Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1946

Rentrées solennelles

En 1946, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 16 octobre.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Edmond Miniac, Avocat général

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Madame,

Messieurs,

Au nom de monsieur le procureur général, je viens, selon l’usage, évoquer devant vous la mémoire des hauts magistrats de la Cour qui sont décédés pendant l’année judiciaire et leur apporter, en un suprême hommage, le tribut de notre admi­ration, de notre affectueuse reconnaissance et de nos sentiments attristés.

Le respect de cette tradition, en reportant notre pensée vers des chefs et des collègues disparus, n’est pas sans jeter un voile de mélancolie sur la solennité des audiences de rentrée.

Mais, dans le culte que nous leur rendons, notre intention n’est pas de leur adresser une vaine louange, ni de nous attendrir sur les réminiscences d’un passé révolu.

Notre pensée est autre, et si nous aimons à faire revivre leur activité et à exalter les mérites divers qui ont donné du prix à leur existence, c’est parce que nous sommes certains d’y trouver des leçons dont nous pourrons nous inspirer pour nous maintenir à la hauteur du ministère que le gouvernement nous a fait l’honneur de nous confier.

Certes, au cours de ces dernières années, les exemples n’ont pas manqué de citoyens courageux, que le devoir a conduits parfois jusqu’au sacrifice suprême. Depuis 1940, peut-on dire, l’héroïsme a fleuri en France sous toutes ses formes et, parmi ceux dont le souvenir sacré illumine notre route d’une pure lumière et nous oblige, nous les survivants, à prendre conscience de nous-mêmes - en ce moment surtout où la France, fidèle à son passé, se redresse pour faire face aux tâches de l’avenir - combien en est-il de ce Palais, avocats ou magistrats - dont certains furent vos fils - qui, en pleine jeunesse, d’emblée, d’un seul coup d’aile, ont atteint l’apogée de la gloire.

C’est en nous inclinant très bas, avec une émotion douloureuse et profonde, qu’ici nous les saluons.

Auprès de leur mérite, les titres des morts que nous célébrons aujourd’hui et qui tous, sauf un, avaient dépassé l’âge de la retraite, peuvent paraître moins éclatants.

Cependant, eux aussi, en leur temps, ont su répondre à l’appel des armes et lorsqu’en 1918 la victoire eut rallié nos drapeaux, simplement, ils ont repris leur existence tout entière consacrée au service de la justice qui, dans son indépendance et sa sérénité, égale pour tous et planant au-dessus des partis, est le reflet fidèle du vrai visage de la France.

Monsieur Henri Gazier

Ce fut, messieurs, à la Cour, une tristesse générale et une pénible surprise, lorsqu’au début de septembre 1945, se répandit la nouvelle du décès de monsieur le président Henri Gazier.

Sans doute, sa santé, jusque-là solide, semblait avoir fléchi durant les derniers mois. Elle s’était cependant maintenue suffisante pour lui permettre de présider la chambre civile jusqu’à la fin de l’année judiciaire et quand vint la séparation des vacances, aucun de vous ne pensait qu’il lui serrait la main pour la dernière fois. Malheureusement, dès le mois d’août, la maladie se déclarait et, quelques semaines plus tard, le 1er septembre 1945, monsieur le président Gazier avait cessé de vivre.

Quelle carrière magnifique a été la sienne, due à son seul mérite et digne d’être donnée en exemple ! Quels souvenirs bienfaisants laisse son existence, toute orientée vers le devoir et guidée par le souci constant de servir, non seulement en accomplissant avec le scrupule que vous savez ses obligations professionnelles, mais encore en rayonnant sa science dont le monde judiciaire tout entier a été appelé à bénéficier !

Originaire de Paris, élève du lycée Charlemagne, puis étudiant à la Faculté de droit, le jeune Henri Gazier n’avait pas encore terminé ses études que déjà on le voit attaché au Parquet de la Seine et s’initiant à la procédure dans une étude d’avoué.

Son service militaire accompli et son doctorat obtenu - il avait alors 22 ans - il s’inscrit comme stagiaire au barreau de Paris et devient le secrétaire d’un avocat renommé, maître Vérant.

Pendant trois ans, il fréquente le Palais, plaidant devant toutes les juridictions, spécialement devant la Cour d’assises.

Il collabore à diverses revues juridiques ainsi qu’au Code d’instruction criminelle annoté de Sirey.

Son talent est connu et lorsqu’en 1902 il sollicite d’entrer dans la magistrature, sa formation est complète et les garanties qu’il présente sont telles que le procureur général n’hésite pas à appuyer fermement sa candidature et obtient sa nomination, comme poste de début, à un poste de choix : celui de substitut du procureur de la République à Melun.

Il y restera sept ans pendant lesquels il va justifier pleinement les espérances qu’on avait fondées sur lui.

Dès ses premières sessions d’assises, les présidents signalent ses aptitudes d’audience et l’un d’eux, en 1904, note « sa diction parfaite, son geste sobre mais expressif qui met en valeur les idées saillantes », et il ajoute : « Ses réquisitoires sont des modèles de tact et de goût ; il excelle à développer les considérations morales qui se dégagent des débats et qui sont de nature à toucher le jury ».

 

Ses qualités d’administrateur et de civiliste ne sont pas moins appréciées et ses chefs le représentent comme « un magistrat brillant qu’il convient de mettre en avant ».

 

Appelé successivement aux fonctions de procureur de la République à Coulommiers, à Corbeil, à Pontoise, c’est dans ce dernier poste, important et difficile, que le surprend, en août 1914, la mobilisation.

Pour des raisons impérieuses de service, il est maintenu provisoirement à la direction de son Parquet ; il montre une vigilance active dans toutes les questions nées de l’état de guerre, notamment dans celles relatives à l’espionnage et aux séquestres des biens ennemis. En 1915, il est incorporé comme canonnier automobiliste dans un régiment d’artillerie.

En cette qualité, il fait campagne au front pendant plus d’une année, puis promu sous-lieutenant, il est affecté comme officier de la justice militaire dans une formation combattante.

