Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1942

En 1942, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 16 octobre.

Rentrées solennelles

Discours prononcés :

Discours de monsieur Marcel Rey,

avocat général

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs,

Une longue et pieuse tradition, liée à la reprise de nos travaux et que vous avez soigneusement conservée, me vaut le grand honneur, mais combien mélancolique, de saluer la mémoire de cinq magistrats de la Cour disparus pendant l’année judiciaire qui s’achève.

Monsieur Louis Josserand

C’est à La Sauvetat, petite et paisible commune du département du Puy-de-Dôme, que la mort est allée, le 8 novembre 1941, ravir monsieur le conseiller Josserand à l’affection des siens et à la sympathie de ceux qui l’avaient approché.

D’origine bourguignonne par son père et d’origine lyonnaise par sa mère, monsieur Josserand est né le 31 juillet 1868, à Lyon. Au sortir du lycée où il avait fait de solides études, et tandis que l’un de ses frères s’apprêtait à prendre la suite de l’industrie paternelle et que l’autre embrassait la carrière médicale, il s’inscrivit à la Faculté de droit dont il fut, à plusieurs reprises, lauréat.

Sa thèse de doctorat sur « Les successions entre époux » fut remarquée, et après un court passage au barreau, il fut nommé chargé de cours à l’École de Droit d’Alger. Sorti premier en 1898, du concours d’agrégation, il était aussitôt affecté à la Faculté de Lyon où son enseignement pénétré d’idées et de méthodes nouvelles, donné avec clarté et élégance, ainsi que ses premières oeuvres doctrinales, le classaient très rapidement parmi les meilleures civilistes. Titularisé comme professeur en 1902, nommé assesseur du doyen en 1908, il était tout naturellement porté en 1913 au décanat, poste où il fut constamment maintenu par la confiance de ses collègues jusqu’à ce qu’un décret du 14 juin 1935 l’eût appelé à siéger parmi vous.

A la Chambre civile, où il comptait des amis de toujours et où ses mérites lui réservaient le meilleur accueil, il affirma à nouveau ses qualités de juriste dans des rapports qui firent autorité autant par la netteté, la force et la logique de l’argumentation que par la hauteur des vues.

Mais trois ans ne s’étaient pas écoulés qu’une loi avançant pour les hauts postes de la magistrature l’âge de la retraite, interrompit brusquement son activité judiciaire. Il n’en marqua pas d’amertume, et travailleur infatigable, se consacra alors à la révision de son « Cours de droit civil » dont il prépara, avec des soins minutieux, la troisième édition.

Vinrent les événements tragiques : monsieur Josserand en fut très affecté. Il quitta Paris en 1940, et, avec ses enfants et ses petits-enfants (car il avait, depuis vingt années, perdu sa compagne), il séjourna quelque temps dans le Midi. Mais l’année suivante, au mois d’août, souffrant de l’inaction à laquelle le vouait l’éloignement de ses livres, et éprouvant le besoin de se rapprocher des lieux qu’il préférait, il revint en Auvergne où il passait habituellement une partie de ses vacances. C’est là que le surprit, au mois d’octobre, une insidieuse maladie aux suites de laquelle il succomba le 8 novembre, ayant gardé jusqu’à son dernier souffle non seulement sa magnifique intelligence, mais encore toute sa fermeté d’âme, entretenant les siens de sa fin imminente et leur faisant ses dernières recommandations.

Votre collègue était un de ces juristes qui revivent dans leurs écrits. Les ouvrages qu’il a laissés sont nombreux et je n’ai la prétention ni de les analyser ni même de les citer tous. Mais il en est que je ne saurais passer sous silence : ceux qui permettent tout à la fois de caractériser l’homme et d’apprécier l’influence de son œuvre.

Très jeune encore, au sortir de l’École de Droit, monsieur Josserand a choisi son domaine de prédilection, le droit civil, puis il a pris plus spécialement comme centre de ses travaux la matière de la responsabilité, matière complexe, difficilement accessible aux esprits simplistes et qui, selon l’expression d’un auteur, « postule la casuistique ».

