Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1995

En 1995, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 6 janvier, en présence de M. Edouard Balladur, Premier ministre, de M. Pierre Méhaignerie, ministre d’Etat, garde des sceaux, ministre de la justice, de M. Jacques Toubon, ministre de la Culture et

Rentrées solennelles

Discours prononcés :

Discours de Monsieur Pierre Drai

Premier président

de la Cour de cassation

"Il n’est pas de sentiment qui soit ancré plus solidement au tréfonds de la conscience des hommes que celui de la justice"

Maurice Aydalot : "Magistrat" - Robert Laffont, Paris - 1976 - p. 136.

Oui, l’année 1994, qui vient à peine de s’achever, fut encore "une année de la Justice".

Rien ne nous fut épargné pour le rappeler, et sur tous les tons.

L’institution judiciaire et ceux qui la servent ont souvent - trop souvent - été des vedettes de la "une" de la presse écrite de tous bords ou celles des premières séquences de la presse audiovisuelle.

De bons esprits se sont préoccupés de "l’insurrection tranquille des juges" au moment même où d’autres clamaient "halte au pouvoir absolu des juges !".

L’un d’eux s’inquiète et s’interroge "Le juge, un danger pour la démocratie ?" et rappelle que, dans l’esprit même de nos systèmes démocratiques, "il n’est pas sain que des hommes en charge de lourdes responsabilités n’aient pas à rendre compte !"

Le temps est révolu où il suffisait de disserter sur "la justice en question", sur ce qui pouvait relever d’un mauvais fonctionnement d’une mécanique trop savante pour être comprise.

C’est du "temps des juges" et c’est de la "république des juges", qu’il est désormais question, sur un fond menaçant d’une "reprise en main" par la voie de réformes vite mises en chantier et vite remises en question au gré des circonstances, des opportunités, des égoïsmes, des caprices d’une opinion exacerbée par les prétentions d’un "juge-dieu" qui ferait de la loi sa loi.

Et les rappels à l’ordre ne manquent pas.

"Il faut rompre le mariage du judiciaire et du médiatique", conseille l’un, dans le temps même ou l’autre s’applique à rompre les certitudes arrogantes : "Et s’il y avait des fumées sans feu", et qu’un troisième interroge : y-a-t-il encore des "présumés innocents", alors que l’opprobre public salit, condamne ou exécute hors tout procès public désormais tenu pour une "gène inutile" ou un "accessoire - alibi -".

En ce début d’année, que nous souhaitons heureuse pour notre pays et pour nos concitoyens, malgré les appréhensions nourries par beaucoup, face à certaines échéances politiques ou face au divorce né de la misère et de l’exclusion sociales, il nous faut être convaincu qu’il n’est pas de sentiment qui soit ancré plus solidement au tréfonds de la conscience des hommes que celui de la justice.

Ceux qui servent la justice avec conscience - c’est-à-dire hors les cris et les clameurs, mais aussi hors les chuchotements pernicieux et destructeurs (Maurice Peyrot, Le Monde du 8 octobre 1994) - ceux qui en sont les détracteurs de métier ou de circonstance doivent savoir que même lorsqu’ils "disent qu’ils ne croient plus à rien, les hommes continuent à croire en la justice."

C’est en ces termes qu’avant de partir - de quitter le siège que j’ai l’honneur d’occuper, en cet instant - le Premier président Maurice Aydalot entendait faire oraison sur ses doutes et ses espérances.

Monsieur le Premier ministre,

Monsieur le directeur de cabinet de Monsieur le Président de la République,

Monsieur le représentant de Monsieur le Président du Sénat,

Monsieur le ministre d’Etat, Garde des Sceaux, ministre de la Justice,

Monsieur le ministre de la Culture et de la Francophonie,

Monsieur le Maire de Paris,

Monsieur le représentant de Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

La Cour de cassation, en vous conviant à assister à son audience solennelle, a bien conscience qu’en ce début d’année - période de voeux et peut-être aussi de résolutions - ceux qui lui font l’honneur d’être présents peuvent imaginer sacrifier à un "rite judiciaire" : celui-ci, abandonné aux seuls professionnels de la justice, leur permettrait, une fois l’an, de se montrer, d’expliquer et de justifier.

Certes, la pratique de la "rentrée" a toujours constitué un temps fort de la vie judiciaire.

Le "rituel judiciaire", tout comme un autre rituel, peut s’interpréter comme une "volonté de renouveau - dans la continuité - une volonté de retrouver cycliquement une grâce et une puissance intactes" (A. Garapon, Essai sur le rituel judiciaire).

Certains peuvent moquer ce rituel - ils ne s’en privent pas, à l’occasion - et y voir une occasion d’impressionner le bon peuple des justiciables ... ou celui des spectateurs, et, par là, renforcer l’autorité des gens de justice, en marquant de la distance ou de la hauteur.

L’audience de rentrée doit être le signe de la vie, car elle est l’occasion de rendre des comptes, sans jamais céder à la pente facile de l’auto-satisfaction, d’alerter ou d’annoncer un demain.

Car, la justice est l’affaire de tous et chacun est en droit de demander raison.

Le principe de la publicité est consubstantiel à l’oeuvre de justice, car il assure le contrôle de la régularité dans l’application de la règle de droit, et de la loyauté dans la démarche du juge : la "justice-mystère" n’a jamais engendré que soupçons malveillants et refus catégoriques.

Pour ceux qui, dans ce pays, ont la lourde charge et l’écrasante responsabilité de gérer la chose publique et d’en animer les mécanismes, il est bon et il est nécessaire de se voir opposer, au grand jour d’une audience publique, dans ses réussites comme dans ses échecs, sous la forme d’un bilan ou sous la forme d’une mise en garde, les résultats d’une action qui s’insère dans le temps mais exige qu’elle soit protégée des dérives de l’usure et des habitudes d’une mécanique sclérosante.

