Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1943

En 1943, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 16 octobre.

Rentrées solennelles

Discours prononcés :

Discours de monsieur Léon, Louis, Marie Guyénot

avocat général

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs,

Avant de quitter Rome, pour prendre le commandement de ses troupes, et repousser l’invasion des Marcomans, l’Empereur philosophe Marc-Aurèle, sur la demande de son peuple, consentit à publier ses maximes de sagesse stoïcienne parmi lesquelles on lit cette réflexion profonde :

« Des êtres se hâtent d’exister, d’autres êtres se hâtent de n’exister plus, même de tout ce qui ce produit quelque chose déjà s’est éteint. Ces courants, ces transformations renouvellent continuellement le monde, comme le cours ininterrompu du temps renouvelle éternellement la durée infinie des siècles ».

En effet, nous ne sommes ici les uns et les autres que les anneaux d’une chaîne sans fin. Nos disparus nous ont tracé une route que nous suivons et nos successeurs engageront leurs pas dans les empreintes des nôtres. « Rien ne s’arrête pour nous », a écrit Pascal.

On est accoutumé de dire que c’est un usage pour les compagnies judiciaires de prononcer l’éloge de leurs défunts, lorsqu’elles reprennent leurs travaux au début d’une année nouvelle. C’est davantage et plutôt une manifestation, entre tant d’autres, de la réalité des choses. Il ne se passe pas de jour où, au cours de vos savantes discussions, vous n’évoquiez des décisions rendues et ne citiez les noms de ceux qui les ont prononcées et qui ne sont plus. Nos grands ancêtres ont forgé nos disciplines, fondé nos principes, élevé pierre à pierre notre maison. Ces murs retentissent encore de leurs paroles. La notion ­de temps n’est qu’une création arbitraire de notre esprit et ne constitue qu’une pure relativité, au regard de l’univers immuable. Si le temps présent ne devait aussitôt devenir le passé, il serait l’éternité ; comment peut-on dire que le temps existe, s’il ne peut être qu’à la condition de ne plus être. Le temps n’est donc qu’une pure impression de notre conscience et ceux qui, à nos yeux, paraissent appartenir au passé, se survivent au milieu de nous par les oeuvres de leur activité humaine.

Mais cette présence invisible ne fait qu’augmenter mon appréhension en commençant l’éloge que j’ose prononcer ; je sais bien, en effet, que, quelles que soient mes paroles, je serai toujours au-dessous de votre pensée et que vous me ferez le secret reproche de ne pas m’être suffisamment élevé à la hauteur de ma tâche. Il est vrai que je trouve un encouragement dans la parole du sage quand il dit que « leurs seules actions suffisent à les louer ».

 

Je vous demanderai donc un instant pour faire parler d’eux-mêmes les actes de nos collègues qui ont disparu au cours de l’année écoulée.

Monsieur Jean Fabreguettes

Monsieur le conseiller honoraire Fabreguettes était presque centenaire, lorsqu’il s’éteignit un soir du printemps 1942, après avoir vécu sous le Second Empire, connu des vicissitudes politiques en 1873, traversé toute l’histoire de la Troisième République et siégé vingt-cinq années parmi vous. Sa longue existence consacrée au service du pays comme magistrat, et au progrès des sciences juridiques ou philosophiques comme écrivain, a émis des rayons lumineux qui ne sont pas près de s’évanouir au ciel de notre souvenir.

Il était né à Montpellier, le 24 août 1846 et, après de brillantes études à la Faculté de droit de Toulouse, qu’il quitta avec la médaille d’or du doctorat, il se fit remarquer à la Conférence des avocats stagiaires, puis fut nommé substitut à Albi, le 24 octobre 1870. Le jeune magistrat, plein d’allant et d’entrain, se révéla bientôt doué d’un talent de parole incontestable, tout en tempérant cependant sa juvénile ardeur de mesure et de modération.

Mais, à cette époque, les malheurs de notre pays avaient rendu l’opinion publique nerveuse et divisé les Français sur le choix de leur idéal politique, il se vit reprocher d’avoir été l’ami de Gambetta, comme aussi de professer des opinions que l’on trouvait subversives. Ne lui fit-on pas grief, parmi d’autres, d’avoir fait une conférence sur les droits de la femme ? Les idées ont bien changé depuis ! Toujours est-il que, malgré les efforts de son procureur général, il fut remplacé sous « l’ordre moral » le 27 décembre 1873.

Monsieur Fabreguettes ne se laissa pas abattre et reprit sa robe d’avocat à Albi, où il conquit très vite une situation de premier ordre et vit son cabinet extrêmement occupé. Il venait souvent plaider à la Cour de Toulouse où ses interventions étaient efficaces et brillantes. Aussi, en 1879, les chefs de la Cour écrivaient-ils que la révocation de ce magistrat de talent avait été « une erreur et une faute » et demandaient sa réintégration. Monsieur Fabreguettes consentit à quitter la situation enviable, qu’il s’était faite au barreau, et à abandonner certaines espérances politiques pour devenir à nouveau magistrat et embrasser une profession pour laquelle il s’était toujours senti comme une vocation irrésistible.

Dans ces temps héroïques, la rapidité de sa carrière tient de la légende. Nommé le 15 mars 1879, substitut à Toulouse, sa personnalité se révéla aussitôt exceptionnelle et, pour bien dire, sans précédents.

Dans des affaires de presse particulièrement délicates, il fit preuve des qualités maîtresses du magistrat du Parquet : modéré et impartial, vif et animé, mais sans passion, parlant au nom de la loi dans un langage noble, élevé, quelquefois éclatant, disant la vérité à tous avec l’autorité d’une conviction sincère. Cette maîtrise le fit aussitôt proposer au poste d’avocat général à la Cour de Toulouse auquel il fut nommé, moins d’un an après, dès le 7 février 1880.

L’avocat général fut ce qu’avait laissé prévoir le substitut : son chef ne pouvait résister au plaisir de le signaler à la Chancellerie comme un orateur de grand style : « Parfait agencement du réquisitoire, exposition nette, claire, saisissante, discussion solide, vigoureuse, serrée, langage châtié, toujours élégant, souvent très élevé ». Il ne manquait jamais de produire une impression profonde sur le jury. Bien plus, ce talent de parole s’alliait à une connaissance du droit civil qui se développait chaque jour davantage, et devant la première chambre de la Cour, il donnait des conclusions savantes dans les affaires importantes avec une sûreté de doctrine, une mémoire de la jurisprudence, une élégance de langage incompa­rables.

Le magistrat d’audience n’en était pas moins un administrateur juste, prudent, avisé, et l’homme avait toutes les qualités d’un chef, aussi monsieur Fabreguettes était-il appelé, un an plus tard, à diriger l’action publique dans le ressort de la Cour de Nîmes dont il devint le procureur général le 14 mai 1881. Il ne tarda pas à donner sa mesure à l’occasion des grèves qui éclatèrent à Bessèges et à La Grand-Combe.

Dans ces circonstances difficiles, alors que le redoutable problème de l’accord du capital et du travail surexcitait les esprits, il contribua par sa sage intervention à amener l’apaisement, sans pourtant sacrifier aucun intérêt.

La réputation qu’il venait ainsi de s’acquérir le fit appeler à la tête du Parquet général de Lyon, le 3 novembre 1882. À cette époque, dans cette grande cité si laborieuse et ordinairement si paisible, se succédaient sans relâche les faits les plus graves : des attentats anarchistes dont il obtint la répression par un courageux et superbe réquisitoire, le krach des agents de change, les affaires de la Banque Lyon et Loire, de l’Union Générale, le grand procès de « L’Internationale » où était impliqué le prince révolutionnaire Kropotkine. Dans toutes ces affaires, il occupa le ministère public à l’audience et ne voulut laisser à aucun de ses collaborateurs la charge d’assumer la lourde responsabilité de l’accusation.

A Nîmes, comme à Lyon, le chef du ressort ne laissa que des admirateurs. Attentif à toutes les parties du service, d’une activité infatigable, d’une fermeté soutenue, tempérée par une constante bienveillance envers les personnes, il s’oubliait lui-même pour faire rendre justice à ses subordonnés.

Mais l’attirance du pays était toujours vivace dans son âme et le 21 octobre 1884 il revenait à l’âge de 38 ans, comme premier président de la Cour à Toulouse, où il avait connu ses premiers succès et n’avait laissé que des sympathies. Le haut magistrat du Siège fut ce qu’avait été le procureur général. Il fit preuve dans ses souveraines fonctions de la plus grande compétence, de science juridique, de zèle, d’impartialité, d’un jugement prompt, droit et sûr. Son abord facile, son esprit naturel, ses aperçus ingénieux, sa finesse charmaient tous ceux qui l’approchaient.

