Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1993

En 1993, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 6 janvier, en présence de M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre, de M. René Monory, Président du Sénat, de M. Henri Emmanuelli, président de l’Assemblée nationale, et de M. Michel Vauzelle, garde de

Rentrées solennelles

Discours prononcés :

"Ce n’est pas la Règle qui nous garde,
mais c’est nous qui gardons la Règle"

Georges Bernanos
Dialogue des Carmélites

Discours

de

Monsieur Pierre Drai

Premier président de la Cour de cassation

 

Monsieur le représentant de Monsieur le Président de la République,

Monsieur le Premier ministre,

Monsieur le Président du Sénat,

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

Monsieur le garde des Sceaux, ministre de la Justice,

Voici très exactement douze mois - le 6 janvier 1992 - en ouvrant l’audience solennelle de Notre Cour, je formulais le voeu que l’année qui se présentait à nous, fût une "année de la Justice", convaincu que j’étais - et je le suis encore plus que jamais - que la justice est l’affaire de tous et que chacun, en ce pays, doit être écouté et entendu lorsqu’il demande raison et lorsqu’il s’inquiète sur l’état de la justice.

Notre audience de rentrée n’est pas une occasion d’impressionner le bon peuple des justiciables...ou celui des spectateurs.

Elle n’a qu’une seule vertu, celle d’être le signe de la vie et l’occasion de rendre des comptes.

Encore un rite et encore une tradition, diront certains, plus portés à moquer ces juges qui, vêtus de rouge ou de noir, voudraient renforcer leur autorité en marquant de la distance ou de la hauteur.

Ceux qui, "au nom du peuple français", mais sans détenir de celui-ci un mandat électif direct, jugent, condamnent, absolvent ou, parfois, concilient, doivent savoir qu’ils ont en charge la preuve qu’ils sont toujours "dans la vie" de la société qui les soutient ou les supporte.

Ils doivent aussi répondre des actes qui sont les leurs, lorsqu’ils ont usé des armes et des moyens qu’ils ont brandis ou utilisés.

Certes, les juges ont pris place dans la Cité et dans le siècle, une "trop grande place", diront certains pour s’en plaindre ou pour s’insurger.

Ils ne se veulent plus condamnés à ne plus apparaître que comme une figuration intelligente dont le rôle se limite au prononcé de quelques phrases rituelles ou à des attitudes conventionnelles.

D’aucuns prétendront même, pour appeler à la vigilance, que nous sommes entrés dans la "saison des juges" et que grande est désormais la tentation, pour ceux-ci, surtout lorsque la loi est muette, insuffisante ou obscure, de vouloir se substituer au pouvoir politique et d’être ce "para-législateur" par qui est comblé ce vide dont la nature a horreur.

Le juge n’est-il pas là pour juger et pour décider ? et les problèmes les plus brûlants de notre temps et de notre société, comme les interrogations banales de la vie quotidienne, ne doivent-ils pas toujours relever d’un juge qui arbitre ?

Nous le savons bien, depuis qu’Albert Camus l’a exprimé avec netteté, " ce que l’Homme supporte le plus difficilement, c’est d’être jugé ".

Mais nous le savons aussi : l’image de marque du juge et de la justice n’a jamais été bonne en France ; certains pensent même qu’elle l’est de moins en moins et conseillent de jeter un regard de l’autre côté de la Manche ou même au-delà, vers les Etats-Unis d’Amérique où un pouvoir judiciaire - aujourd’hui comme au temps de Tocqueville - assurerait avec bonheur la régulation d’une société contractuelle et activiste.

Dans notre pays, subsiste, dans le tréfonds de la conscience populaire, cette vieille méfiance à l’égard des juges, méfiance qu’accroît encore la vue des défectuosités d’une machine vieillie et vite essoufflée face à l’effort.

Alors, régulièrement et parfois violemment, les juges sont jetés "dans la balance", pour y être jaugés et jugés à leur tour.

Traités sans ménagement et souvent mal traités, ils sont accusés de rendre parfois la justice comme s’exprimeraient des "gaudrioles", ils sont invités à s’expliquer, parfois même à se justifier, au risque de se voir reprocher, en répondant à une attaque par une attaque de manquer de réserve, de retenue et d’être en grave décalage avec une opinion publique avide de simplicité et d’à-peu-près.

