Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1944

Rentrées solennelles

En 1944, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 16 octobre, en présence de monsieur François de Menthon, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Allocution de monsieur Félix Mazeaud, président doyen

Monsieur le garde des Sceaux,

La Cour de cassation est particulièrement sensible à l’honneur que vous lui faites en assistant à cette cérémonie, il lui plaît d’y voir une marque qui lui est précieuse de l’intérêt que lui porte l’ardent patriote et le savant juriste à qui sont confiées les destinées de la magistrature et de la Justice ; elle vous en exprime par ma voix ses respectueux remerciements.

Je tiens à remercier également les hautes personnalités qui ont bien voulu répondre à notre invitation et participer ainsi avec nous à ce que nous appellerons, si vous le voulez bien, la rentrée de la Libération.

Car, pour la première fois depuis quatre ans, c’est dans une France libérée de l’oppression ennemie que se tient notre audience de rentrée : pour la première fois nous respirons sans contrainte l’air si léger de la liberté.

Grâce aux Forces Françaises de l’Intérieur et à nos armées qui écrivent avec leur sang une des pages les plus émouvantes de notre histoire, grâce à l’aide décisive de nos puissants alliés, l’envahisseur a été bouté presque partout hors de nos frontières et, tandis que, par cette audience nous inaugurons la nouvelle année judiciaire, un « Te Deum » d’actions de grâce s’élève du fond de nos coeurs pour célébrer cette merveilleuse délivrance.

C’est que nous avons subi tant de contraintes, enduré tant de tourments, de hontes et de souffrances pendant ces quatre années. Mais rien n’a pu ébranler la résistance farouche d’un peuple qui n’avait pas une âme d’esclave et qui, au jour marqué par le destin, s’est dressé d’un seul élan contre l’oppresseur.

Notre pensée reconnaissante va vers l’ouvrier de la première heure devenu le libérateur du territoire, le général de Gaulle, vers ceux aussi qui, avec lui, n’ont jamais douté des destinées de la patrie et qui, aux heures les plus sombres, nous ont gardé de désespérer.

Beaucoup des nôtres d’ailleurs sont de ceux-là. Et, ici, messieurs, je tiens à rendre, du haut de ce siège, un hommage mérité à la magistrature française. Les magistrats ont eu à remplir un rôle difficile et non sans danger pendant l’occupation : obligés par leurs fonctions mêmes d’être en contact avec les autorités occupantes, ils se sont trouvés sans cesse aux prises avec des exigences excessives et injustes appuyées sur le droit du plus fort. Résister était s’exposer sans défense aux pires représailles, et cependant l’immense majorité a courageusement résisté : nombre d’entre eux ont payé leur résistance de leur liberté, parfois même de leur vie. Cela, il faut le dire bien haut, pour que chacun l’entende et que chacun le sache. La magistrature a, elle aussi, son martyrologe.

La liste est longue des magistrats arrêtés par la Gestapo et sa triste auxiliaire, la Milice.

On y trouve : Messieurs Escudier, président de chambre à Toulouse ; Fau, président de chambre ; Bruneau, président de chambre à Bourges ; Come, procureur adjoint et Parodi, substitut au Parquet de la Seine ; Baron, conseiller à Montpellier ; Kirschener, substitut général à Nancy ; les procureurs de la République Amor, à Laon (arrêté par la Milice) ; Roux, à Angoulême (arrêté par la Milice) ; Givry, à Chalon-sur-Saône (arrêté par la Milice) ; Rousseau, à Guéret (arrêté par la Milice) ; puis, arrêtés par la Gestapo, messieurs : Denieul, à Reims ; Théron, à Valence ; Mailhol, à Perpignan ; Roch, à Lunéville ; Trouiller, à Saint-Julien ; Thuriet, à Autun ; Lehuerou-Kérisel, à Pontivy ; Villette, à Tulle.

Messieurs les présidents Gourray du Parc, au Mans ; Leyris, à Carpentras ; Morel, à Saint-Julien ; Mazabraud, à Epernay ; Descheries, à Saint-Flour ; Chauvin, à Quimper ; Le Deuff, à Pontivy.

Les vice-présidents Boissarie, à Périgueux, et Gaudin, à Chalon-sur-Saône, arrêtés l’un et l’autre par la milice.

Monsieur Nanty, président du tribunal de commerce de Verdun, les juges d’instruction Bireaud, à Marseille ; Besnard, à Château-Gontier ; Cuinat, à Autun, victime d’une odieuse dénonciation d’un Français, agent de l’ennemi, contre lequel il avait osé ouvrir une information ; Fichoux, à Châteaubriand ; Mondon, à Saint-Mihiel ; Corlin, à Saint-Julien ; Lemoine, aux Sables-d’Olonne ; Troffier, à Bourges ; Souque, à Tulle et Battaglini, à Pontivy (où tout le tribunal a été arrêté le même jour).

Les juges de Cruzel, à Nice ; Heinlich, à Autun ; Cellier, à Nantua ; Miesch, à Tulle ; Rassemusse, à Saint-Flour.

Les substituts Vecchierini, de Valenciennes ; Orvain, de Reims ; Wagner, de Blois.

Messieurs Isaac, magistrat de l’Administration centrale ; Mourot, attaché au Parquet général de Nancy ; Lecomte, attaché stagiaire à Limoges.

Les juges de paix, eux aussi, ont payé leur tribut. Ce sont messieurs Plant, Bolzinger, Burgala, Givois, Duvilher, Grossin, Lassez, Felt et Planche.

Enfin, les greffiers, greffiers de paix et secrétaires de Parquet n’ont pas été épargnés.

Ont été incarcérés, soit par la Gestapo, soit par la Milice : les greffiers Larivière, Fort, Hourcade, Roger, Maubourguet, Haas, Grandjean, Brun, Olive, Chauchoy.

Les greffiers de paix Isnardi, Levebardon, Jeanne, Papin, Sanson, Rouhault, Perrodin, Belle, Blanchet, Petit.

Les secrétaires de Parquet Maupetit et Terrassier.

Beaucoup ont été déportés, d’autres y ont laissé la vie.

C’est notre infortuné collègue Parodi, mort pour la France, et dont la cellule a été le tombeau.