Entre temps, le 12 juin 1917, il a été nommé substitut au Parquet de la Seine, poste qu’il rejoint après sa démobilisation. Il y dirige la 4ème section, qui est celle de la Presse et dans les notes dont il est l’objet, on lit : « Monsieur Gazier sait prendre ses responsabilités. On peut compter sur lui dans toutes les circonstances qui nécessitent du courage, du tact et de la présence d’esprit ; la fermeté de son caractère n’a d’égale que la sûreté de son jugement ».

 

L’ascension se poursuit. En 1923, substitut du procureur général à Paris, en 1928, avocat général, il donne à la IXème chambre de la Cour d’appel et aux chambres civiles des conclusions qui font autorité.

C’est avec un tel passé, précédé d’une renommée que n’avait fait qu’accroître une suite ininterrompue de succès et que la publication de ses ouvrages avait rendue universelle, que monsieur Gazier faisait ici son entrée en qualité d’avocat général.

Vous l’avez bien accueilli. De cet accueil, il vous a été reconnaissant.

Dans le discours qu’il a prononcé devant vous à l’audience solennelle du 17 octobre 1932 et où il exposait avec sa belle maîtrise l’origine et les traditions de votre Compagnie, monsieur Gazier se plaît à mettre en lumière l’oeuvre que, depuis sa création, elle a accomplie : « oeuvre formée par le temps et qui a résisté au temps », et qui place la Cour de cassation « parmi les meilleurs artisans du rayonnement intellectuel et du prestige de la France ».

 

Je suis sûr, messieurs, qu’aucun hommage ne pouvait vous être plus agréable que celui-là.

Ce que fut son rôle comme avocat général, comme conseiller et comme président de la chambre civile, qui pourrait le savoir mieux que vous, messieurs, qui - avec les membres du Barreau pendant les treize ans qu’il a été des vôtres - avez été les témoins de son activité, et de la conscience scrupuleuse qu’il apportait dans ses décisions ?

Le président Gazier excellait dans toutes les branches du droit. Il en est une cependant pour laquelle il a ressenti un attrait particulier et dans laquelle il est passé maître, celle des accidents de travail.

Continuateur de l’oeuvre de Sachet, il s’est adonné à cette matière avec passion et il a fait paraître du Traité du savant auteur plusieurs éditions qu’il a enrichies des résultats de son expérience.

En 1937, il a publié son livre « Législation et Jurisprudence des accidents du travail dans l’agriculture », et il est touchant de constater qu’il a été poussé à écrire cet ouvrage sans doute par l’intérêt juridique du sujet, mais aussi par le désir d’être utile aux populations de nos campagnes qu’il affectionnait. C’est pour elles qu’il l’a écrit, pour « ces petits exploitants, lit-on dans sa préface, travailleurs de la terre, attachés à des traditions séculaires et qui n’acceptent les idées nouvelles qu’avec une sage circonspection ».

 

Avec quel plaisir il les chante : « Race dure au travail, laborieuse, économe, silencieuse et agissante, intelligente et tenace, elle a fait, dans le passé, la grandeur de la France, elle l’a sauvée aux heures de péril, elle demeure un des principaux facteurs de sa puissance ». Et il exprime le voeu que son étude leur soit profitable : « Puisse-t-elle, dit-il, favoriser le règlement équitable des intérêts en conflit et assurer la confiante collaboration d’hommes associés à une grande oeuvre commune, dont la prospérité est liée à la vie de la Nation ».

 

Cette inlassable activité du président Gazier lui avait assuré au sein de votre Compagnie, une place prépondérante qu’à la vérité la mort ne lui a pas fait perdre.

Son influence continue à s’exercer. « Nous ne travaillons jamais seuls », disait-il dans le discours de rentrée que je rappelais tout à l’heure, tant d’autres collaborent à l’arrêt qui va se rendre.

Au milieu de vos délibérations, ce sont bien souvent les morts qui parlent.

A qui donc cette pensée, par laquelle il exprimait si justement l’union intime du passé et du présent, pourrait-elle aujourd’hui s’appliquer mieux qu’à lui dont les théories et les solutions s’imposent à quiconque veut s’engager dans cette matière des accidents du travail, à laquelle désormais son nom restera attaché.

N’en avez-vous pas vous-même, messieurs, fait la constatation lors de l’audience que vous avez tenue, toutes chambres réunies, le 10 juillet dernier pour décider de l’interprétation à donner du nouvel article 7 de la loi du 9 avril 1898 ?

Tandis que se déroulait le cours de votre délibération, n’est-ce pas vers lui que tout naturellement se dirigeaient vos pensées, lui demandant la lumière et les motifs de votre décision ?

Grand Magistrat, juriste éminent, que pourrai-je ajouter que vous ne sachiez, des qualités personnelles auxquelles le président Gazier devait l’estime et la sympathie dont il jouissait ici ?

Vous avez goûté son esprit très fin, très cultivé, très brillant. Sa connaissance profonde des hommes l’incitait à une douce philosophie ; il ne s’abusait pas sur eux et il n’en attendait pas plus qu’ils ne peuvent donner.

Observateur pénétrant, il aimait à suivre le jeu des physionomies et il excellait à saisir la pensée avant même qu’elle eut été exprimée.

Son élévation de caractère, sa vraie modestie ont été connues de tous.

Sous un aspect peut-être un peu austère, il cachait une âme d’une grande bonté qui le faisait aimer des humbles.

Le rappel de ces vertus dont vous avez admiré l’épanouissement chez le président Gazier serait à lui seul insuffisant à révéler sa physionomie véritable si l’on devait ignorer la source où il les a puisées.

Sa personnalité ne peut, en effet, être comprise que si l’on connaît la tradition Port-Royaliste dont il a été le dépositaire et qui le rattache aux « Messieurs » de l’illustre vallon.

Dans sa famille, auprès de son oncle, le savant historien Augustin Gazier, il a, dès son jeune âge, été formé à l’école de ce « foyer de chaleur et de lumière » qu’était Port-Royal.