La justice, les juges sont embarqués sur une nef et les eaux s’agitent.

"Tempête sur la Justice", écrivait, voici peu, votre prédécesseur immédiat, Monsieur le garde des Sceaux.

La tempête ne connaît que de brefs répits, qui laissent haletants et inquiets des observateurs pourtant riches d’indulgence et de compréhension.

Depuis Pascal, nous connaissons le "bon usage des maladies" : "celles-ci ne sont autre chose que la figure et la punition, tout ensemble, des maux de l’âme".

Y a-t-il donc "un bon usage des crises" et les juges ballottés, attaqués, surveillés, suspectés au moindre geste qui surprend, déplaît ou dérange, peuvent-ils espérer qu’un jour justice leur sera rendue ?

Il n’est pas facile d’être juge par les temps qui courent.

Si les crises ont une utilité et s’il faut apprendre à en faire "un bon usage", c’est seulement parce qu’elles empêchent le monde - et plus spécialement notre Société - de dormir et qu’elles lui évitent ainsi de renoncer à déplacer les lourds granits de la sclérose auto satisfaite et du corporatisme pédant et tatillon.

Elles sont une facette de la vie toujours agitée et bruyante d’une démocratie : la fixité de l’acquis, la vérité définitivement révélée et les attitudes pétrifiées appartiennent aux morts : elles sont de l’ordre impeccable des cimetières.

Je sais de nombreux juges désorientés : ils supportent de lourdes charges, ils assument, dans la solitude, d’écrasantes responsabilités et font l’objet de fréquentes et vives critiques.

Le "peuple magistrat", je veux parler du jury d’assises, n’échappe pas à ces critiques.

Face aux crises, il faut certes "raison garder" mais, aussi et surtout, tenir l’oeil ouvert non sur les scories de l’accessoire mais sur la lave roulante de la vie et l’oreille tendue vers le cri des humbles et des souffrants.

Alors oui, il est temps, il est toujours temps de parler des crises.

Mais on ne change pas la société "par décret".

Pour notre justice, n’attendons pas passivement que des statuts, des lois organiques ou ordinaires, des décrets ou des circulaires fournissent la thérapeutique nécessaire, car il est, aujourd’hui encore, des malades qui meurent... guéris.

Notre société est certes exigeante et contestante et elle a le droit de prétendre à une justice toujours en progrès et toujours exemplaire.

Mais demeure toujours vraie la réflexion de Balzac, "se méfier de la magistrature et mépriser les juges, c’est un commencement de dissolution sociale".

Les juges, mais aussi tous ceux, fonctionnaires et auxiliaires de justice, qui font ce "monde judiciaire", multiple et frémissant, le savent et ne veulent pas désespérer.

Formulons le voeu que soit entendue "la prière pour la justice et pour les juges".

Madame et Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Vous ne manquez d’assister à aucune de nos audiences solennelles.

Mais cette année, un vide se fait cruellement sentir, au sein de votre haute instance.

Monsieur le doyen Jean Pinel a été, lui aussi, terrassé et emporté.

Ce grand commis de l’Etat, votre doyen, avait appris, au fil des années et au-delà des simples apparences, à mieux connaître le monde judiciaire et à l’apprécier, dans ses traditions et ses vertus.

Je puis porter témoignage qu’il a mis toute son énergie et son grand coeur, à servir la magistrature, à veiller, à découvrir les compétences professionnelles souvent discrètement voilées, à réparer ou à expliquer ce que telle ou telle nomination pouvait avoir, en apparence, de choquant ou d’injuste.

Il nous a brutalement quittés, en emportant un imposant capital d’estime et de confiance pour la magistrature de notre pays.

Madame, Messieurs,

En assistant à nos audiences solennelles, vous donnez un contenu concret à cette disposition de l’article 64 de notre loi fondamentale qui vous donne mission d’assister Monsieur le Président de la République dans son action pour garantir l’indépendance des juges.

Au-delà même de notre rencontre de ce jour, il convient de rassurer les juges de notre pays.

De crise en crise, ces juges avancent ou tentent d’avancer sur le chemin difficile de la vérité.

Leurs moyens sont souvent sommaires et l’éblouissement des projecteurs d’une actualité souvent cruelle et toujours fugace, fait parfois douter de la légale rectitude de leur démarche.