 

Le premier de ses livres, paru en 1897, intitulé « La responsabilité du fait des choses inanimées », était une critique de la théorie classique d’après laquelle il n’y a de responsabilité civile qu’autant qu’il y a faute de l’auteur du dommage. Il exposait qu’à côté de l’article 1382 de notre Code civil, une large place, tant du point de vue théorique que du côté pratique, devait être faite à son voisin, l’article 1384, qui prévoit une responsabilité indépendante de la faute, une responsabilité dérivant du dommage causé par les choses.

C’était certainement la vue très nette des injustices auxquelles aboutissait dans notre vie moderne le développement du machinisme, et, en même temps, de la facilité au moins relative avec laquelle le mécanisme des assurances pouvait y parer, qui était à l’origine de cette thèse. Et si large et si compréhensive était cette conception qu’elle ne perdit pas son intérêt lorsque, un an plus tard, elle reçut une consécration législative par la loi du 9 avril 1898 sur les accidents de travail. Elle trouva un nouveau champ d’application dans la matière des accidents de droit commun, spécialement des accidents d’automobile. On peut même dire qu’à l’heure actuelle toutes les conséquences de cette théorie « qui a déplacé le centre de la responsabilité délictuelle » et dans une certaine mesure « vidé l’article 1382 au profit de l’article 1384 » n’ont pas encore été complètemént dégagées. Votre Cour, qui, par l’arrêt de la chambre des requêtes du 16 juin 1896, avait admis que sur le fondement d’une présomption de faute l’on est responsable des choses que l’on a sous sa garde, a consacré par l’arrêt des chambres réunies du 19 février 1930 une présomption de responsabilité.

Dans « L’abus des droits » publié en 1905, monsieur Josserand s’attaquait à une autre règle traditionnelle tirée des textes du Digeste et auxquels il avait été donné une portée trop absolue, règle d’après laquelle l’exercice d’un droit ne peut entraîner aucune responsabilité pour celui qui agit (« Neminem laedit qui suo jure utitur »). Les droits, affirmait-il, ne sont pas des prérogatives souveraines, et sauf exceptions, ils ne sont pas absolus. Le droit de chacun est nécessairement borné par le droit d’autrui, et quiconque dépasse cette limite commet un abus de droit qui engage sa responsabilité, soit qu’on puisse relever dans l’acte abusif une intention de nuire, soit une faute d’exécution, soit un défaut d’intérêt légitime, soit enfin le détournement d’un droit de sa fonction sociale, d’où les critères intentionnel, technique, économique et social.

C’est la jurisprudence et non pas la doctrine qui a le plus favorablement accueilli cette notion, sans cependant vouloir lui accorder une portée aussi large que son auteur l’envisageait, témoin votre arrêt du 21 mai 1924 dans le procès célèbre qui, à propos de critique littéraire avait mis aux prises monsieur Doumic, directeur de la « Revue des Deux-Mondes », et monsieur Silvain.

Cette théorie, comme la précédente, procédait de préoccupations d’un ordre des plus élevés : il s’agissait d’incorporer dans le droit des tendances altruistes et certaines exigences de la morale sociale.

Elle était certainement très chère à monsieur Josseraud, car il n’a jamais cessé de la développer. C’est elle qui a présidé à la rédaction de plusieurs autres volumes : « L’esprit des droits et leur relativité », paru en 1927 ; « Les mobiles dans les actes juridiques du droit privé », paru en 1928. C’est elle qui reparaît dans ses nombreuses notes publiées au « Dalloz » ou dans la « Revue trimestrielle de droit civil ». C’est elle aussi qui a inspiré plusieurs brillantes conférences faites à l’étranger ultérieurement recueillies sous le titre de : « Évolutions et actualités » et où nous trouvons cette définition du droit : « Le droit n’est autre chose que la morale sociale en tant qu’elle revêt un caractère obligatoire. C’est le grand souffle de la morale qui vivifie, comme un vent venu du large, toutes les créations du législateur, du juge et du juriste ».