C’est monsieur Stamm, un Lorrain, procureur de la République à Louviers, grand blessé de guerre, arrêté par la Gestapo le 23 janvier dernier et abattu le 17 avril au camp de Compiègne ; c’est monsieur Rassemusse, juge à Saint-Flour ; tandis que le Palais de Justice était entièrement occupé par les troupes allemandes, le 11 juin 1944, la Gestapo procédait à son arrestation ; trois jours plus tard, le sous-préfet de Saint­-Flour était avisé par les autorités allemandes que 25 personnes venaient d’être fusillées ; parmi les suppliciés figurait monsieur le juge Rassemusse.

A peu de temps de là, le 20 juillet 1944, à Valenciennes, la Gestapo arrêtait messieurs Vecchierini, substitut du procureur de la République, et Chauchoy, greffier d’instruction ; l’un et l’autre étaient transférés à la prison d’Arras et mis au secret, et le 24 août, monsieur Vecchierini, condamné à mort, était fusillé.

Le rapport des chefs de Cour mentionne que quelques jours après la Libération, son cadavre, retrouvé dans une des fosses du fort de Seclin, a pu être identifié par sa malheureuse mère. Il est tombé, disent ses chefs, victime de son dévouement à la France.

N’avais-je pas raison de dire tout à l’heure que la magistrature avait, elle aussi, ses héros et ses martyrs ?

Et je ne parle ici, ni de ceux qui ont pu, par miracle et à travers mille dangers, échapper à une arrestation imminente, ni de tant d’autres, parmi nous, qui ont souffert dans leurs plus chères affections et dont les fils, les frères, les épouses, les proches parents ont été arrêtés, déportés, parfois même hélas exécutés.

Voilà, mes chers collègues, qui nous permet de porter la tête haute et qui vous donne le droit, monsieur le garde des Sceaux, d’être fier de la magistrature française.

Et maintenant, les yeux fixés sur l’aube de la paix victorieuse qui se lève à l’horizon, nous allons reprendre avec une ardeur nouvelle le labeur quotidien.

Je souhaiterais, pour ma part, que nous puissions secouer plus rapidement la poussière des vieux dossiers et que nous soyons à même de rendre une justice moins lente ; mais il faut le dire tout net, notre organisation, vieille de 150 ans, ne nous le permet pas ; elle ne répond plus aux exigences actuelles. Depuis la création de la Cour de cassation, en 1790, le nombre des pourvois a augmenté de telle sorte que, malgré l’adjonction de la chambre sociale en 1938, le nombre des magistrats chargés de leur examen est devenu notoirement insuffisant ; depuis longtemps l’organe ne répond plus à sa fonction. Le résultat était fatal : un arriéré considérable s’est accumulé depuis vingt ans, qui n’a jamais pu être résorbé ; il était, dès 1927, de 2084 affaires à la seule chambre des requêtes ; il y est encore de plus de 1600. De sorte que, malgré un travail acharné il faut, en général, des années pour que les affaires voient le jour de l’audience. Une heureuse initiative va porter un premier remède à cette situation en renforçant la chambre criminelle, menacée d’être submergée par les pourvois dont sont susceptibles les décisions des nouvelles Cours de justice. Mais les chambres civiles exigent, elles aussi, des mesures du même ordre si l’on veut que la Cour de cassation ajoute la rapidité à la qualité incontestable et incontestée de ses décisions qui fait sa réputation dans le monde.

En attendant, et pour faire face à une tâche écrasante avec des moyens vraiment insuffisants, nous savons pouvoir compter, Dieu merci, sur l’entier concours d’un barreau qui a toute notre confiance et auquel nous adressons nos condoléances émues à l’occasion du deuil cruel qui l’a frappé en la personne de son regretté président et des déportations de trois de ses membres, messieurs Lyon-Caen, Simon et Goutet.

De sorte que j’ose vous assurer, monsieur le garde des Sceaux, qu’investie de la haute mission de fixer, au nom du peuple français, l’interprétation des lois, la Cour de cassation ne faillira pas à son devoir.

 

 

Discours de monsieur Paul Frette-Damicourt, procureur général près la Cour de cassation

 

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Messieurs,

Je tiens tout d’abord à saluer au nom du Parquet général, monsieur le garde des Sceaux, qui a bien voulu honorer de sa présence notre audience solennelle.

Je salue en lui non seulement le chef de la magistrature et le professeur éminent, mais encore et surtout le patriote ardent, le militant courageux qui a rallié dès l’origine le général de Gaulle et qui nous a donné depuis quatre ans un si bel exemple de pur civisme.

Au nom du Parquet général, je ne puis que me joindre du fond du coeur aux paroles éloquentes de monsieur le premier président : avec lui nous nous réjouissons de la libération presque définitive du territoire, nous saluons nos morts glorieux et ceux qui luttent encore, et nous n’oublions pas ceux de nos collègues dont les noms viennent d’être rappelés à l’instant même, et qui se sont grandis par leur courage et leur patriotisme.

C’est avec une vive satisfaction que nous accueillons le retour parmi nous de monsieur l’avocat général Lyon­-Caen, qui a été victime il y a quatre ans d’une mesure inique et qui a subi depuis lors de si cruelles épreuves.

Nous nous félicitons de le voir reprendre sa place au Parquet général.

Qu’il me soit permis en évoquant les quatre années que nous venons de vivre, de rappeler deux souvenirs personnels, deux instants poignants qui symbolisent et ramassent à mes yeux :

l’un, la honte de la défaite,

l’autre, la joie de la résurrection.

14 juin 1940. Quelques magistrats sont seuls demeurés au Palais et au matin, par les fenêtres du Parquet, ils ont la douleur de voir défiler sur le boulevard les premières motocyclettes, les premiers tanks, les premiers camions de l’armée victorieuse, tous ces véhicules sont chargés de Siegfrieds magnifiques et triomphants. La journée s’écoule dans une atmosphère de morne tristesse et vers cinq heures, un ami et moi, nous nous hasardons à sortir du Palais.

Le boulevard et les rues adjacentes sont désertes. L’ennemi a déjà descendu les trois couleurs de la Cour de Mai et quand nous atteignons le pont du Châtelet, nous voyons à notre droite l’immense oriflamme à croix gammée qui vient d’être hissé sur le clocheton central de l’Hôtel de Ville. Puis, tout à coup, à notre hauteur, surgit une splendide voiture : à l’intérieur, un officier allemand superbe, mais bienveillant : il nous aperçoit, il se penche vers nous, il nous salue et il nous sourit.