Pour ceux qui souffrent et qui attendent, souvent dans l’angoisse, cet acte unique qu’est une décision du juge, il est bon et il est nécessaire qu’à côté de ces "journées portes-ouvertes", souvent révélatrices d’une grande inculture judiciaire, soient exposés, sans fard et dans la simplicité, le cheminement et le traitement d’une affaire perdue dans ce contentieux de masse, drame des temps modernes et source de désespérance pour les juges.

Oui, la justice est l’affaire de tous.

Nos habitudes et nos traditions, il nous faut les repenser, car - je cite le Professeur Paul Ricoeur -, "une tradition n’est vivante que si elle donne l’occasion d’innover, si elle constitue une ressource à ré-interpréter et non une éternité figée".

Vous voulez bien consacrer temps et attention : la Cour de cassation vous exprime gratitude et reconnaissance.

Monsieur l’Ambassadeur,

Madame et Messieurs les Membres du Conseil supérieur de la magistrature,

A chacune de nos audiences solennelles, vous voulez bien venir vers nous.

Vous montrez ainsi votre attachement à l’institution judiciaire et au-delà même de la Cour de cassation, tout l’intérêt que vous portez aux juges de notre pays, ces juges qui, de crise en crise, avancent ou tentent d’avancer sur le chemin difficile de la vérité, avec les moyens sommaires qui sont souvent les leurs et dans l’éblouissement des projecteurs d’une actualité, souvent cruelle et toujours fugace.

Dans la nouvelle forme et les nouvelles compétences qui ont été données à la haute instance dont vous êtes les membres éminents, sous la présidence du chef de l’Etat, vous devez apparaître à tous les juges de notre pays comme l’Institution permanente qui assure l’indépendance de ceux qui ont le grand honneur et le privilège unique de trancher les litiges et de juger leurs semblables.

Permettez-moi une citation : elle reprend ce que, le 6 janvier 1992, ici-même, je disais à vos prédécesseurs :

"Qu’un juge se sente entravé dans le libre exercice de son pouvoir juridictionnel, ou qu’il se sente menacé dans l’exercice de ce pouvoir, c’est encore et ce sera toujours vers le Conseil supérieur de la magistrature qu’il doit se tourner pour réclamer à la fois protection et garantie".

Certes, une telle affirmation ne tend pas à nier ou à gommer le rôle et les attributions des organisations professionnelles et syndicales des magistrats.

Mais, en définitive, c’est vers vous que doivent se porter plaintes et doléances des juges, jeunes ou moins jeunes : ce faisant, les uns et les autres éviteront le piège mortel d’une action qui, parce que militante ou désordonnée, ne peut être marquée au coin de l’impartialité et donc de la crédibilité.

Je sais qu’avec sérieux vous entendez exercer le pouvoir de proposition et d’avis que la loi vous reconnaît.

Je sais aussi qu’avec beaucoup de sérieux et de délicatesse dans votre formation disciplinaire qu’il me revient de présider, vous n’entendez faire relever les actes juridictionnels du juge que du seul pouvoir et de la seule conscience de ceux-ci.

Le juge est et doit rester indépendant et c’est face à sa conscience que le juge est placé, lorsqu’il a décidé et tranché : nul ne viendra lui demander des comptes, hormis les juges d’appel et les juges de cassation, parce que c’est la loi qui l’a ainsi voulu.

Le juge ne saurait être au-dessus de la loi.

Excellences,

Madame et Messieurs les Ambassadeurs,

L’année qui vient de s’achever a vu s’amplifier le mouvement d’ouverture et de rapprochement de nos Cours suprêmes.

L’Europe des Douze a délégué, en mai dernier, ses chefs des Cours suprêmes, Premiers présidents et Procureurs généraux.

Réunis à Lisbonne, ils ont pu vérifier que les problèmes qu’ils avaient à résoudre, relevaient des mêmes causes et d’une même évolution de nos sociétés occidentales : augmentation du contentieux et difficultés à y faire face sans une rénovation des mentalités et même sans révolution dans les méthodes de traitement de ce même contentieux.

Les uns et les autres ont montré leur attachement au respect le plus strict de la règle de droit et leur volonté de construire l’Etat de droit, cet Etat de droit dont l’avènement implique que la loi soit celle de tout un chacun, y compris de l’Etat et de ses émanations, sous le contrôle de juges indépendants.

Mais le mouvement d’ouverture et de rapprochement s’est encore amplifié et il est remarquable - nous n’en sommes pas peu fiers - que trois projets de coopération juridique et de jumelage sont en voie de réalisation : le premier, avec la Cour de cassation du Royaume du Maroc, le deuxième, avec la Cour de cassation de la République du Sénégal et, enfin, le troisième, avec la Cour suprême de la République de Hongrie.

Ces projets, au-delà même des personnes qui les animent, ne peuvent que contribuer à forger une "conscience commune des juges" et à inspirer à ceux-ci une notion claire et ferme de l’idée de justice, dans sa rationalité et son universalité.

Dans la préparation et la réalisation de ces projets, votre chancellerie, Monsieur le ministre de la Justice - et plus spécialement votre Service des Affaires Européennes et Internationales, sous la direction de Monsieur Olivier de Baynast, après celle de Monsieur André Potocki -, assure la nécessaire et précieuse coordination de nos efforts de coopération et d’entr’aide à l’égard de tous ceux pour qui la règle française de droit est le fruit d’un heureux mariage de la clarté et de la concision.

Il nous faut leur rendre hommage.

Mesdames, Messieurs,

Le 5 janvier 1994, dans cette même enceinte, l’un des nôtres, Monsieur le conseiller Yves Chartier, agrégé des facultés de droit, rappelait, en termes élevés, les missions de la Cour de cassation et plaçait son propos sous le parrainage de mon lointain prédécesseur, de Sèze.