 

Ces divers ouvrages, clairement ordonnés, et alertement écrits, qui mettaient en relief l’importance du critère social ou « finaliste », en sorte qu’en définitive il englobait les trois autres, défendaient cette idée que ce n’est que dans un certain esprit et pour une certaine fin légitime que les droits peuvent être exercés. Ce « concept de la relativité » s’apparentait à la théorie du détournement de pouvoirs, car de même qu’en droit public l’acte administratif est vicié quand l’autorité se sert de ses pouvoirs dans un intérêt privé, de même, en droit civil, le titulaire d’un droit ne pourrait s’en servir pour le détourner de sa destination sociale. Ce fut là la partie de son œuvre qui souleva le plus d’objections et qui fut le plus vivement combattue. On lui reprocha, d’autant qu’elle se prêtait à la généralisation, de détruire les droits privés et même d’aboutir à une conception révolutionnaire du droit.

Telles n’étaient pas dans tous les cas les intentions de son auteur qui cherchait à supprimer l’égoïsme de certains intérêts individuels, à assurer un ordre social meilleur, et à réaliser le vœu que Mirabeau exprimait à l’une des premières séances de la Constituante : « Il faut que ce qui est juste devienne légal ».

 

Enfin, en 1929, monsieur Josserand qui, entre temps, avait écrit sur l’un des plus « austères » contrats du droit civil et commercial, le contrat de transport, un traité des plus documentés, publiait, à l’usage des étudiants et de tous ceux que pouvaient intéresser le droit privé, son « Cours de droit civil positif », en trois tomes, qui connut un grand succès, fut couronné par l’Institut et plusieurs fois réédité. Ce livre, précis, méthodique et d’une élégante sobriété, qui négligeait de parti pris les discussions stériles, telles les discussions purement exégétiques, mais tenait compte des données de l’histoire et de l’économie politique et mariait heureusement les thèses de la doctrine aux solutions de la jurisprudence, est devenu classique au sens le plus large de ce mot et c’est là le plus bel éloge que l’on puisse en faire.

Ce que fut monsieur Josserand en dehors de son oeuvre doctrinale ? Professeur pendant près de quarante ans, doyen pendant plus de vingt ans, il avait sur ses collègues une influence marquée et sur les étudiants une emprise considérable. Descendu de sa chaire, son visage sérieux et quelque peu rigide se détendait et comme il le faisait pour ses amis, il accueillait ses élèves avec une grâce souriante, toujours disposé à être pour eux un guide et un soutien.

Il animait leurs groupements qu’il présida longtemps, créant des liens entre leurs diverses associations et des relations cordiales et confiantes entre professeurs, étudiants et anciens étudiants. Administrateur zélé de sa Faculté, dont il défendait les intérêts au Conseil supérieur de l’Instruction publique, il a constamment développé et a assuré son rayonne­ment. Il a puissamment contribué à la création ou au fonctionnement des enseignements complémentaires donnés par l’Institut de droit comparé, par l’Institut de science financière et d’assurances, l’Institut pratique, ce dernier plus spécialement destiné à donner une formation professionnelle à ceux qui se destinaient au barreau ou à la magistrature. Il a aidé le professeur Havelin à fonder dans le Proche-Orient une filiale lyonnaise, l’École de Droit de Beyrouth, et il a doté la jeune République libanaise de son Code des obligations et contrats.

Cette prodigieuse activité - le mot ne me paraît pas excessif - s’est encore manifestée dans sa collaboration à nombre d’œuvres d’intérêt général, notamment à l’Office des pupilles de la Nation, et dans les nombreuses missions qui lui ont été confiées à l’étranger et qu’il a accomplies, avec un rare bonheur en Belgique, en Hollande, au Maroc, en Égypte, au Canada, en Syrie, en Roumanie et en Yougoslavie, propageant, avec une patriotique ferveur, dans toutes les parties du monde, le culte de notre Code civil qu’il définissait lui-même le « magnifique ambassadeur de la pensée française à l’étranger ». Il en a été récompensé par les amitiés durables qu’il y a contractées et par les sympathies qu’il a fait acquérir à la France.

Et si je dois maintenant, pour me résumer, chercher la signification d’une carrière si bien remplie, je dirai avec monsieur le professeur Roubier, appelé à rendre le dernier hommage de la Faculté à son doyen honoraire, que ce qui caractérise cette vie « c’est son admirable unité au point qu’on pourrait se demander si, dès sa jeunesse, il ne s’était pas fixé un plan d’action avec la volonté bien arrêtée de s’en laisser distraire le moins possible : non point qu’il ait fermé les yeux sur toutes les manifestations de la vie dont il n’avait pas fait l’objet de ses études. Mais il a eu, au plus haut degré, le goût de la continuité dans l’effort et la ténacité dans la lutte pour ses idées ».