De cette éducation première et des exemples qu’il a eus sous les yeux, il est demeuré profondément imprégné. Dans son « Histoire générale du Mouvement Janséniste », Augustin Gazier donne des Jansénistes une définition qui ne vous surprendra pas : « Ce sont, dit-il, de fervents catholiques qui n’aiment pas les Jésuites ».

 

Je laisse à d’autres le soin d’apprécier la justesse de cette proposition et d’en tirer les déductions qu’elle comporte. La vérité cependant oblige à reconnaître qu’en dehors des différences de conceptions et de méthodes qui les opposaient les uns aux autres, les premiers pouvaient avoir quelques raisons de détester cordialement les seconds.

Sous les coups de la persécution, Port-Royal devait finalement succomber.

Mais son esprit a survécu. Des disciples l’ont entretenu. L’Association, fortifiée par l’épreuve, s’est maintenue secrètement. Elle a traversé le XVIIIème siècle et la période révolutionnaire et aujourd’hui, sous l’influence de plusieurs familles, au premier rang desquelles figure la famille Gazier, la « Société des Amis de Port-Royal », propriétaire du domaine de Port-Royal-des-Champs, du musée et de la bibliothèque de la rue Saint-Jacques, a repris son développement.

Grâce à cette Société, un noble geste de solidarité avait pu être accompli en 1918 au profit de l’Université de Louvain dont la bibliothèque avait été, comme on sait, détruite par la barbarie germanique.

On n’a pas oublié, à ce sujet, la polémique à laquelle avait donné lieu l’inscription que le cardinal Mercier aurait voulu voir graver sur sa façade reconstruite, « comme une sentence vengeresse, comme un arrêt de justice en vue de servir d’enseignement et de leçon à l’humanité » :

 

« Furore Teutonica diruta

Dono Americano restituta ».

 

« Chaque pierre, proclamait alors le recteur magnifique, doit parler pour redire, avec le carillon, les principes éternels auxquels nous fûmes sacrifiés : l’honneur, le droit et l’humanité ».

 

Mais, avec impudence, les Allemands osèrent demander que, dans l’inscription, la preuve de leur faute fût effacée et que les mots « Furore Teutonica » y fussent remplacés par « Furore Belli ».

 

Et pour des motifs dits « de charité chrétienne », satisfaction leur fut donnée ; l’inscription, dans sa teneur primitive, disparut du frontispice de ce temple de la science qu’ils avaient incendié.

Toujours est-il que désireuse de témoigner à la célèbre université l’appui qu’elle avait autrefois apporté courageusement au Jansénisme naissant, la Société des Amis de Port-Royal, représentée par Augustin Gazier et sa famille, lui avait fait don d’ouvrages destinés à remplacer ceux qui avaient été brûlés.

Au cours de la dernière guerre, la même bibliothèque a été de nouveau l’objet de la même criminelle destruction.

Aussi, la Société, par l’intermédiaire des enfants du président Gazier, renouvelle-t-elle aujourd’hui son geste de 1918.

Avec de tels principes et un tel idéal, on devine quels furent les sentiments du président Gazier quand il vit s’approcher le moment suprême.

L’évolution rapide du mal dont il souffrait ne lui laissait aucun espoir.

Avec un courage et une résignation admirables, fruits de son existence passée, il a vu venir la mort. Son regard exercé s’est porté tranquille et confiant vers l’au-delà.

Le 1er septembre, il s’est éteint entouré de ses êtres chers, sa femme et ses enfants, à qui il laisse, comme à nous, le souvenir de sa vie si noble et si droite, riche d’exemples salutaires et de précieux enseignements.

A nous de savoir l’entretenir. Nous n’y faillirons pas.

La tombe de monsieur le président Gazier était à peine fermée que l’annonce d’un nouveau décès jetait parmi vous la consternation.

Monsieur François Pailhé

Le 20 octobre 1945, monsieur le premier président honoraire François Pailhé, ancien procureur général de la Cour de cassation, disparaissait au milieu des regrets unanimes.

Issu d’une vieille famille de robe, François Pailhé semble avoir été de tout temps promis à la carrière judiciaire.

Un de ses ancêtres avait été procureur du Roi au XVIIème siècle. Ses deux grands-pères étaient avocats au barreau de Lourdes. Son père a été premier président de la Cour d’appel de Bastia avant de devenir premier président à Grenoble. Un de ses oncles fut doyen de la Faculté de droit de Montpellier ; un autre, professeur à celle de Grenoble. Enfin, il devint le gendre de monsieur Monin, lui-même premier président à Limoges, puis à Grenoble, et dont la famille ne comptait que des notaires, des avocats et des magistrats.

Ainsi, depuis son enfance et si loin qu’il remontât dans le passé, François Pailhé n’a eu, autour de lui, que robes fourrées d’hermine, dont la vue a exercé sur lui une sorte d’emprise et l’a guidé insensiblement vers la fonction à laquelle il était vraiment prédestiné.

Aussi, dans sa demande d’entrée dans la magistrature, a-t-il pu écrire : « Fidèle à des traditions de famille qui me sont chères et aux leçons de mon père, premier président de la Cour d’appel de Bastia, je m’efforcerai de justifier par l’accomplissement scrupuleux de mes devoirs et mon dévouement à la Justice et à la République la confiance dont vous aurez bien voulu m’honorer ».

 

Vous tous, messieurs, qui l’avez connu, vous pouvez certifier qu’il a tenu parole.

Après de brillantes études aux lycées de Mont-de-Marsan et de Montpellier, François Pailhé suivit les cours de la Faculté de droit de cette ville et, de suite, son entrain, son caractère ouvert, la franchise et la générosité qui faisaient le fond de sa nature vive et spontanée, lui gagnèrent la sympathie de ses camarades étudiants qui le choisirent comme président de leur association.

Lors des fêtes qui eurent lieu à Montpellier, à l’occasion de l’inauguration de la statue de Moquin-Taudon, une des célébrités dont le Midi abonde, il fut délégué pour prononcer un discours qui fut très remarqué.