Celui-ci, le 6 novembre 1816, rappelait dans son discours au roi, "les éminentes et sévères attributions de la Cour, qui la placent à côté de la loi, comme une sentinelle chargée de sa conservation".

Notre collègue Yves Chartier enchaînait immédiatement - je le cite - "si la tâche première de la Cour de cassation est de maintenir la règle de droit, il lui appartient nécessairement, sans le moindre esprit dogmatique (et j’ajoute, sans la moindre once d’idéologie ou de militantisme) d’adapter la loi, voire de la créer".

Citant et expliquant quelques arrêts récents d’assemblée plénière, notre orateur justifiait ainsi l’équilibre que notre Cour de cassation avait su garder entre les trois exigences d’un droit en progrès, maintenir, adapter et, au besoin, créer la règle de droit.

Mais le respect de ces trois exigences n’est pas le propre des assemblées plénières : tout au long de l’année écoulée, chacune des six Chambres de notre Cour a su faire face, avec bonheur : de la masse énorme des 28000 arrêts prononcés et de celle des 2074 arrêts soumis à publication, se détachent les solutions que nos juges ont su trouver pour des problèmes toujours nouveaux. Ces problèmes, le législateur ne les avait pas toujours envisagés et, pourtant, ils appelaient et imposaient d’être réglés en fonction des données économiques, sociales, humaines, voire politiques du moment.

Nos juges de la Cour de cassation ont été de "bons ouvriers" du droit et il est juste que leur dévouement à la chose judiciaire et leurs efforts pour accomplir leur devoir soient reconnus et proclamés, de façon publique.

Je viens de citer deux chiffres : ils donnent la mesure des efforts.

Je voudrais en citer deux autres, seulement deux autres.

Au 31 décembre 1980, il restait à juger en stock, dans les cartons et les placards de la Cour de cassation, 17146 dossiers.

Ces cartons et ces placards ont pris du volume : au 31 décembre 1994, ce sont 37416 dossiers qui désormais vont constituer le stock des "affaires à juger".

Affaires à juger ? Mais dans quel délai ? Pourra-t-on encore parler d’un "délai raisonnable", au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Pourra-t-on encore parler, dans deux, trois ou quatre ans, d’une solution vivante que la Cour de cassation aura donné à un problème vivant ?

Des réponses mortes à des questions mortes, voilà ce que sera notre lot si, cédant aux délices pervers de la paralysie, nous continuons à nous voiler la face, à fuir nos responsabilités et à nous refuser à l’effort de réflexion et de rénovation.

Et pourtant,

Les avertissements, les suppliques, les prières n’ont pas manqué !

Voici près de cinquante ans, alors que notre Pays émergeait des années noires de l’Occupation, les 30 juin et 9 juillet 1945, la Cour de cassation se réunissait en assemblée générale et, dans la concision qui lui est chère, proclamait clairement que "la preuve est faite que la Chambre des Requêtes répond à une véritable nécessité au point que, si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer".

Etait-ce là l’expression d’une volonté de se transformer en Cour suprême ?

Etait-ce là l’expression d’une volonté de créer une justice à deux vitesses, une justice pour les riches, une justice pour les pauvres ? Comme cela a pu être susurré, ici ou là ?

Et, pourtant, la supplique ne fut pas entendue, ni même simplement perçue.

Une loi du 23 juillet 1947 donnait le coup de grâce à la Chambre des Requêtes et faisait naître, dans le même temps, une Chambre civile.

Premier hommage au productivisme judiciaire de masse.

Mais les faits, dans leur réalité, souvent aveuglante, sont têtus !

Le 15 juin 1950, en procédant solennellement à l’installation du Premier président Picard, Monsieur le président-doyen Léon Lyon-Caen se plaignait de ce que -je le cite - "en haut lieu, on ne se rendait pas suffisamment compte de la nature, de l’importance et des difficultés de la tâche des créateurs de la jurisprudence".

L’orateur appelait son nouveau Premier président à se pencher, avec sagacité, sur la grave question qu’il posait ainsi.

"Notre Institution, la Cour de cassation, pour fonctionner sans heurts, doit comporter nécessairement un barrage, un tri, destinés à écarter rapidement, dès l’abord, les pourvois dilatoires téméraires, frustatoires émanant de plaideurs obstinés ou chicaniers, et dont le foisonnement ne fait que préjudicier à l’étude et à l’expédition des requêtes solides, appuyées de moyens sérieux".

45 années sont passées et le problème demeure posé : lui aussi a pris de l’ampleur 37416 affaires restent à juger !

Un projet de loi, présenté par les pouvoirs publics a été voté par le Sénat de la République : il tendait à la création, au sein des Chambres civiles, commerciale et sociale, d’un organisme permanent de tri des pourvois.

Ce projet, qui n’a pas eu les faveurs de l’Assemblée nationale, a été retiré par Monsieur le ministre de la Justice.

Monsieur le Garde des Sceaux,

Dans une dépêche du 6 décembre dernier, Monsieur le Procureur général et moi-même vous avons, de façon

solennelle, exprimé nos regrets que le projet n’ait pu aboutir.

Notre responsabilité de chefs de Cour, qui nous est personnelle, nous impose de poursuivre les efforts et les actions et de trouver la solution propre à endiguer l’asphyxie qui gagne notre Cour de cassation.

Je ne pourrai jamais me résoudre à vous demander tout simplement encore plus de postes de juges, encore plus de postes de greffiers et de fonctionnaires.

Le remède serait pire que le mal et c’en serait fini de la sécurité juridique - premier devoir de la Cour de cassation - et de la prévisibilité des solutions - première exigence des justiciables -.

Avènement triomphant d’un périlleux impressionnisme et du sentiment fugace et changeant de l’équité.