 

Monsieur le conseiller Josserand a laissé dans le champ du travail une trace qui n’est pas près de disparaître. Nous garderons fidèlement son souvenir. En votre nom, j’en donne l’assurance à ses filles et à son gendre, monsieur Chatin, conseiller à la Cour de Lyon, en même temps que je leur renouvelle l’expression de notre profonde sympathie.

Monsieur Georges, Marie, Germain Gaget

Monsieur le conseiller Gaget est né à Toulouse, le 15 août 1877. Après avoir obtenu le diplôme de docteur en droit à la Faculté de cette ville, il est entré à la Chancellerie comme chef du secrétariat particulier du garde des Sceaux, puis a débuté dans les Parquets, le 13 janvier 1905, comme substitut à Orléans. Il justifiait immédiatement ce brillant commencement de carrière en montrant des connaissances juridiques étendues, jointes à une grande facilité d’assimilation et des dons d’orateur qu’il tenait d’une pratique antérieure et assidue à la barre. Il était, ensuite, nommé procureur de la République à Rocroi, puis à Muret.

La guerre le surprit substitut à Limoges. Pris par la mobilisation, il était, au bout de quelques mois de campagne, qui avait gravement compromis sa santé, versé dans un service sédentaire, puis rendu à la vie civile. Mais telle était chez lui la notion du devoir que le 9 février 1917, il. accepta d’être appelé dans les circonstances les plus tragiques, au Parquet d’Arras. Cette ville était située à 1.500 mètres du front et les bombarde­ments l’ayant ruinée, le tribunal a dû se transporter à Doullens. Bravant tous les dangers, seul, sans substitut et sans personnel auxiliaire, il entreprit de réorganiser son service, cherchant à sauver la partie des archives qui n’avait pu être évacuée d’Arras. Quand Doullens fut à son tour bombardé par les avions et l’artillerie, l’imminence du péril n’ébranla pas son courage. Bien qu’autorisé à se retirer dans la Seine-Inférieure, il ne voulut pas abandonner son poste, et cinq mois durant, il continua à y exercer ses fonctions, restant en liaison avec la Cour d’Amiens dont il relevait momentanément par suite de l’occupation de Douai, et ne consentant à prendre qu’une seule précaution, celle de passer la nuit dans les caves. Quand l’armistice lui permit de rentrer à Arras, il n’eut point de répit et c’est avec un zèle persévérant et au milieu des pires difficultés matérielles qu’il reprit le travail de reconstitution qui s’imposait. Ses mérites ne laissèrent pas d’ailleurs ses chefs indifférents et monsieur le procureur général de Douai, à l’audience solennelle de rentrée du 2 novembre 1919, tint à rendre publiquement hommage à sa vaillante conduite.

Nommé procureur de la République à Carcassonne, monsieur Gaget s’y faisait à nouveau remarquer dans d’importantes affaires par son talent de parole, et le 3 janvier 1922, il était appelé au poste de substitut à la Seine. Il y était bien vite classé parmi les meilleurs et affecté à la première chambre où ses conclusions claires, précises et complètes étaient unanimement appréciées.

Substitut du procureur général le 5 février 1928, avocat général le 9 août 1931, un décret du 16 septembre 1936 lui ouvre vos rangs, et il devient rapidement l’un des membres les plus autorisés de la chambre criminelle. Il le doit au soin consciencieux avec lequel il étudie les pourvois, à ses patientes recherches, à la sûreté de sa méthode, à la vivacité de son esprit. Ses projets d’arrêts étaient rarement discutés, et, s’il avait parfois des opinions personnelles assez arrêtées - il les soutenait alors avec une argumentation serrée et un tact parfait - c’est qu’elles représentaient le fruit d’un labeur acharné.

Lors des derniers événements de guerre, monsieur Gaget ne songea pas à invoquer son âge pour se dégager des obligations auxquelles l’astreignait le grade qu’il avait conservé dans le service de la justice militaire. Son dévouement eut sur sa santé un grave retentissement : menacé de cécité, ce n’est que la rapidité et l’excellence des soins qui lui furent donnés au Val-de­-Grâce qui le préservèrent de cette terrible infirmité, mais sa vue demeura dès lors très affaiblie et ses forces physiques quelque peu diminuées.