Inscrit au barreau comme stagiaire, son talent et la conscience qu’il apportait dans la préparation des dossiers qui lui étaient distribués lui conquirent de suite l’estime et la confiance des avocats et des magistrats.

Sa carrière ne pouvait débuter sous de meilleurs auspices :

Juge suppléant à Perpignan le 14 août 1897, il est nommé, la même année, substitut à Louviers et, un an plus tard, au poste recherché et généralement réservé aux jeunes magistrats d’avenir, de substitut d’assises à Montbrisson.

Il s’y révèle vraiment.

Les présidents vantent à l’envi la valeur de ses réquisitions, sa parole vigoureuse et entraînante qui, sans effort, sait, quand il faut, atteindre l’éloquence, sa prudence et son souci d’obtenir une justice impartiale qui sauvegarde à la fois l’intérêt de la société et l’indulgence que les accusés peuvent mériter. Ils le signalent comme possédant, malgré sa jeunesse, toutes les qualités nécessaires pour occuper les postes réservés aux plus dignes.

De fait, substitut à Poitiers, procureur de la République à Saint-Julien, puis le 16 octobre 1912 à Besançon, il donne partout la même impression d’un magistrat d’élite, administrateur vigilant et brillant orateur.

Dans les appréciations, toutes élogieuses, dont il est l’objet, celle-ci me paraît le peindre tel que vous l’avez connu :

« Homme de décision, d’énergie et de volonté, d’une activité inlassable, parlant avec aisance et autorité, il a le culte de ses fonctions ; il s’adonne tout entier à une profession qui satisfait toutes les tendances de son être intérieur. Partout où sa carrière le conduira, la loyauté de son caractère et la cordialité de ses allures lui vaudront l’unanime sympathie. Il honore vraiment sa profession ».

 

Mobilisé le 2 août 1914 en qualité de lieutenant d’infanterie, il ne tarde pas à recevoir les galons de capitaine et se voit confier le commandement d’un ouvrage de la défense de Belfort. En 1915, il est chargé de l’administration du territoire de Dannemarie.

Deux citations, la Croix de guerre et celle de la Légion d’honneur récompensent son courage.

A son retour du front il est nommé avocat général à Besançon. La situation qu’il s’est créée dans cette ville est exceptionnelle. Ses chefs le considèrent comme leur auxiliaire le plus précieux et lorsqu’à un certain moment ils peuvent craindre de voir supprimer à leur Cour un poste d’avocat général, ils s’empressent de dire à la Chancellerie : « si l’on nous en enlève un, que ce ne soit pas celui-là ! ».

 

Un jour vint, cependant, le 8 décembre 1922, où ils durent le laisser partir comme substitut du procureur général à Paris. Là, monsieur. Pailhé fut chargé de diriger la section criminelle et, dans ce rôle qui exige autant d’activité que d’attention et de tact, il rendit les plus signalés services.

L’année 1925 lui apporta une double joie : celle, toute professionnelle, de sa promotion au grade de procureur général et celle, d’ordre plus intime, d’être nommé en cette qualité précisément à la Cour de Grenoble, où l’attachaient tant de souvenirs familiaux.

Le séjour de monsieur Pailhé dans le Dauphiné est loin d’être oublié.

On aime à se rappeler le chef modèle, exerçant son autorité avec sagesse, fermeté et bienveillance et cherchant par tous les moyens et par-dessus tout à faire triompher la Justice.

Bientôt, le ler décembre 1928, un décret appela monsieur le procureur général Pailhé à remplir parmi vous les fonctions d’avocat général en attendant que lui fût attribué, sur sa demande, un siège de conseiller à la Cour suprême.

A la chambre des requêtes où il fut affecté, sa puissance de travail et son sens juridique aiguisé rendirent sa collaboration des plus utile.

Mais, en réalité, avec son caractère énergique et son esprit de décision, il était fait pour être chef. On sut s’en souvenir, au mois de février 1934, dans une conjoncture où le besoin d’un chef se faisait, pensait-on, particulièrement sentir.

N’écoutant que son devoir, monsieur le conseiller Pailhé n’hésita pas à abandonner son siège à votre Cour pour accepter la charge, toujours lourde et délicate, mais qui, à l’époque, s’avérait particulièrement redoutable, de procureur de la République à Paris.

Son sacrifice ne fut pas de longue durée.

Les fluctuations d’alors étaient telles, qu’un mois à peine s’était écoulé depuis sa nomination qu’un successeur, lui était désigné à la tête du Parquet de la Seine.

Avec la même abnégation qui l’avait fait s’éloigner momentanément de vous, monsieur Pailhé reprit silencieusement sa place à la chambre des requêtes, donnant ainsi un bel exemple de son esprit discipliné et de son attachement au bien supérieur du pays.

Mais le coup lui avait été sensible et, dans une lettre très digne et très ferme, comme seuls peuvent en écrire ceux dont la conscience est sans reproche, il tint à faire connaître en haut lieu qu’après 38 années de services judiciaires et militaires, au cours desquelles jamais le moindre soupçon ne l’effleura, il n’avait accepté ces fonctions que parce qu’il avait été fait appel à son dévouement et un peu à son courage.

Le destin lui réservait une juste revanche.

Le 29 décembre 1936, la cravate de commandeur de la Légion d’honneur lui était attribuée et, le 16 juillet suivant, monsieur le conseiller François Pailhé se voyait porté au faîte de la hiérarchie par sa nomination de procureur général près la Cour de cassation.

Dans ce poste éminent entre tous, comblé d’honneurs, il resta tel qu’il avait toujours été.

Son accueil, tout de bienveillance et de simplicité, ne diminuait en rien le prestige de son rang ni le respect que tous professaient pour sa haute valeur professionnelle et morale.

Nos revers de 1940 et les perturbations politiques qui s’ensuivirent l’atteignirent profondément dans ses affections patriotiques et dans ses sentiments de républicain épris de justice et de liberté.

De ces bouleversements, il fut, comme tant d’autres, la victime.

Après avoir subi de la part de la Gestapo une perquisition domiciliaire avec menace d’arrestation, il était le ler décembre 1940, sans aucun motif, arraché de son siège et mis prématurément à la retraite.

