Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1989

Rentrées solennelles

En 1989, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 6 janvier, en présence de M. François Mitterrand, président de la République, M. Alain Poher, président du Sénat, M. Pierre Arpaillange, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et M. Alain Decaux, ministre délégué auprès du ministre d’Etat, ministre des Affaires étrangères, chargé de la Francophonie.

 

Discours prononcés :

Audience solennelle de début d’année judiciaire

6 janvier 1989

Adresse de Monsieur Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation à Monsieur François Mitterrand, président de la République

Monsieur le président de la République,

Vous avez tenu, dès la première année de votre nouveau mandat, à assister à l’audience solennelle qui voit la Cour suprême de notre pays, non pas reprendre ses travaux, mais les poursuivre sous le signe d’un nouveau millésime.

Votre présence prend une particulière signification et un éclairage singulier, en cette année 1989.

Après les manifestations qui ont permis de célébrer le 40e anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, voici, s’avançant vers nous, douze mois dont chacun sera porteur d’un signe commémorant, à deux cents ans d’intervalle, l’émergence des droits et libertés de l’individu sur un fond de rébellion des cours souveraines, d’une crise financière aiguë et de l’ébranlement des idées politiques et sociales traditionnelles.

Aujourd’hui, dans le jeu pacifique et ordonné des Institutions de notre pays, l’actualité est quotidiennement traversée de bruits et de rumeurs autour des juges et de la justice.

Faut-il s’en émouvoir ? Faut-il s’en inquiéter ?

Certains y voient le signe avant-coureur d’une crise profonde ou d’une remise en cause.

Ne faut-il pas y voir plutôt l’expression d’une exigence nouvelle et toujours accrue de nos concitoyens ?

Dans la vie quotidienne, hérissée de difficultés ou dans le combat pour une vie plus ouverte aux progrès de la science et de la démocratie, n’est-ce pas un signe réconfortant que cette quête incessante et sans cesse renouvelée du juge qui écoute et qui tranche, qui comprend et qui concilie ?

Non, les juges ne doivent pas sombrer dans l’inquiétude ou la moro­sité et ce n’est pas à reculons qu’ils doivent entrer dans l’avenir.

« On n’évite pas l’avenir » (Oscar Wilde), alors c’est de face qu’il nous faut embrasser l’horizon.

Les juges qui n’entendent exercer aucun gouvernement et qui ne puisent leur légitimité que dans l’exercice digne et loyal des pouvoirs et fonctions qu’un décret de nomination, un jour, a conférés à chacun d’eux, n’ont qu’une seule aspiration : assumer les devoirs qui leur incombent dans le calme et la sérénité, et le faire dans la liberté et l’indépendance qu’implique le pouvoir - quasi divin - de juger ses semblables.

La présence du Chef de l’Etat, président du Conseil supérieur de la magistrature, à l’audience de la plus haute juridiction du pays, les rassure et les réconforte.

Le président de la République est garant de l’indépendance des juges.

Cette indépendance qui est le propre du juge éclairé, toujours en éveil, tolérant. Cette indépendance qui, au fil des jours, s’affirme, se renforce et se défend pour être l’oeuvre de toute une vie, suivant la belle formule de monsieur le ministre de la Justice, l’un des nôtres, monsieur Pierre Arpaillange.

Cette formule, tirée de l’article 64 de notre Constitution, n’est pas seulement l’affirmation d’un principe général : elle est le creuset dans lequel se dépose jour après jour et par l’action conjointe des juges et de la plus haute autorité de notre pays, ce capital de confiance qui seul autorise qu’on juge au nom du peuple français.

 

Discours de Monsieur Pierre Bézio,procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le président de la République,

Votre présence confère à cette audience plus de solennité encore que de coutume, témoigne avec éclat de l’intérêt que vous portez à la vie judiciaire et constitue pour nous tous un grand honneur.

Symbolisant l’attention qui est la vôtre à nos difficultés, à nos aspira­tions, comme à celles des justiciables, votre présence est aussi porteuse d’espoir. Monsieur le premier président vient de le souligner.

Aussi, monsieur le président de la République, m’est-il particulièrement agréable de pouvoir, au nom du Parquet général et en mon nom, vous assurer de notre très respectueuse gratitude.

Monsieur le président du Sénat,

Me faisant l’interprète de monsieur le premier président et de l’ensemble des membres de notre Cour, je rends hommage au rôle éminent qui est le vôtre dans l’élaboration des lois qu’il nous incombe d’interpréter et d’ap­pliquer.

Nous vous sommes particulièrement reconnaissants d’avoir répondu à notre invitation, en nous témoignant, une fois encore, votre estime et votre fidélité, et en apportant, par cette attention renouvelée, un prestige supplé­mentaire à cette audience.

Monsieur le garde des Sceaux,

C’est avec une profonde émotion que du siège que vous occupiez il y a quelques mois encore, je vous souhaite la bienvenue au nom des magistrats et fonctionnaires de notre juridiction.

Nous sommes d’autant plus heureux de vous accueillir que nous mesurons l’ampleur de la tâche accomplie par vous tant hier qu’aujour­d’hui pour moderniser la justice dans le respect des principes que vous défendez inlassablement : protection de la liberté et de la dignité de la personne au sein d’une société dont vous entendez aussi préserver les intérêts.

Croyez bien, monsieur le garde des Sceaux, que nos vœux les plus chaleureux vous accompagnent.

 

Monsieur le ministre délégué chargé de la Francophonie,

Nous vous remercions très vivement d’avoir répondu à l’invitation de notre Cour.

Votre participation est particulièrement bienvenue à cette assemblée qui nous a permis de réunir les plus hauts dignitaires du monde judiciaire francophone.

Messieurs les ministres de la Justice des pays ayant en commun l’usage du français,

Nous sommes très touchés par le témoignage d’intérêt et de solidarité que constitue votre présence parmi nous. Regrettant de ne pouvoir m’adresser à vous de manière plus personnelle, je n’en remercie pas moins très sincèrement chacun de vous au nom de toute la Cour.

Mesdames et Messieurs les Hautes personnalités, les membres de notre juridiction vous savent gré d’assister à cette audience.