Douze ans après, il était nommé à votre Cour, le 17 octobre 1896 et vous apportait le concours d’une longue expérience, d’une science juridique consommée. II siégea pendant 25 ans à votre chambre civile , chargé de rapporter des affaires particulièrement difficiles et compliquées, il rédigeait des rapports minutieusement étudiés, clairs, nets, contenant toutes les références utiles de la jurisprudence, il y apportait une telle documentation et une telle précision que certains de ses exposés se révélaient le complément indispensable de l’arrêt, de par sa nature beaucoup plus concis, et étaient reproduits « in extenso » dans les journaux judiciaires. Son esprit lumineux ne pouvait que clarifier la controverse et permettait à ses collègues d’émettre leur avis en parfaite connaissance de cause. Son irrésistible logique, son savoir, et surtout sa parole séduisante faisaient presque toujours triompher son opinion.

Son dévouement à ses fonctions ne lui suffisait pas et il avait accepté de nombreuses missions pour lesquelles son autorité le désignait : il était en effet président de la Commission de discipline des magistrats coloniaux, vice-­président du tribunal des conflits, président de la Commission supérieure des loyers, délégué au Conseil supérieur de l’assistance publique, au Comité consultatif des assurances sociales, au Conseil supérieur des pupilles de la Nation, au Conseil supérieur des eaux et forêts, à la Fondation Carnegie. Le Gouvernement, en récompense de tous ses services, le fit Commandeur de la Légion d’honneur quelques mois avant sa mise à la retraite.

Ce n’est que la loi inéluctable qui l’obligea à prendre un repos, que toute une vie de labeur lui avait mérité. Il se retira dans le département du Tarn et vécut encore de nombreuses années entouré de l’affection des siens. Il avait, malgré son grand âge, conservé une lucidité parfaite et sa curiosité pour les problèmes juridiques était restée en éveil jusqu’au dernier jour.

Mais je serais incomplet si je ne disais pas ce que fut l’homme privé à côté du magistrat. Il a donné de lui cette définition laconique dans un de ses discours : « Je suis un homme de travail ». Il était membre de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres, ainsi que de l’Académie de législation de Toulouse. Il avait la faculté de s’assimiler toutes choses avec une prodigieuse rapidité et les travaux professionnels ne suffisaient pas à absorber l’activité de son esprit, son amour de l’étude, son ardent désir de connaître.

Dès 1870, il publiait un Traité des actions possessoires, puis diverses études sur le salaire, les droits du Président de la République, la complicité intellectuelle, la provocation et l’apologie criminelles, la propagande anarchiste.

Qui ne connaît son Traité des délits politiques et des infractions par la parole, l’écriture et la presse ? Cet ouvrage contient une première partie très intéressante sur la législation romaine, celle de la Révolution et des divers gouvernements qui se sont succédé dans notre pays. Le commentaire de la loi du 29 juillet 1881, l’analyse des délits d’audience, de la dénonciation calomnieuse, des menaces, des crimes et délits contre la sûreté de l’État, constituent une documentation précieuse pour la solution de toutes les questions délicates que soulève un pareil sujet.

On peut dire qu’il avait lu tout ce qui avait été publié sur la presse depuis plus d’un siècle, et qu’il avait résumé toutes les polémiques, toutes les controverses auxquelles avaient donné lieu la législation et la jurisprudence.

II a eu d’ailleurs, d’une manière générale, une curiosité universelle au service de laquelle il a mis un bon sens infaillible, « cette raison qui finement s’exprime ». Son esprit avait gardé toute l’ardeur des jeunes années et il a travaillé toute sa vie à son ouvrage le plus considérable qui parut en 1897 sous le titre « État - Société – Patrie ». C’est pour ainsi dire le réper­toire des idées, des théories, des connaissances qu’a pu réunir un homme épris de philosophie et de science, ayant lu, annoté tout ce qui est sorti de notable du cerveau humain depuis que les sciences modernes sont en possession des méthodes positives. On est confondu devant un pareil travail qui comprend, sous une forme vivante et pratique, la théorie cosmique, le mécanisme universel, le transformisme, l’évolution mentale et sociale, les problèmes politiques, économiques et militaires. Selon lui, la conciliation de la liberté et de l’autorité peut être réalisée en fixant les limites qui doivent, dans une Société, être assignées à l’individu et en déterminant la mesure dans laquelle peuvent et doivent se manifester l’intervention de l’État et le devoir social. L’homme n’est pas un animal transformé comme le soutient la théorie de l’évolution, mais une créature perfectible et susceptible de progrès par un développement normal, régulier de l’instinct admirable vers le bien, placé dès l’origine dans sa conscience ; c’est ainsi que le droit s’est constitué comme conséquence de la liberté, que les sociétés successives ont plus ou moins séparé les trois pouvoirs : légis­latif, exécutif et judiciaire.

La conciliation du problème de l’autorité et de la liberté se produira par le régime des associations libres, sous le contrôle de l’État qui doit rester souverain. L’association du capital et du travail, l’assistance mutuelle sont les sources du progrès social. Enfin, l’amour de la patrie et une forte organisation de l’armée sont indispensables à la pérennité d’une société. Tels sont quelques-uns des concepts qui émergent dans ce livre qui est un monde d’idées claires. Mais combien elles sont claires, ces idées, même sans la flamme de son style et de son esprit.

Certes, cette clarté ne perce pas les ténèbres des grands problèmes qui nous cernent, de loin, mais de partout, quoique nous puissions dire et faire pour leur échapper cependant, elle n’est pas moins précieuse pour les courtes et nécessaires besognes de la pratique journalière de la vie.

Cet ouvrage original et puissant fut couronné par l’Institut qui lui attribua le prix Le Chevaillé.

En 1911, il publia un Traité des eaux publiques et des eaux privées ; c’est la documentation technique et juridique la plus complète sur la réglementation des eaux de rivière, des lacs, des étangs, des sources, des servitudes des usines et des moulins, etc. Quel travail représente cette branche de notre législation, dont l’analyse exige une égale et préalable connaissance du droit administratif et du droit civil !

Mais l’homme qui avait une telle fertilité d’esprit et une semblable richesse d’érudition a voulu que tous en profitent et il a terminé son oeuvre par une sorte de testament du magistrat.

En effet, il fit paraître en 1914 un livre intitulé « La Logique judiciaire et l’art de juger », ouvrage qui peut être considéré comme le « vade mecum » du magistrat. On y voit apparaître toute sa personnalité comme aussi se révèle l’étendue considérable de ses connaissances et de son expérience en matière juridique. « Le droit, écrit-il, est surtout une science d’application et il n’existe pas d’autres écoles que le Palais de Justice ou l’étude d’avoué ».

 

D’autre part, si tout magistrat doit être un penseur, il doit aussi être un observateur. « Pour apporter aux faits qu’il doit juger l’analyse pénétrante, indispensable, le magistrat ne saurait s’isoler de l’existence moderne. Les secrets ressorts qui mettent en branle la machine sociale, les drames, les mobiles, les ironies de la comédie humaine, il doit les connaître, les noter même. Pour juger les autres, il faut l’expérience de la vie ».

 

L’auteur formule des conceptions très élevées sur l’idéal de justice : « A côté de la beauté classique (sculpture, peinture, musique, littérature), il y a place, dit-il, pour une justice classique corrélative à la civilisation elle-même ».

 

Un chapitre très important présente l’énumération complète et classée par catégories de tous les adages et de tous les brocards juridiques, maximes courantes du droit, que d’Aguesseau dénommait « les oracles de la jurisprudence ». Cette compilation n’avait pas encore été réalisée et révèle chez son auteur des recherches laborieuses, comme aussi une érudition exceptionnelle.

Après avoir analysé tous les moyens qui peuvent être proposés devant la Cour de cassation, les nullités de toutes sortes, donné des règles pour l’interprétation des textes, il consacre un chapitre à l’équité : « L’équité est plus douce que la droiture, la droiture a quelque chose de plus inflexible. L’homme équitable suit naturellement les impulsions de son cœur, l’homme droit obéit à la direction de sa conscience ».