Nous avons touché là le fond de l’humiliation.

Ainsi le vainqueur chevaleresque et débonnaire souriait au vaincu.

Il espérait déjà, il escomptait la collaboration.

Quatre années s’écoulent sans que je rentre au Palais.

20 août 1944. La lutte fait rage dans Paris. Après des péripéties diverses, je peux avec deux amis gagner dans l’après-midi d’abord la préfecture de Police, puis, en empruntant le couloir du Métropolitain sombre et à demi inondé, le Palais de Justice.

Dans les couloirs, dans la salle des Pas Perdus, personne.

Mais quand nous arrivons au Parquet, quelle n’est pas notre heureuse surprise !

Par les fenêtres ouvertes, de jeunes F.F.I auxquels se sont joints des attachés, des avocats, des magistrats font le coup de feu : le monde du Palais lui aussi a compris : il participe en un point particulièrement exposé et à un moment décisif, à la libération de Paris, par Paris même.

14 juin 1940 : jour de honte.

20 août 1944 : jour d’espérance.

Vous êtes tous les deux présents à ma mémoire.

Je voudrais pouvoir ne garder le souvenir que du second de ces jours comme témoignage certain de la volonté de vivre et de vaincre de la France.

Messieurs, la magistrature française se trouve actuellement privée, du fait des circonstances, de ses garanties essentielles et je considère comme mon devoir d’exprimer ici le désir très vif de voir rétablir le plus tôt possible l’inamovibilité des magistrats du Siège et aussi le tableau d’avancement, si souvent critiqué, mais qui constitue un progrès évident sur les errements antérieurement suivis.

Satisfaction, j’en suis convaincu, nous sera donnée dans un proche avenir quand la paix sera revenue.

D’ici là, pour nous, magistrats de la Cour suprême, en cette période de transition que nous traversons, la meilleure, la plus utile manière de témoigner de notre patriotisme, n’est­-ce pas de nous consacrer avec encore plus de zèle à notre devoir professionnel ?

N’est-ce pas là aussi l’exemple le plus opportun que nous pouvons donner à ceux de nos collègues qui, plus jeunes que nous dans la carrière, se trouvent davantage exposés aux passions du dehors et subissent plus que nous les remous de l’opinion publique ?

Ce n’est pas sans quelque anxiété que nous tournons nos regards vers la magistrature de demain et que nous nous demandons quels seront son recrutement et sa formation, et aussi les conditions morales et matérielles qui lui seront faites.

De sérieuses améliorations s’imposent sans tarder si nous voulons que la magistrature se recrute dans des couches sociales plus nombreuses, plus variées et plus profondes, afin que la justice en France apparaisse désormais à tous, sans contestation possible, la justice du peuple français tout entier.

Améliorations nécessaires encore pour que consentent à venir à nous ces jeunes gens d’élite, à la solide culture juridique, à la conscience sûre et, comme leurs aînés, d’un caractère ferme et droit.

Le caractère, n’ai-je pas cité là une des qualités sans lesquelles un magistrat, quelle que soit sa science, ne peut être qu’un magistrat incomplet et déficient.

Comment, sans caractère, le magistrat saurait-il, à des périodes critiques, voire dramatiques, se montrer à la hauteur des circonstances et faire preuve de cette indépendance qui est le fait d’un citoyen libre et fier ?

Il est - n’est-il pas vrai - certains moments où l’homme en place doit savoir résister aux pressions d’un pouvoir usurpé et refuser de s’incliner devant le fait du Prince.

Sans grandiloquence, en une phrase simple et pittoresque, Chamfort nous fait sentir à merveille le prix du caractère :

« Un homme d’esprit, dit-il, est perdu s’il ne joint pas à l’esprit l’énergie du caractère ; quand on a la lanterne de Diogène, il faut avoir son bâton ».

On ne saurait mieux dire.

Messieurs, nous nous sommes penchés sur l’avenir. Nous avons exprimé nos voeux et nos espérances.

Ramenons maintenant nos regards vers le passé.

II nous reste à apporter à nos morts l’hommage qui leur est dû. L’année judiciaire qui s’est terminée hier a été endeuillée par la disparition de quatre magistrats honoraires de la Cour de cassation : messieurs les conseillers Robert Dreyfus, Boutet, Angel Lafon et de Casabianca, et par celle d’un magistrat encore en fonctions, monsieur le conseiller Gomien.

Tous ont laissé et laisseront ici un vivant souvenir. En leur apportant aujourd’hui, dans cette séance de rentrée, l’hommage de notre piété, je dois débuter en exprimant le sentiment que nous éprouvons tous : le poignant regret qu’ils soient si vite disparus, sans être les témoins des événements prodigieux qui allaient se dérouler quelques mois ou quelques semaines après leur décès et qui les auraient comblés de joie en les assurant, après de plus de quatre années de souffrance, de la délivrance de notre patrie.

Monsieur Robert Dreyfus

A l’instant même où s’ouvrait l’année judiciaire qui vient de s’écouler, nous apprenions le décès, survenu à Paris le 10 octobre 1943, de monsieur le conseiller Robert Dreyfus.

Monsieur Dreyfus, né à Paris le 6 juin 1879, avait accompli une grande partie de sa carrière dans les diverses directions du ministère de la Justice, qu’il avait quitté en août 1931 pour un poste de conseiller à la Cour d’appel de Paris.

Vice-président puis président de chambre, il accédait à la Cour de cassation en juillet 1938 et il y demeurait jusqu’à sa mise à la retraite, le 20 décembre 1940, date à laquelle il fut nommé conseiller honoraire.

A un de ses parents, il avait, quelques mois avant sa mort, exprimé le voeu que son éloge funèbre ne fût pas prononcé à l’audience de rentrée qui suivrait son décès.

Il estimait que les témoignages d’affection et d’estime que ses chefs et ses collègues lui avaient prodigués lors de son départ avaient suffisamment prouvé à sa famille que ses efforts professionnels avaient été appréciés par eux comme il pouvait le souhaiter.