Quelques que soient les formes et les modalités que revêtiront les projets de réforme visant le Conseil supérieur de la magistrature, il vous faudra toujours apparaître comme l’institution permanente assurant l’indépendance de ceux qui ont le grand honneur et la mission unique de trancher les litiges et de juger leurs semblables.

Qu’un juge se sente entravé dans le libre exercice de son pouvoir juridictionnel ou qu’il se sente menacé dans l’exercice de ce pouvoir, c’est déjà et ce sera toujours vers le Conseil supérieur de la magistrature qu’il devra se tourner pour réclamer et obtenir, tout à la fois, protection et garantie.

En définitive, c’est vers vous que devront se porter plaintes et doléances des juges, jeunes ou moins jeunes : ce faisant, les uns et les autres éviteront le piège mortel d’une action qui, parce que militante ou désordonnée, risque d’apparaître à l’opinion publique comme dépourvue d’impartialité et donc de crédibilité.

Monsieur le Premier président de la Cour suprême de la République de Pologne,

La Cour de cassation de France est heureuse de vous recevoir, ce jour d’audience solennelle.

Vous êtes le bienvenu en ces murs qui, par tous les détails de la décoration, proclament et glorifient le droit et son expression essentielle, la loi.

Nous savons tous les efforts déployés dans votre pays pour y restaurer le règne de la loi.

Soyez assuré de notre profonde et amicale sympathie, dans cette marche vers l’Etat de Droit et la consécration des libertés fondamentales de l’homme.

La Cour de cassation de France s’associera à vos efforts, si vous le souhaitez.

Excellences, Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames, Messieurs,

Depuis à peine cinq jours, des barrières se sont levées et ce chantier de la maison Europe, ouvert dans les années 50, est apparu à nos yeux dans ses réalisations concrètes - la libre circulation des biens et des marchandises - mais aussi dans celles à venir, la libre circulation des personnes et son corollaire, la protection de l’homme contre les entreprises d’une malfaisance toujours présente et toujours attentive aux défauts de la cuirasse.

Dans notre marche vers un nouveau millénaire qui nous contraindra - qu’on le veuille ou non - à l’ouverture et à la compétition, dans cette marche, qui ne peut se pratiquer que le regard rivé vers la ligne avant, il est fatal que soient perçus les frémissements et les bruits des polémiques et des luttes car, n’est-il pas toujours vrai de dire, avec Montesquieu : qu’un Etat libre, c’est un Etat "toujours agité" ?

Un certain 20 septembre 1992, dans le silence enfin retrouvé et dans le secret de l’isoloir, face à sa conscience d’homme libre et éclairé, chacun de mes compatriotes a été appelé à dire par un mot - un seul, oui ou non, comment il voyait la décennie, les décennies à venir et quel avenir il convenait de réserver et de préparer pour ses enfants.

Ce jour-là, et suivant la formule héritée de nos pères révolutionnaires, le peuple souverain a parlé.

Et, ce faisant, il a imposé sa volonté.

Et maintenant ?

Jamais n’a été affirmée, avec autant de force, l’éminence de la règle de droit, c’est-à-dire de la règle générale, objective et préexistante.

C’est la règle de droit qui permet de substituer à la force et à la violence, le respect de l’autre et la prise en compte des singularités.

C’est encore elle qui favorise la communication entre les hommes et les échanges de biens et de services.

C’est en somme, suivant la belle formule de M. Laurent Cohen-Tanugi, la règle de droit qui empêche le renard de pénétrer dans le poulailler.

Affirmer l’Etat de Droit, combattre pour le droit, une formule mille fois répétée, comme une lancinante antienne qui agace ou fait sourire, alors que la violence, la rouerie sont toujours là, en une présence affirmée ou sournoise.

Et, pourtant, affirmer l’Etat de Droit, c’est constater que la loi s’applique à tous, y compris à l’Etat et à ses émanations, selon le principe d’équité et d’égalité de tous devant la norme objective, c’est veiller à chasser du jeu politique ou économique toutes les distorsions flagrantes ou cachées et c’est se refuser à l’opacité des règles du jeu.

C’est faire en sorte, lorsque la règle a été méconnue ou violée, que chacun puisse sentir ou constater que "le mépris du droit coûte cher".