Mesdames et Messieurs les avocats aux Conseils,

Mesdames et Messieurs les greffiers en chef, greffiers et fonction­naires,

Messieurs les huissiers de Justice,

Mesdames, Messieurs,

L’usage par nous tous de la même langue constituerait un lien purement symbolique s’il ne s’accompagnait de notre foi commune en des valeurs léguées par la Révolution française de 1789, valeurs que nous cherchons sans relâche à préserver face aux mutations de nos sociétés respectives.

Aussi, en ces premiers jours de l’année au cours de laquelle sera commémoré le bicentenaire de l’un des plus grands bouleversements de notre histoire, permettez moi d’évoquer cet événement, non pas en histo­rien, mais en juriste soucieux de l’examiner à la lumière de nos préoccu­pations actuelles.

Comment ne pas rappeler, en effet, que notre Révolution, longtemps préparée dans les esprits depuis la fin du XVIIème siècle, puis attisée par « le vent d’Amérique », fut d’abord une révolution juridique avant d’être une révolution politique, celle-ci étant la conséquence de celle-là.

« La crise de la conscience européenne », pour se référer à l’ouvrage célèbre de Paul Hazard, fut aussi la crise de conscience des légistes.

Car le droit naturel, redécouvert par John Locke, puis introduit en France grâce au discernement d’un Pierre Bayle, quitta bien vite le terrain de la réflexion philosophique pour gagner celui de la morale sociale et enfin celui du droit pur et simple.

C’est à un homme nouveau, non plus sujet mais citoyen, que juristes et légistes donnèrent une seconde naissance, en le définissant dans sa nouvelle liberté, non seulement par rapport à ses semblables, devenus ses égaux en droit, mais encore par rapport à la Nation et à la loi souveraine.

C’est donc un devoir pour les juristes d’aujourd’hui de se souvenir de leurs illustres aînés, et d’être présents au rendez-vous de 1989, avec l’Histoire, comme au rendez-vous de 1992, avec l’Europe.

L’un ne va pas sans l’autre : notre Communauté européenne ne serait­-elle pas singulièrement appauvrie, si son unique finalité était d’édicter des règlements dans les seuls domaines économique, financier, commercial ou technologique ?

L’Europe juridique, c’est aussi l’Europe des libertés et l’Europe des droits de l’homme, une Europe maintenant capable d’imposer concrète­ment aux Etats qui la composent le respect de normes juridiques précises protégeant ces valeurs essentielles.

En ce sens, la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales trouve bien sa filiation directe dans la Déclaration des Droits de 1789, elle-même partie intégrante de notre Constitution, et les juridictions européennes s’y réfèrent de plus en plus fréquemment.

Tout particulièrement en France, ce rendez-vous avec l’Histoire me paraît avoir aussi la signification d’un défi que nous devons relever.

Il me semble, en effet, qu’au-delà des festivités qui vont entretenir sa mémoire, ce bicentenaire nous impose, à nous, gens de justice, un examen de conscience.

Les formules, quasi sacramentelles, de la Déclaration de 1789 - je pense notamment à l’égalité des droits, à la présomption d’innocence ou au principe de la légalité des délits et des peines - sont à ce point ancrées dans notre univers philosophique et juridique que nous n’y prê­tons plus guère attention.

Or, n’oublions pas que dans d’autres parties du monde des milliers d’hommes meurent encore en leur nom et que, pour eux, ces valeurs n’ont pas cessé de justifier un combat quotidien, une exigence perma­nente, une vigilance sans défaut.

Nous-mêmes, qui avons le privilège de vivre dans un Etat de droit, sommes-nous exempts de tout reproche ?

Notre justice, issue de principes posés par la Révolution, s’est pro­gressivement construite au cours des deux siècles suivants, accompa­gnant les développements d’une histoire politique particulièrement dense.

Peu à peu, le législateur a renforcé les règles protectrices des droits de la défense au cours du procès pénal, a humanisé et diversifié les peines en réduisant le monopole de la prison, a compris l’importance de la prévention, a corrigé, en matière civile, certaines inégalités dans les rap­ports juridiques entre parties, a confié au juge la protection de nouveaux droits économiques et sociaux, et, enfin, a ouvert la voie de la conciliation.

Cependant, deux siècles après les hommes de 89, sommes-nous vraiment quittes ? Avons-nous achevé de conquérir une véritable justice dans le cadre actuel de nos lois ?

Car chacun voit bien qu’il est vain d’être dans son droit, si ce droit ne peut être rapidement, et pleinement reconnu.

La confiance, encore insuffisante, que nos concitoyens placent dans leurs institutions judiciaires, commande d’apporter à ces questions une réponse lucide, nuancée et critique.

Lucide, car nous avons le devoir, vis-à-vis de nous-mêmes et du peuple français, au nom duquel nous appliquons les lois votées par ses représentants, de ne pas nous voiler la face devant certaines carences du service public de la justice, notamment sa lenteur parfois excessive et les obstacles qui entravent l’exécution normale de ses décisions.

Nuancée, car il serait faux d’affirmer que tout va mal, alors que de grands progrès ont déjà été accomplis dans le fonctionnement des juridic­tions. De nombreuses procédures ne permettent-elles pas par exemple au plaideur d’obtenir du juge une décision en quelques jours, voire en quelques heures ?

Critique enfin, car le corps judiciaire a le sentiment que, faute d’infor­mation complète, les Français ne portent pas toujours sur lui un jugement équitable.

En effet, si l’opinion publique suit avec passion quelques affaires pénales dont certaines suscitent des commentaires inspirés parfois par des considérations partisanes, elle ignore, particulièrement en matière civile, le travail quotidien des magistrats et des fonctionnaires de justice qui, malgré des moyens très insuffisants, apurent chaque année, par des centaines de milliers de décisions, un contentieux toujours plus volumineux et plus complexe.

Pour lutter contre cette méconnaissance de la justice, nous devons accentuer notre effort afin d’exclure de notre profession ses aspects les plus formalistes, de supprimer l’ésotérisme qui nous singularise encore, et de nous montrer toujours plus attentifs aux préoccupations des justicia­bles.