Ce n’est pas, je pense, et tel est l’avis de sa famille, transgresser ce voeu, inspiré par un sentiment de foncière modestie, que de vous faire part de l’un des plus autorisés de ces témoignages, celui que lui donnait, dans une lettre écrite le lendemain même de sa mise à la retraite, monsieur le président Pilon :

« Mon cher Ami,

 

Le souci de haute dignité qui vous a fait, mercredi dernier, décliner toute manifestation, ne saurait, je pense, m’interdire de vous exprimer ici len sentiments de douloureuse tristesse que me cause votre départ. Car vous avez été pour moi un collaborateur trop précieux pour que je ne vous remercie pas de tout coeur de cette collaboiation. Non seulement vous fournissiez un travail considérable, mais, chose très rare, vous aviez atteint dès les prermiers mois, pour vos rapports et vos projets d’arrêts, l’absolue perfection et une maitrise dans la doctrine et l’utilisation de la documentation, qu’aucun autre ne pourra égaler. Et alors que par votre passage par la première chambre de la Cour, vous étiez particulièrement désigné pour traiter chez nous de grandes affaires civiles, vous avez accepté avec une parfaite bonne grâce les affaires souvent si ingrates de douanes et de contributions. Oui, vous aviez l’estime et l’affection de tous vos collègues, et plus encore, si possible, de votre président qui voyait de plus près votre travail et votre effort ».

 

« Et c’est pourquoi nous restons inconsolés de vous avoir perdu ».

 

Ce sentiment, nous l’éprouvions tous et nous exprimons à sa famille toute notre sympathie.

Quelle tristesse que notre collègue n’ait pu voir le jour béni de la Libération, qui aurait été aussi pour lui le jour de la réparation de la mesure inique qui l’avait atteint !

Monsieur Georges, Auguste, Jules, Marie Boutet

Monsieur le conseiller Boutet a eu une longue et belle existence, dignement remplie. II avait, depuis seize années, été admis à la retraite et atteint l’âge de 91 ans, lorsque nous apprenions son décès, survenu à Paris le 29 octobre 1943.

II était né à Douai le 24 avril 1852.

II fit dans sa ville natale ses études secondaires, puis suivit les cours de la Faculté de droit, alors à Douai. De brillants examens, assortis de médailles et de mentions aux concours des trois années de licence, le conduisirent au doctorat, dont il conquit le grade en soutenant sa thèse en décembre 1874.

Inscrit comme avocat à la Cour de Douai, il se faisait bientôt remarquer par ses habitudes laborieuses, son intelligence, sa facilité d’élocution, qui lui permettaient d’aborder avec succès, malgré sa jeunesse, le prétoire de la Cour d’assises.

En même temps, il se faisait attacher au Parquet du procureur général de Douai et obtenait, en décembre 1876, la seconde place au concours, institué par le ministre Dufaure, pour le grade d’attaché de première classe.

En mai 1877, sur la présentation élogieuse de ses chefs, il était nommé substitut à Cambrai, dans un arrondissement que la vivacité des luttes politiques faisait alors considérer, comme difficile à administrer. Pendant deux longs intérims dans la direction du Parquet, il donnait la mesure de sa valeur et méritait les éloges des deux chefs de la Cour.

En juillet 1880, monsieur Boutet était nommé procureur à Béthune. Il y demeurait trois années, pour devenir ensuite procureur à Amiens, poste qu’il occupa pendant cinq ans. Il excella dans toutes les branches de ses fonctions.

Dirigeant le Parquet avec une intelligente fermeté, faisant preuve de conscience, de prudence et de tact, portant avec distinction la parole à l’audience, ses procureurs généraux le notaient comme un magistrat d’élite, recommandable sous tous les rapports.

De telles appréciations de ses chefs le dirigeaient vers un poste au Tribunal de la Seine. Effectivement, il y était nommé juge en mai 1888. En janvier 1890, il était désigné pour prendre un cabinet d’instruction et était bientôt spécialisé dans les affaires de caractère financier, dont l’importance, la complexité, le retentissement qu’elles ont fréquemment sur l’opinion publique, préoccupaient déjà à juste titre le Parquet de la Seine.

La manière dont monsieur Boutet s’acquitta de ces délicates fonctions est ainsi appréciée par ses chefs :

« Dans tous les postes qu’il a traversés, monsieur Boutet a fait preuve d’intelligence, de savoir et de justesse d’esprit. Ses nouvelles fonctions lui ont permis de démontrer qu’il possédait ces facultés à un degré éminent ».

 

En mai 1892, monsieur Boutet était nommé substitut du procureur général et en mai 1896 avocat général à la Cour d’appel de Paris. Il était chargé d’assurer le service central du Parquet de la Cour, pendant plusieurs années à une époque singulièrement mouvementée puisqu’elle était marquée par la recrudescence alarmante des menées et des crimes anarchistes.

Monsieur Boutet fut à cette époque désigné pour participer, comme représentant de la France, à une Conférence internationale réunie à Rome, à la suite de l’assassinat du roi Humbert, pour rechercher les moyens de conjurer la propagande anarchiste et terroriste.

Au mois de mai 1902, monsieur Boutet, depuis six ans avocat général, était nommé président de chambre à la Cour d’appel. Comme ministère public, il avait révélé la sûreté de son jugement et sa science du droit.

« II les affirme, notaient ses chefs, sous une autre forme, avec la même force, depuis qu’il est au siège ».

 

II présida pendant plusieurs années la troisième chambre, celle où se jugent en appel tous les litiges importants que suscite l’activité commerciale et financière du ressort de la Cour de Paris.

Après dix années de présidence de chambre à la Cour d’appel, en juillet 1912, monsieur Boutet était nommé à la Cour de cassation. Il siégea pendant quinze années à la chambre civile, où il rendit les services les plus appréciés.

Tant au Tribunal de la Seine qu’à la Cour d’appel et à la Cour de cassation, les chefs de ces juridictions soulignent unanimement les sentiments d’estime et de sympathie que monsieur Boutet avait su se concilier dans le monde judiciaire parisien.

Une marque particulière de confiance lui fut donnée, peu de temps avant la guerre de 1914, par monsieur le président Poincaré, qui le chargea de se rendre à Marseille arbitrer un grave conflit survenu entre armateurs et inscrits maritimes.