Affirmer l’Etat de Droit, c’est aussi proclamer que le droit ne saurait jamais être la chose exclusive des spécialistes et des techniciens, mais qu’il doit être accessible à celui qui, dans sa personne ou dans ses biens, subit une atteinte éhontée ou une intrusion dissimulée dans ce qui constitue sa raison d’être et de vivre, sa liberté et sa dignité.

Combattre pour le droit, c’est en connaître les règles pour pouvoir en exiger l’application : que peut donc aujourd’hui le citoyen, pour pénétrer ce maquis, chaque jour plus épais, des 360 000 textes législatifs et réglementaires français et des 20 000 directives et règlements européens.

Nul n’est censé ignorer la loi ! C’est une nécessité de toujours l’affirmer, mais qui ne sent que l’affirmation relève, de plus en plus de l’incantation et que la fiction devient, de plus en plus, "fictive" ?

Et demain ? De quoi sera-t-il fait ? Alors que beaucoup de bons esprits évoquent pour en éprouver craintes et inquiétudes, l’avènement d’une "eurocratie" accouchant de la règle de droit, dans le clair obscur des bureaux et voient dans le "mythe du législateur suprême" la source d’un affranchissement de l’esprit de lutte et, donc, d’un affaiblissement des libertés.

Veillons, nous les juges, à ne jamais nous voir reprocher de contribuer au "déficit de l’esprit démocratique".

Certes, nous assistons, depuis quelques décennies, à la mise en place de mécanismes propres à sanctionner et à priver d’effets la prétendue règle qui ne respecterait pas le principe de principe ou le principe de constitutionnalité, car, seul le "droit sanctionné" (Hans Kelsen) mérite de figurer au rang des concepts d’une démocratie libérale et seul un juge, indépendant et impartial, agissant dans la clarté et la loyauté, peut en être le moteur.

Chacun ici et au-delà de notre hexagone, sent bien que le droit n’atteint sa plénitude qu’en se réalisant et que, hors les spéculations abstraites, c’est dans le "Microcosme des cas d’espèce" (Henri Motulsky) qu’un juge, en interprétant le fait et en "disant le droit" agit selon une démarche qui lui est propre, puisqu’elle est, dans le même temps, acte de connaissance et acte de volonté.

Tout jugement est action, mais une action qui, à la pure juridicité, jeu savant de l’esprit, allie nécessairement l’esprit et l’idéal de justice.

Mais le droit ne demeure vivant que dans la mesure où, périodiquement, on voit sécréter des droits nouveaux sous la pression d’exigences de justice ou de protection de l’individu.

Lorsque, dans la défense des plus faibles, le droit existant se révèle insuffisant, c’est au juriste, avocat d’abord, juge ensuite, de jouer ce rôle qui relève de la maïeutique du droit en formation, du droit à conquérir.

Et l’on voit ainsi la Chambre sociale de notre Cour fustiger un employeur et le condamner pour violation d’un "droit à la dignité du travailleur".

Et l’on voit encore la Chambre criminelle dessiner avec soin le portrait du "juge impartial" et sanctionner le juge qui, au cours des débats ou dans les motifs de sa décision, fait apparaître ses choix et ses options personnels.

Le droit est une grande école d’imagination.

Au fil des années, des "droits nouveaux" sont, en effet, apparus et ont été reconnus, qui se sont ajoutés, dans un mouvement d’enrichissement remarquable, à ce qui doit constituer le patrimoine moral et juridique que nous laisserons à nos descendants du début du troisième millénaire.

Ils sont certes liés à l’évolution des techniques et des idées et à des luttes sociales, politiques, nationales, mais ils sont aussi le résultat des échanges nécessaires qui ignorent les frontières et prennent l’homme dans ses besoins et ses exigences essentiels.

On a pu, ainsi, parler d’une troisième génération des droits de l’homme :

- Droits économiques, sociaux et culturels : ils ont une valeur propre et ils contribuent, en outre, à la concrétisation et à la réalisation effective des droits civils et politiques proclamés depuis plus de deux cents ans : droits à l’emploi, à la solidarité, à l’action syndicale, à l’éducation, à la santé, au logement, au transport, à la protection de l’environnement, à la culture, à l’information, à la protection de l’intimité de la vie privée.