Une telle démarche devrait inciter nos concitoyens à consentir eux­-mêmes, pour comprendre nos règles les plus simples, un effort égal à celui qu’ils déploient déjà pour assimiler les techniques auxquelles ils recourent dans leur vie quotidienne. Ainsi prendraient-ils conscience de la spécificité du service public de la justice, qui réside essentiellement dans ses contraintes procédurales et dans les difficultés inhérentes à l’acte de juger, mais aussi dans l’autorité nécessaire de ses décisions, car il n’y a pas d’état de droit si le dernier mot ne revient pas à la justice.

Certes, nous n’obtiendrons jamais une adhésion totale mais nous pouvons au moins espérer recueillir ainsi, sur le fonctionnement d’une justice mieux comprise, une appréciation plus objective, susceptible de vaincre le découragement actuel de certains magistrats exposés, sans pouvoir répondre, aux attaques personnelles les plus injustes.

Notre Cour, elle-même mal connue, s’efforce de contribuer à l’oeuvre de justice par des arrêts qui prennent en compte l’évolution de notre société, et par l’effort constant de ses membres.

Je suis ainsi amené, pour terminer mon propos, à vous faire part, ainsi que l’exige la loi, des données essentielles de son activité pendant l’année 1988.

La Cour de cassation a reçu l’an passé 25 345 pourvois, soit une diminution de 3,18 % par rapport à 1987.

Cette baisse doit être attribuée pour l’essentiel à la disparition en 1988 du contentieux des élections prud’homales, traité l’année précédente.

Elle semble donc purement conjoncturelle et il convient de retenir que le nombre des pourvois a cru de 8,55 % de 1986 à 1988 et de 10,28 % au cours des cinq dernières années.

En ce qui concerne les arrêts rendus, 1987 avait été une année record, puisque 25 407 décisions étaient intervenues soit près de 30 % de plus que l’année précédente. Si ce résultat n’a pu être renouvelé cette année, la Cour a cependant rendu 24 144 décisions.

Il convient de relever toutefois que l’activité des chambres civiles, dans les matières avec représentation obligatoire, a cru de 1,06 % et que la chambre criminelle a statué sur 7 662 pourvois, soit 5,23 % de plus que l’année dernière.

Enfin, le nombre des affaires restant à juger au 31 décembre 1988 a augmenté de 1 201 unités portant à 32 124 le nombre des dossiers en attente.

De ces chiffres que le rapport annuel explicitera, il convient de retenir que, si nous conservons nos méthodes actuelles, le nombre d’arrêts rendus en 1987 ne pourra jamais être dépassé, et que, même s’il est à nouveau atteint, l’augmentation du nombre des affaires restant à juger ne sera pas enrayée, quel que soit le dévouement de chacun.

Devons-nous nous résigner et accepter cette perspective découra­geante d’une Cour de cassation impuissante à épuiser son rôle ?

Sans hésitation, je réponds par la négative. Magistrats, avocats, fonc­tionnaires de notre juridiction doivent se mobiliser dans une recherche permanente de l’innovation qui seule permettra, comme l’exposera dans un instant monsieur le premier président, de déterminer les moyens d’accélérer le traitement des procédures. Dans cet esprit et à la lumière des orientations présentées par monsieur le garde des Sceaux aux juridictions du fond, il nous appartient de réunir nous aussi nos Etats généraux.

 

Discours de Monsieur Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation

 

Monsieur le président de la République,

Mesdames, Messieurs,

Monsieur le procureur général vient de faire parler les chiffres et de traduire, dans les statistiques, les travaux, les peines et les soins de notre Cour suprême.

Ce ne pourrait être qu’un exercice de style, dicté par la loi et les règlements et, selon un schéma réducteur et sans cesse renouvelé, ce pourrait être encore l’occasion de disserter, dans l’angoisse, sur le flot toujours grossissant des affaires et des dossiers et de suggérer, suivant une courbe également ascendante, l’accroissement du nombre des magis­trats.

Tout a été dit sur cet « activisme judiciaire », avatar d’une forme de « combat pour le droit », qui voit nos concitoyens se plaindre du coût et de la longueur des procédures judiciaires, assimilées à une véritable « aventure », mais qui n’en exigent pas moins que leur soient largement ouverts toutes les voies et tous les recours, même extraordinaires.

« J’irai jusqu’à la cassation », c’est le cri vengeur de celui qu’un arrêt de Cour d’appel n’a pas comblé dans ses voeux et ses prétentions.

« Il y a, pour toute la République, une Cour de cassation ».

 

Par cette formule lapidaire, le Code de l’organisation judiciaire (Art. L.111-1) pose le problème et laisse deviner les solutions.

Héritière du Grand conseil et venant en ligne droite du Tribunal de cassation, notre Cour, juridiction unique, placée au sommet de l’organisa­tion judiciaire, n’a qu’une mission essentielle, celle de veiller à la bonne application de la loi par les juges et d’assurer l’unité de son interprétation.

Mission de police juridique, tournée vers le bon ordre de notre vie sociale et le fonctionnement harmonieux de nos institutions.

Mission idéale, qui laisserait aux seuls juges du fond le poids de l’appréciation des faits et de leur insertion dans le moule du syllogisme judiciaire.

Mais notre Cour suprême n’échappe pas au phénomène universel du flux, de l’encombrement et de l’entassement.

L’image du conseiller à la Cour de cassation, du début de ce siècle, recevant, chaque mois, son lot de quatre ou cinq dossiers, est présente à l’esprit.

Comment était-ce possible ?

Le temps de la recherche, de la réflexion et de la rédaction n’était alors pas compté et dans leur concision et leur impériale brièveté, les arrêts - notamment ceux qui cassaient et annulaient - comportaient une doctrine, celle de la Cour, exclusive des nuances impressionnistes et des effervescences doctrinales.

La Cour, habitée par une vision d’ensemble du problème posé, don­nait une orientation fondamentale et, par sa démarche, se refusait à toute segmentation des solutions juridiques.

Cette image hante aujourd’hui l’esprit de beaucoup, notamment de ceux qui nous rejoignent et qui, dès le jour de leur installation, se préoccupent de la meilleure façon d’« évacuer » (ce mot est affreux et appelle des excuses) dans les trente jours qui viennent les 20 ou 25 dos­siers qui leur sont affectés.