Chevalier de la Légion d’honneur en juillet 1894, officier en janvier 1910, monsieur Boutet était promu Commandeur le 1er février 1927, à la veille de sa retraite à laquelle il était admis par décret du 12 mai 1927. Ce même décret le nommait conseiller honoraire.

Il devait pendant seize années, jouir d’un repos bien mérité, qu’il sut intelligemment et utilement occuper.

Le destin le préservait de la douleur de voir disparaître son fils, conseiller à la Cour d’appel de Paris, après avoir été longtemps, lui aussi, juge d’instruction chargé des affaires financières au Tribunal de la Seine. Monsieur le conseiller Boutet, à la suite d’une longue et douloureuse maladie, décédait deux jours après la disparition de son père.

Aux membres éprouvés de cette famille, frappée en même temps d’un double deuil, vont nos vives condoléances.

Monsieur Angel Lafon

Monsieur Angel Lafon était d’origine charentaise. Il était né en novembre 1868 à Champniers dans l’Angoumois, où son père avait, pendant plusieurs années, exercé les fonctions de notaire. Il fit ses études classiques au lycée d’Angoulême et de Poitiers, puis, dirigé vers le droit par une vocation héréditaire, suivit les cours de la Faculté de Bordeaux la première année, de la Faculté de Paris les deux années suivantes. Il était reçu licencié en novembre 1892.

Après deux années de stage au barreau de Paris, il fut, en avril 1895, admis dans la magistrature.

Son premier poste le ramenait tout près de son pays natal : il était nommé juge suppléant à Confolens en avril 1895 et il y prenait le cabinet d’instruction en novembre 1896.

Mais monsieur Lafon n’avait pas encore trente ans et il se laissa tenter par l’attirance d’une résidence lointaine, mais d’un charme justement réputé. En novembre 1897, il acceptait le poste de juge d’instruction à Calvi.

Il sut se faire apprécier par ses chefs de la Cour de Bastia, par son intelligence, sa fermeté, la distinction de son esprit et l’indépendance de son caractère.

Mais le voici repris par la nostalgie du pays natal. En mai 1900, après deux ans et demi de fonction à Calvi, il est affecté comme substitut du tribunal de Rochefort. II n’abandonne le Parquet que pour suivre à Paris comme chef de Cabinet, son compatriote, ministre de l’Intérieur et des Cultes, devenu président du Conseil.

En février 1903, il est nommé procureur de la République à Fontainebleau. Il ne quittera plus le ressort de la Cour de Paris et il demeurera dans les parquets jusqu’à son entrée à la Cour de cassation.

Les fonctions du ministère public lui plaisent et il les exerce à la satisfaction de ses chefs, administrant son Parquet d’une manière prudente et avisée, requérant avec distinction à l’audience correctionnelle, donnant fréquemment d’utiles conclusions aux audiences civiles.

Les quelques loisirs dont peut disposer le chef du Parquet, monsieur Lafon les occupe à préparer une licence ès-Lettres, dont il subit avec succès les épreuves en Sorbonne au cours de l’année 1910.

Il était tout indiqué qu’il vint au Parquet de la Seine, où il est nommé substitut en mars 1911. Il était tout indiqué aussi qu’il fut rapidement affecté à la première chambre du tribunal où la pertinence de son argumentation et l’élégance de sa parole furent justement remarquées.

Il accédait à la Cour de Paris comme substitut du procureur général en septembre 1920, où, moins de quatre années plus tard, en mai 1924, il était nommé avocat général.

Outre ces fonctions normales à la Cour d’appel, qu’il remplissait avec distinction, monsieur Lafon, pendant plus de dix années, fut l’un de avocats généraux de la Commission supérieure des loyers, présidée par monsieur le président Herbaux, qui appréciait ses conclusions de la manière la plus élogieuse :

« Sans omettre aucun des soins propres à accélérer l’expédition des affaires, monsieur Lafon montre un goût prononcé pour les problèmes juridiques et une réelle aptitude à les résoudre. Renfermant dans de justes limites l’exposé des éléments de fait dès qu’il en a dégagé la question de droit, il la traite avec compétence, en une langue claire et précise où l’élégance ne fait pas défaut ».

Ces fonctions complémentaires, mais absorbantes le conduisaient naturellement à la Cour de cassation, où, en avril 1931, il était nommé conseiller pour siéger à la chambre des requêtes.

Il y demeurait jusqu’à l’âge de la retraite qui l’atteignait le 27 novembre 1938, se faisant apprécier pendant ces sept années par l’étendue de ses connaissances et la clarté de ses exposés.

A son départ, il était nommé conseiller honoraire. Chevalier de la Légion d’honneur depuis décembre 1923, il avait été nommé officier en août 1935.

A ses collègues et amis, monsieur Angel Lafon, décédé le 25 juin 1943 à Confolens, laisse le souvenir d’un excellent magistrat, d’un esprit distingué et cultivé, d’un grand caractère.

Monsieur Pierre, Joseph, Jacques, Antoine de Casabianca

Monsieur le conseiller de Casabianca, né le 14 juin 1859 à Bastia, appartenait à une très ancienne famille corse, et, en même temps, une famille de magistrats, puisque son grand-père et son père avaient été l’un et l’autre conseillers à la Cour d’appel de Bastia, et, qu’au moment de l’entrée de monsieur de Casabianca dans la magistrature, un de ses cousins très proche, président de chambre à cette même cour, venait d’être admis à la retraite avec le titre de premier président honoraire. Tous avaient laissé dans le ressort les meilleurs souvenirs et des noms justement vénérés.

Après de brillantes études de Droit à la Faculté de ­Paris, où il subit l’examen de licence, puis à la Faculté d’Aix où il fût admis docteur en juillet 1883, monsieur de Casabianca se fit inscrire comme avocat au barreau de la Cour d’appel de sa ville natale.

Sa personnalité et ses hautes qualités s’affirmèrent immédiatement et il occupa bientôt dans cet important barreau, l’une des premières places. Sa parole chaude, brillante, élégante, sans apprêt, en même temps que mesurée, le souci qu’il portait aux intérêts de ses clients, le soin qu’il mettait à l’étude des dossiers lui assurèrent rapidement une nombreuse clientèle. Après quelques années d’exercice d’avocat, il était considéré comme occupant au civil la deuxième place et il plaidait généralement la moitié des affaires inscrites au rôle de chaque session d’Assises. Rompu ainsi à la pratique des affaires, monsieur de Casabianca fut candidat à un poste dans la magistrature.