- Dans cette "troisième génération des droits", il faudra laisser une place au respect de la différence et de la non-discrimination culturelle ou ethnique, mais aussi donner un contenu concret au droit de participer à la vie publique, à tous les niveaux, ainsi qu’à la gestion des institutions sociales, professionnelles et politiques de toute nature : l’homme doit tenir son destin en mains et rien de durable ne peut se faire sans lui et, a fortiori, contre lui.

Car telle est la loi de la démocratie.

Faisons confiance aux juristes, avocats et juges, pour formuler et sanctionner ces prérogatives qui, bientôt, sortiront de la zone du "non droit" où elles se trouvent encore cachées.

Bien évidemment, il n’est pas suffisant de proclamer l’existence de droits fondamentaux ou d’annoncer la formation de "droits" nouveaux .

Si le droit est une "arme politique", c’est par l’éducation et la formation civiques, par le respect de la dignité de l’autre et la tolérance à l’égard de ce qui est différent que s’assurent la paix et la tranquillité, même si la vie en démocratie implique naturellement le choc et la confrontation des idées.

Le droit a été au cœur de la construction progressive du Traité de Rome, qui nous conduit aujourd’hui aux portes de l’Union européenne.

Le défi est immense et conditionne notre futur proche : le droit y est un enjeu majeur.

Vous avez récemment souhaité, Monsieur le garde des Sceaux, voir des juges français "aller au devant d’autres juges, les découvrir, les accueillir et s’enrichir des différences ainsi constatées".

Sans céder à un quelconque cliché journalistique qui prônerait une "Europe des juges", il nous faut bien constater que, lorsque des juges se rencontrent, dans un esprit d’ouverture et dans une volonté de compréhension, ils ne peuvent pas ne pas constater leur accord sur des principes fondamentaux et sur des valeurs essentielles, même si la démarche méthodologique varie de l’un à l’autre.

Voici peu, sur une remarquable initiative prise par Madame le premier président de la cour d’appel de Paris et par Monsieur le procureur général près cette cour B aujourd’hui notre procureur général B des juges de l’Europe des Douze se sont rencontrés et ont été invités à participer à des débats judiciaires, sur des cas d’espèce fictifs certes mais bien concrets et quotidiens : les résultats ont été éloquents, dans la convergence des démarches et des solutions.

Les "Justices" existent bien et chacun a pu les rencontrer.

Dans quelques mois, les chefs des cours suprêmes de l’Europe des Douze se rencontreront à Lisbonne, comme ils le font tous les deux ans et la délégation de notre pays a proposé que soit mieux fixé le portrait du "Juge impartial" au sens de l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

Et n’oublions pas que, depuis septembre 1968, la Convention de Bruxelles a permis la libre circulation des jugements : ce qui est jugé à Bordeaux reçoit application immédiate et intégrale à Florence ou à Amsterdam.

Peut-on imaginer une plus éloquente illustration de la confiance réciproque des juges.

Refus de la suspicion de principe à l’endroit de l’autre mais accueil de principe de ce qu’il a fait et décidé, n’est-ce pas de cette façon que s’édifient les communautés d’hommes et de femmes ?

Il nous faut en être convaincus : l’Europe se construira par la règle de droit et avec les juges.

Discours de

Monsieur Pierre Truche

Procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le Premier ministre, Monsieur le garde des Sceaux, avec Monsieur le Président de la République dont je salue le représentant à cette audience, vous avez bien voulu me choisir pour exercer les fonctions de Procureur général près la Cour de cassation. Je suis profondément sensible au grand honneur qui m’est ainsi fait, mais je mesure aussi les obligations qu’une telle nomination m’impose.

Plus que comme le couronnement d’une carrière personnelle B ce à quoi je ne suis évidemment pas insensible B je ressens cela comme un devoir, celui de m’engager davantage, jour après jour, pour le bien de la justice à la place qui est désormais la mienne.

Cet engagement est pour moi d’autant plus solennel qu’il est pris en votre présence et en celle des hautes autorités de l’Etat que sont Monsieur le Président du Sénat et Monsieur le Président de l’Assemblée nationale, ainsi que devant toutes les personnalités qui honorent par leur venue toute la Cour et très particulièrement son nouveau Procureur général.

On n’aborde pas la Cour de cassation par le haut sans appréhension. Aussi me seront très précieux les repères que je peux y avoir comme les aides sur lesquelles je sais, déjà, pouvoir compter.

