de renseignements fournis, selon l’usage, sur ce jeune candidat, né à Condom, dans le Gers, j’ai lu avec un peu de surprise cette mention « Parle tous les patois du Sud-Ouest ».

Il est vrai que, lui faisant suite immédiatement, figurait cette autre mention, qui témoignait de titres plus directs à sa candi­dature : « Lauréat de la Faculté de droit de Bordeaux. Prix de droit romain ».

De ces patois du Sud-Ouest, monsieur le président Tournon avait conservé dans la voix le timbre un peu chantant que vous lui connaissiez.

Et du droit romain, il avait gardé cette rigueur dans le raisonnement de cette fermeté d’argumentation qu’on admirait en lui.

Le rapport qui accompagnait la notice nous révèle en outre, que le candidat avait des habitudes d’ordre et d’exactitude et le sentiment de la hiérarchie. Et il ajoute même : « Le candidat se fait remarquer par la dignité de sa tenue. Il se tient éloigné des lieux publics et des sociétés bruyantes ».

 

Le rapport, ne l’oublions pas, est de 1895. Les moeurs ont évolué depuis. On en peut retenir du moins que, dès cette époque, loin de toute vaine agitation, notre collègue déjà se consacrait tout entier aux sérieuses disciplines.

Dans tous les postes qu’il occupa, monsieur le président Tournon se signala par sa science profonde du droit, que ce soit comme procureur général à Rabat, où le maréchal Lyautey lui rend hommage, ou à la Cour d’appel de Paris, où le premier président dit de lui : « c’est un de mes meilleurs magistrats ».

A votre chambre civile, il ne tarde pas à jouer un rôle de premier plan. De plus anciens, et non des moindres, trouvaient profit à le consulter. Il a dans les délibérés, une autorité incontestée.

Quand la discussion risquait de s’égarer, il savait la ramener dans le droit chemin. Doyen attentif et vigilant, il rappelle au moment opportun, les précédents de votre jurisprudence.

Son influence dans le domaine juridique s’étend au-delà de la Cour de cassation. Il fait partie de la Société d’études législatives. Il préside une commission chargée d’étudier la difficile question du compte courant. Il en dirige avec ferveur les travaux, étant un de ceux qui sont à l’origine de la jurisprudence en cette délicate matière. Les bulletins de la Société nous ont conservé le témoignage de ses interventions. Réciprocité des remises. Indivisibilité. Novation. Il se joue au milieu de ces obstacles, que connaît bien votre Chambre commerciale. Il élève le débat. Il pose les principes. Il en réfère au droit romain. « A la grande école des Romains », dira-t-il dans une de ses allocutions, « nous avons pris le goût de la clarté, de la simplification et de l’unification ».

 

Il a gardé, malgré l’âge, tout son enthousiasme juridique. A son contact, on comprend qu’un enchaînement d’idées logique et clair peut être une joie de l’esprit et qu’on peut trouver, dans un arrêt bien fait, la même beauté que dans un marbre antique.

Atteint par la limite d’âge en 1942, sa compétence le désignait pour être maintenu en activité. Il vous quitte définitivement le 7 mars 1944 et est nommé président honoraire.

On le rencontrait, parfois, dans le quartier du Luxembourg, appuyé au bras de l’épouse dévouée vers laquelle il se tournait avec une tendresse un peu inquiète.

Mais, ni l’âge, ni la surdité qui était venue l’enfermer dans ses méditations intérieures, ne l’avaient détourné de ses travaux juridiques auxquels il avait continué de s’adonner.

Et je ne sais rien de plus touchant, ni qui soit un plus bel et plus exact hommage à lui rendre, que cette phrase par laquelle la femme de notre collègue rendait compte à ses amis de la maladie qui l’emporta : « J’ai compris, disait-elle, qu’il était gravement atteint, le jour où je vis qu’il ne s’intéressait plus au droit ».

Monsieur Joseph Ribes

Monsieur le conseiller Ribes avait eu une carrière heureuse. Son urbanité semblait avoir écarté de lui tous les obstacles, comme s’il n’avait eu qu’à se présenter, affable, souriant, enjoué, tel que vous l’avez connu, pour qu’aussitôt la fortune vint à sa rencontre.