 

Monsieur Fabreguettes trace ensuite la conduite du magistrat à l’audience. Ce dernier doit se garder des sophismes du coeur, des partis-pris, faire preuvre de bienveillance et de modération, rester impassible et prudent. « La justice constitue un véritable sacerdoce ; la grandeur de sa mission, l’importance des intérêts confiés à sa garde, la nécessité de convaincre les justiciables de la pureté des intentions du magistrat, le besoin d’égalité absolue de tous les citoyens devant les tribunaux, tout cela concourt à pénétrer le magistrat de ses grands devoirs ». On ne peut s’empêcher de penser aux formules de Cicéron dans le « De officiis » quand il parle du rôle des magistrats « Servare leges, jura describere ».

 

Enfin des conseils ultimes sur la manière d’étudier un dossier, l’art de rédiger les jugements qui doivent être complets, clairs et concis et cette recommandation d’écrivain averti : « La rédaction devant constamment être faite « in melius », il est toujours bon de laisser se refroidir les pages écrites et de ne les reprendre pour la révision qu’après deux ou trois jours. Il faut même un temps suffisant pour oublier la rédaction première. Il importe de pouvoir la relire, comme s’il s’agissait de la composition émanant d’un tiers ».

 

Ce traité, aux aperçus multiples, dont je n’ai cité que quelques réflexions, révèle à quel point le magistrat était attaché à ses fonctions et avec quel enthousiasme il leur a consacré toutes les forces physiques et mentales de son être.

Tels sont les fleurons de la couronne qui auréole le nom de monsieur le conseiller honoraire Fabreguettes. L’étonnement est grand de constater qu’il a pu, en dehors du labeur incessant imposé par ses fonctions, s’abstraire encore et, dans le silence du cabinet, élaborer des études considérables, noter tous les événements qui se produisaient pour y ajouter les réflexions de son intelligence.

L’oeuvre étendue laissée dans nos bibliothèques par ce grand magistrat et par ce penseur profond n’est-elle pas le témoignage indiscutable que nos morts ne nous quittent pas et restent autour de nous ?

Monsieur Joseph, Henri Maestracci

Vous avez certainement encore présents à vos esprits le regard clair et vif, l’accueil toujours aimable de monsieur le président de chambre honoraire Maestracci, qui a été enlevé à l’affection des siens et de ses collègues le 30 octobre dernier, quelques mois après qu’il nous eut quittés en raison de la limite d’âge.

Né à Asnières en 1872, il débuta dans la magistrature comme attaché au cabinet du garde des Sceaux, en 1896, et fut nommé substitut à Bar-sur-Aube en 1900, pour devenir deux ans après secrétaire en chef du Parquet de la Seine.

Nommé substitut à Versailles en 1903, il occupa ce poste pendant près de six ans et fut vraiment l’avocat de la République ; son chef relevait dans ses notes tout l’intérêt qu’il portait aux luttes d’audience.

Il aurait pu dire de lui, comme Stratius en parlant de Dumoulin : « nec metuit fluctus tempestatesque forenses ».. Ses dispositions naturelles imposèrent sa réussite. II se fit tout de suite remarquer au Siège du ministère public aussi bien au Tribunal civil qu’à la Cour d’assises, par ses connaissances très étendues en droit civil et en droit criminel, par sa sagacité, son tact, la rectitude de son jugement, la tenue littéraire de sa parole toujours élégante et concise, une diction parfaite, des arguments développés avec méthode et clarté. Je ne puis passer sous silence cette appréciation donnée sur monsieur Maestracci par un homme qui était lui aussi un orateur : « il excelle dans ce genre d’éloquence, où la logique resplendit, où la précision et la sobriété, unies à l’élégance soutenue de la forme, retiennent l’esprit attentif, l’éclairent et le persuadent ».

 

« Le Parquet de Versailles a toujours été, pour les magistrats distingués, l’antichambre du Parquet de 1a Seine ; aussi, les nombreuses qualités de monsieur Maestracci le désignèrent-elles pour ce grand Parquet où il fut nommé substitut en 1909. Il y réussit pleinement et fut tout particulièrement apprécié à la deuxième chambre du Tribunal où il conclut brillamment dans des affaires délicates et compliquées.

De 1914 à 1917, il fut affecté au service de la Sûreté générale dans l’État-major de l’Armée, puis dans l’État-major du ministère de la Guerre. II y travailla avec un zèle inlasssable et fut hautement apprécié par ses chefs, qui signalèrent à la Chancellerie le discernement éclairé, la haute conscience et le dévouement absolu dont il ne cessa de faire preuve.

Substitut général à la Cour d’appel de Paris à partir de 1919, il est toujours chargé de soutenir des affaires délicates, tant aux audiences civiles qu’à la Cour d’assises et développe chaque jour ses connaissances juridiques ; il conclut partout avec cette parole nette, précise, élégante qui, jointe à la distinction de son esprit, le caractérise de plus en plus.

En 1923, il est appelé à la direction du Parquet général de Poitiers et pendant sept ans il sera un chef de ressort unanimement apprécié : la finesse et la distinction de son esprit, ses tendances libérales et généreuses, ses qualités de prudente énergie et de tact font apprécier en lui l’administrateur droit, actif et sûr, le chef de l’action publique ayant le constant souci d’assurer à tous une justice absolue. Il avait la plus noble conception de sa tâche et il l’avait affirmé dans un de ses discours, en termes particulièrement élevés, quand il disait :

« Nul n’a fait son devoir, s’il n’a fait que son devoir, et nous devons méditer la parole de Titus s’écriant le soir d’un jour où il n’avait pu faire de bien : Diem perdidi ».

 

C’est animé de pareille conception du devoir, qu’il vint en 1930, siéger parmi vous à la chambre criminelle. II y fut l’un des magistrats les plus dévoués, les plus compétents et les plus écoutés. Plus spécialement chargé de l’examen des pourvois formés en matière de contributions indirectes, il a, dans l’étude et la solution des questions ardues et compliquées que soulèvent ces recours, fait preuve d’une connaissance approfondie de la législation fiscale.

Sa culture juridique étendue et la rectitude de son jugement se firent encore apprécier davantage lorsqu’il fut le doyen de votre chambre criminelle et qu’il la présida même, depuis le mois d’août 1940 jusqu’au mois de février 1942. I1 dirigea vos débats avec autant de tact que de compétence et y acquit une incontestable autorité. II fut nommé président de chambre honoraire de votre Cour au moment de nous quitter.

Les travaux du Palais ne suffisaient pas à absorber toute entière la féconde activité de monsieur Maestracci et il collabora longtemps à la « Revue politique et parlementaire ». En mars, 1902, il écrivit un article sur le juge de paix et proposa des réformes excellentes qui furent adoptées par les lois subséquentes sur l’organisation et le fonctionnement de la magistrature cantonale.

Tel fut ce magistrat distingué, qui a constamment honoré les postes qui lui ont été confiés, qui restera un exemple de droiture aussi bien que de dévouement. Il apportait à ses fonctions un tel attachement, que sa grande sensibilité ne lui permit pas d’approcher de la limite de son activité et de subir la séparation sans en ressentir une tristesse, qu’il supportait difficilement. Ses collègues de la chambre criminelle n’ont certainement pas oublié qu’il leur avait demandé qu’il ne fut fait aucune allusion à son départ au cours de l’audience qui devait être pour lui 1a dernière. Il redoutait sans doute une émotion qui aurait été trop forte pour sa santé ébranlée depuis longtemps. Qui aurait pu croire que c’était la dernière fois que nous devions le voir, puisqu’il fut emporté par la maladie trois mois après. Son souvenir n’en restera que plus vivace dans nos esprits et nous regretterons toujours le charme et la cordialité de ses relations.

Monsieur Charles, Eugène, Edmond Scherdlin

Ce fut une très belle vie, que celle de monsieur le premier président honoraire Scherdlin, qui connut de grands succès oratoires, qui accéda aux plus hautes fonctions de la magistrature et qui restera une des plus nobles figures de ce Palais. Doué d’une grande intelligence, d’une distinction raffinée et servi par une très belle prestance, il n’a pas cessé de conserver, même dans les postes les plus élevés, une courtoisie et une amabilité de caractère qui lui ont toujours valu l’estime et la sympathie de tous ceux qui l’ont connu.

Il était né à Strasbourg, le 22 août 1861, son père était professeur de littérature au lycée Charlemagne et en même temps maître de conférences à l’École polytechnique. Il trouva dans cette ascendance des dispositions naturelles qui devaient décider de son avenir.