A peine de pécher contre l’esprit - notamment contre l’esprit de la loi -, notre Cour ne saurait accepter de répondre à un comportement inflationniste par une « production » de même forme et de même ten­dance.

Elle n’y suffirait pas, quels que soient les efforts et l’extraordinaire dévouement de ceux qui, en son sein et jour après jour, luttent contre un mal qui tient, à la fois, de l’explosion et de l’implosion.

Ne cédons pas à l’idée que le salut ne peut venir que d’une augmen­tation substantielle des effectifs en magistrats de la Cour.

C’est la voie facile mais elle est périlleuse : elle conduit au désordre des solutions et, par-là, à la négation même de notre mission.

Je ne la fais pas mienne.

C’est à une réflexion d’ensemble que nous sommes conduits et à un appel à l’imagination que nous sommes contraints si nous voulons éviter l’asphyxie ou le démantèlement.

Comment accepter que les magistrats parvenus au sommet de la hiérarchie soient soumis aux exigences de plaideurs mécontents ou de mauvaise foi et s’épuisent, comme des tâcherons du droit et de la procédure, à répondre à des argumentations qui les détournent de leur mission essentielle, contrôler les décisions pour casser celles qui seraient contraires à la loi, clarifier et moderniser le droit, garantir la sécurité et la prévisibilité du droit appliqué ?

 

« L’examen hâtif de milliers d’affaires n’est pas compatible, pour une Cour suprême, avec le bon exercice de sa mission » (André Tunc) et il est désastreux que cette même Cour suprême soit tentée de juger au rythme des flagrants délits (Pierre Arpaillange).

Alors, le problème est-il sans réponse et sans solution ?

Disons-le tout net.

C’est avec une infinie délicatesse qu’il faut avancer, ne déplacer qu’à bon escient une pièce de l’ensemble et, en toute hypothèse, emprunter la voie de la concertation et de la persuasion, avec les juges, les fonction­naires, les avocats, sans quoi rien n’est acquis durablement.

Seule reste protégée par un refus intransigeant, la volonté de conser­ver à notre Cour suprême ce qui en fait l’originalité, notamment face aux juridictions suprêmes du type anglo-américain. Dans cette vue des choses, rien ne sera proposé ni mis en oeuvre qui tende à anéantir le « droit au pourvoi » par une sélection selon la fortune des parties, la nature des droits en litige ou l’importance des intérêts en jeu.

Il n’est pas conforme au sens commun de notre démocratie de pratiquer, sous couvert d’un choix élitiste, des discriminations que le génie de notre peuple ne saurait accepter ni supporter.

C’est dans la pratique d’une politique volontariste et dans l’ouverture sur le monde extérieur que doit porter l’effort de tous pour un véritable et durable « aggiornamento » de la Cour de cassation.

L’inspiration de ce renouveau doit être d’abord et pour l’essentiel d’origine interne.

Dicté par l’expérience pratique, il s’insérera dans un contrat-pro­gramme à moyen terme : il en sera rendu compte à intervalles réguliers.

En effet, notre institution judiciaire est fort complexe : elle ne saurait se contenter de greffes artificielles ou de transpositions irréalistes.

Pour une politique volontariste

 

Si « monter à la Cour de cassation » est un réflexe normal pour le plaideur qui a perdu son procès, encore est-il nécessaire que la démarche soit prudente, raisonnée, exclusive de toute intention maligne.

La volonté de nuire ne saurait jamais trouver refuge devant une Cour suprême : celle-ci n’est pas faite pour être le siège du choc singulier des intérêts égoïstes. Il nous incombe d’y veiller.

Certes, les avocats aux Conseils, aussi préoccupés que nous le sommes nous-mêmes du bon fonctionnement de notre juridiction, sont appelés à remplir leur devoir de conseil et, le cas échéant, à fournir la consultation qui dissuade ou tente de dissuader leurs interlocuteurs de venir jusqu’à nous.

Ils le font, nous le savons, et leur action ne peut être que bénéfique, même si l’exigence du justiciable tend parfois à faire d’eux des porteurs d’un mandat impératif, auquel ils ne sauraient finalement se soustraire.

Dans une politique de concertation d’ores et déjà engagée entre la Cour de cassation et l’Ordre des avocats et qui sera fondée sur la conclusion de protocoles d’accord, tout sera fait pour assurer, outre la réduction du volume des pourvois, le traitement plus aisé et plus direct par le juge de la matière qui lui sera fournie par les écritures.

La présentation et l’explicitation des moyens doivent permettre au juge de percevoir immédiatement ce qui est essentiel : la qualité du travail judiciaire et la clarté de la décision finale en dépendent.

Que chacun des participants à ce travail se sente directement impli­qué et responsable des résultats.

C’est dans le même esprit de loyale et amicale concertation qu’une Commission Siège Parquet général travaille à la régulation du flux des affaires et veille à leur venue coordonnée aux audiences de la Cour.

Monsieur le procureur général a bien voulu appeler de ses voeux la réunion d’Etats généraux de la Cour de cassation.

Les magistrats du Siège et le premier président en prennent acte, convaincus qu’ils sont que seule la réunion de tous nos efforts, dans le même sens - celui de l’intérêt général - produira des fruits et conduira à l’illustration de notre Cour.

D’autres voies et moyens restent à découvrir et à utiliser, qui justifie­ront peut-être, mais non nécessairement, l’intervention du pouvoir législatif ou réglementaire.

Je veux parler d’une procédure de vérification du sérieux des moyens du pourvoi en cassation.

L’article 3, alinéa 2, de la loi du 3 janvier 1972 sur l’aide judiciaire aménage une telle procédure à l’égard des plus démunis, de ceux pour qui un peu plus d’humanité et de considération doit être réservé.

Si rien de sérieux ou de raisonnable ne ressort de leurs prétentions et de leur argumentation, la loi elle-même les renvoie à agir par eux-mêmes et à leurs frais.

Pourquoi les autres, ceux assurés par leurs moyens en argent et en temps, ne seraient-ils pas soumis à la même règle de raison et contraints de prouver le sérieux de leur démarche ?