Est-ce le destin de notre Cour de cassation ?

Faut-il donc jeter le manche après la cognée ? Suffit-il de renvoyer à plus tard ce qu’il est urgent d’entreprendre aujourd’hui et d’en laisser le soin à un successeur ?

Faut-il se reposer sur le "mol oreiller" des habitudes acquises et des facilités apaisantes ?

Qu’on ne se méprenne pas : il n’est plus possible de faire "comme on a toujours fait", de creuser, encore et toujours, le même sillon.

Que chacun prenne conscience de ses responsabilités et les assume dans la clarté et avec la volonté d’aboutir.

En cette période de voeux, mais aussi période de graves réflexions sur l’avenir de notre institution judiciaire, le Premier président, qui s’adresse à vous en cet instant, est tenté de faire sienne la mâle affirmation de Jean Monnet, l’homme d’un grand dessein, "je ne suis pas optimiste sur tout, mais je suis déterminé sur l’essentiel".

Je souhaite, de toutes mes forces, que notre Cour de cassation - au prestige de laquelle nous sommes tant attachés et qui ne saurait jamais devenir une assemblée de "tâcherons du droit" trouve, en elle-même, suffisamment de ressources, d’imagination, de clairvoyance et de volonté pour briser les conservatismes et les corporatismes, et dépasser les habitudes mécaniciennes et sclérosantes.

"Veillons donc à ne pas subir l’avenir, mais à le faire" (Georges Bernanos).

 

Discours de

Monsieur Pierre Truche

Procureur général

près la Cour de cassation

J’avais dit l’an dernier à pareille époque "si nous ne pouvons faire mieux, faisons autrement". L’année sur ce point a été décevante. Je n’ai pas l’intention de me répéter. Aussi ne vous dirai-je pas que notre stock s’est encore accru de 1207 dossiers. Mais permettez-moi de vous rappeler un souvenir personnel, celui d’une dictée faite au collège, il y a bien longtemps, et consacrée à des soldats de Pompéi. Je me souviens encore de la dernière phrase que je me suis toujours appliquée "Ils jouaient aux cartes tandis que le volcan avançait pour les engloutir".

 

Discours de

Monsieur Michel Jéol

Premier avocat général

près la Cour de cassation

Mesdames, Messieurs,

Si indigne soit-il, tout homme - disait Valéry - mérite qu’on l’écoute quand il parle de son enclume... Je vous parlerai du parquet de cassation, mon enclume, ou plutôt la nôtre, puisque nous sommes une trentaine de magistrats - procureur général et avocats généraux - à tenir le marteau.

Nous existons depuis deux cents ans, comme cette Cour elle même...Est-ce une raison suffisante pour nous prétendre indispensables ? On peut en douter si l’on considère ce que fait habituellement le ministère public. Lutter contre la criminalité, diriger la police judiciaire, engager des poursuites, protéger l’ordre public sous toutes ses formes... : autant de missions - le plus souvent pénales - pour les parquets de première instance et d’appel, autant de fonctions sans objet à la Cour de cassation. En dehors des cas exceptionnels où nous formons nous-mêmes un pourvoi, le procès en cassation peut se passer de nous !

Alors pourquoi nous avoir créés ? "Par raison de symétrie" ? Parce que le parquet existait déjà dans les autres juridictions ? Parce qu’il faisait partie, depuis l’époque royale, du paysage judiciaire ? Ou encore - plus prosaïquement - pour offrir aux parquetiers les plus méritants une fin de carrière honorable ?

Non, protestent nos défenseurs : auprès de la Cour de cassation, le parquet général veille au respect de "la loi", en même temps qu’il défend "l’intérêt général" ! Soit, mais ces missions un peu vagues sont-elles propres au parquet ? Nos collègues du siège peuvent aussi les revendiquer : ils sont les gardiens "patentés" de la loi, et ils seraient étonnés d’apprendre qu’ils ne servent pas l’intérêt général...

Laissons là les incantations rituelles, et tâchons de dire en quoi, concrètement, nous aidons cette Cour à remplir sa fonction.

Une première et dure réalité pour qui découvre la Cour de cassation, son encombrement : 16000 pourvois en 1980, 26000 aujourd’hui, 36000 en attente de jugement. Tous, nous sommes venus, ici, en chevaliers du droit...Et nous nous sommes cognés contre une pile de dossiers !

Pour "dire le droit", il faut "gérer la pile", il faut se débarrasser de l’inutile et de l’accessoire, à moindre frais et au plus vite - comme un chapelain pressé disait ses "trois messes basses" ! Chambre par Chambre, contentieux par contentieux, avec le concours - renforcé - du service de documentation et d’études, dans le respect - difficile - de textes faits pour des temps plus calmes, il faut procéder à des choix - toujours plus audacieux - d’organisation, de méthode, de rythme...

Ces choix relèvent d’abord du siège, mais les avocats généraux doivent y être associés. Parce qu’ils ont besoin d’informations sur chaque affaire. Parce qu’ils participent activement au fonctionnement du système. Parce qu’ils tirent de leur réflexion collégiale une capacité d’alerte et de proposition...La Cour de cassation ne relèvera pas le défi des chiffres sans l’adhésion, sans le concours, sans l’imagination de son parquet !

Supposons maîtrisée l’inflation des dossiers...Restent à accomplir nos véritables missions.

Je négligerai les cas nombreux - trop nombreux - où notre Cour vérifie que les "formes" ont été respectées, que les "motifs" sont suffisants. Ces contrôles n’ont guère d’intérêt que pour les parties, et les avocats généraux ne sont plus en mesure, aujourd’hui, de leur porter une attention prioritaire.