Spontanément, le premier président de la Cour de Bastia signala à la Chancellerie que ce candidat de choix ne pouvait être traité comme un débutant. Quel plus bel éloge pourrait être fait de sa valeur et de sa modestie que celui qu’expriment les termes de cette présentation :

« On peut affirmer qu’il sollicite son entrée dans la magistrature, non par besoin ou ambition, mais pour suivre à la fois les traditions de sa famille et une vocation aussi sincère qu’honorable... Son caractère est à la hauteur de son talent. D’une éducation parfaite, d’une loyauté reconnue, il jouit de l’estime et de la sympathie de tous dans un pays où les luttes des partis sont si vives ».

 

Monsieur de Casabianca fut nommé, en septembre 1892, procureur de la République à Calvi.

Après un an de fonctions, remplies avec autant de conscience que de talent, il se décidait à accepter un poste dans le ressort de la Cour d’Aix et il était, en novembre 1893, nommé substitut à Marseille.

Aussitôt apprécié dans ce grand Parquet de Marseille, si administrativement chargé, pour la valeur et la rapidité de son travail, il est appelé en juillet 1896, comme substitut du procureur général à Aix.

Dès sa première session d’Assises, il se révèle orateur plein de chaleur persuasive et de dialectique serrée. Sa parole vive, entraînante, séduisante, en fait un redoutable adversaire pour la défense. Au civil, sa connaissance parfaite du droit, son aptitude aux affaires, ses exposés d’une forme impeccable, assurent à ses conclusions une légitime influence sur les magistrats du Siège. Ces qualités éminentes le destinaient au ressort de Paris. Il y accède en qualité de substitut au Tribunal de la Seine en mai 1902. Comme substitut d’audience à la 8ème chambre du Tribunal, comme chef de la 3ème section, il se fait rapidement remarquer, faisant preuve de qualités précieuses de labeur, d’intelligence et de fermeté. Le service si lourd et délicat du contrôle lui était enfin attribué. Sur la manière dont il s’en acquittait, cette note de monsieur le procureur général Fabre est suffisamment expressive dans sa sobriété : « Depuis que monsieur de Casabianca est au contrôle, sa clairvoyance et son incessant labeur ont donné au service général une exceptionnelle régularité ».

En février 1911, il passe au Parquet de la Cour de Paris, comme substitut du procureur général, y dirigeant la section civile. La guerre survient alors qu’il exerce ces fonctions. À la rentrée de la Cour, en octobre 1916, il est chargé du discours de mercuriale. Il le fait précéder d’une vue d’ensemble sur la législation de guerre. Cet exposé, par son caractère méthodique, l’achèvement de la forme, l’élévation des sentiments qui y sont exprimés, lui vaut les félicitations particu­lièrement élogieuses du garde des Sceaux, monsieur Viviani.

Après avoir assuré le service d’audience de la 9ème chambre de la Cour, il est, en mars 1917, nommé avocat général.

Ses conclusions, extrêmement utiles, aux audiences civiles l’orientent vers le droit civil et le droit commercial, qu’il n’a jamais négligés ni oubliés tout le temps qu’il est demeuré dans les parquets, et c’est sans doute pour satisfaire ce penchant de civiliste qu’il accepte d’être nommé au mois de mai 1924 comme premier président de la Cour d’appel de Besançon.

Il n’y fait qu’un bref séjour d’à peine un peu plus d’une année. Le 6 juillet 1925, il est nommé conseiller à la Cour de cassation.

II y siégera neuf ans jusqu’à la date de sa retraite, à la chambre des requêtes. Il y devint rapidement un maître dans la matière, si délicate, des accidents du travail dont il était spécialement chargé.

« En cette matière comme en toute autre, écrivaient les chefs de la Cour, monsieur de Casabianca présente des rapports vigoureusement charpentés, fortement documentés, rédigés avec une parfaite clarté et qui emportent la conviction. A la veille de sa retraite, il a conservé toute son activité et grandi son autorité »­.

 

Mais monseur le conseiller de Casabianca, en parfait et complet juriste, tout en s’adonnant au droit civil et à la législation, si vaste et complexe bien que spéciale, des accidents du travail, savait demeurer fidèle au droit pénal.

Il était depuis longtemps membre assidu et il était devenu vice-président de la Société générale des Prisons. Il prenait part à toutes les discussions ouvertes sur les problèmes de droit pénal, et, nouvel arrivé à Paris, j’ai été personnellement le témoin de l’opportunité de ses interventions, de la valeur de son expérience, de l’autorité qui s’attachait naturellement à sa parole.

Il collaborait à la plupart des revues spécialisées dans le droit pénal, y rendant compte, dans presque toutes, de l’évolution de la législation, de la doctrine et de la jurisprudence italienne, sa parfaite connaissance de la langue de ce pays lui permettant de lire et dépouiller utilement tout ce qui y était publié sous forme d’ouvrages ou d’articles de revues.

Il traduisait en une langue d’une précision et d’une clarté parfaite, le nouveau Code pénal italien du 19 octobre 1930. Cette traduction remarquable., publiée en deux volumes, lui valait de mérités éloges.

Il prenait part aux Congrès de droit pénal et avait été élu vice-président du IIIème Congrès international de droit pénal, tenu à Palerme au mois d’avril 1933.

Depuis longtemps, la générosité de son coeur l’avait incité à s’occuper des oeuvres de patronage. Il s’y était fait apprécier par son zèle infatigable et son dévouement. Il était élu par la suite président de l’Union des Sociétés de patronage de France, dont le but est, comme l’exprime sa devise, la défense des enfants traduits en justice et le patronage des prisonniers libérés. Il présida, à ce titre, le Xème Congrès de l’Union, tenu à Paris, également en 1933.

Le 20 juin 1934, il atteignait l’âge de la retraite. Monsieur le procureur général Matter, bien informé de tout ce que les Sociétés de patronage devaient à monsieur de Casabianca, écrivait de cet éminent magistrat :

« En acceptant la présidence de l’Union, il s’est préparé, pour le lendemain de sa retraite, la plus noble des occupations ».