Tout doit pousser à soumettre les uns et les autres aux mêmes exigences de sérieux et de raisonnable : il y va du prestige et, plus encore, de l’avenir même de notre institution.

Le sérieux et le raisonnable, il faut encore qu’on justifie celui qui se porte devant la Cour de cassation.

Dans toutes les matières où le pourvoi n’est pas suspensif, que soit d’abord exécutée la mesure prescrite par les juges du fond, que soient payées les sommes portées en condamnation.

Une procédure simplifiée, en la forme des référés, devrait permettre de vérifier que cette exigence fondamentale est bien respectée, faute de quoi le pourvoi ne devrait pas mériter les peines et soins des juges et des greffiers.

Une étude est menée à la Chancellerie sur ce qui n’est innovation qu’en apparence.

Mais, en sens inverse, lorsque le pourvoi en cassation est suspensif d’exécution, tout doit alors être mis en oeuvre pour qu’intervienne sans délai la décision mettant un terme aux contestations.

Une instance en divorce, un conflit sur la garde d’un enfant, une recherche en paternité, voilà le type d’affaires pour lesquelles en forme de défi nous nous proposons de faire intervenir l’arrêt de la Cour de cassa­tion dans un délai de l’ordre de six mois, ou même moins si cela est nécessaire.

L’aventure judiciaire ne saurait perdurer impunément lorsque sont débattus les intérêts essentiels et les droits fondamentaux de l’homme dans sa vie quotidienne.

La crédibilité de l’action des juges est en cause : nous nous devons de la préserver.

 

Pour une ouverture sur l’extérieur

 

Notre Cour ne saurait, sans mettre en danger sa crédibilité et donc sa légitimité, et sans faire douter de l’utilité de son action, s’isoler du monde extérieur.

Présente dans le monde, attentive à ses évolutions, la Cour de cassation ne peut assurer, au mieux, son rôle régulateur et son rôle disciplinaire que, dans la mesure où, informée des besoins et des aspira­tions de l’homme contemporain, elle se préoccupe de donner à son interpellation une réponse adaptée, c’est-à-dire claire, utilisable et suscep­tible d’une concrète efficacité.

Une propension pour les délices du « droit pur » ne saurait jamais faire oublier que, sortie du cabinet de travail du juge, l’oeuvre de celui-ci est immédiatement soumise aux ballottements d’un monde perpétuellement agité et fortement médiatisé.

L’ouverture sur ce monde implique, d’abord, que nous soyons atten­tifs aux demandes des juridictions dites « inférieures », celles dont les décisions sont soumises à notre censure.

Que pense la Cour de cassation de tel problème ? Quand et comment se prononcera-t-elle ?

Il nous faut répondre à ces questions car elle sont nombreuses, insistantes et souvent inquiètes.

Par l’établissement de relations régulières et quasi-institutionnelles avec les cours d’appel et les juridictions de première instance, par des visites sur place, des entretiens avec magistrats et fonctionnaires, par des échanges d’informations, la Cour de cassation restera à l’écoute de ce monde des justiciables pour qui le « combat pour le droit » se déroule sur le terrain et ne se limite pas au choc des idées et des concepts.

Mais, cela ne saurait suffire.

L’immense expérience et la richesse d’une jurisprudence souvent prétorienne et toujours audacieuse de notre éminent voisin, le Conseil d’Etat, nous conduisent de même à ouvrir largement les voies par les­quelles circulera une information réciproque.

Nous savons cette haute juridiction soumise au même angoissant problème de l’encombrement des rôles.

Nous suivrons avec une infinie attention ses efforts pour une solution valable et durable : et, en particulier, la commission d’admission, instaurée par l’art. 11 de la loi du 31 décembre 1987, qui vient d’ouvrir ses travaux, nous verra attentifs à sa démarche et à ses résultats.

Nous sommes reconnaissants à monsieur le vice-président du Conseil d’Etat et à ses collègues d’accepter que soient régulièrement échangés et confrontés nos méthodes de travail, les enseignements de nos pratiques quotidiennes, les résultats de nos procédures d’urgence, celles du référé récemment instauré dans les juridictions de l’Ordre administratif.

Dans le même et exclusif souci de servir l’intérêt général, nos juridic­tions ne peuvent que gagner à ces échanges et à ces confrontations.

Si le juge doit être et rester dans la cité, après être sorti du néolithi­que, suivant la formule - toujours jeune et actuelle - du premier président Aydalot, alors le monde de l’Université, celui des affaires, celui de la vie sociale et syndicale, le monde de la science ne sauraient échapper à son regard, à ses interrogations et rester ces terres inconnues sur lesquelles il ne porterait que des pas chichement comptés et mesurés.

Pour enrichir les débats qui se déroulent devant elle et les faire porter au niveau élevé qui doit être le leur, en raison de leur technicité ou de leur spécificité, la Cour de cassation se doit de les ouvrir aux apports de l’extérieur, dès lors que les compétences sollicitées sont incontestables, représentatives et de haute valeur morale et humaine.

Que ce soit sous la forme d’une contribution épisodique d’un « amicus curiae » ou sous celle d’une participation à nos travaux de personnalités venant à nous au tour extérieur et pour une durée déterminée de deux ou trois années, notre juridiction - parce qu’elle est juridiction suprême et souveraine - ne peut se priver du concours de ceux qui, dans notre pays, incarnent la science ou la conscience.

Se soumettant alors à une critique interne constructive et ouvrant ses portes parce qu’elle n’a rien à cacher du sérieux et de la profondeur de ses démarches, la Cour de cassation verrait alors ses décisions s’insérer encore mieux dans la vie publique et se faire comprendre et accepter par ce « peuple français » au nom duquel elle a mission de juger.

CONCLUSION

 

Mes chers collègues, c’est donc à une révision déchirante de nos habitudes, de nos modes de penser et de notre démarche que je vous convie, pour la décennie qui vient à nous.

L’honneur et le privilège d’accéder à la Cour suprême imposent et justifient cette révision.