Essentiel, au contraire, est le contrôle exercé ici sur l’application et, partant, sur l’interprétation de la loi. On nous présente habituellement comme "les serviteurs de la loi" : c’est même dit, en forme d’allégorie, au-dessus de nos têtes. Mais lorsque la loi est imparfaite, lorsqu’elle est imprécise, obscure ou muette, lorsqu’elle est manifestement obsolète, lorsqu’elle est en contradiction avec les normes constitutionnelles ou européennes qui pleuvent sur nous depuis 20 ans..., alors nous sommes "les maîtres du droit", nous "disons le droit"...parce qu’il est mal dit, parce qu’il n’est plus dit !

Difficile entreprise ! On a repéré depuis longtemps les deux étoiles qui peuvent guider le juriste cherchant le droit. Ou bien il s’interroge sur la volonté du législateur, il scrute les travaux préparatoires, il raisonne en latin. Ou bien il s’inquiète des besoins sociaux de l’époque, il compare les solutions possibles, il pèse leur équité, leur opportunité, leur efficacité.

Dans notre pratique quotidienne, ces deux démarches sont si étroitement imbriquées qu’il serait déraisonnable, en même temps qu’un peu injurieux pour les uns et les autres, de les répartir entre nous - comme on l’a parfois proposé - et de dire : au siège le raisonnement juridique, au parquet la dimension sociale !

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les avocats généraux ont un rôle spécifique à jouer, pour chacune de ces recherches.

S’agissant de la recherche proprement juridique, ils utilisent évidemment les mêmes "outils" que les conseillers, mais leur travail, accompli après celui du rapporteur, a valeur de "contre expertise". Ou bien l’avocat général est d’accord avec le rapport : il rend plus sûre la décision à prendre. Ou bien, au contraire, il est en désaccord : il provoque un débat nécessaire. Dans tous les cas, son rôle relève un peu de la "maïeutique"...

Mais notre parquet ne se borne pas à conclure sur les recours des autres...en liaison avec les procureurs généraux des cours d’appel, il peut lui-même déférer ici toute décision contraire au droit. Son pourvoi est fait alors dans le seul "intérêt de la loi", sans conséquences pour les parties. Il permet de fixer rapidement l’application d’un texte récent. Ou encore de préciser les limites légales de faits de société - comme les "maternités par procuration".

Enfin, lorsqu’apparaissent dans cette maison des divergences d’interprétation - l’éclatement de nos Chambres en accroît le risque - le parquet, partout présent, doit donner l’alerte. Il peut même, au besoin, provoquer "chambres mixtes" ou "assemblées plénières". Car il serait malsain, pour une Cour "régulatrice", de donner durablement le spectacle de ses divisions...

S’agissant de l’opportunité sociale d’une solution au regard des problèmes de toutes sortes qui inquiètent les Français, la Cour de cassation s’en est toujours préoccupée. M. le conseiller Chartier en a fait, l’an dernier, la magistrale démonstration !

Mais pour prendre en compte les besoins d’une société, il faut les connaître. Et nos collègues du siège se heurtent ici à deux limites. Celle de leur dossier : ils n’y trouvent guère, par définition, que des moyens de droit. Celle de leur statut : ils ne peuvent pas prendre des initiatives qui gâteraient leur image d’impartialité.

Les avocats généraux ne subissent pas ces contraintes : ils peuvent puiser à toutes les sources, recueillir des documents, consulter des spécialistes, entendre des organisations professionnelles, s’informer des solutions de nos voisins...Ils peuvent aussi interroger les ministères. On ne soupçonne pas les ressources de nos administrations centrales : il n’est pas de question qui les laisse sans réponse !

Dès lors, pourra-t-on dire, puisque le Gouvernement dispose de tant d’informations, puisqu’il a la charge de l’intérêt social, sous tous ses aspects, pourquoi les magistrats du parquet ne seraient-ils pas ses relais auprès des juges - comme le disait déjà une loi révolutionnaire ?

Personnellement, j’ai toujours considéré comme légitime - à condition qu’il s’exerce dans la clarté et avec des garanties - le pouvoir reconnu au Garde des Sceaux de donner des instructions aux parquets pour l’application de la loi pénale, ou pour celle de textes d’ordre public, comme le droit de la faillite.

Mais, à la Cour de cassation, nous n’appliquons pas la loi à des faits, nous "disons le droit"...Sans doute, procédons-nous à un mélange subtil de ce qui est juridique et de ce qui ne l’est pas. Mais toute intervention autoritaire dans ce fragile processus serait intempestive. On ne commande pas à l’interprétation de la loi : on la recherche, on la suppute, on la propose, on la justifie ! C’est la solution raisonnable. Est-ce celle qui a prévalu ?

Les textes qui nous régissent sont plutôt ambigus. "Les fonctions du ministère public sont personnellement confiées au procureur général"... "Les avocats généraux portent la parole devant les Chambres au nom du procureur général"...

Ces formules un peu vieillottes - elles datent d’une ordonnance royale de 1826 - ont une résonnance autoritaire, quasi monarchique. Un auteur du siècle dernier nous comparait à des militaires : il avait quand même la délicatesse de faire de nous des généraux !

En réalité, avec le temps, sans éclat, sans que les médias s’en préoccupassent, une lecture libérale de notre statut s’est tranquillement imposée...Parce qu’elle correspondait à la nature de notre rôle !

Dans l’exercice quotidien de leurs fonctions, les avocats généraux sont libres : libres de leurs recherches, libres de leurs mouvements, libres de leurs conclusions, écrites ou orales. S’il est en désaccord avec eux sur un problème grave, le chef de notre parquet peut seulement reprendre le dossier et aller lui-même à l’audience. La pratique s’en est un peu perdue : il est des modes plus "urbains", au sein d’une petite communauté de travail, de résoudre les conflits...