Après de brillantes études à la Faculté de droit de Paris, où il obtint plusieurs mentions aux concours de fin d’année, il débuta dans la vie judiciaire comme attaché au Parquet général de votre Cour ; il fut ainsi initié à nos traditions dans l’atmosphère sereine de votre compagnie, où il devait revenir un jour pour présider votre chambre criminelle.

Nommé substitut à Vervins en 1887, il fit tout de suite preuve d’un talent de parole et fut signalé par ses chefs comme destiné à requérir devant la Cour d’assises ; ce qui entraîna sa nomination de substitut à Beauvais en 1889, ses réquisitoires furent ceux que l’on attendait de lui. Trois ans après, il devenait procureur de la République à Doullens, puis à Clermont-de-l’Oise en 1894 ; mais il revenait aussitôt à Beauvais comme procureur de la République et reprenait comme chef le service des Assises du département de l’Oise où il s’était fait remarquer comme substitut.

A partir de ce moment, sa réputation ne cesse de s’affirmer. Tous les conseillers, qui sont chargés de présider les Assises à Beauvais, rendent hommage à son talent oratoire, à l’élégance, à l’élévation de sa pensée et de son langage, à l’autorité de sa parole ; tous le signalent - et ils furent bons prophètes - comme destiné à occuper un jour les plus hautes fonctions de la magistrature.

Le jeune magistrat réussissait aussi bien dans l’administration du Parquet où il faisait preuve de tact, de discernement, de bon sens et de jugement. Il était complètement armé pour devenir l’excellent substitut qu’il fut au Parquet de la Seine dès le mois de mars 1901. Il occupa ces fonctions pendant près de dix ans et fut chargé de suivre et de régler des affaires difficiles, notamment le dossier de l’affaire Rochette qui fut à l’époque, un des plus grands procès financiers.

A partir de ce moment, il ne quittera plus notre Palais ; il sera substitut général à la Cour d’appel en 1910, puis avocat général en 1917.

II fut avant tout un orateur, un très bel orateur. L’éloquence judiciaire est un genre littéraire qui est difficile ; surtout pour le ministère public ; dans notre pays, aux aspirations généreuses, la sympathie de l’opinion va plus facilement à la défense qu’à l’accusation. Mais la parole mène le monde ; Ajax, dans la tragédie de Sophocle, dit, avec toute la finesse hellénique, qu’il avait cru longtemps que les hommes étaient conduits par « agir », mais qu’il s’apercevait qu’ils étaient conduits par « parler ».

Monsieur Scherdlin fut admirable par son art d’exposer, par sa finesse dans l’analyse, par l’originalité et le relief de sa pensée. Son argumentation était d’autant plus saisissante qu’elle se produisait simplement, sans efforts, et par un irrésistible enchaînement.

Il fut, aux dires de son procureur général, un avocat général parfait. Il réunissait avec un égal bonheur dans les sujets les plus divers. Il s’était déjà fait un nom à la première chambre du tribunal civil ; il fut tout autant admiré aux audiences civiles de la première chambre de la Cour d’appel, qui garde encore l’écho de ses brillantes interventions. Ses connaissances juridiques lui firent confier pendant plusieurs années les fonctions de membre du jury d’examen pour le concours d’entrée dans la magistrature.

Durant la guerre 1914-1918, il fut chargé par le Maréchal Gallieni des délicates fonctions de directeur de la justice militaire du Gouvernement militaire de Paris ; dans la suite, il fut affecté, en la même qualité, au ministère de la Guerre. II fut appelé à prendre des décisions dans de graves affaires que personne n’a oubliées. Il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur au titre militaire. Au moment de sa démobilisation, le ministre de la Guerre tint à signaler à monsieur le garde des Sceaux le concours précieux qu’il avait apporté par son inlassable activité, la parfaite rectitude de son jugement, sa haute conscience et son dévouement absolu.

C’est qu’en effet, monsieur le premier président Scherdlin était un magistrat complet, il n’était pas seulement un orateur, mais encore un administrateur dont le discernement était éclairé et le jugement toujours sûr.

Le 2 janvier 1918, il fut nommé procureur de la République près le Tribunal civil de la Seine. Dans l’exercice de ces fonctions qui sont parmi les plus absorbantes et les plus délicates - pour ne pas dire les plus ardues - de la magistrature debout, monsieur Scherdlin se révéla un véritable chef et fut un administrateur hors de pair, grâce à sa grande perspicacité, à son tact et à sa prudence. Sa longue expérience lui avait donné une profonde connaissance des hommes et des choses. Dans la direction de ce grand Parquet, où l’utilisation des compétences est la condition primordiale de la réussite, il sut parfaitement choisir pour chacun de ses collaborateurs, la mission qui convenait le mieux à ses aptitudes, à ses connaissances et à son caractère.

Mais les grandes fonctions venaient à lui comme d’elles-mêmes et celui qui avait fait preuve de ces qualités maîtresses qui font un véritable chef, à savoir : le sens, la mesure, la justesse et la raison, ne pouvait qu’être appelé à devenir le procureur général de la Cour d’appel de Paris. A partir de 1923, il dirigea ce grand ressort, pendant cinq années durant lesquelles il fit preuve d’autant d’autorité et de fermeté que de prudence et de bienveillance. Par son caractère droit et conciliant, il sut se faire apprécier haute­ment de tous ses collaborateurs et subordonnés. Ses services éminents lui valurent la cravate de Commandeur de la Légion d’honneur en 1925.

Enfin, le 4 février 1928, il fut nommé président de chambre à votre Cour. Votre chambre criminelle qu’il a présidée pendant huit ans, n’a pas oublié la vive clarté de son intelligence, rompue aux affaires et à la pratique du droit pénal, sachant se plier à toutes les exigences d’un service chaque jour plus absorbant. Il a dirigé vos débats avec une autorité sans cesse accrue ; sa parole élégante brillait au délibéré que l’aménité de son caractère savait rendre toujours harmo­nieux.

En sa qualité de président de la chambre criminelle, il fut appelé à remplir les fonctions de procureur général près la haute-Cour et prononça à l’occasion d’un grand procès, un réquisitoire d’une saisissante éloquence et d’une grave élévation de pensée. Son talent d’orateur, mûri par l’expérience et les années, était arrivé à la perfection.

Mais la loi inexorable devait l’éloigner du Palais en 1936 ; il se retira dans sa propriété à Boullay, en Seine-et­Oise, et consacra à la littérature l’activité de son intelligence qui resta très vive jusqu’au dernier moment.

Telle fut la belle et longue carrière de ce grand magistrat qui, pendant près de cinquante ans, ne cessa de donner tout son dévouement au service de son pays. Nous ne pouvons évoquer sa silhouette élégante et distinguée, comme son caractère aimable et toujours accueillant, sans ressentir d’autant plus l’amertume de nos regrets.

Monsieur Paul, Joseph Allard

On ne peut prononcer le nom de monsieur le conseiller honoraire Allard sans évoquer en même temps le ressort de la Cour d’appel d’Amiens dans lequel il a passé presque toute sa vie judiciaire, n’étant venu siéger que quelques années parmi nous.

Au cours d’une carrière admirablement remplie, il a gravi tous les échelons de la hiérarchie, ayant connu tour à tour les luttes de l’audience et la responsabilité du juge, apportant partout au service de la justice un dévouement absolu et la consécration de toute son activité physique et morale.

Il était né le 11 février 1870, à Rouen, où son père, avant de devenir directeur au ministère des Travaux publics, était alors ingénieur des Ponts et Chaussées. Après une jeunesse laborieuse et de brillante études au lycée d’Angers, il se trouva à la fois admissible à l’École polytechnique et docteur en droit, ce qui dénotait un esprit également ouvert à tous les genres d’études. Mais aux travaux scientifiques, il préféra la vie judiciaire, et il entra dans la magistrature comme juge suppléant à Laon en 1895. Très rapidement initié au service du Parquet, et faisant preuve dès le début de réelles qualités, il sera successivement substitut à Compiègne en 1900, à Abbeville en 1904, et procureur de la République à Vervins en 1908. Laborieux, intelligent, instruit, s’exprimant avec facilité, il développe sans cesse ses connaissances juridiques. Ses études mathématiques lui avaient donné l’habitude de la précision et de la clarté, ce qui conférait à ses exposés une netteté rigoureuse. Il acquiert rapidement une grande expérience et il est noté comme un des meilleurs chefs de Parquet dans le ressort.