Ils l’imposent, car c’est respecter la loi, son esprit et sa lettre, que de refuser de faire du pourvoi en cassation un troisième degré de juridiction, de juger ou re-juger ce qui l’a été par les juges du fond, de fournir même la simple impression qu’une chance reste à courir pour l’emporter sur un adversaire épuisé et découragé.

Ils la justifient car, dans le foisonnement des lois, décrets et circu­laires, des usages qui s’instaurent parfois à la faveur d’une voie de fait, nos concitoyens, mais aussi les autorités publiques de notre pays atten­dent beaucoup des juges (« Qu’ils tranchent et décident » vite et bien) et de leur Cour suprême qu’elle fixe clairement des points d’ancrage sur lesquels pourront se défendre et s’illustrer les droits de l’homme, les droits fondamentaux de la personnalité et les principes essentiels de notre vie économique et sociale.

Ne cédons pas, même par simple générosité de coeur, à la tentation de procéder à une nouvelle pesée des intérêts contradictoires et de jeter un nouveau regard sur les comportements.

De grâce, ne soyons pas une Cour suprême d’appel.

Dans deux arrêts très récents, l’Assemblée plénière et une Chambre mixte ont consacré, avec ampleur, le droit à réparation des victimes des maux courants de notre société industrielle et réglementé, avec sévérité, les limites des perquisitions et visites domiciliaires.

Dans le cadre de la loi républicaine, notre Cour suprême a ainsi accompli sa mission et rempli son devoir : rendre effective la défense des libertés et soulager la souffrance et la misère des hommes.

Dépassant les limites de l’enceinte où nous sommes réunis, je veux, pour finir, élargir mon propos à tous les magistrats de notre pays : mon exhortation à ouvrir l’institution judiciaire au monde extérieur s’adresse à vous tous ; faites connaître vos efforts quotidiens ; soumettez à critiques vos décisions ; engagez un débat ouvert avec l’opinion chaque fois que les règles de notre institution le permettent ; puis attendez que nos concitoyens, mieux informés, nous jugent comme nous le faisons nous­ mêmes : avec rigueur mais compréhension.

 

Discours de Monsieur François Mitterrand, président de la République

 

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Mesdames et Messieurs,

Je suis heureux d’assister aujourd’hui à cette audience solennelle, l’audience solennelle de la plus haute Cour judiciaire de notre pays où pour la première fois sont rassemblés les responsables de la Justice des quarante pays qui ont en commun l’usage du français.

J’en ressens l’honneur et comme une sorte de réponse à l’une de mes préoccupations majeures. La langue française est une langue de culture et de civilisation, Etat, Nation, Liberté, droits de l’Homme, Justice sont autant de mots qui ont forgé nos idéaux. Ayant en commun l’usage du français, nos pays utilisent aussi pour la plupart un droit d’inspiration commune et ce droit est un droit écrit.

Au moment où commence l’année du bicentenaire de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, comment ne pas rappeler le principe de la séparation des pouvoirs. Je crois pouvoir le faire mieux que quiconque en raison des fonctions que j’occupe ; ce principe est inscrit dans l’article 16 de la Constitution : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déter­minée, n’a point de Constitution ».

Le Conseil constitutionnel, à plusieurs reprises, a souligné la valeur et l’actualité constitutionnelles de la séparation des pouvoirs. Il en a tiré cette conséquence évidente qu’est l’indépendance des juridictions. Je cite : « il n’appartient ni au législateur, ni au gouvernement de censurer les déci­sions des juridictions, d’adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur compé­tence ».

 

La Constitution a également chargé le président de la République de veiller au respect de ses dispositions. Elles font de lui le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Et bien ! Cette haute mission, j’entends l’assumer et je l’assume, jamais je n’ai admis qu’il fût porté atteinte à l’indépendance des juges comme à l’autorité de la chose définitivement jugée. Ce n’est pas mon élection à la présidence de la République qui aurait changé le point de vue que j’ai appris en naissant par la formation reçue de ceux qui m’avaient précédé.

Certes, ce rappel des principes ne doit pas laisser penser que j’ai besoin souvent d’y recourir. On n’ose pas aisément s’en prendre à une justice, qui en dépit des difficultés de tous les temps et les temps ont été variables depuis deux siècles, est restée le plus souvent indépendante. Cependant, on sait bien que la notion du droit, de la justice font partie de notre civilisation et qu’elle explique à l’évidence le comportement, le choix de vie, l’engagement personnel de l’ensemble des magistrats car, pour ces derniers, l’indépendance du pouvoir judiciaire signifie aussi : premièrement qu’il n’a d’ordre à recevoir que de la loi, que de l’équité, deuxièmement qu’il n’a de satisfaction à donner qu’à la justice, troisièmement qu’il n’a de compte à rendre qu’à sa conscience.

En aucun cas, il ne doit écarter la justice au profit de ce que certains lui présentent comme la raison d’Etat. Que l’on se souvienne de ce que Mathurin Régnier, l’auteur des Satyres écrivait, il y a environ quatre siècles : « II n’y a point de sottise dont par raison d’Etat leur esprit ne s’avise ». Au demeurant, si raison d’Etat il y avait, ce ne serait pas au juge de s’en inspirer, qu’il en laisse donc la responsabilité au pouvoir politique.

Je puis vous dire à travers de longues années de pratique de la responsabilité politique, que la raison d’Etat, je ne l’ai pratiquement jamais rencontrée ou lorsqu’elle était invoquée, c’était un argument subalterne pour dissimuler autre chose.

Certes, le juge, comme tout citoyen, est libre de ses opinions comme de ses amitiés. Devrai-je faire une autre citation, celle de Bossuet à propos de Le Tellier : « Le juge attaché à la règle ne porte pas dans le tribunal ses propres pensées... il veut que les lois gouvernent et non pas les hommes », bien qu’à mon avis cela soit un peu forcé.

Nier le rôle personnel de chaque magistrat risquerait de les transfor­mer en machine, ce qu’ils n’ont pas envie d’être et ce qui ne serait pas heureux pour une bonne et saine justice.

Mais enfin, on comprend bien ce que cela veut dire que le magistrat n’écoute pas la voix de l’ambition car il sait, je cite encore : « que la justice n’habite jamais dans les âmes où l’ambition demeure ».