Notre procureur général a connu la même évolution de son statut. Puisqu’il était notre chef...Il fallait bien qu’il nous suive jusqu’au bout de notre liberté ! S’il ne nous donnait pas d’instructions, il ne pouvait guère en recevoir ! Il n’en reçoit pas. Le Garde des Sceaux peut seulement lui adresser l’ordre de former un pourvoi pour violation de la loi ou pour excès de pouvoir. La Chancellerie n’en abuse pas - sept pourvois en 1994 - et notre parquet, même dans cette hypothèse, reste libre de ses conclusions.

Aujourd’hui bien acquise, l’indépendance de notre procureur général appellerait, logiquement, l’intervention du Conseil supérieur de la magistrature lors de sa nomination - comme c’est déjà le cas pour les avocats généraux. Elle s’impose d’autant plus qu’en sa qualité de premier magistrat de France - aux côtés du Premier président de la Cour de cassation - le chef de notre parquet exerce des responsabilités de dimension nationale, notamment pour la formation, la gestion et la surveillance du corps judiciaire, ou encore pour la conduite du ministère public auprès de la Cour de justice de la République.

Ensemble, procureur général et avocats généraux, nous disposons donc de la même liberté. Cela nous impose des devoirs...Si nous ne sommes pas rattachés à un "pouvoir", nous devons trouver une "légitimité" en nous-mêmes, dans ce que nous sommes, dans ce que nous faisons.

Notre légitimité, c’est la recherche objective d’une solution juridique et de ses implications pratiques. C’est un comportement loyal envers le Parlement dont la volonté doit être respectée, et envers le Gouvernement, qui veille à l’exécution des lois.

Notre légitimité, c’est l’impartialité, c’est la volonté d’échapper à des sensibilités personnelles...Notre âge nous y aide : il est celui des dépassements...

Notre légitimité, c’est le désintéressement. Nous n’avons pas un procès à gagner, nous avons un point de vue à exprimer, à faire partager peut-être...

Notre légitimité, c’est la clarté du débat public. Nos conclusions sont faites sous le contrôle de tous, citoyens ou spécialistes.

Notre légitimité, enfin, n’est-ce pas aussi une attitude loyale envers les parties et leurs représentants, les avocats aux conseils ?

En toutes matières, dit la loi, sauf s’il a formé lui-même le pourvoi, notre parquet s’exprime le dernier à l’audience. A défaut d’autres précisions, nous avons admis jusqu’ici que la nature même de notre intervention - donner un avis impartial sur la légalité d’une décision - nous dispensait de respecter le principe du contradictoire et les droits de la défense...

N’était-ce pas là raisonner un peu vite ? La Cour de Strasbourg nous l’a signifié récemment dans un arrêt Borgers, le 30 octobre 1991. Elle a déclaré contraires à un "procès équitable" certaines pratiques de nos collègues de Bruxelles : l’impossibilité de répliquer au parquet de cassation, et la participation de l’avocat général au délibéré avec voix consultative.

Notre vanité pourra se satisfaire à l’idée que la France n’aurait pas été condamnée si l’affaire avait été jugée à Paris...Dans l’usage actuel de la Chambre criminelle, en effet, les avocats peuvent répondre aux conclusions du parquet, oralement ou par note en délibéré. Quant à l’avocat général, il se borne à assister aux délibérations, et il s’abstient même de le faire lorsque la cause est plaidée.

Soit, mais au-delà des griefs propres à la Belgique, l’arrêt Borgers a une signification générale...Le procès en cassation, ce n’est pas un "dialogue" de Platon, on n’y conduit pas un débat de principe qui serait séparé du reste de la cause. En prenant part à l’instance - même s’il n’y est pas véritablement partie - notre parquet peut exercer une influence décisive sur le sort des plaideurs, au pénal comme au civil.

Dès lors, par respect des principes, par courtoisie - le "contradictoire", c’est la courtoisie du procès !- il faut généraliser les usages de la Chambre criminelle, comme y incite l’article 445 du nouveau Code de procédure civile. Il faut informer plus largement les avocats du sens probable de nos conclusions, surtout si elles soulèvent des moyens nouveaux ou si elles invoquent des éléments recueillis à l’extérieur. L’intervention désintéressée du parquet a un côté "chevaleresque", allons jusqu’au bout de notre "chevalerie" !

Au terme de mon propos, je m’adresserai à mes collègues du siège. Lorsque je dis "nous" - vous l’avez compris - il s’agit tantôt de notre maison commune, tantôt de son parquet. C’est bien là notre dualité !

Nous sommes "à la Cour de cassation" et "près la Cour de cassation". Nous vous ressemblons, nous participons à votre travail, nous partageons vos ambitions, nous éprouvons vos difficultés...Mais, dans le même temps, nous sommes différents. Nous représentons une autre "culture" judiciaire - qui n’a jamais été "de soumission", comme on l’a dit. Nous sommes un lien souple avec l’Etat, une communication avec la société civile, "une fenêtre ouverte sur l’extérieur"...

Si nous ne sommes pas cela auprès de vous, si nous ne faisons pas cela, alors, c’est vrai, nous ne servons à rien !

 

Discours de

Monsieur Pierre Truche

Procureur général

près la Cour de cassation

Vous venez, Monsieur le premier avocat général, d’exposer avec la clarté, la compétence et la conviction que nous apprécions chez vous le rôle du parquet général près la Cour de cassation. Soyez-en particulièrement remercié.

C’est là une mise au point nécessaire au moment où le parquet est l’objet d’interrogations en France. Les mêmes titres - procureur général, avocat général - recouvriraient donc des fonctions différentes dans les cours d’appel et ici en raison de la présence ou de l’absence de ce que le statut de la magistrature appelle la "subordination hiérarchique" qui lie les membres du parquet au Garde des Sceaux.

Essayons, dans le prolongement de vos réflexions de clarifier le débat actuel.

En dehors de ses fonctions de gestion d’un corps ou de responsabilité en matière pénitentiaire et de protection de la jeunesse, un ministre de la Justice a trois champs d’activité.