En 1910, il demande à être nommé substitut à Amiens et il ne quittera plus cette ville où il restera vingt-six ans et s’élèvera peu à peu au poste le plus élevé de la magistrature dans son ressort. Il fera apprécier, pendant ce quart de siècle, la dignité irréprochable de sa vie privée, l’indépendance de son caractère, son savoir juridique, la rectitude de son jugement et il jouira dans la région d’une très grande autorité à tous les points de vue.

Il était substitut général au moment de la guerre 1914-1918 ; après avoir été affecté à la justice militaire, où ses supérieurs rendirent hommage à ses connaissances étendues et à sa valeur professionnelle, il fut, à la demande de ses chefs de Cour, rappelé à son poste au début de l’année 1918.

Il fit alors preuve, au cours des événements du printemps de cette année, d’un très grand courage et d’un absolu dévouement. Alors que la Cour d’appel d’Amiens avait été repliée à Beauvais, il s’offrit spontanément pour retourner à Amiens et essayer de récupérer ce qui pouvait rester encore au Palais de justice des archives de la Cour et du Tribunal. Le Palais de justice n’était plus qu’un amas de ruines, avec ses toitures crevées, ses plafonds troués, ses vitres brisées. Monsieur Allard procéda à ce travail avec le plus grand sang-froid sous les bombardements et il réussit pleine­ment la mission pour laquelle il s’était proposé. Monsieur le garde des Sceaux, instruit de cette évacuation par les chefs de la Cour, écrivit le 22 mai 1918 une lettre à monsieur le substitut général Allard pour lui faire connaître qu’il appréciait hautement sa belle conduite, le félicitait et le remerciait du service qu’il avait ainsi rendu à l’administration judiciaire.

Nommé avocat général en 1920, il ne fit que développer ses qualités de tout ordre ; très écouté du jury aux Assises, et faisant preuve d’un esprit aussi sagace que méthodique dans ses conclusions aux audiences civiles. Il apporta toute son application à l’exécution des lois nouvelles de l’après-guerre, « enthousiasmé, dira-t-il dans un de ses discours, d’avoir vu renaître ce pays par l’admirable effort d’une population qui s’était inclinée sans une plainte devant la fatalité et qui, l’épreuve une fois terminée, s’était remise au travail sans un murmure pour panser ses blessures ».

 

Mais il était de ceux qui peuvent réussir égaiement au siège et au Parquet. La présidence d’une chambre civile est toujours à redouter pour celui qui a surtout exercé l’action publique. Il en triompha sans difficultés ; nommé président de chambre à la Cour en 1926, il fit preuve d’esprit droit, de sens juridique aiguisé, ayant au cours des débats une puissance d’attention qui facilitait le délibéré. Ses arrêts clairs, précis, concis, firent de plus en plus autorité dans le monde des affaires.

Le magistrat, qui avait ainsi honoré tous les postes qui lui avaient été confiés, était désigné pour devenir un chef de Cour. La Chancellerie lui offrit la première présidence de la Cour d’Aix, puis celle de la Cour de Grenoble. Mais il ne voulut quitter ni les rives tranquilles de la Somme, ni la Picardie dont il était devenu comme un enfant d’adoption. Il aimait les doux horizons de cette province, ses plaines étendues et ses vallées gracieuses. Il avait aussi, et surtout, à Amiens, ses enfants et ses petits-enfants qui l’entouraient d’une constante affection et lui avaient fait connaître les joies d’être grand-père.

Nommé procureur général à Amiens en 1935, il peut donner toute sa mesure. Travailleur infatigable, il suit toutes les affaires par lui-même et donne l’exemple d’un labeur sans relâche. La sûreté de son jugement, la pénétration et la pondération de son esprit, la juste appréciation des hommes et des choses, son habileté à trouver et à délier d’une main expérimentée le noeud des difficultés les plus complexes firent de lui un excellent chef de ressort.

Sachant faire preuve de fermeté et d’autorité quand était nécessaire, de bienveillance quand il était possible, il fut, dans la direction de l’action publique, aussi bien un juriste qu’un administrateur. C’était aussi un homme de coeur et ses collaborateurs n’ont pas perdu le souvenir du chef équitable et bon qu’il a toujours été.

Nommé à votre Cour le 1er octobre 1936, il a siégé pendant quatre ans à votre chambre criminelle, ayant été maintenu en activité, en raison de la guerre, du mois de février au mois d’octobre 1940. Vous avez gardé le souvenir de sa collaboration précieuse : c’est qu’il avait au plus haut degré la faculté d’abstraction, la dialectique, la précision de pensée et la netteté d’expression qui assurent à la jurisprudence française sa légitime autorité ; il étudiait avec le plus grand soin les dossiers qui lui étaient confiés et ne négligeait aucun aspect de la question qu’il avait à résoudre. Il fut un des membres les plus utiles de votre compagnie.

Je serais incomplet si je ne parlais pas de l’homme privé. Monsieur le conseiller Allard, malgré ses absorbantes fonctions, avait toujours conservé le goût des études littéraires. Je n’en veux pour preuve que le discours très curieux qu’il prononça à la rentrée de la Cour d’Amiens en octobre 1935. Il s’était donné pour tâche de mettre à jour les véritables raisons qui, à travers les âges, avaient incité certains hommes de lettres à critiquer les juges et les magistrats. Il a démontré que, pour la plupart, les détracteurs avaient surtout obéi à des rancunes personnelles, qui étaient bien insuffisantes pour justifier leurs jugements tendancieux. Aristophane dans « Les Guêpes » a critiqué les juges, qui étaient à cette époque élus par le peuple, mais il n’a en réalité à reprocher aux titulaires que de ne pas être ceux pour lesquels il avait voté.

Rabelais a créé les personnages de Bridoye, Dandin et Grippeminaud, mais il fut recherché toute sa vie par les diverses juridictions alors existantes, tant régulières que séculières, et fut plus ou moins menacé d’être brûlé par les unes ou pendu par les autres. Beaumarchais qui a fait jouer « Le Mariage de Figaro » avait été arrêté pour avoir abusé de ses fonctions de capitaine de La Varenne au Louvre en enlevant la maîtresse d’un grand seigneur. Balzac, qui était sans cesse pour­suivi par ses créanciers, s’est, dans ses romans, vengé des juges qui le condamnaient à payer ses dettes. Je ne cite que ces faits saillants dans une étude très étendue, émaillée d’anecdotes historiques inédites, et qui révèle chez son auteur une érudition incontestable, un esprit critique très informé. Il en reste cette conclusion que ceux qui ont essayé de ridiculiser la justice ne se sont guère servi de leur plume que pour assouvir des rancunes personnelles, escomptant qu’ils auraient toujours au moins l’approbation des autres plaideurs mécontents.

N’est-ce pas le cas de rappeler, comme l’auteur, cette pensée de Spinosa : « Les choses humaines iraient bien mieux s’il était également au pouvoir de l’homme de se taire et de parler, mais l’expérience est là pour nous enseigner que malheureusement il n’y a rien que l’homme gouverne si mal que sa langue, et que la chose dont il est le moins capable est de la modérer ».

 

Monsieur le conseiller Allard a révélé par ses pensées qu’il avait toujours eu, à travers les événements de la vie, cette philosophie souriante et élevée dont aucun magistrat ne saurait se départir.

Vous n’avez d’ailleurs pas oublié son accueil toujours courtois et particulièrement sympathique, la sûreté de ses relations et le charme de son éducation. Il s’était retiré à Amiens et il était entouré de l’affection des siens lorsque la mort vint l’atteindre. Nous avons été surpris douloureusement par l’annonce de sa fin si rapide et son nom évoquera longtemps ici des souvenirs émus.

Monsieur Paul Tanon

Fils d’un président de chambre à la Cour de cassation, dont il héritait l’expérience et l’exemple, monsieur le conseiller Tanon n’eut pas besoin de chercher le chemin des grandes carrières judiciaires. Il en avait eu la révélation dès le début de sa jeunesse laborieuse. Rompu à la discipline robuste des humanités, doué de savoir juridique, de pondération et de persévérance, il suivit tout droit la route qui devait, sans détour, le conduire vers les plus hautes fonctions. Vous avez toujours retrouvé sur son visage les mêmes yeux vifs et spirituels, le même sourire bienveillant, le même air de finesse et de bonté.

C’est qu’il n’a jamais changé ; ses pensées, ses facultés se sont développées d’un cours égal et continu. Sa vie a coulé comme un ruisseau qui s’élargit insensiblement et garde tout le long de son cours la limpidité de sa source.