Je serais incomplet si je n’ajoutais que monsieur Gaget qui avait des dons d’artiste - il tenait notamment de son père un goût très vif pour la musique et possédait un beau talent d’amateur - avait toutes les vertus de l’homme privé. Nul, dans les relations quotidiennes, ne montrait plus d’aménité, de bienveillance et de douceur. Nul n’était plus dévoué à ses amis. A ses soeurs, plus jeunes que lui, il avait conservé une affection que ni le temps ni l’éloignement n’avaient amoindrie et c’est près de l’une d’elles, mariée à Toulouse, qu’il voulut, en décembre dernier, se reposer et passer les fêtes de Noël. Funeste voyage !

A peine était-il arrivé dans sa ville natale qu’il éprouva un malaise, en apparence bénin, qui s’aggrava rapidement, et en dépit de toute la sollicitude qui lui fut prodiguée, il succomba le 3 janvier dernier.

L’annonce de sa mort a été douloureusement ressentie par tous et son nom évoquera longtemps ici des souvenirs émus.

Monsieur René, Etienne, Louis Le Sueur

Monsieur le conseiller Le Sueur est né à Bordeaux, le 29 août 1863. Après de fortes études à l’École de Droit de Paris, dont il fut lauréat à plusieurs reprises et après un brillant succès remporté au Concours général des Facultés, il s’est, dès son inscription au barreau, fait remarquer à la Conférence du stage. En possession du grade de docteur, il entre, comme attaché, à la Chancellerie. Nommé rédacteur en 1891, il remplit avec assiduité ses fonctions et sans négliger pour autant les travaux théoriques. Il publia avec son collègue et ami, monsieur Eugène Dreyfus (le futur premier président de la Cour de Paris) un « Traité de la nationalité », savant commentaire de la loi du 26 juin 1889 qui fit longtemps autorité en la matière, et qui, aujourd’hui encore, peut être utilement consulté. E donna d’importants articles à la « Gazette du Palais », au « Répertoire encyclopédique » de messieurs Labori et Schaffhauser, au « Journal de droit international privé » et à la « Revue pratique de droit international ». Enfin, collaborateur d’abord de monsieur Bard, alors directeur des Affaires civiles, puis de son successeur, monsieur Falcimaigne, il prépara, avec ce dernier, l’exposé des motifs du projet de révision du Code de procédure civile.

Entrant dans la magistrature en 1894, et successivement juge à Dieppe, juge d’instruction à Châlons-sur­-Mame, président à Vitry-le-François, vice-président à Reims, il y est partout noté comme un esprit très cultivé, comme ayant un caractère ferme, un jugement droit, des connaissances très étendues, en un mot, comme un magistrat d’exceptionnelle valeur.

Le 4 mars 1908, il est nommé juge au Tribunal de la Seine et bien vite affecté à la première chambre. Président de section le 9 mars 1914, il se montre, et c’est une appréciation hiérarchique, « hors de pair » à l’audience, en même temps qu’il se révèle administrateur émérite en dirigeant le lourd service du contrôle des administrateurs judiciaires et en participant à la surveillance des séquestres de guerre. Il est promu vice-président du Tribunal en 1917. En 1920, il accède à la Cour d’appel et, gravissant avec éclat les autres échelons, il vous arrive le 12 mai 1927.

A la chambre civile, il a affirmé, pendant près de dix ans, ses hautes qualités professionnelles. Ses rapports écrits d’une main sûre, étaient des modèles de clarté, et vos savants délibérés donnaient emploi à sa sagacité et à sa dialectique persuasive.