Grâce à des services juridiques compétents, participant à l’élaboration des lois, il peut d’abord être un très utile conseiller juridique des parquets pour éviter des interprétations erronées.

En raison de la vision d’ensemble qu’il a des problèmes, il peut ensuite veiller efficacement à ce que l’égalité des citoyens devant la loi soit respectée en tout point du territoire de la République.

Or sur ces deux sujets - l’interprétation de la loi et l’harmonisation de la jurisprudence - la Cour de cassation, unique pour toute la République, a un pouvoir premier qui explique que le Garde des Sceaux s’en remette sans intervenir à ses décisions. Ce qui n’interdit pas, on l’a vu, aux avocats généraux d’inclure dans leurs démonstrations les analyses ministérielles, y compris pour les discuter.

A ne considérer que ces deux premiers rôles, on a pu imaginer de les confier à une autorité indépendante du gouvernement afin de couper tout lien entre la politique et le judiciaire. C’est oublier le troisième volet de l’activité d’un Garde des Sceaux, le rôle politique qu’il doit tenir et qui ne peut appartenir qu’à lui.

Toute la démarche de la justice consiste en une sorte d’alchimie : passer d’une situation de fait à une situation de droit. A la solution juridique qu’adoptera en définitive la Cour de cassation, un gouvernement ne peut s’opposer qu’en proposant au Parlement de nouvelles lois qui s’imposeront, une fois votées, aux juridictions mais les situations de fait de départ s’appellent criminalité, délinquance, insécurité, faillite, licenciement...Evénements dont il serait vain de soutenir que le pouvoir politique devrait s’en désintéresser, qu’il s’agisse d’un phénomène d’ensemble ou même d’un cas particulier typique. La solution de droit appartiendra en définitive aux juges mais doit-il être interdit au gouvernement de les éclairer ? L’originalité de la réponse française à cette exigence politique a été de confier au parquet, c’est-à-dire à des magistrats, en plus de leurs pouvoirs propres, le rôle d’interface entre le gouvernement et les juges.

C’est bien sûr susciter la suspicion. Voire selon certains justifier, à titre préventif, la violation de secrets professionnels. Pratiquant le parquet depuis quatre décennies, je peux attester de la qualité et de la conscience de ceux qui exercent cette fonction. Aussi, j’avoue être un peu las de lire que si le parquet ordonne une enquête préliminaire c’est pour enterrer une affaire ou d’entendre tel collègue d’un pays d’Europe de l’Est n’ayant jamais dans le passé connu la démocratie et venant seulement d’y accéder progressivement dire que le système français qui place la justice sous la main du pouvoir politique ne saurait être pris pour modèle.

Le moment me paraît venu de tenter de dépasser cette situation bloquée dans deux directions à partir du statut du parquet.

La suspicion publique naît des articles 5 et 43 du statut de la magistrature qui disposent, le premier, que "les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du Garde des Sceaux, ministre de la Justice" et, le second, que leur faute disciplinaire est appréciée "compte tenu des obligations qui résultent de (leur) subordination hiérarchique".

Une première conséquence a été, lorsque fut créée l’an dernier une formation du parquet du Conseil supérieur de la magistrature, de ne la doter que du pouvoir de donner des avis et non de rendre des décisions en matière de nomination et de discipline, contrairement à ce qui se passe dans la formation compétente pour le siège. On a parfois avancé l’idée que pour appliquer la politique pénale qu’il souhaite, un ministre doit s’appuyer sur des collaborateurs de confiance. C’est oublier que les membres du parquet, quels que soient les votes qu’ils émettent lors des consultations nationales, sont des magistrats tenus par la loi à une obligation morale impérieuse à laquelle ils sont très attachés : ne requérir que ce qu’ils croient conforme au bien de la justice. Si l’on considère la défiance qu’un tel système provoque en France et la surprise qu’il suscite souvent à l’étranger, on peut penser que tôt ou tard il sera modifié et que la nomination comme la discipline de tous les magistrats seront confiés au Conseil supérieur de la magistrature dans ses deux formations. Vice-président de cet organisme, en matière de nomination, partie poursuivante au disciplinaire, le Garde des Sceaux a toute possibilité de faire valoir ses arguments et je suis pour ma part convaincu qu’il gagnerait en autorité en n’apparaissant pas comme l’ultime décideur de la carrière des magistrats du parquet et en se consacrant pleinement à sa troisième fonction.

Monsieur Jéol a excellemment parlé de la dimension sociale qu’intègre dans sa décision le magistrat du parquet. Cette composante est aussi de la responsabilité du gouvernement qui, par ses circulaires, peut orienter les parquets pour la mise en place d’une politique d’action publique adaptée à l’évolution de la délinquance, qui peut ordonner l’engagement de poursuites, qui peut faire exposer son point de vue à l’audience quitte à ce que son représentant, dont la parole est libre, prenne oralement des réquisitions différentes, qui doit même pouvoir mettre en garde le parquet contre des poursuites infondées en droit ou ne respectant pas l’égalité entre les citoyens.

Mais dans les relations entre parquet et ministère les termes du statut de la magistrature ont faussé le problème. Les formules employées sont dépassées et ne rendent pas compte de ce qu’est la réalité de la dialectique qui préside à la conduite des affaires.