 

Voilà bien un portrait idéal mais enfin il porte la marque d’une noble ambition, celle qui est au coeur de vos choix lorsque vous avez choisi d’orienter votre vie et de l’engager au service d’une cause qui est celle de la justice sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans les définitions trop compliquées, dans les débats dont on ne sort pas ; la notion de justice dans un pays civilisé signifie toujours quelque chose de très clair pour celui qui l’invoque. Mais en revanche, la société doit réserver au magistrat la place et la considération que méritent sa fonction et l’importance de ses décisions. De même le gouvernement, je n’ai pas besoin de le lui rappeler, doit contribuer par les moyens dont il dispose à la dignité du magistrat, non seulement en lui assurant des conditions de vie correspondantes - ce qui n’est pas si aisé car on revient de loin par rapport aux traditions et aux usages de l’Ancien Régime - mais aussi en veillant à ce qu’il dispose d’une infrastructure d’administration et de recherches suffisante pour le décharger des tâches administratives ou matérielles dont l’abondance risque de le détourner de son métier. Cela nous conduit à une réflexion qui va croyez-moi très au-delà d’une simple incidente. Je me réjouis de ce que les discussions engagées avec les fonctionnaires des services judi­ciaires notamment les greffiers aient abouti à mieux faire correspondre les charges de travail, les responsabilités, les conditions de travail et les rémunérations. Encore n’est-ce qu’un point de départ car là, comme ailleurs, un effort de rénovation s’impose.

C’est Verlaine qui écrivait : « Qui peut, sans frémir, juger sur la terre ». Il est vrai qu’il en avait quelque expérience. Il faut comprendre aussi l’inquiétude du justiciable qu’il soit demandeur, défendeur, victime ou simplement témoin et à plus forte raison inculpé. L’appareil judiciaire impressionne, le langage juridique est parfois hermétique, on hésite à saisir le juge ; pourtant qui peut le mieux mettre fin à une illégalité, redresser des torts, effacer une inégalité non justifiée, sinon le magistrat.

Beaucoup a été fait pour rendre la justice plus accessible à tous. Eh bien, il faut aller plus loin. Priorité doit être donnée à l’accélération des jugements. J’écoutais avec beaucoup d’intérêt ce qui était dit, en particu­lier, par monsieur le premier président : c’est vrai que l’accélération nécessaire ne peut pas s’accompagner d’une autre façon de considérer les néces­sités de la réflexion, la connaissance des causes et qu’on ne veut pas contrarier à ce point la vocation d’un juge en l’obligeant à suivre le rythme d’une machine automatique ; tout ce que je dirai maintenant sur ce sujet ne ferait que doubler en moins heureux ce qui était dit à l’instant et je partage pleinement les vues qui ont été exprimées par monsieur le procureur général lorsqu’il a rappelé quelques grands principes d’évolutions de nos institutions.

Il est possible de perfectionner les procédures urgentes et les mesures provisionnelles. Agir pour que les procès ne traînent pas en longueur, c’est aujourd’hui un objectif indispensable dans les limites de ce que nous venons les uns et les autres de remarquer. Que chacun fasse l’effort qui convient.

J’ai le sentiment que les définitions et les conseils qui ont été à l’instant exprimés, donnent une direction pour de longues années, qui suivie avec patience et ténacité, devrait remettre les choses en place. C’est vrai, la Cour de cassation ne doit pas être une seconde chambre d’appel, le recours suprême sur le fond. Cette déviation du droit qu’on apprend dès la première année peut-être - en tout cas dès la deuxième année - des études juridiques, celles que beaucoup d’entre nous ont faites, c’est presque une donnée simpliste. On s’aperçoit à mesure que l’on vieillit, qu’en fait, la nature des choses et la nature des hommes se conjuguent, c’est pourtant peu à peu ce qui est en train de se produire.

C’est vous, Mesdames et Messieurs les magistrats de la Cour de cassa­tion qui êtes en mesure de fixer pour longtemps une façon de faire qui s’impose. Vous ne devez pas encourager une propension assez répandue chez nous à revenir toujours et toujours sur les procédures.

Voilà, vous appliquez la loi. Elle s’impose à vous comme aux autres. Mais vous êtes libres de son interprétation. Il faut donc aussi que vous recouriez à ce quelque chose de si fragile et de si délicat qu’on appelle l’équité. Placé entre la loi et l’équité, vous êtes aux ordres de la première, mais les garants de la seconde. Votre oeuvre complète celle du législateur. Elle peut contribuer à la rendre plus humaine, plus sensible, car vous êtes au contact des réalités telles que chaque affaire particulière vous les fait apparaître. Je le répète, vous n’êtes pas des ordinateurs - bien que ces derniers arrivent aujourd’hui à donner des réponses qui parfois émerveil­lent, à condition qu’ils ne commettent pas d’erreur au point de départ - accomplissant un travail mécanique, vous êtes des femmes, des hommes, respectant, appliquant la loi dans un souci d’humanité et, j’ai dit, d’équité.

Si le Parlement exprime la volonté générale, exerce la souveraineté nationale, vous êtes, vous, le pouvoir judiciaire, un autre pouvoir avec ce que cela comporte d’indépendance, de dignité et de responsabilité.

C’est un grand acquis de civilisation, lorsque s’ajoutant à l’éternel débat qui remonte à l’origine de toute société entre l’exécutif et le législatif, s’est ajouté ce troisième pouvoir. Un quatrième s’est installé tout seul et qui, contrairement aux trois autres, peut s’exercer en dehors de toutes règles autres que celles, bien entendu, très répandues de l’honnê­teté personnelle, je veux dire le pouvoir de l’information, de la presse, des médias comme on dit.

Enfin, chronologiquement, vous êtes le troisième. C’est vrai que depuis que l’on a entendu les premiers accents de la grande révolution française, depuis que l’un des premiers sons de cette révolution a été l’affirmation de la souveraineté populaire, cela représentait le fonctionne­ment de la justice. Quelqu’un a dit ce jour-là : « La révolution est déjà faite ». Il suffit de se reporter à certains discours de l’Abbé Grégoire sur ce plan, pour savoir à quel point les premiers fondateurs de la révolution avaient déjà tout pressenti.