 

A la même date, monsieur de Casabianca était nommé conseiller honoraire.

La prédiction du procureur général Matter devait heureusement se réaliser. Pendant dix années encore, il devait conserver son activité physique et intellectuelle, collaborer aux revues de droit pénal, se consacrer généreusement d’esprit et de coeur, au soulagement des misères matérielles et morales, au sauvetage des infortunés et des égarés.

Chevalier de la Légion d’honneur en 1913, officier en 1922, il avait été, sur la présentation particulièrement élogieuse de ses chefs, promu commandeur le 30 décembre 1933.

Il s’éteignait le 25 février 1944.

Aux membres de la famille de cet éminent et vénéré magistrat, qui laisse à la Cour de cassation un grand souvenir, nous exprimons nos sentiments de vives condoléances.

Monsieur Georges Gomien

Monsieur le conseiller Gomien siégeait comme doyen à la chambre sociale, lorsque, dans les derniers jours du mois d’avril de la présente année, parvinrent coup sur coup au Palais l’annonce de sa maladie, de la gravité qu’elle revêtait soudain et hélas, le 4 mai, celle de son décès.

Né à Nancy le 21 juin 1879, il avait du Lorrain toute les qualités : la lucidité de l’esprit, la fermeté et la pondération du caractère, un haut et constant sentiment du devoir. Le cours de son existence, depuis l’enfance jusqu’au terme de sa carrière, en fut la manifestation continue.

Élève au lycée de Nancy, étudiant à la Faculté de droit de cette ville, comme dans tous les postes qu’il occupera dans la magistrature, sa volonté est constamment tendue à bien faire et à bien servir.

Ses examens de droit sont particulièrement brillants. Il remporte aux six concours de fin d’années trois premiers prix, un second prix, deux mentions. Il est en 1905, reçu docteur avec la mention Bien.

Après son service militaire et deux ans et demi de stage au barreau de la Cour de Nancy, monsieur Gomien vient à Paris et se fait attacher au Parquet du procureur de la République de la Seine. Il s’y signale par une intelligence, un zèle et un dévouement qui le mettent aussitôt au premier rang. C’est ce qu’indique son chef au procureur général près la Cour de cassation, monsieur Baudouin, lorsque celui-ci demande un attaché pour le service de son Parquet général.

Le procureur de la République désigne monsieur Gomien comme le sujet le plus distingué placé sous ses ordres.

Monsieur Gomien travailla pendant trois ans et demi sous la direction de monsieur le procureur général Baudouin. Aucun travail ne pouvait lui être plus fructueux. II y achève sa formation juridique et acquiert, avec une méthode de travail, la pratique les affaires. Au terme de ces trois années et demi d’un labeur constant, il est apte à occuper les postes les plus lourds et les plus difficiles. Son procureur général le constate dans un rapport exceptionnellement élogieux, qui fait autant d’honneur à la perspicacité du chef qu’aux mérites du magistrat présenté.

« Il a mis, écrivait monsieur le procureur général Baudouin, au service du Parquet de la Cour de cassation tout ce qu’il a d’intelligence, de force et d’énergie. J’ai fait tout particulièrement appel à son concours lors du travail acharné auquel j’ai dû me livrer pour la préparation de l’affaire Dreyfus. Il s’y est donné jour et nuit pendant de longs mois avec un tel élan que j’ai dû intervenir, tant je redoutais de le voir tomber sérieusement malade. Maintes fois, en d’autres circonstances, je lui ai fait préparer mes conclusions dans les affaires les plus lourdes... Je n’ai jamais fait appel inutilement à son zèle et je n’ai jamais eu à compléter ses recherches qui sont faites avec une conscience parfaite, avec un soin infini. Toujours prêt, alerte et fin, d’esprit très pénétrant, de jugement d’une impeccable sûreté, il traite les questions les plus arides avec une souplesse et une maturité qui étonnent chez un aussi jeune praticien. J’affirme qu’il est prêt pour toutes les fonctions qu’on voudra lui confier ».

 

Au tempérament d’un grand laborieux, monsieur Gomien joignait, dans un heureux et rare assemblage, toutes les qualités d’un orateur, dans le vrai sens du mot. A la Conférence des attachés, présidée par l’avocat général Rome, ce magistrat notait que monsieur Gomien se possédait tout à fait, qu’il parlait un langage sobre et élégant ; qu’on trouvait chez lui toutes les qualités du ministère public alliées à une modération de forme qui donnait une grande force à sa parole.

En octobre 1907, monsieur Goumien était nommé substitut à Bar-le-Duc, fonctions qu’il interrompit quelques mois pour occuper le poste de substitut à Wassy. II y était très vite apprécié. « Il avait le sens, il a acquis la connaissance entière de l’administration d’un Parquet », écrivaient ses chefs de la Cour de Nancy.

 

En mars 1910, il entre dans le ressort de la Cour d’appel de Paris, qu’il ne quittera plus, y exerçant successivement les fonctions de procureur à Arcis-sur-Aube, puis à Meaux, poste qu’il occupe au moment où surgit la guerre en août 1914.

Mobilisé comme officier d’administration du Service de l’intendance, il reçoit une mission de ravitaillement pendant la bataille de la Marne, puis il est affecté à la Section de statistique du Bureau central militaire postal. Ses qualités, vite reconnues, lui font attribuer un emploi qui nécessite une attention minutieuse et une discrétion à toute épreuve, la tenue à jour de l’ordre de bataille, ou en termes moins techniques, du tableau de l’emplacement des troupes et de leurs déplacements successifs, source indispensable de renseignements pour l’envoi des renforts, des approvisionnements et du courrier.

Il y demeure à la grande satisfaction de l’État­-Major, jusqu’en décembre 1917, malgré son désir deux fois affirmé d’être affecté à une formation du front.

Nommé attaché d’intendance, il est enfin envoyé dans une division d’infanterie aux armées. Au début de 1918, il est promu adjoint à l’intendance et affecté à une division de cavalerie à pied, où il remplit les fonctions de sous-intendant militaire.