Mais à la fin le destin prit sa revanche. À peine notre collègue était-il arrivé parmi vous à la chambre criminelle où vous l’aviez tous accueilli comme un ami, que sa santé chancela et qu’il dut demander qu’on lui permit de devancer l’âge de la retraite. Nous avions été surpris par cette nouvelle, et surtout attristés. L’événement, hélas ! a prouvé que ses appréhensions n’étaient pas vaines. Une crise cardiaque l’emportait peu après.

Il avait, avant de venir à Paris, fait toute sa carrière dans le ressort d’Orléans, ressort de choix qui, chacun le sait, est le seul à partager avec le ressort de Paris le privilège de la ceinture noire.

Orléans, Blois, Tours, telles sont les villes où il exerça ses fonctions, villes charmantes avant qu’elles ne fussent blessées par la guerre, témoins d’un passé brillant, allongées au bord de la Loire, dans le jardin de la France.

Il semblait qu’il y eût, entre ce jardin de la France, qui n’est qu’un parterre de châteaux, et la nature de notre collègue, une exacte correspondance et comme une parfaite harmonie. Sa parole riche, abondante, facile s’accordait à cette architecture où la Renaissance mettait une grâce un peu précieuse.

Et, dans ce beau cadre où il se sentait à l’aise, un peu comme l’homme de bonne compagnie se sent à l’aise dans un salon élégant, il se réjouissait que l’objet même de ses travaux professionnels ne l’éloignât pas de ce dont il avait le goût. On l’a bien vu par les conclusions qu’il donna, alors qu’il était avocat général à Orléans, dans l’affaire du château de Chambord, où il sut montrer que chez lui la culture historique ne le cédait point à sa connaissance du droit.

Un optimisme aimable s’unissait en lui à une distinction d’esprit qui reléguait volontiers à l’arrière-plan toute préoccupation d’ordre matériel, qu’il balayait de la main comme un souci auquel il ne convient pas de s’arrêter, avec un geste de grand seigneur.

Cultivé, il aimait à s’entourer de belles choses : meubles, tableaux et surtout livres, qu’il goûtait en lettré, mais aussi en artiste, sensible aux délicates reliures.

Au Parquet de la Seine, il dirigea la huitième section avec des qualités de tact, de mesure et un sens des nuances qui furent appréciés de tous.

Aussi est-ce le plus naturellement du monde que le choix unanime se porta sur lui pour la désignation d’un procureur adjoint.

L’aménité de son caractère n’excluait pas chez lui une grande fermeté de conviction. Durant la première guerre, il avait eu une belle attitude, avait combattu dans les tranchées, avait été cité et fait prisonnier. Plus récemment, aux années pesantes de l’occupation, il était, dans son poste de procureur adjoint, de ceux dont l’esprit s’opposait aux idées d’oppression, et qui le manifestaient.

A sa veuve, dont la douleur ne peut être consolée, nous pouvons du moins assurer que celui qu’elle pleure ne laisse que des amis et des regrets.

Et nous-mêmes ne l’avons pas perdu tout entier : dans ce Palais subsiste un peu de lui en la personne d’un de nos collègues, son neveu, jeune conseiller à la Cour de Paris, qu’entoure notre sympathie.

Monsieur Edmond Durand

Il y a vingt ans, jour pour jour, le 16 octobre 1931, monsieur l’avocat général Edmond Durand, à ce même siège que j’occupe aujourd’hui, prononçait le discours de rentrée.

Ayant à faire l’éloge d’un de ses prédécesseurs, il passe en revue les différents styles que peuvent revêtir, selon le tempérament de chacun, les conclusions des avocats généraux. Il le fait non sans humour, et en connaisseur.

Il y a, dit-il, ceux qui sont respectueux du droit au point de ne jamais se départir vis-à-vis de lui des règles du plus correct protocole.