Mes repères dans cette juridiction, je les rechercherai auprès de trois magistrats qui l’ont particulièrement honorée.

D’abord mon prédécesseur, Monsieur le Procureur général Bézio dont chacun sait que toute sa vie professionnelle fut marquée par une passion, celle de la justice, et une volonté, améliorer son fonctionnement. Il le disait dès son installation dans ses fonctions de procureur général ; il y a trois ans, exactement, lors de l’audience solennelle de rentrée, il traçait des voies pour parvenir à une réduction du nombre des pourvois et pour traiter davantage d’affaires. Cause un peu désespérée, avez-vous pronostiqué Monsieur le Premier avocat général. Je n’en suis pas persuadé, tous les propos que j’ai pu recueillir, ici, lors de mes premières rencontres montrent que cet objectif est ici largement commun. Dans l’accomplissement de cette tâche, le souvenir et l’exemple de M. Bezio seront pour moi un guide précieux.

Les deux autres magistrats que je souhaite évoquer ont été mes maîtres comme ils l’ont été pour d’autres dans cette assemblée. Leurs noms ne sont pas connus du public mais tous ceux qui les ont approchés en ont été enrichis.

De M. Pierre Faivre, conseiller honoraire à la chambre criminelle et de M. Georges Liaras, que la mort a brutalement atteint alors qu’il était conseiller à la 2ème chambre civile, j’ai reçu, il y a quatre décennies, un enseignement que je n’ai pas oublié et qu’ils ont ensuite enrichi.

Dans cette Cour où ils ont dit le droit avec une science et une hauteur de vue reconnues, je résumerai leur enseignement en quatre propositions. Le magistrat applique et sert la loi. Pour l’interpréter, il est éclairé par des principes directeurs fondamentaux qui sont la base d’une société démocratique et maintenant de la construction européenne. La loi s’applique dans une société en évolution dont les mouvements profonds doivent avoir une influence sur l’évolution de la jurisprudence, en référence aux principes. Enfin, toute décision s’applique à des hommes dont la vie sera plus ou moins profondément modifiée par la sentence rendue tant au civil qu’au pénal.

Monsieur Liaras avait une formule bien à lui pour me rappeler qu’il ne fallait jamais oublier le défendu. Il voulait signifier par là que, même lorsqu’il était à la Cour de cassation, une affaire ne se résumait pas à un équilibre entre les pouvoirs du juge et les droits de la défense et que la justice ne se réduisait pas à un dialogue entre professionnels du droit, magistrats et avocats.

Résumées, ces règles de conduite peuvent apparaître comme des évidences, sinon des banalités, mais les mettre en œuvre requiert science et éthique, ouverture, vigilance et attention.

Pour s’engager dans cette voie difficile, le magistrat s’il est seul au moment de la décision n’est pas et ne peut pas être un homme isolé dans sa juridiction.

Ce n’est pas sans nostalgie que j’évoque les aides qui ne m’ont jamais été comptées pendant quatre ans et demi à la tête du parquet général de la Cour d’appel de Paris. Ce que nous avons pu faire avec Madame le Premier président l’a été grâce à notre entente fondée sur un respect réciproque, une complémentarité et une commune ambition pour la justice. Quant aux magistrats et fonctionnaires qui m’ont accompagné pendant cette période, aux avocats et officiers ministériels avec lesquels le dialogue fut constant, ils savent quelle place de choix ils tiennent dans mon souvenir.

Je sais déjà qu’ici aussi je ne serai pas seul.

J’évoquai il y a un instant les droits de la défense. Monsieur le Président de l’Ordre des avocats, lors de la récente rentrée de la Conférence du Stage, vous évoquiez le rôle indispensable qui est le vôtre pour permettre à la Cour d’être en mesure de dire le droit. Lors de notre rencontre vous avez souhaité le dialogue avec le parquet général ; je serai toujours pour vous et vos confrères un interlocuteur disponible.

On sait la place que tiennent dans une juridiction greffiers et fonctionnaires. Que chacun d’eux sache la considération que j’ai pour sa personne et sa fonction.