La libération du territoire permit au gouvernement provisoire de réparer cette injustice.

Par un décret du 24 février 1945, la mesure prise à son encontre sous l’occupation ennemie fut rapportée et monsieur Pailhé qui, dans l’intervalle, avait atteint la limite d’âge, était nommé premier président honoraire de la Cour de cassation.

Cependant, en dépit de l’âge, monsieur le premier président Pailhé avait conservé intacte sa vigueur intellectuelle et il entendait bien la mettre encore au service de l’État.

Il lui eût été impossible de demeurer inactif, alors qu’il se sentait capable de se rendre utile.

Il accepta d’assumer les fonctions de président de la Cour de justice de la Seine. Il eut la charge d’organiser le fonctionnement de cette juridiction nouvelle.

Il put ainsi mettre à profit l’acquit de sa longue expérience et les qualités maîtresses qui, naguère, lui avait valu la renommée d’un remarquable magistrat d’assises, sa sûre psychologie, sa connaissance exacte des hommes et des choses.

A cette tâche importante, il se donnait de toute son âme, lorsque, trop tôt, la mort est survenue.

Les regrets qu’il a laissés sont immenses. Monsieur le premier président Pailhé était un homme de coeur.

Il l’a prouvé dans toutes les circonstances de sa vie. Rien ne pouvait lui être plus agréable que de rendre service, surtout aux petits, de venir au secours d’une détresse, de faire le bien.

Il a encore donné des preuves de sa sensibilité et de sa délicatesse dans les éloges funèbres qu’il a tenu à prononcer lui-même à votre audience solennelle du 17 octobre 1938.

Sans s’embarrasser de considérations d’ordre général ou philosophique et sans se soucier de paraître bel esprit par le procédé classique de savantes citations soigneusement assorties, très simplement, par le seul jeu de son éloquence naturelle, avec des mots qui portaient parce que vrais et sincères, il a rendu à vos morts, en particulier à monsieur le premier président Matter, l’hommage que vous attendiez.

Monsieur Pailhé avait aussi le culte de l’amitié. Nul plus que lui n’est resté fidèle à ses affections de jeunesse.

Chaque année, jusqu’en 1939, c’était pour lui une joie de se retrouver, dans des réunions fraternelles, avec ses anciens camarades de Montpellier, parmi lesquels il était heureux de compter Paul Valéry et le général Percier, de l’Académie des Sciences, qui, depuis, l’ont rejoint dans la mort.

Le bonheur lui a été donné, après la victoire, de revoir ses Pyrénées natales, qui avaient si bien marqué son caractère et où, tous les ans, dans sa propriété de Bastilloc, il aimait à venir se reposer de ses travaux et de ses soucis professionnels.

Monsieur le premier président Pailhé laisse dans sa famille, qui avec le Palais, était toute sa vie, un vide que rien ne pourra combler.

Nous conserverons fidèlement le souvenir de ce chef vénéré que l’épreuve a encore grandi.

A madame François Pailhé et à ses enfants, à ses gendres, monsieur Martinez-Arnould, président du tribunal civil de Compiègne, et maître Greffe, avocat à la Cour d’appel de Paris, nous adressons l’expression très sincère de nos sentiments de douloureuse sympathie.

Monsieur Etienne Peignot

Le 11 janvier 1946, cinq ans après qu’il eut été admis à la retraite, monsieur le président honoraire Étienne Peignot, dont la santé avait donné, depuis quelque temps, des signes d’affaiblissement, s’éteignait doucement dans sa propriété de Marzilly, en Champagne.

Les échos attristés que provoqua cette nouvelle montrèrent à quel point son souvenir était resté vivant au Palais, qui avait abrité son labeur pendant quarante années et tout particulièrement à votre Cour, à laquelle il avait appartenu pendant plus de treize ans.

Monsieur le président Étienne-Marie Peignot était né le 21 janvier 1871 à Marcilly-sur-Seine, où son père était notaire. Sa famille, qui compte parmi les plus anciennes du pays, était très estimée dans toute la région des confins de l’Aube et de la Marne.

A ses fonctions notariales, son père ajoutait celles de suppléant de la justice de paix et la confiance de ses compatriotes l’avait investi du mandat de conseiller d’arrondissement.

Élève des lycées de Troyes et Louis-le-Grand, lauréat de la Faculté de droit de Paris, docteur en droit, avec une thèse brillamment soutenue sur la « Coopération et son avenir », où il se faisait l’ardent défenseur du système coopératiste préconisé par Charles Gide, le jeune Etienne Peignot fut nommé, le 10 décembre 1895, attaché à la Chancellerie, après avoir subi, dans des conditions qui attirèrent l’attention, les épreuves du concours spécial qui donnait alors accès à cette fonction.

En 1898, il fut envoyé comme substitut à Vervins, puis à Senlis, mais il n’y demeura pas longtemps.

La jeunesse, l’enthousiasme de cet âge, un besoin d’action et de dévouement à la chose publique, la popularité, enfin, dont son père jouissait dans le canton et même au-delà, lui avaient fait rêver de donner un autre théâtre à son activité et d’entrer dans la vie politique.

Les circonstances se montraient favorables. Un siège de député dans la circonscription d’Epernay se trouvait vacant : celui de l’ancien garde des Sceaux, monsieur Vallée, qui venait d’être élu sénateur de la Marne.

Monsieur Peignot posa sa candidature. Il fut élu et, conséquence de son succès, il démissionna de son poste de substitut. Il avait alors 28 ans.

C’était l’époque du grand ministère Waldeck-Rousseau. Des questions importantes, tant intérieures qu’extérieures, agitaient l’opinion : l’affaire Dreyfus..., les débats sur les congrégations..., l’expédition de Chine..., la visite des souverains russes..., etc.

Monsieur Peignot vécut intensément ces heures palpitantes.

Dans les milieux mouvementés et divers du Palais-Bourbon, il put à loisir faire ample provision d’impressions et de souvenirs qui, en étendant le champ de son expérience, le disposèrent mieux encore aux tâches judiciaires qui bientôt allaient de nouveau s’offrir à lui.