Né à Paris le 7 juin 1878, après d’excellentes études de droit, il quitta la Faculté avec le diplôme de docteur, et fut d’abord secrétaire adjoint du Comité de Législation étrangère au ministère de la Justice. Mais il ne devait pas tarder à écouter l’appel de l’atavisme et le 20 octobre 1905 il entrait dans la magistrature en qualité de juge suppléant au Tribunal de première instance de la Seine.

Sa carrière va être celle d’un magistrat parisien de Paris, et il ne quittera jamais notre vieux Palais, il gravira à l’intérieur de ces murs tous les échelons de la hiérarchie judiciaire.

Il commença par remplir les fonctions de substitut à la quatrième chambre du tribunal et fit tout de suite preuve d’une excellente méthode dans l’exposé et la discussion des affaires ; mais ce n’étaient pas les luttes d’audience qui l’attiraient et il ne tarda pas à être considéré comme apte à apporter une précieuse collaboration aux travaux de la première chambre où il rendit de signalés services dans le contrôle délicat et difficile des administrateurs judiciaires et des administrateurs des séquestres ; il déploya dans ces fonctions ardues les qualités indispensables de tact, d’attention et de fermeté. Nommé juge titulaire en 1920, il fut conservé à la première chambre et continua à assurer ce service abstrait, absorbant et compliqué.

Lorsqu’il devint président de section en 1925, il put donner toute sa mesure ; laborieux, intelligent, il se révéla exceptionnel, et je ne puis résister au plaisir de rappeler ces notes aux mots évocateurs : « Son abondante instruction, son sens des affaires, ses hautes qualités morales, sa modestie et son désintéressement en font un magistrat hors de pair ». Il présida ainsi longtemps la cinquième chambre.

Il fut nommé vice-président du tribunal le 17 janvier 1928 et il donna à cette occasion la plus grande preuve de dévouement à l’intérêt général. Alors que de par ses goûts, il était vivement attiré vers le jugement des affaires civiles, et que, d’autre part, l’étendue de son savoir, la rectitude de son jugement le désignaient, de l’avis de tous, pour la vice-­présidence de la première chambre, il accepta, à la demande de

ses chefs, de présider le tribunal pour enfants. Cet exemple de désintéressement et cet oubli de sa propre personnalité font songer aux vers de Polyeucte :

« Vous n’avez pas la vie ainsi qu’un héritage

Le jour qui vous la donne, en même temps l’engage

Vous la devez au prince, au public, à l’État ».

 

Il s’acquitta de ces fonctions délicates et absorbantes avec un zèle de tous les instants et y rendit les plus grands services. Il accomplit ce grand devoir avec ce courage souriant, cette bonté spirituelle qui le rendaient si aimable.

Mais, quand il fut nommé conseiller à la Cour d’appel, il fut immédiatement affecté à la première chambre, où ses qualités de juriste accompli, sa connaissance étendue des affaires, son jugement sûr lui assurèrent, de l’avis de tous, une situation de premier plan.

Aussi noblesse oblige, et quand il devint vice-­président de chambre à la Cour d’appel, fut-il chargé de la troisième chambre, une des plus lourdes et des plus difficiles, où sont appelés des procès multiples, les affaires les plus diverses et souvent extraordinairement compliquées des tribunaux de commerce, où se plaident les questions les plus ardues, quelquefois absolument nouvelles en droit commercial comme en droit civil, et motivant des arrêts de principe qui font jurisprudence. Monsieur le conseiller Tanon la présida avec une autorité sans cesse accrue et une compétence exceptionnelle.

Sa nomination en qualité de président de chambre à la Cour d’appel entraîna son retour à la première chambre où il avait laissé un si grand souvenir comme conseiller. Le juriste, qui était arrivé à la perfection, fit preuve du plus grand savoir dans les grandes affaires de cette chambre, et de l’avis de ses collègues comme des membres les plus éminents du barreau, il y excella.

Une telle réputation avait marqué depuis longtemps sa place dans votre Cour où il fut nommé le 16 juillet 1937. Il siégeait à votre chambre des requêtes où il fit aussitôt apprécier ses qualités de rédacteur d’arrêts et de juriste averti. D’une haute conscience professionnelle, d’un jugement sûr et droit, d’une loyauté absolue, il exposa toujours au délibéré avec clarté et précision les motifs qui le déterminaient, lisant et reli­sant les textes, et soutenant son opinion avec une courtoise fermeté. Sa plume habile donnait aux arrêts la touche définitive. C’était la clarté, la concision et la force.

Tel était le magistrat, telles étaient ses prestigieuses qualités qu’elles le firent désigner pour remplir les éminentes fonctions de juge à la Cour suprême de justice. Malgré tant de mérite et de savoir, il ignorait le bien que ses chefs ou ses collègues pensaient de lui au point de vue profes­sionnel. Ce qui le caractérisait, c’était son orgueil modeste de bien faire. En songeant à lui, on ne peut s’empêcher de répéter cette pensée de La Bruyère : « La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle leur donne de la force et du relief ».

 

Atteint depuis quelque temps d’un mal inexorable, il nous a été enlevé brusquement au mois de mars dernier, alors que nous étions en droit de penser le conserver pendant encore de très longues années. Sa disparition si soudaine a été pour nous une douloureuse séparation, une source de regrets amers à l’égard d’un collègue qui ne comptait parmi nous que des amis. Nous n’oublierons jamais le trésor de ses qualités d’homme privé, le charme et la courtoisie de son accueil, la loyauté de ses relations, sa modestie excessive, la largeur tolérante de son esprit et l’affection qu’il nous portait à tous. Sa mémoire nous est douce autant que sa perte nous fut cruelle.

Nous associons notre peine à celle de tous les siens et restons impuissants à traduire nos regrets.

Monsieur Marcel Nast,

Nous ne devions, hélas ! pas nous être trompés dans nos inquiètes appréhensions lorsque monsieur le conseiller Nast dut nous quitter au mois de février 1943. Après avoir longtemps lutté contre la maladie et méprisé stoïquement la souffrance pour continuer à assurer son service, il avait dû s’arrêter vaincu par le mal et l’impossibilité de quitter son domicile. Il devait finalement succomber le 8 août dernier. Vous n’oublierez jamais, j’en suis convaincu, sa très belle intelligence de juriste, son savoir prodigieusement étendu, comme aussi le charme de ses relations et son caractère agréable.

Monsieur Marcel Nast, qui était né en 1882, fit de très brillantes études à la Faculté de droit de Paris, où il obtint, à la fin de chaque année de licence, de nombreux prix, notamment celui de droit civil.

A la fin de la troisième armée, il reçut le premier prix au Concours général de toutes les facultés de France, ainsi que le prix Goncourt fondé pour récompenser l’étudiant en droit qui avait fait les études de licence les plus remarquables.

Durant la préparation de ses doctorats juridique et économique, il collaborait déjà au Recueil Dalloz.

Admissible au concours d’agrégation de droit privé en 1908, il fut chargé du cours de droit criminel à la Faculté de droit de Nancy, de 1909 à 1910, cours qu’il devait continuer, d’abord comme agrégé à partir de 1910, puis comme professeur titulaire à partir de 1918.

Lors de la guerre 1914-1918, il rejoignit son corps à Toul comme lieutenant de réserve d’infanterie , jusqu’en 1917 il resta en première ligne, se battit à Verdun et fut décoré de la Croix de guerre. Appelé au ministère de la Guerre comme conseiller juridique, il ne tarda pas à être nommé capitaine et fut désigné, après l’armistice, comme conseiller juridique de monsieur Tirard à la Commission interalliée dans les pays rhénans.

Après la guerre de 1914-1918, il fut nommé professeur titulaire de droit civil à la Faculté de droit de Strasbourg, puis promu au choix à la deuxième classe en 1921, à la première classe en 1925. En 1932, il fut décoré de la Légion d’honneur.

Monsieur Marcel Nast pratique le professorat avec une très grande maîtrise ; sous un extérieur modeste et froid, qui cachait d’ailleurs un grand coeur et beaucoup de bonté, il prodiguait un enseignement clair, précis, extrêmement profitable ; il forma ainsi, avec un entier succès, plusieurs générations de juristes qui, par la suite, lui sont restés fidèlement attachés et reconnaissants. Pascal, en son style fulgurant, a défini quelque part ce que devait être le dogme de l’éducation humaniste par ces mots : « Travailler à bien penser ». C’était le principe directeur de l’enseignement de monsieur Marcel Nast. Il exerça, en effet, ses fonctions de professeur comme un apostolat par son contact constant avec la jeunesse. La formation juridique d’esprits neufs constituait pour lui l’un des attraits les plus puissants dans sa vie d’homme mûr. Les étudiants avaient toujours senti si profondément le désir qu’il avait de les orienter à travers les horizons juridiques, qu’ils l’affectionnaient particulièrement. En dehors de l’enseignement, ils appréciaient en outre la simplicité et la noblesse aisée des manières chez ce professeur que sa science n’empêchait nullement de se mêler à eux, non seulement à la Faculté, mais encore dans leurs réunions corporatives.