Dans ce parquet général, je rencontre nombre d’avocats généraux avec lesquels j’ai déjà travaillé dans d’autres juridictions à Paris, Lyon ou Marseille. Chacun connaît donc l’estime que j’ai pour lui et l’attention que j’attache à garantir le libre exercice de ses fonctions. Tous peuvent attester que, même dans des juridictions où les règles hiérarchiques sont théoriquement différentes, je ne leur ai jamais imposé de faire du play back sur des textes qui leur seraient imposés. La solitude du parquetier à l’audience n’est acceptable que s’il tire de lui-même ses propres convictions. Il ne pourrait pas sans cela convaincre. Quitte, bien sûr au préalable, à soumettre ses arguments à la contradiction de ses collègues, les parquets étant des lieux privilégiés de concertation. Cela est d’autant plus aisé ici, comme vous l’avez souligné, Monsieur le premier avocat général, que vous formez un cercle où tout le monde se connaît et travaille en bonne intelligence.

Monsieur le premier avocat général, depuis quelques jours déjà nous avons renoué le dialogue commencé il y a 17 ans, alors qu’un soir, étant en mission à Assouan, sur une terrasse dominant l’île Eléphantine, nous dissertions sur la Justice avec un collègue égyptien. La proximité de nos deux bureaux nous permettra de nous retrouver fréquemment, pour mon plus grand profit.

Monsieur le premier président, nos relations ne datent pas de ma nomination mais elles vont maintenant devenir quotidiennes et plus profondes qu’elles ne pouvaient l’être au cours de colloques ou de rencontres privées. J’en suis heureux comme je suis heureux de pouvoir œuvrer avec vous. Ici, bien sûr, mais aussi au conseil d’administration de l’ENM, à l’Institut des hautes études sur la Justice, à la commission d’avancement, organismes que vous présidez et dont je fais partie. Dans ce cadre, comme à la commission consultative du parquet que je présiderai, nôtre tâche est très importante pour la Justice.

Car il s’agit, en définitive, que soient recrutés et formés des magistrats de qualité et que chacun ensuite puisse trouver, dans cette profession aux multiples fonctions, la place qui lui convient, non seulement selon son choix personnel, ce qui n’est pas à négliger, mais surtout dans l’intérêt de la Justice.

Une des clefs pour y parvenir B sans doute la plus importante B est de montrer que cette profession vaut la peine d’être choisie puis exercée parce qu’elle est soumise à une déontologie exigeante et qu’elle relève d’une éthique élevée. Est-il plus belle ambition, dans un monde matérialiste, à proposer à de jeunes magistrats ?

Monsieur le premier président, la certitude de la convergence de nos vues sur cette question me rassure et atténue mes appréhensions au moment d’exercer pleinement mes nouvelles fonctions.

Discours de clôture de

Monsieur Pierre Drai

Premier président de la Cour de cassation

Avant de lever l’audience, je voudrais dire quelques mots à l’adresse de Véronique Pair et de Philippe Duval.

Véronique Pair, Philippe Duval, en vous conviant à assister à son audience solennelle de rentrée, la Cour de cassation a voulu associer les juges et les procureurs de demain.

Vous êtes, parmi d’autres, deux représentants de cette magistrature de l’avenir, brillamment admis à entrer à l’Ecole nationale de la magistrature, en qualité d’auditeurs et ce pour plusieurs mois de scolarité et de stages en juridiction et dans les entreprises.

A la sortie de l’Ecole, un décret du Président de la République vous conférera la légitimité et le titre nécessaires pour juger vos semblables ou requérir au nom de l’intérêt général.

Redoutable épreuve ! Abordez-la avec confiance mais aussi avec passion.

Car le métier de juge ou de procureur ne s’exerce pas dans le train-train monotone ou dans l’indifférence de l’objectif à atteindre.

Vous serez les constructeurs de l’Etat de Droit.

Vous aurez à gagner la confiance de ceux qui s’adresseront à vous et vous aurez bien besoin de cette confiance pour soutenir votre moral et votre volonté d’agir.

Pour surmonter passions et égoïsmes, soupçons et malveillances, il vous faudra proclamer votre indépendance et votre impartialité, mais aussi démontrer votre sérénité et votre foi dans l’action de justice, une action qui, bien évidemment, exclut le soupçon ou la prévention.

Soyez de ceux dont on est fier de dire, à l’instar du meunier de Postdam : "oui, il y des juges, en France".

En tout, méritez la confiance, placée en vous.

En tout, soyez crédibles.

Mercredi 6 janvier 1993

Cour de cassation

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