Aux élections de 1902, en effet, il fut battu, avec un nombre de voix cependant supérieur à celui qu’il avait obtenu en 1899.

La fidélité de ses électeurs, que cet échec n’avait pas mis en cause, lui fut très sensible et, bien souvent, au cours des années qui suivirent, monsieur Peignot eut des velléités de solliciter de nouveau leurs suffrages.

A ce moment de sa vie, il semble avoir été partagé entre deux affections : la Justice et la Politique.

La Justice l’emporta et ce fut très heureux : pour la Justice d’abord, pour monsieur Peignot aussi, qui eut la satisfaction de faire dans la magistrature ce qu’on peut appeler « une belle rentrée ».

A 31 ans, il fut nommé substitut au Tribunal de la Seine.

Débuter au Parquet de la Seine sans autre préparation qu’une brève et vague collaboration comme substitut de 3ème classe au Parquet de Senlis ou de Vervins, c’est - quelle que soit la valeur personnelle qu’on peut avoir - s’exposer à un risque certain.

Tel fut le sentiment que ne purent dissimuler les chefs de monsieur Peignot en accueillant leur nouveau substitut.

Et même ils ne paraissent pas avoir considéré que les trois années passées par celui-ci à la Chambre des députés fussent de nature à diminuer les inquiétudes qu’avait fait naître chez eux sa nomination. La chose est d’autant plus curieuse que, parmi ces chefs, se trouvait monsieur le sénateur, premier président Émile Forichon qui, semble-t-il, eût dû, mieux que tout autre, se trouver disposé en faveur de l’ancien parlemen­taire.

Ils avaient compter sans l’intelligence et la force de volonté du nouveau substitut qui, au plus haut point, avait à coeur de s’acquitter de façon impeccable du service, si délicat pût-il être, qu’il allait avoir à assurer.

Et, de fait, une année ne s’était pas écoulée que les mêmes chefs, heureux de se rendre à l’évidence, s’empressent de faire son éloge, en avouant sans ambages : « Nous nous sommes trompés » et en écrivant : « Administrateur appliqué et clairvoyant, il tient l’audience avec un réel succès. Les conclusions qu’il donne à la 2ème chambre sont très appréciées. Elles dénotent de sa part des connaissances juridiques très approfondies, une longue préparation, de la clarté, de la précision. Elles valent, non seulement à cause de leur forme élégante et agréable, mais encore à raison de leur solidité en droit. Par son travail, son zèle et ses aptitudes naturelles, monsieur Peignot est arrivé à modifier complètement l’opinion que nous avions eue à son arrivée au Tribunal de la Seine ».

 

De quoi, on peut tirer la conclusion qui est à retenir, en ce moment surtout où il convient de ne décourager aucune vocation, c’est que, quoi qu’en aient pu penser au début les chefs de monsieur Peignot, un parlementaire, à la condition d’en avoir les aptitudes et en produisant l’effort nécessaire, peut parfaitement arriver à faire un excellent magistrat du Parquet.

L’avenir démontra qu’il peut même en devenir un éminent.

A partir de ce moment, les appréciations les plus flatteuses se succèdent sur les mérites sans cesse grandissants de monsieur Peignot, si bien que le 25 janvier 1913 il est nommé substitut du procureur général à Paris.

Vient la guerre de 1914. Dès le premier jour, monsieur Peignot, bien qu’il soit âgé de 43 ans et père de deux enfants, part comme caporal d’infanterie. En 1915, il est promu sous-lieutenant, commissaire rapporteur au conseil de guerre de la 69ème D.I. Il suit le sort de cette unité en Champagne et à Verdun, remplissant presque constamment ses fonctions sous le feu de l’ennemi et le colonel, commandant le 3ème R.I., le cite pour le dévouement et la bravoure dont il a fait preuve en assurant son service au cours de la bataille de Verdun en avril et mai 1916.

Le 9 juillet 1921, il est fait chevalier de la Légion d’honneur.

L’année suivante, monsieur Peignot reçoit sa nomination d’avocat général près la Cour d’appel de Paris. Son influence n’a fait que s’accroître dans les diverses chambres où il est appelé à donner ses conclusions.

Aux assises, les affaires les plus délicates lui sont confiées.

Enfin, il est désigné pour siéger à la Commission supérieure des Loyers, où son rôle fut particulièrement efficace.

Dans cette matière, rendue complexe par le nombre et l’enchevêtrement de lois spéciales, sans cesse remaniées et modifiées, il acquit une telle compétence et sa collaboration à la Commission se révéla si indispensable que lorsque, le 1er décembre 1928, il fut élevé aux fonctions de conseiller à la Cour de cassation, on le maintint à ladite Commission, dont il devint le président au départ de monsieur le conseiller Herbaux.

On peut affirmer que monsieur le président Peignot a ainsi puissamment contribué à l’élaboration de la jurisprudence en matière de loyers.

Tout en assumant ces fonctions présidentielles absorbantes avec distinction, votre collègue n’en siégeait pas moins à la chambre civile, aux travaux de laquelle il participait par ses rapports et par ses arrêts d’une netteté et d’une précision qui pouvaient passer pour des modèles du genre.

Pour une existence aussi laborieuse, vous entouriez monsieur Peignot d’une considération toute particulière, tandis que, d’autre part, ses qualités morales, son absolu dévouement, sa grande modestie lui avaient gagné sans réserve votre sympathie.

Son désintéressement dont, au cours de sa carrière, il a donné maintes preuves, était tel qu’il n’hésitait pas, quand il le fallait, à sacrifier ses préférences personnelles, dans l’intérêt du service.

De si hauts mérites devaient recevoir leur récompense. Officier de la Légion d’honneur depuis le 13 février 1930, monsieur Peignot fut promu commandeur le 4 août 1939.

Enfin, lorsque la limite d’âge l’obligea à cesser une activité cependant si profitable à l’oeuvre de justice qu’il avait poursuivie toute sa vie, il fut nommé président honoraire de la Cour de cassation.