Aussi, lorsqu’il fut admis à la retraite, le 13 septembre 1936, tenant à ce que ses mérites reçussent une toute particulière consécration, les chefs de notre Haute Compagnie sollicitèrent-ils sa promotion au grade de commandeur de la Légion d’honneur et ils le firent en des termes que je ne peux que reproduire :

« Ce que monsieur Le Sueur a été pendant neuf années, l’un de nous peut l’attester qui a travaillé longtemps à côté de lui. Il semblait prédestiné à ce travail si intéressant, mais si diffi­cile de rapporteur près la plus haute de nos compagnies judiciaires : les dossiers les plus compliqués, les questions les plus ardues lui étaient soumis. Il les étudiait avec calme, avec sérénité, ne rendant une procédure que lorsqu’il avait examiné et résolu toutes les difficultés, et rédigé un projet d’arrêt d’un style clair et très juridique. La solution qu’il proposait au délibéré s’imposait à tous, aux magistrats qui rendaient l’arrêt comme aux plaideurs qui s’inclinaient. Ses arrêts font jurisprudence. Dans sa carrière, nul désir de briller, mais la plus noble vertu du magistrat, la conscience jointe à une science toujours accrue par d’incessantes études... Une telle vie peut être citée comme un modèle et certainement, lui-même, qui ignore entièrement notre présentation, serait-il étonné de ce résumé de sa carrière : il fut un très grand magistrat ».

 

Le chef de l’État accueillit la requête et récompensa, par cette haute distinction, près de cinquante années consacrées au service de la justice.

Lorsque sa carrière active eut pris fin, monsieur Le Sueur n’en demeura pas moins attaché à la Cour, non seulement en raison des liens de l’honorariat, mais encore en raison des liens d’amitié qui l’unissaient à ses collègues et c’est une affectueuse pensée envers eux qui le poussa à laisser à son ancienne chambre, à titre de souvenir, l’un de ses plus précieux instruments de travail, le « Faye », livre de chevet pour qui veut connaître les traditions judiciaires de votre Compagnie.

D’allure très élégante, ce magistrat qui personnifiait la distinction et la courtoisie, menait, dans le privé, une existence retirée, je dirai même « austère » parce que uniquement consacrée à ses devoirs professionnels. Mais au soir de sa vie, il épousa la nièce d’un de ses amis et c’est entouré de ses soins pieux, vigilants et éclairés qu’il s’est éteint, presque octogénaire, le 16 mars 1942. À cette compagne dévouée j’adresse l’hommage de notre sincère tristesse.

Monsieur Anatole, Marie, Roger Hattu

C’est à Douai, où son père avait une situation considérable comme avocat, que monsieur le conseiller Hattu est né le 6 mars 1868. Sitôt sa licence en droit obtenue, il s’inscrit au barreau de Paris, puis embrassant comme son frère aîné la carrière judiciaire, se fait nommer juge suppléant à Montfort et, peu après, à Rennes.

Successivement juge à Bar-sur-Seine, juge à Fougères, juge d’instruction à Saint-Brieuc, président à Montfort et à Dinan, il est partout apprécié en raison de son tact, de sa fermeté et du dévouement complet qu’il apporte à ses fonctions.

La guerre le trouve, en 1914, président à Saint­-Brieuc. Mobilisé comme capitaine au 73ème Régiment d’infanterie territoriale, il prend part aux batailles de l’Yser, et sa valeur lui vaut, le 5 février 1915, avec la nomination de chevalier de la Légion d’honneur, la citation suivante à l’ordre de l’Armée : « A pris le commandement du bataillon dans les tranchées en remplacement de son commandant blessé et, donnant l’exemple d’un courage et d’une fermeté inébranlables, a résisté, avec succès, à plusieurs attaques ennemies ». II reçoit sa croix des mains mêmes du Maréchal Joffre, puis est promu chef de bataillon.

Quelques mois plus tard, à Strenstraat, il tombe aux mains de l’ennemi à la suite d’un combat sanglant qui lui vaut d’être cité, en ces termes, à l’ordre de son régiment : « Officier supérieur extrêmement énergique et brave. Mobilisé avec le 73ème Régiment territorial, a montré les plus belles qualités militaires, le 22 avril 1915, dans les tranchées de Belgique. Son bataillon ayant été attaqué et tourné par des forces très supérieure, a défendu sa position avec la plus grande opiniâtreté et a donné un bel exemple de dévouement et de sacrifice ».

 

Après une captivité de 27 mois en Saxe, suivie d’un internement de six mois en Suisse, il est libéré, et sitôt son congé de convalescence terminé, mis à la disposition du ministre de la Marine et détaché, en février 1918, comme rapporteur au Conseil de guerre maritime de Brest.