Il en est, au contraire, qui ont vécu avec lui dans une telle intimité qu’ils ne peuvent plus, même dans la solennité de l’audience, reprendre des distances et se faire cérémonieux.

Tel paraît morigéner le droit par affection, redoutant qu’il ne s’égare hors des voies de l’exactitude.

Tel autre a conservé à l’audience civile l’accent de la Cour d’assises.

Certains, enfin, tendant au maximum de concision que puisse tolérer un exposé verbal, présentent, nous dit-il, ce genre de beauté abstraite qu’ont les profils impassibles d’une épure géométrique.

Auquel de ces genres différents appartenait monsieur l’avocat général Durand, lui qui sut si bien les définir ?

La caractéristique de son esprit, ai-je lu dans une notice de son dossier, est la clarté.

Ceux qui ont eu le privilège de l’entendre dans les conclusions que, pendant de longues années, il donna devant vous, avec une autorité dont le souvenir n’est pas effacé, ont admiré chez lui cette clarté, en même temps que la force, la simplicité, la concision, le don de synthèse.

Mettre en lumière, sans développements inutiles, dans une argumentation solide, le point délicat qui est à discuter, en élaguant tout ce qui n’est qu’accessoire, bien poser le problème pour vous permettre de bien le résoudre, ne sont-ce pas là en définitive, les qualités essentielles de toutes bonnes conclusions, dont monsieur l’avocat général Durand nous offre un modèle auquel nous devons tendre, sans songer à l’égaler ?

C’est à Lyon qu’il avait fait ses débuts. Lauréat de la Faculté de droit, premier secrétaire et lauréat de la Conférence du Stage, il y fut juge suppléant, puis substitut, après avoir été pendant quelques temps juge d’instruction à Belley.

Lorsque le ressort de Paris où sa réputation était parvenue, l’appela comme procureur de la République à Troyes, il écrivit à son nouveau procureur général une lettre pour lui exprimer qu’il se sentait obligé à beaucoup de reconnaissance et à tous les efforts, ajoutant que ce n’était pas sans quelque doute de lui-même qu’il acceptait ce poste. Trait significatif d’une modestie qui, chez cet esprit distingué, n’était qu’une qualité de plus, car il était bien celui qui avait le moins de raison de douter de lui-même.

Au Parquet de la Seine où il est affecté au contrôle des procédures, tous s’inclinent devant son affabilité et la sûreté de ses avis.

Ses qualités enfin trouvent leur plein épanouissement parmi vous à ce poste d’avocat général où il brilla avant de solliciter sa nomination de conseiller.

Il avait de ses fonctions de magistrat la plus haute conception, selon la meilleure tradition. Sous une discrète réserve, c’était un homme charmant, d’une politesse qui ne l’abandonnait jamais. Quelques jours seulement avant sa mort, devant les amis qui venaient le voir, il avait encore le souci de ne point manquer à la plus délicate courtoisie.

Ses obsèques, dont il avait voulu qu’elles fussent aussi simples qu’avait été sa vie, eurent lieu à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, sa paroisse.

Ceux qui connaissent cette église ancienne savent qu’elle renferme le tombeau d’un avocat général au Parlement de Paris, Jérôme Bignon, dont le cénotaphe, dû au ciseau de Girardon, est orné, à la manière de l’époque, de deux figures allégoriques, la Justice, qui tient une balance, et la Vérité, qui tient un miroir. C’est sous ce double signe, symbole du vrai magistrat, que nous avons adressé notre dernier adieu à monsieur le conseiller Edmond Durand.

Monsieur Marie, Pierre, Gilbert Bouchardon

Il me reste, messieurs, pour terminer ce long nécrologue, à évoquer une dernière figure, celle de monsieur le président honoraire Bouchardon.

Monsieur le président Bouchardon avait eu de bonne heure la vocation de magistrat. Dès son plus jeune âge, il avait été attiré par le spectacle de la Cour d’assises.

Il aimait à rappeler - et il en a laissé le récit pittoresque dans un de ses ouvrages - les circonstances dans lesquelles s’était éveillée cette vocation.