Un parquet est composé de magistrats sensibles à leur éthique qu’ils savent exigeante. Et justement parce qu’ils sont magistrats, on leur confie le soin d’être les premiers juges des affaires pénales dont ils sont saisis et donc d’apprécier s’il est opportun ou non d’exercer des poursuites. Pour cela, ils doivent élaborer des politiques de l’action publique respectant l’égalité entre les citoyens et non céder à l’arbitraire par amitié, inimitié ou intérêt. Cela suppose un dialogue à l’intérieur comme à l’extérieur du parquet et notamment avec la Chancellerie. A la notion de subordination, il faut préférer celle de dialogue. Un progrès a été accompli avec le versement au dossier des instructions ministérielles mais il faut aller plus loin et faire apparaître les deux parties du dialogue et donc prévoir également que seront joints les comptes rendus des parquets. En matière de justice, la transparence est préférable au secret qui fait naître le soupçon. On pourrait ainsi mieux apprécier le mûrissement d’une affaire car la justice a son temps qui n’est pas celui de l’impatience, des a priori, des mises en cause hâtives.

Ou pour reprendre le "cheminement du jugement idéal selon le Zheyn Zhiyan", texte chinois du XVIIème siècle, dont un des trois objectifs est d’assurer aussi la bonne renommée du juge - nous sommes en plein dans le sujet - il ne faut pas "se croire dans le vrai" - maladie moderne - mais cultiver le doute.

Comme dit le proverbe anglais, la justice ne doit pas seulement être rendue, elle doit encore être compréhensible. C’est incontestablement vers une plus grande lisibilité qu’il faut maintenant aller, en ouvrant des fenêtres dans les hauts murs des trop longues procédures et en permettant à tout intéressé d’avoir accès à la partie administrative des dossiers, y compris lorsque la procédure est classée sans suite.

C’est aux juges ensuite de rendre leur décision qui sera d’autant plus éclairée que tout se fera au grand jour. Nous avons tous à y gagner car tomberont alors les suspicions injustifiées. A une époque placée sous le patronage de Saint Thomas, il ne suffit pas d’affirmer sa bonne foi, il faut montrer. Et bien donnons à voir dans l’intérêt de tous mais aussi dans le respect des droits des parties au procès !

 

Propos de clôture

de

Monsieur Pierre Drai

Premier président

de la Cour de cassation

Avant de lever notre audience solennelle, je souhaite dire quelques mots à l’adresse de Mademoiselle Stéphanie Gargoullaud et de Monsieur Christophe Aubertin.

Car, n’est-il pas vrai ? Une manifestation qui se déroulerait sans l’évocation du lendemain et sans l’hommage rendu à ceux qui le feront, serait gravement déficiente.

Mademoiselle Gargoullaud,

Monsieur Aubertin,

en vous conviant à assister à son audience solennelle de rentrée, la Cour de cassation entend saluer et honorer les juges et les procureurs de demain.

Vous êtes, parmi d’autres, deux représentants de cette magistrature de l’avenir, brillamment admis à entrer à l’Ecole nationale de la magistrature.

Auditeurs de justice, vous allez, pendant plusieurs mois, vous préparer à remplir des fonctions difficiles et enthousiasmantes, tout à la fois : juger vos semblables ou requérir, au nom du seul intérêt général, l’application, juste et mesurée, de la loi.

Ces fonctions, vous veillerez à ne pas les exercer, dans le train-train monotone et mécanique de dossiers qui se gèrent et, un jour, s’évacuent, mais toujours avec une foi renouvelée et une passion en éveil.

Vous n’exercerez pas vos fonctions dans l’indifférence de l’objectif à atteindre, mais toujours dans une exacte perception du "pour" et du "contre".

Vous veillerez à ce que, dans votre action, il y ait toujours place au doute et vous aurez toujours à lutter pour éviter que la moindre place soit laissée à la "rumeur", au "préjugé", au "soupçon"...

Si le bon sens populaire vous incline à penser qu’il n’y a pas de fumée sans feu, que la sagesse et la prudence du juge vous murmurent doucement qu’il peut y avoir aussi des fumées sans feu...(Patrick Wajsman, Le Figaro, du 27 octobre 1994).

Bref, fuyez les certitudes arrogantes et faites en sorte que toute volonté de croire soit une raison de douter.

Vous veillerez à ne jamais mépriser le droit, la règle de droit pré-existante et objective et vous veillerez à ce que cette règle de droit ne soit jamais qu’un instrument au service de qui s’en sert, que cela vous convienne ou vous dérange (Jean-Denis Bredin, Le Monde 21/22 août 1994).

Vous veillerez à ce que, dans votre démarche, vous apparaissiez toujours comme "un juge qui passe" et plus particulièrement comme une "force qui va", convaincu que vous devez être, qu’une bonne justice "ne s’accommode, ni de cris, ni de chuchotements".

Vous veillerez, certes, à faire votre métier, mais, plus encore, vous aurez à coeur de faire votre devoir : rendre justice à ceux qui, en confiance, s’adressent à vous, le faire dans un délai raisonnable et supportable, par des décisions immédiatement compréhensibles, le tout, dans un climat qui exclut soupçons et préventions.

Soyez convaincus - comme nous le sommes fortement - qu’une société qui méprise ses juges et sa justice, tend à se décomposer.

Citoyens d’une libre démocratie, nous devons tous et vous devrez tous, ne jamais être les témoins passifs de la dégradation et de la détérioration de l’image du juge.

En somme, vous aurez toujours égard à la personne qui souffre dans sa liberté, dans sa réputation, dans sa vie familiale et affective.

Vous veillerez à ce que jamais l’homme ou la femme qui se présente devant vous, juge indépendant et libre, ne soit humilié avant même que justice soit passée.

Dans un monde bouleversé, déchiré, confronté à toutes les violences physiques et morales, et souvent impitoyable, le juge doit inspirer confiance et être, pour chacun de nos concitoyens, un recours et une source d’espérance.

Ce faisant, vous aurez découvert la source de votre légitimité.

Dans la perception du sens de vos responsabilités, vous aurez à être ces "praticiens de l’idéal" seulement préoccupés de la confiance et du respect qui vous sont dus.

En tout, soyez crédibles et responsables.

Vendredi 6 janvier 1995

Cour de cassation

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