Et, depuis, il vivait dans le calme de la retraite, goûtant les plus douces joies familiales, au milieu de ses enfants et petits-enfants.

C’est dans cette atmosphère pleine de tendresse que monsieur le président Peignot s’est endormi pour toujours, le 11 janvier dernier.

A madame Étienne Peignot, à son fils, à sa fille et à son gendre, monsieur Léon Rey, qui, à la tête de sa mission, soutient avec éclat, en Albanie, le renom de la science archéologique française, nous adressons l’hommage de nos profondes condo­léances.

Monsieur Gabriel-Marie Pringué

Ceux qui meurent jeunes, disaient les Anciens, sont aimés des dieux.

Monsieur le conseiller honoraire Gabriel-Marie Pringué, qui était un sage et qui n’avait aucun motif de détester l’existence, a préféré se passer de leur amour et vivre jusqu’à 89 ans.

Les dieux, d’ailleurs, ne paraissaient pas lui en avoir tenu rigueur, et ils ont pris plaisir à le combler de leurs faveurs.

Durant toute son existence, monsieur Pringué fut un homme heureux ; mais aussi, convient-il d’ajouter, nul plus que lui n’a mérité l’être.

Monsieur le conseiller Pringué naquit le 21 février 1857 à Dinan, antique cité féodale aussi célèbre par les exploits de ses enfants : Beaumanoir, le héros du combat des Trente, Duguesclin et tant d’autres, que, privilégiée par sa situation sur le versant d’une hauteur escarpée d’où la vue domine la vallée verdoyante de la Rance, qui, sous l’imposant viaduc et le vieux pont gothique, coule doucement à ses pieds.

Le père de votre ancien collègue y exerçait la médecine. Il était médecin en chef des hôpitaux de la ville.

Sa famille, originaire de Ploërmel, se rattachait à la noblesse de robe de l’Ancien Régime et comptait, parmi ses membres, nombre de magistrats du Parlement de Bretagne.

Elle avait une devise dont la fierté faisait écho aux plus belles dont les grands d’alors avaient coutume d’orner leurs blasons : « In virtute tenax ».

La vie de monsieur le conseiller Pringué montre qu’il a eu à cœur de demeurer fidèle à la consigne de ses ancêtres.

Il fit ses études secondaires au collège de Dinan, le même où avait jadis été placé Châteaubriand, puis vint à Paris, où il obtint son diplôme de docteur en droit et réussit à se faire attacher au cabinet du garde des Sceaux.

Tout son désir était alors de voir sa carrière se dérouler dans le ressort de Rennes où résidait sa famille.

En 1882, il fut nommé substitut du procureur de la République à Rennes et, moins de deux ans après, à 27 ans, substitut du procureur général.

C’était un bel avancement, qu’il est cependant permis de trouver peut-être un peu rapide.

Le procureur général de Rennes, monsieur Michel Jaffard, ne manqua pas d’en faire la remarque : « monsieur Pringué est arrivé bien jeune à une très haute situation. Il a besoin de s’y instruire et de s’y former ».

 

Mais le même chef prend soin de noter les qualités de son nouveau collaborateur et lui prédit un très bel avenir : « Caractère sympathique, intelligent, instruit, fin, distingué, l’esprit toujours en éveil. Il y a en lui de l’étoffe. Tiendra ce qu’il promet ».

Monsieur Pringué le tint immédiatement. Une session d’assises s’ouvre, qui lui permet de faire valoir ses aptitudes oratoires, ses exposés clairs, sa discussion solide.

Le président fait même ressortir une particularité de son talent, que ses collègues de la Cour de cassation ont dû ignorer, car vraisemblablement, au cours des délibérés, il ne les a pas mis à même de la faire admirer : c’est que, s’il avait « le geste sobre », il était doué par contre « d’une voix retentissante ».

 

Le procureur général, monsieur Herbaux, et le premier président monsieur Maulion, se plaisent de leur côté, à rendre hommage à ses connaissances juridiques, à l’élégance et à la facilité de sa parole, à la loyauté et à l’affabilité de son caractère, qualités qui lui rallient tous les suffrages et qui décident de son élévation sur place au grade d’avocat général.

Mais, en 1900, se produit un changement dans l’orientation de la carrière de monsieur Pringué.

Se sentant attiré vers la capitale, il se décide à quitter sa robe rouge d’avocat général pour devenir juge d’instruction au Tribunal de la Seine.

Ce changement, d’ailleurs, s’avère avantageux pour lui, car, l’année suivante, il est promu substitut du procureur général, puis conseiller à la Cour d’appel de Paris.

Monsieur Pringué est affecté à la chambre des mises en accusation et à la 8ème chambre civile, et il fait apprécier hautement sa science en droit criminel et en droit civil.

Le 5 octobre 1918, il prend, avec l’hermine, la présidence de la 3ème chambre, dont les attributions comprennent les affaires commerciales et les grands procès financiers.

Dans cette tâche difficile, son esprit rapide, son jugement sûr, ses habitudes de travail font merveille, et c’est ainsi que, par son propre mérite, il se trouve tout naturellement désigné pour venir occuper à la Cour suprême un siège de conseiller, auquel il est appelé le 28 décembre 1923.

Pendant neuf années, monsieur le conseiller Pringué n’a cessé d’apporter aux absorbants travaux de la chambre des requêtes le concours de ses qualités solides et brillantes.

Ceux d’entre vous qui l’ont connu se rappellent son tact délicat, son exquise courtoisie, sa prévenance, sa bonté.

On a pu dire de lui très justement qu’il avait la diplomatie du coeur.

Monsieur le conseiller Pringué avait, enraciné en lui, l’amour de ses fonctions. Il était profondément attaché à votre compagnie.

Aussi, lorsque, en 1932, à 75 ans - c’était alors la limite d’âge - il entendit sonner l’heure de la retraite, ce fut pour lui un véritable déchirement.

Elle lui parut prématurée, tant il était demeuré jeune d’esprit et de corps.