Il habitait à Guéret, où son père était avocat. Un jour - il n’avait que dix ans - à la sortie de l’école, il passe devant le Palais de Justice. On y jugeait une affaire criminelle. Il entre en fraude avec la complicité du concierge.

La salle, dans laquelle il se trouva plongé soudain, l’air alourdi d’une fin d’audience, la robe rouge du président, le ministère public, les avocats, l’accusé, tout ce que peut comporter de pathétique le drame judiciaire, y compris le « résumé », vestige d’une procédure inquisitoriale qui n’avait pas été encore aboli, tout cela fit sur lui une profonde impression.

Enfant, il reçut là le choc décisif qui devait faire de lui plus tard le juge d’instruction, puis le président d’assises dont vous avez tous connu la réputation.

Car, si grâce à son intelligence lucide et à une remarquable faculté d’assimilation, monsieur le président Bouchardon réussit partout où il passa que ce soit au siège, au Parquet ou au ministère de la Justice, où il fut chef du bureau des Affaires criminelles, c’est comme juge d’instruction et président d’assises que sa personnalité apparut dans toute sa force.

Juge d’instruction, il le fut pleinement, aimant la lutte qui oppose le juge à l’inculpé, cette lutte « dramatique et terrible », selon le mot de Balzac qu’il citait volontiers, car il était lui-même tout pétri de Balzac : « Balzac, écrivait-il, qui a tout dit, tout prévu et auquel il faut toujours revenir quand on traite un sujet d’ordre psychologique ou social ».

 

Pendant la guerre de 1914, mobilisé comme rapporteur près le troisième Conseil de guerre, il eut à connaître des affaires les plus importantes de cette époque : affaires politiques, affaires d’espionnage.

Aux Assises, il présidait avec autorité, connaissant à fond ses dossiers, dont il avait copié les dépositions essentielles, servi par une mémoire sans défaillance, habile à présenter l’objection, attentif à ne pas laisser le crime impuni.

Ces procès criminels, dont la révélation dès son jeune âge lui avait donné un goût si vif, non content de les instruire comme juge d’instruction ou de les présider aux assises, il les recherchait encore dans le passé, en historien.

Et cela nous a valu, sous sa plume, toute une série d’oeuvres à la lecture attachante, relatant des causes judiciaires célèbres et qu’il a fait revivre, non pas à la façon d’un récit simplement romancé, mais d’après les dossiers mêmes des procès, qu’il avait consultés, annotés, confrontés.

Nul mieux que lui ne sut évoquer selon sa propre expression, « la poésie sinistre et sombre » d’un transport de justice, le frisson de la peur sur les lieux mêmes d’un crime, la majesté du châtiment qui apporte l’expiation.

Mais il savait aussi rappeler des souvenirs moins oppressants. Et tous nous revivons avec lui nos émotions de jeunesse, quand il décrit l’arrivée du juge suppléant venant pour la première fois prêter serment au siège d’une Cour de province, les visites protocolaires en calèche à travers les rues silen­cieuses « bordées de vieux hôtels hautainement discrets », puis le départ vers la somnolence de quelque lointain tribunal.

Tout cela raconté avec beaucoup d’art, en un style élégant qui lui a valu un juste renom d’écrivain et lui donna accès à la Société des Gens de Lettres, ajoutant ainsi un nouveau titre à sa réputation de magistrat.

Il n’était pas moins brillant causeur. Cet homme qui, à ceux qui le connaissaient peu, pouvait paraître distant, d’un abord froid, sarcastique, prompt à manier l’ironie avec des mots à l’emporte-pièce, dans l’intimité se montrait plein d’attrait, toujours courtois, parfois malicieux, riche d’anecdotes, sachant avec un rare pouvoir de suggestion, éveiller un souvenir ou recréer une atmosphère.

Lorsqu’il vint parmi vous à la chambre criminelle, son expérience, sa facilité de travail, la clarté de sa rédaction eurent vite fait de l’imposer. Il aimait ce qu’il appelait le style elliptique de vos arrêts. Mais il l’a dit lui-même, dans la trop grande sérénité du droit pur, il gardait comme la nostalgie des débats d’assises.