Les hostilités terminées, il est, l’année suivante, nommé à la présidence de l’important tribunal du Havre. Il y remplit ses fonctions à la satisfaction générale, et, dès lors, il apparaît que sa compétence éprouvée, son esprit réfléchi et sa valeur professionnelle lui permettront d’aspirer à des postes encore plus élevés.

Conseiller à la Cour d’appel de Paris en 1924, vice­-président de chambre en 1926, président en 1929, il est appelé à votre Cour le 30 mai 1933.

A la chambre criminelle où il siège pendant cinq ans, il déploie les ressources de sa longue expérience et de ses connaissances étendues, en même temps qu’il se concilie, par son caractère et son affabilité, l’amitié de ses collègues.

Atteint par la limite d’âge en 1938 et nommé conseiller honoraire, monsieur Hattu s’était retiré dans la Dordogne, à Saint-Crépin-d’Auberoche. Il y est décédé le 6 avril dernier. Puisse la vivacité de nos regrets adoucir la douleur de sa famille.

Monsieur Alphonse Bard

Bien que déjà lointain, le souvenir de monsieur le président Bard demeure vivace chez tous ceux qui l’ont connu. Fils d’un ancien membre de l’Assemblée législative de 1849, il naquit à Paris le 26 mars 1850. Après de très brillantes études à la Faculté des Lettres et à l’École de Droit, il se fit inscrire au barreau en 1872 et, très rapidement, marqua parmi les jeunes avocats. En 1876, il devenait premier secrétaire de la Conférence et, en cette qualité, prononçait, à la rentrée, un discours consacré à l’éloge d’Odilon Barrot, qui fut très remarqué. Dans le même temps, il faisait paraître un intéressant commentaire de la loi du 12 juillet 1875 sur la liberté de l’enseignement supérieur, puis, en collaboration avec maître Robiquet, alors avocat à la Cour d’appel et plus tard avocat à la Cour de cassation, une « Étude sur la constitution française de 1875 comparée avec les institutions étrangères », ouvrage qui fut apprécié et parvint en peu de temps à sa seconde édition. Enfin, en 1885, il publiait un « Précis de droit international », exposé méthodique et substantiel, au double point de vue du droit privé et du droit pénal, des principes de la matière avec les controverses doctrinales et les solutions jurisprudentielles.

Entré dans la magistrature en 1879 comme substitut au tribunal de Marseille, monsieur Bard revenait à Paris quelques mois plus tard comme substitut au tribunal de la Seine et, en 1884, était nommé substitut du procureur général près la Cour d’appel. Par son talent de parole, l’étendue de ses connaissances, l’opiniâtreté de son labeur, il s’était déjà acquis de tels mérites qu’en février 1888, monsieur le garde des Sceaux Fallières l’appelait au ministère dé la Justice et lui confiait la direction des Affaires civiles et du Sceau. Conseiller d’État en service extraordinaire dès le 1er mars suivant, commissaire du Gouvernement près le Sénat et la Chambre des députés, membre du Conseil supérieur de l’Assistance publique, membre du Conseil supérieur des Colonies et de nombreuses autres commissions extra­parlementaires, il prenait, en ces diverses qualités, la part la plus active à leurs travaux sur les associations ouvrières, la réforme du Code de procédure civile, les agents de change, le régime des concessions coloniales, le cadastre, les archives notariales, l’organisation des tribunaux répressifs indigènes d’Algérie, le régime des jeux.

Il était ainsi tout naturellement désigné pour parvenir très jeune à la Cour de cassation et, de fait, il y entrait le 16 avril 1892, comme conseiller, ayant alors à peine quarante-deux ans. Il comptait aussitôt parmi les membres les plus éminents de la chambre criminelle. Les rapports qui lui étaient confiés dans les affaires les plus délicates mettaient en relief ses qualités de juriste et de lettré et ses projets d’arrêts, qui portaient sa marque très personnelle, constituaient de véritables modèles.

Devenu doyen et, en 1905, président de cette chambre, il en dirigeait les travaux avec une autorité sans cesse grandissante, déblayant avec maîtrise un rôle des plus surchargés. Son exceptionnelle vivacité d’esprit, sa rapidité de conception, la sûreté de sa doctrine lui permettaient, même après une audience longue et laborieuse, lorsqu’avait sonné l’heure de la délibération, de résumer avec autant de concision que de netteté la discussion et d’indiquer en peu de mots la raison de décider.