Jusqu’aux derniers jours de sa vie, il a conservé, outre son intelligence entière, une incroyable activité physique, que, d’ailleurs, il avait su entretenir par la pratique des sports.

Merveilleux cavalier dans sa jeunesse, grand veneur, courant le cerf, le sanglier et le chevreuil, tireur émérite, monsieur Pringué chassait encore à 84 ans et conduisait lui-même sa voiture avec une virtuosité qui laissait ses compagnons admiratifs.

Avec de telles aptitudes, particulièrement en honneur dans les milieux militaires, votre collègue se devait de servir son pays sous les drapeaux.

Il n’y a pas manqué. Trop jeune en 1870 et trop âgé en 1914 pour combattre au front, il n’en a pas moins rempli son devoir de français, avec le grade de capitaine dans l’armée territoriale.

A Dinan, dans la vieille demeure familiale de Préval, où il s’était retiré, il aimait à recevoir des amis fidèles, d’anciens collègues avec qui, en causeur étincelant et charmant, il prenait plaisir à évoquer les souvenirs de sa carrière.

Il y était entouré de vénération.

On aimait à voir ce vieillard aux belles manières, d’une distinction parfaite, qui excellait dans l’art de distribuer discrètement autour de lui les bienfaits et d’avoir un mot délicatement aimable pour chacun, quelle que fut sa situation sociale.

Là-bas, messieurs, dans ce coin de terre, au milieu des robustes et laborieuses populations bretonnes, très attachées à leurs traditions et respectueuses à un haut degré de la fonction judiciaire, il vous représentait dignement.

La mort - comme l’existence - lui a été douce.

A sa famille, et en particulier à son fils, monsieur Gabriel Pringué, j’adresse, en votre nom, l’assurance de la grande part que nous prenons à leur deuil.

Monsieur Paul Marigny

Nous pouvions supposer close pour longtemps la liste funèbre, lorsque nous avons eu la tristesse d’apprendre la mort de monsieur le conseiller Paul Marigny, survenue au cours de ces dernières vacances.

Conformément aux règles en usage, son éloge sera prononcé l’an prochain, à l’audience de rentrée.

Qu’il me soit cependant permis, en attendant que sa mémoire reçoive l’hommage qui lui est dû, d’exprimer dès aujourd’hui à sa famille et à madame Paul Marigny les regrets profonds que nous cause la disparition de ce collègue éminent, magistrat de grande classe et de très belle allure.

Il était arrivé ici au mois d’octobre 1938, avec la réputation d’un homme de valeur et de caractère que lui avaient acquise quarante années d’une carrière bien remplie et dont il avait, sans hâte, gravi un à un les échelons, alors que le crédit dont il disposait lui eût permis de faire autrement.

Ardemment patriote, sa conduite au cours de la guerre de 1914, qu’il avait faite entièrement comme officier d’infanterie, avait été particulièrement brillante.

En face de la mort, monsieur le conseiller Marigny a montré la force d’âme dont il ne s’était d’ailleurs départi dans aucune circonstance, et c’est avec un courage stoïque qu’il l’a accueillie, en grand seigneur, comme il avait vécu.

Si différents de nature, de caractère, de tendances qu’ils aient pu être, les hauts magistrats dont nous faisons aujourd’hui l’évocation suprême se rejoignent dans leur amour du pays, qu’ils ont servi de toutes leurs forces, là même où le destin les avait placés.

Ils étaient de ceux qui, tels des marcheurs à l’étoile, s’imposent par la valeur et par l’exemple, honorent les compagnies auxquelles ils appartiennent, en stimulant l’activité, en élevant le moral et personnifient en quelque sorte l’effort sincère et continu vers l’idéal de justice auquel nous devons tendre dans l’accomplissement de nos fonctions.

Soyons fidèles à leur souvenir. Conservons-le pieusement, et que le sentiment de la haute conception qu’ils ont eue de leur devoir nous aide à mieux encore remplir le nôtre et à nous montrer toujours plus dignes de la redoutable mission dont nous sommes investis.

Au cours de l’année judiciaire, la Cour s’est vue, par suite de la limite d’âge, privée des éminents services de messieurs les conseillers Guérin et Depaule et de monsieur le président Mazeaud, que des décrets récents ont promu, à la satisfaction de tous, premier président honoraire et commandeur de la Légion d’honneur.

Nos sentiments d’affection et de respect leur sont bien connus, et c’est de tout coeur que je leur adresse nos voeux d’heureuse retraite, en empruntant cette formule, qui contient, sinon les promesses de l’immortalité - leurs espérances ne sont pas aussi vaines - du moins celles de la longévité, ce qui, déjà, est bien quelque chose : « Ad multos annos ».

 

Messieurs les avocats,

Aux deuils causés par le décès de ses membres, la Cour a vu douloureusement s’ajouter ceux qui se sont produits dans vos rangs, et que l’estime, la confiance et l’affection qui nous unissent lui permettent de considérer comme siens.

Depuis un an, votre ordre a été cruellement éprouvé par les disparitions successives de :

Maître Paul Cartault, qui, à ses qualités de lettré et de critique musical, joignait une âme de grand artiste ;

Maître Pierre Aguillon, ce méridional dont la discrétion et la modestie ne parvenaient pas à masquer la valeur ni les sentiments d’infinie délicatesse ;

Monsieur le président Jean Labbe, enfin, votre gloire et votre ornement, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur, aussi apte à présider aux destinées de votre ordre et à siéger dans cette enceinte qu’à briller par son esprit au sein de l’Académie des Sciences morales et politiques ou à éclairer de ses conseils lumineux les grandes commissions où s’élaborent les réformes importantes de l’État.

Maîtres dans l’art de parler et d’écrire, vous perpétuez le souvenir de ces illustres morts en pratiquant vous-mêmes les vertus que nous admirions chez eux, et qui donnent à votre collaboration un prix inestimable.

La Cour, par ma voix, vous en exprime ses félicitations et sa sincère gratitude.

Pour monsieur le procureur général,

j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre, et me donner acte de l’exécution des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Mercredi 16 octobre 1946

Cour de cassation

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