Une carrière déjà si remplie n’allait cependant pas se terminer à l’âge de la retraite. Durant l’occupation, le fils de monsieur le président Bouchardon, officier de la Garde, avait été, en 1944, arrêté pour actes de Résistance et envoyé en Allemagne, où il connut les rigueurs des camps de déportés.

Monsieur le président Bouchardon, comme magistrat, se mit, lui aussi au service du pays. Rappelé à l’activité, il fut désigné pour présider la Commission d’instruction qui, après la Libération, fut instituée auprès de la Haute Cour de Justice. Si bien qu’on peut dire que, durant sa carrière, traversée par deux guerres, il eut, en ces deux conjonctures, la charge, dans le domaine judiciaire, des dossiers les plus lourds et les plus délicats.

Parmi les nombreux ouvrages dont il est l’auteur, il en est un auquel il a donné pour titre : « Le Magistrat ».

 

D’une plume alerte, il y dépeint les magistrats : magistrats d’autrefois, magistrats d’aujourd’hui.

Il n’a pas caché leurs travers, leurs imperfections et jusqu’à cette sorte de déformation à laquelle échappe rarement un métier ardemment exercé. « Certaines rigueurs, écrit-il, qui découlent de l’essence même de leurs fonctions, ont contribué à les rendre peu populaires ».

Mais il a exalté, parmi les difficultés de leur profession, la grandeur de leur tâche. Il a montré le respect qui est dû à la magistrature. « Croyez-y », répète-t-il après Balzac. Et nul ne saurait rester indifférent à l’attachement passionné qu’il a manifesté à cette carrière, à laquelle il s’était voué depuis son enfance et qu’il exerça jusqu’aux dernières forces de sa vie.

Monsieur le président Bouchardon avait été promu commandeur de la Légion d’honneur le 23 août 1947.

Voici, messieurs, le terme de ce pèlerinage, aux haltes successives, dix fois renouvelées.

Et encore, comme si la liste funèbre n’était pas assez longue, trois autres noms sont venus s’y ajouter, ceux de messieurs les présidents honoraires Le Clec’h, Villeminot, et de monsieur le conseiller honoraire Duquesne, dont l’éloge, selon l’usage, sera prononcé l’an prochain, mais dont je salue aujourd’hui la mémoire.

Dans l’évocation que je vous en ai faite, nos morts nous sont apparus avec toute la diversité de leurs tempéraments. Mais à travers cette diversité même - et n’est-ce pas elle qui donne à une compagnie comme la nôtre toute sa force et sa richesse ? - nous leur restons unis par les liens de la solidarité. Vous qui formez la jurisprudence, vous savez que sa continuité est faite de ces liens invisibles. Et l’on ne peut s’empêcher de songer à la phrase du Tasse expirant : « Mes amis je ne vous quitte pas, je vous précède ».

 

Messieurs les avocats,

Chacun sait qu’il n’y aurait pas de bons juges s’il n’y avait pas de bons avocats. Vous m’en voudriez de m’attarder à répéter, après tant d’autres, des choses si souvent dites et à vous rappeler en quelle estime vous tient la Cour.

Mais ce que je puis bien dire, et qu’il m’est personnellement agréable de dire, c’est la confiance qui préside à notre collaboration et qui contribue, non pas seulement à faciliter notre tâche, mais à lui donner un agrément et comme un charme dont nous vous sommes reconnaissants.

Cette collaboration à l’œuvre commune de justice nous fait vivre de votre vie et participer à vos deuils aussi bien qu’à vos joies.

Vous avez été vous aussi, cruellement frappés cette année par la perte d’un ancien président de votre Ordre, monsieur le président Marcilhacy.

Nous nous associons à votre peine, en priant le fils du disparu, votre confrère maître Marcilhacy, digne continuateur parmi vous des vertus paternelles, d’agréer l’expression de nos sincères condoléances.

Pour monsieur le procureur général,

j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour :

- recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre ;

- et me donner acte de l’exécution des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Mardi 16 octobre 1951

Cour de cassation

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