C’est dire qu’il ne se décida peut-être pas sans quelque regret à quitter sa chaire pour siéger dans votre Cour, où sa notoriété juridique lui avait depuis longtemps marqué une place.

Sa collaboration depuis 1940 aux travaux de votre chambre criminelle était extrêmement active, très féconde en résultats et souvent originale. Plus particulièrement chargé des pourvois en matière de hausse illicite des prix et de toutes les questions de ravitaillement qui s’y rattachent, il vous soumettait des rapports remarquablement rédigés, très clairs, très nets, posant en une langue parfaite et en termes précis et vivants le problème à résoudre.

II exposait de façon très complète le point de vue du législateur, y ajoutait une documentation étendue, rappelait les décisions rendues dans des cas analogues et vous proposait toujours une solution rigoureusement motivée en droit pur, aussi bien qu’en droit positif. Comme ces questions étaient neuves et devaient faire l’objet de décisions formant jurisprudence, il vous présentait souvent toutes les solutions que pouvait susciter l’interprétation des textes. Il a contribué par son travail incessant, par son esprit foncièrement juridique à la création d’une jurisprudence toute nouvelle à laquelle son nom restera irrévocablement attaché. Monsieur le conseiller Nast tenait une grande place parmi vous et tous ses collègues de la chambre criminelle ne pourront que regretter amèrement le vide que laisse parmi eux sa disparition prématurée.

Je serais incomplet si, après avoir parlé du professeur et du magistrat, je ne disais pas ce que fut l’écrivain.

II s’était acquis la réputation d’un des plus remarquables jurisconsultes contemporains et son autorité était reconnue dans la solution des problèmes juridiques les plus divers. La fertilité de son intelligence, l’originalité de sa pensée, sa facilité de rédaction lui permirent d’écrire de nombreux ouvrages parmi lesquels il faut citer une étude, dès 1908, « Des conventions collectives relatives à l’organisation du travail », et la même année, « De la nature juridique des conventions conclues par une collectivité dans l’intérêt de ses membres ».

Continuellement ses ouvrages se succèdent :

« Le vagabondage et la prostitution des mineurs et la loi du 11 avril 1908 » ;

« Code manuel des Tribunaux pour enfants » en collaboration avec monsieur Marcel Kleine ;

« La fonction de la jurisprudence dans la vie juridique » ;

« Le problème de la personnalité juridique » ;

 

« Des effets de la prise de service militaire en pays étranger sur la nationalité », publié en 1934.

II a participé aussi à un travail considérable. II fut le collaborateur le plus éclairé, le plus utile et le plus dévoué de monsieur le doyen Ripert. Il participa, en effet, à la rédaction des deux volumes consacrés par monsieur Ripert aux régimes matrimoniaux dans son « Traité de droit pratique de droit civil », publié avec monsieur Planiol. Tout le monde connaît cet ouvrage magistral dont l’éloge n’est plus à faire et dont la doctrine, aussi bien que les analyses de la jurisprudence, sont si sûres qu’aucun juriste ne le consulte en vain. La grande autorité de cette oeuvre est consacrée par une opinion unanime.

En dehors de ces travaux de longue haleine, monseiller le conseiller Nast a publié dans diverses revues de très nombreux articles sur les sujets les plus variés.

Dans la « Revue pénitentiaire » :

 

- « Communication sur le projet de loi sur la recherche de la paternité et la prévention de l’infanticide » ;

 

- « Difficultés d’application du nouvel article 296 du Code d’instruction criminelle » ;

 

- « Les tribunaux pour enfants devant la chambre des députés ».

Dans la « Revue critique de législation et de jurisprudence » :

- « Le problème de la responsabilité civile » ;

- « Observations sur l’avant-projet du Code pénal suisse » ;

- « Du rôle de l’autorité judiciaire dans la formation du droit positif ».

 

Dans la « Revue générale de droit international public » :

- « La question du palais Farnèse ».

 

II écrivit enfin trois articles sur le sujet si attrayant de la formation du droit :

Le premier dans les « Annales de droit commercial » sur les Rapports entre l’élaboration scientifique et l’élaboration technique du droit positif ;

Le second dans la « Revue internationale de droit », sur le Matérialisme et l’Idéalisme juridiques ;

Le troisième dans les « Annales commerciales », sur l’irréductible droit naturel.

Depuis quelque trente ans, un changement profond s’est en effet produit dans la méthode juridique qui, de formelle et passive, s’est faite critique et active, de telle sorte qu’au lieu de se contenter d’interpréter les sources, on interprète de plus en plus le droit lui-même. Derrière le texte légal, il y a l’essence propre de la vérité juridique, souvent fuyante et variable, à raison des modalités qui la conditionnent, mais à laquelle nous ramène inéluctablement une aspiration instinctive vers le but suprême du droit.

Mais monsieur Marcel Nast ne s’est pas contenté d’écrire ces divers ouvrages. Pendant trente-cinq ans, il a collaboré au Recueil Dalloz avec la plus fidèle régularité, donnant chaque année sept ou huit notes, et même davantage si l’on tient compte de commentaires plus brefs, qu’il avait la modestie de ne pas signer. Il est quelques-unes de ces notes que l’on ne peut passer sous silence.

Au Dalloz 1909, I, 305, une note sous un arrêt de votre chambre civile du 8 mars 1909, sur le délicat problème des conflits de lois en matière de retrait successoral, et dans le même volume, à la page 313, une note en matière de régime dotal. Au Dalloz 1910, 1, 201, une note sous un arrêt de votre chambre civile du 7 février 1910, sur les prescriptions respectives de l’action civile et de l’action en revendication nées d’un délit de vol. Au Dalloz 1910, II, 65, une note en matière de droit international privé sur la loi applicable à la revendication des titres volés. Dans le même volume à la page 201, une étude d’un arrêt de votre chambre civile du 7 juillet 1910, sur le problème alors nouveau de la force obligatoire des conventions collectives de travail passées entre syndicats patronaux et ouvriers. Sa plume va ainsi continuellement rester attachée au commentaire de décisions intéressantes jusqu’à cette année. II fit aussi en 1939 le commentaire de la loi du 18 février 1938 sur la capacité de la femme mariée et, tout récemment, une étude de la loi du 23 juillet 1942 sur l’abandon de famille.

Cette collaboration de monsieur Marcel Nast se révèle incomparable par l’ampleur et la variété de sa culture juridique, la valeur scientifique, la sûreté de sa doctrine, la fermeté des principes, la vigueur de l’argumentation, la clarté et l’élégance de la forme. Le jurisconsulte, qu’était monsieur Marcel Nast, était resté attaché aux concepts traditionnels, mais il avait le souci constant de les confronter avec les faits, avec les nécessités de la pratique et les résultats de l’expérience. Nul plus que lui n’a su distinguer des idées générales, si nécessaires au progrès de la science du droit, les vaines idéologies et les abstractions stériles.

L’ampleur et la variété des travaux de monsieur Marcel Nast étaient la conséquence de la curiosité inlassable de son esprit qui était également ouvert à toutes les manifestations de l’intelligence. Dans la mesure où ses travaux lui laissaient quelques loisirs, il suivait le mouvement littéraire et il n’avait pas négligé la musique qu’il interprétait facilement avec un réel talent de pianiste. Il était attiré par toutes les productions de 1a pensée dans le champ infini des connaissances humaines.

C’est une des plus grandes tristesses de la vie que de voir ainsi disparaître un esprit aussi bien organisé. Atteint par la souffrance physique, il se débattit pendant six mois contre la mort, n’ayant d’autre consolation que l’espoir de guérir et le bonheur d’être soigné nuit et jour par son frère, monsieur le docteur Nast, auquel l’unissait une affection profonde et qui, partageant avec lui la même douleur morale, ne put qu’éloigner le terme d’une vie constamment menacée.

Que monsieur le docteur Nast et la famille de monsieur 1e conseiller Nast veuillent trouver ici l’expression émue des condoléances attristées de toute votre Cour.