Quelques mois après sa démobilisation, en décembre 1919, il était nommé substitut au Tribunal de la Seine, chargé d’abord du service du tribunal pour enfants et adolescents, puis de celui de la 4ème section du Parquet, si délicate par ses affaires de presse et ses affaires politiques, faisant preuve partout des plus hautes qualités professionnelles, d’une puissance de travail, d’une sûreté de jugement, d’une précision de pensée, d’une élégance de parole auxquels ses chefs rendent unanimement hommage.

En décembre 1925, monsieur Gomien accède comme substitut du procureur général à la Cour d’appel de Paris. Il y est promu en janvier 1930 avocat général. Affecté d’abord au service criminel du Parquet général, il était en 1928 appelé à diriger le service central. Dans ce poste délicat, il manifestait au plus haut degré ses mêmes qualités déjà signalées d’intelligence, de caractère, de jugement et de tact.

Conseiller discret et toujours avisé, pilote d’une intuition et d’une expérience également sûres, ses exposés oraux et ses rapports écrits étaient des modèles. J’ai personnellement le souvenir d’observations présentées par lui dans une conférence tenue au sujet d’une affaire de faux, et où il fut conduit à rappeler certaines particularités de la procédure de révision de la grande affaire que, jeune attaché au Parquet de la Cour de cassation, il avait vécue. Je constatai, en l’écoutant, comment, même dans un exposé familier, il était possible, par la seule force de la pensée s’exprimant naturellement, d’atteindre à une véritable éloquence. J’ai le souvenir aussi d’un rapport qu’il avait rédigé sur l’opportunité du renvoi d’une affaire devant la haute Cour. Sans se départir du ton impersonnel du document administratif, il avait su aborder et traiter des questions touchant à l’état de l’opinion et à la psychologie collective et écrire sur ce sujet deux ou trois pages magistrales qui auraient pu être signées de Taine ou de Gabriel Tarde.

Dans les premiers mois de 1934, alors que se développait une affaire judiciaire qui, à sa naissance, avait ému le Palais et le pays, la direction du Parquet de la Seine était confiée à de nouvelles mains et, en ces temps difficiles, pour ce poste périlleux, c’est à monsieur l’avocat général Gomien qu’il fut fait appel.

Les circonstances dans lesquelles il fut nommé et les raisons pour lesquelles il crut de son devoir d’accepter cette désignation sont suffisamment précisées par une note que le garde des Sceaux alors en fonctions, fit, le lendemain de cette nomination, insérer dans son dossier :

« Le 27 février 1934, le garde des Sceaux a fait un pressant appel au dévouement à la chose publique de monsieur Gomien, avocat général, pour qu’il veuille bien accepter le poste de procureur de la République à Paris. Monsieur Gomien, à raison des circonstances d’une période difficile, a répondu à l’appel du garde des Sceaux. Celui-ci tient à mentionner à son dossier cet acte d’abnégation et il recommande à son successeur, comme un fait d’élémentaire justice, sa nomination à la Cour de cassation lorsqu’elle sera possible ».

Voilà donc monsieur Gomien, dans une période critique, chef du grand Parquet de la Seine. Je l’ai vu de très près exercer ses fonctions avec une conscience admirable, soucieux de remédier à tout ce qui dans l’organisation des services avait pu paraître insuffisant ou défectueux, contrôlant minutieusement tout ce qui était soumis à sa décision, rédigeant lui-même, souvent dans des veillées laborieuses à son domicile, les rapports destinés, dans les affaires les plus importantes, au Parquet général et à la Chancellerie.

Neuf mois de tels efforts ébranlèrent sa santé. Il apparut, s’il les prolongeait, qu’elle serait définitivement compromise. Sur les conseils impératifs de ses médecins, monsieur Gornien, surmontant des scrupules de conscience dont ses substituts étaient les témoins angoissés, demandait un poste de conseiller à la Cour de cassation auquel il était nommé le 10 décembre 1934.

Comme chef du Parquet de la Seine, monsieur Gomien, qui était chevalier de la Légion d’honneur depuis 1922 et officier depuis 1930, avait été, le 12 juillet 1934, élevé au grade de commandeur.

Monsieur le conseiller Gomien fut à la Cour de cassation affecté à la chambre civile, où lui fut réservée la spécialité des pourvois dans les affaires prud’homales. Lorsqu’en juin 1937 fut créée la chambre sociale, monsieur Gomien, pour lui permettre de conserver la même spécialité, fut désigné pour y siéger.

Les mêmes qualités qui avaient fait la trame de sa vie se révélaient dans la rédaction de ses rapports ; haute conscience dans le travail, sûreté du jugement, clarté lumineuse de l’exposé.

Brusquement, alors qu’il était doyen des conseillers de la chambre sociale, et appelé vraisemblablement bientôt à la présider, dans les premiers jours du mois de mai, la maladie le terrassait.

Sa disparition désolait tous ses collègues, tous ses amis. Tous sentaient que s’éteignait un grand cœur, un grand esprit et un grand caractère, un homme de qui on pouvait justement dire avec ses chefs que c’était un magistrat complet, d’un dévouement absolu à ses fonctions, dont la modestie égalait le talent et chez qui, à aucun moment de sa vie, nul n’avait pu surprendre ni une hésitation, ni une défaillance morale.

A sa famille, à madame veuve Gomien, de qui nous savons la grande douleur, nous exprimons nos condoléances émues.

Messieurs,

Au cours de cette année, nous avons eu le regret de voir s’en aller, admis à la retraite, messieurs les présidents Le Grix et Fleys, messieurs les présidents Tournon et Villeminot, messieurs les conseillers Debuc, Lerebours-Pigeonnière, Aubin, Duquesne et Vergelot. A ces magistrats éminents, nous exprimons nos vifs regrets de leur départ, l’hommage de notre affection respectueuse et l’espoir qu’ils reviendront souvent encore parmi nous.

Messieurs les avocats,

Vous avez subi en la personne de l’ancien président de votre Ordre, monsieur Edmond Coutard, un deuil cruel auquel la Cour de cassation s’est toute entière associée.

Pendant trente-neuf années, il avait réuni au plus haut degré les qualités que nous apprécions en vous : l’expérience éclairée, la loyauté qui procure la sûreté des relations, la courtoisie qui en fait le charme.

Qualités qui ajou­tent l’agrément à l’utilité d’une collaboration dont la Cour éprouve joumellement toute la valeur et dont elle vous remercie.

Lundi 16 octobre 1944

Cour de cassation

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