Sans un instant de défaillance, monsieur le président Bard a, pendant vingt ans, supporté le poids de sa haute et lourde charge, mais son zèle et l’incomparable éclat de sa présidence trouvèrent une récompense dans sa promotion, en 1909, au grade de Commandeur de la Légion d’honneur, dans son élévation, en 1921, à la dignité de Grand-Officier et, le même décret, qui le 27 mars 1925, mit fin à sa carrière active, commencée il y a près d’un demi-siècle, lui conféra le titre de premier président honoraire.

Lorsqu’il dut se séparer de fonctions qu’il aimait par-dessus tout et auxquelles - n’ayant pas connu les joies de la famille - il avait consacré sa vie, il éprouva sans doute un déchirement intime. Mais ses regrets durent s’atténuer, car sa verte vieillesse lui permit longtemps encore - pendant près de dix-sept ans - de rester fidèle à une autre passion qui l’avait animé dès sa jeunesse : celle du savoir, celle-là même qui l’inci­tait à compléter sans cesse sa vaste érudition et faisait ainsi de lui le plus agréable causeur.

Monsieur le président Bard s’est éteint doucement, à l’âge de 92 ans, le 27 juillet, dans son appartement du boulevard Saint-Michel qu’il habitait depuis de longues aimées et qu’il aimait tant. Son nom évoquera parmi nous la prestigieuse carrière, lourde de labeur et lourde de mérites, d’un très grand magistrat.

Ces instants de recueillement consacrés à ceux qui nous ont quittés après avoir éclairé notre chemin ne sont-ils pas de nature à entretenir dans nos esprits et dans nos coeurs la flamme sacrée du devoir, la passion de la vérité et de la justice, et aux heures endeuillées que nous traversons, à nous affermir plus que jamais dans l’amour de notre patrie et le désir de la bien servir ? Et suivre leurs magnifiques exemples, n’est-ce pas leur donner le meilleur témoignage de notre admiration et de notre reconnaissance ?

L’année qui vient de s’écouler nous a été cruelle, car aux deuils qui nous ont frappés, la limite d’âge a ajouté ses rigueurs en atteignant messieurs les conseillers Marigny et Fougère.

En outre, monsieur le conseiller Laronze a demandé à se retirer prématurément pour raisons de santé. Ces excellents magistrats incarnaient les plus brillantes qualités, celles qui constituent notre honneur professionnel. Nous ne voulons pas perdre leur concours si éclairé sans leur exprimer les regrets que nous inspire leur départ. Ils conservent d’ailleurs dans cette enceinte, par l’honorariat, une place marquée et nous serions heureux de pouvoir leur renouveler de vive voix notre chaude sympathie et de les assurer que nos plus affectueuses pensées les suivent dans leur retraite.

Messieurs les avocats,

C’est également une vieille et respectable tradition qui veut qu’en ce jour l’un des membres du Parquet reprenne directement contact avec vous. Nul plus que moi n’est heureux de le faire. Cette coutume, assurément, ne peut avoir d’autre origine que les liens étroits de collaboration qui vous unissent à nous : après avoir, par vos conseils éclairés, écarté les pourvois imprudents ou désespérés, vous préparez, dans vos substantiels mémoires et vos savantes plaidoiries, le triomphe des intérêts qui vous sont confiés, le triomphe des prétentions qui vous paraissent justes. Dans l’accomplissement de cette tâche, vous joignez au talent, qui ne saurait suffire, une science étendue, une conscience scrupuleuse et un noble désintéressement, vertus qui sont le patrimoine de votre Ordre tout entier et auxquelles il a toujours été rendu hommage. Je réponds à la pensée de la Cour suprême en vous renouvelant l’expression de toutes ses sympathies, de toute son estime, et de toute sa confiance.

Pour monsieur le procureur général, j’ai l’honneur de requérir qu’il plaise à la Cour recevoir le serment de monsieur le président de l’Ordre et de messieurs les avocats présents à la barre et me donner acte de l’exécution des formalités prescrites par l’article 71 de l’ordonnance du 15 janvier 1926.

Vendredi 16 octobre 1942

Cour de cassation

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