Monsieur Albert Legris

Mais ce n’était pas assez, et le lendemain de la disparition de monsieur le conseiller Nast, la mort insatiable nous enlevait encore un de nos collègues dans la personne de monsieur le conseiller honoraire Albert Legris.

Ce fut un magistrat de grande valeur, il en avait toutes les qualités, l’étendue des connaissances juridiques qui permet de rapprocher les diverses branches du droit pour les mieux comprendre ; la connaissance des affaires, qui vient d’une longue pratique, la finesse et la capacité, dons naturels aiguisés par l’expérience.

Monsieur le conseiller honoraire Albert Legris était né en 1862. Après de solides études à la Faculté de droit, il fut avocat à la Cour d’appel de Paris, se fit remarquer à la Conférence du stage et voulut connaître le détail de la procédure ; il travailla pendant trois ans dans une étude d’avoué de première instance et fut initié à l’art savant de l’assignation comme à la rédaction précise des qualités. Il entra dans la magistrature en 1887 en qualité de juge suppléant au tribunal de Bourges, où ses débuts à l’audience firent aussitôt prévoir son avenir. Nommé substitut à Beaume-les-Dames en 1888, il remplit successivement les mêmes fonctions à Laon, à Dreux et à Troyes. Tous les présidents d’assises qui le connurent le signalèrent comme portant la parole avec une rare distinction, s’acquittant avec tact et mesure du service de la Cour d’assises où il réussissait toujours et avait acquis une grande autorité sur le jury.

Mais il avait aussi les qualités de pondération, de jugement et de fermeté qui font tout l’administrateur ; aussi fut-­il nommé procureur de la République à Corbeil en 1895.

Il sut diriger avec bonheur ce Parquet dont l’administration était délicate à cette époque, en raison de l’ardeur combative de certains éléments politiques. Il fit preuve dans toutes les circonstances d’une grande maturité d’esprit, joignant à la sagacité et à la rectitude de la décision une très solide instruction judiciaire ; son zèle était tempéré par le tact qui préserve des excès.

La réputation avantageuse de monsieur Albert Legris le fit affecter au Parquet de la Seine où il arriva en 1908. Sa vocation juridique, déjà très amorcée, va se préciser et se renforcer. Il se révélera un bon magistrat d’audience, le chef du Parquet lui confiera avec succès les procédures les plus délicates des affaires financières. Monsieur Albert Legris siégera ensuite à la première chambre du tribunal civil. Il y réussit parfaitement, sortant avec aisance des questions les plus ardues, et se faisant apprécier tout autant par le barreau que par ses collègues.

Sa carrière était alors toute tracée et il allait suivre la voie qui le conduirait inéluctablement à la Cour suprême. Substitut général en 1918, puis avocat général à la Cour d’appel de Paris, il honore hautement le siège du ministère public dans toutes les chambres où il se fit entendre. Il avait acquis au cours de sa vie judiciaire une telle expérience professionnelle et une telle connaissance du droit et des hommes qu’il intervint toujours avec bonheur aussi bien aux Assises qu’à la première chambre de la Cour d’appel. Ses conclusions étaient très appréciées tant au point de vue de la forme que de la sûreté de sa dialectique.

Mais monsieur le conseiller honoraire Albert Legris était égalemént apte à toutes les disciplines de l’esprit : il devint président de chambre à la Cour d’appel de Paris en 1926. II démontra aussitôt que sa plume valait sa parole il rendit des arrêts marqués au coin [sic] d’un sens juridique toujours en éveil et d’autant plus clairs et précis que la question à résoudre était plus délicate.

La place de ce magistrat était marquée d’avance à la Cour de cassation où il accéda en 1928 pour siéger à la chambre civile. Il était spécialement chargé de l’étude des dossiers des Contributions directes et de l’Enregistrement. Il était par là même amené à étudier toutes les branches de la législation civile, car les procès de ces administrations portent sur des questions de droit successoral autant que de législation immobilière, de régime matrimonial autant que de loi fiscale.

Il se révéla d’un esprit vif et pénétrant, d’intelligence fine et très éveillée, parlant bien, écrivant avec élégance, sachant beaucoup et très laborieux. Ses rapports fort étudiés, écrits d’une plume nette et précise, élucidaient les questions les plus ardues. Sa compétence et son autorité n’ont fait que s’accroître : il exposait les raisons péremptoires de la solution proposée avec la plus grande précision et une netteté indiscutable.

Malgré la lourde charge de ses occupations professionnelles, monsieur le conseiller honoraire Albert Legris avait conservé une constante activité dans l’étude personnelle des questions juridiques.

Dès 1888, alors qu’il était jeune substitut, il avait déjà fait paraître un ouvrage très apprécié sur « Le secret des lettres missives, de leur propriété et de leur production en justice » ; en 1891, il publie une étude sur la réforme de la loi du 30 juin 1838, relative au régime des aliénés. Mais son oeuvre la plus considérable fut sa collaboration constante pendant quarante ans à la « Gazette du Palais » et pendant plus de trente ans au Recueil Dalloz ; ses nombreuses notes au bas des arrêts de principe ont toujours présenté rm intérêt et une autorité incontestables.

Monsieur le conseiller honoraire Albert Legris était officier de la Légion d’honneur.

L’homme privé égalait le magistrat. Son caractère amiable et conciliant, sa tenue et son éducation parfaites ne lui avaient attiré que des sympathies, et ce n’était pas sans un vif regret que tous ses collègues l’avaient vu s’éloigner d’eux en 1936, quand il fut atteint par la limite d’âge.

Monsieur le conseiller honoraire Albert Legris fut un magistrat d’une haute conscience professionnelle à qui restent le respect, l’affection et l’admiration de tous ses collègues.

Tels furent ces magistrats qui paraissent tous avoir entre eux, comme avec nous-mêmes, un air de ressemblance, soit que ce mimétisme ait pour origine une fréquentation prolongée et la pratique des mêmes disciplines, soit qu’il résulte de la conscience obscure d’une harmonie préétablie.

C’est qu’en réalité leurs individualités, dont la vie a paru si courte, se sont fondues dans l’unité essentielle du même idéal sans cesse poursuivi. Ils ont coopéré par leur labeur, leur intelligence et leur dévouement à l’oeuvre collective et éternelle de justice.

La France est le pays de la raison ornée, et des pensées bienveillantes, la terre des magistrats équitables, la patrie, de Montaigne, de Turgot, de Montesquieu, de Voltaire et de Malesherbes, de tous ceux qui ont été les prêtres de la justice.

« Justifiae cultor, rigidi servator honesti ».

(La Pharsale de Lucain).

Au cours de l’année écoulée, nous avons eu le sincère regret de voir s’éloigner de nous, étant atteints par la limite d’âge, monsieur le procureur général Lagarde, messieurs les conseillers Beaubrun et Penancier.

Je ne puis que leur dire qu’ils ne nous ont pas quittés, que leurs oeuvres sont toujours présentes à nos yeux et que nous ne pouvons mieux faire, devant une solution difficile à trouver, que de nous guider sur leurs décision, de suivre leur haut exemple et leur grande tradition.

Nous avons eu la douleur d’apprendre ces jours derniers la mort de monsieur le conseiller honoraire Robert Dreyfus, survenue après une courte maladie.

Son éloge funèbre sera prononcé à la rentrée de la prochaine année judiciaire.

Messieurs les avocats,

Lorsque d’Alembert fit à l’Académie française l’éloge de Louis de Sacy, qui avait été avocat au Parlement, il s’exprima en ces termes : « ... il avait un esprit juste et pénétrant, une logique nette et précise, une faculté noble de s’exprimer, une mémoire heureuse et vive , il joignait à ces avantages la plus délicate probité et la plus douce aménité des moeurs. Aussi obtint-il également l’estime des magistrats, les suffrages du public, la confiance et l’attachement de ses clients ».

 

Ces paroles analysent les qualités de votre Ordre tout entier. Je n’ajouterai qu’un mot à cet éloge ; vous n’avez pas seulement notre estime toute entière, mais aussi notre très sincère sympathie. Nous poursuivons ensemble la même oeuvre de justice et nous constatons avec quel zèle et quelle loyauté vous y coopérez. Nos rencontres journalières nous permettent d’apprécier la charge de nos relations aussi bien dans la vie privée que dans la procédure judiciaire.

Pour monsieur le procureur général, j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre et me donner acte de l’exécution des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1826.

Samedi 16 octobre 1943

Cour de cassation

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