Ce pouvoir-là, exercez-le, vous en avez, vous le savez bien, les devoirs correspondants, celui d’adapter la loi, surtout si elle est ancienne, à l’évolution de notre société. Ce n’est pas facile de l’adapter tout en lui restant fidèle. Il y a donc là un effort d’imagination tiré d’une compétence ou d’une expérience, d’une certaine disposition d’esprit qui doit être celle des magistrats et qui doit leur être enseignée dès l’école. Prenons l’exem­ple du Code pénal ; l’une des conquêtes majeures de la révolution a été de rédiger un Code qui consacre le principe de la légalité et qui définit limitativement les infractions et les peines qui les sanctionnent. Certes, à peine ces choses étaient dites ou du moins pensées, avant même qu’elles ne soient rédigées, la contradiction entre le réel et le principe était déjà monnaie courante, ce n’est pas la première fois que vous l’observerez. Vous êtes là, je suis là, nous sommes là précisément pour tenter au maximum, résistant aux turbulences de l’Histoire, de maintenir les prin­cipes qui s’imposent à notre conscience.

Le Code, à partir de son élaboration, les moeurs de l’Empire répon­dait, c’est vrai, aux aspirations des citoyens. Cela fait combien de temps ? Faites le calcul ? N’est-il pas venu, le moment, de l’adapter à notre société de la fin du XXème siècle ? C’est la preuve. Les travaux de monsieur Robert Badinter, qui avaient pour objet une refonte générale de ce Code, ont abouti à la rédaction d’un projet de loi qui a été adopté en Conseil des ministres, le 19 février 1986 et déposé au Sénat, nous en parlions hier matin avec monsieur le président du Sénat, afin que, précisément, les travaux puissent s’engager. Je souhaite que ce texte soit discuté au Parlement, car le Code pénal touche au fond, le droit même. Evidemment, la rénova­tion de notre système pénal serait incomplète si elle n’incluait pas une révision des règles de procédure ; dans ce domaine, vous le savez bien, la procédure n’est pas pur formalisme, elle est aussi garante des droits, des libertés fondamentales. L’ensemble de ces réformes qui devront se suivre dotera la France d’un instrument juridique digne d’une démocratie moderne et je vous avouerai sans fard que c’est bien l’une de mes ambitions, puisque le temps m’en a été donné par le peuple français.

Il est, en effet difficile d’aller au fond des choses quand le temps manque. Il ne faut pas non plus qu’il soit trop long, mais il faut qu’il soit utile. Ce domaine-là, celui des définitions, autour d’un Code pénal, de ce que sera notre société, celle que nous vivons ou que nous construisons, celle que vivront et que pratiqueront les générations qui nous suivent, c’est un beau combat, c’est une oeuvre nécessaire. Une démocratie, c’est une société en perpétuel mouvement et, notamment, elle doit combattre, telle est en tout cas la conviction qui nous habite, par tous les moyens de droit, l’exclusion ou l’intolérance parmi bien d’autres choses.

Car au moment où nous nous apprêtons à commémorer la Révolution et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, on perçoit ici ou là la résurgence de certains comportements d’intolérance abusive qui rap­pelle l’impérieuse nécessité de mettre en oeuvre le principe consacré, il y a deux cents ans, de l’égalité entre les hommes d’où qu’ils viennent, quels qu’ils soient, dès lors qu’ils agissent dans le cadre de nos lois.

L’institution judiciaire doit se trouver à la pointe de ce combat, tandis que s’ouvre en même temps une autre perspective qui, sans changer la nature des questions qui se posent, en élargit l’horizon, je veux dire l’Europe en train de se construire. Si l’on ne veut pas que l’Europe se limite à la construction d’une communauté simplement économique ou technologique, ce qui ne serait déjà pas mal, et bien insuffisant, fragile en tout cas, il nous faut développer une éthique commune aux peuples qui prennent part à cette construction.

Et vous, magistrats français, vous participez déjà à cette élaboration. Votre jurisprudence a dû se concilier avec celle de la Cour de justice des Communautés européennes. Et, j’insiste sur ce point, car dans mon esprit, la Cour de cassation a devant elle un grand rôle, auquel elle devra se consacrer pour le bien de tous. Je ne donnerai qu’un seul exemple : nous avons un droit du travail, en avance sur la plupart de nos partenaires ; c’est pour nous, je le crois, la preuve d’une civilisation très élaborée. Au moment où semble s’imposer - je dis où semble s’imposer car, des dernières conversations que nous avions à ce sujet à Hanovre auraient laissé pessimiste - la grande idée d’un espace social européen pour tous les travailleurs de la Communauté européenne, je suis persuadé que notre droit du travail, interprété dans le sens de la plus grande justice sociale pourra contribuer à fonder un véritable droit européen. Et vous en serez les artisans.

Et puis il faudra aussi aller au-delà des frontières de l’Europe. La Terre est devenue si petite, on en fait le tour si rapidement ! Il faut donc penser notre avenir au sein de la communauté francophone. C’est ce que vous faites. Et je vous en remercie. C’est pour la France une oeuvre nécessaire, j’espère qu’elle est également nécessaire, pour les autres pays qui parlent la même langue, je n’ai pas dit notre langue, qui parlent notre langue commune, si vous voulez que je précise, avec l’enrichissement supplémen­taire de leur apport culturel propre.

Eh bien, il faut penser cette communauté. II faut dépasser les divi­sions traditionnelles. Il faut penser que cette communauté peut être le support de grandes actions nouvelles et originales dans la grande compé­tition qui s’est ouverte, où la langue française a besoin d’être défendue, et j’ai remarqué très souvent, mesdames et messieurs, qu’elle était défendue avec plus d’ardeur et de constance par les pays des invités ici présents que par certains représentants de la République française. Il a fallu plusieurs fois que je rappelle ces représentants à leurs devoirs, lorsque je recevais tel ou tel chef d’Etat africain qui me disait : mais comment se fait-il que j’ai dû intervenir pour que quelqu’un s’exprime dans notre langue, au sein d’institutions internationales, où la règle voudrait que le français fût respecté au même titre que les langues majeures ?

Je suis sûr que les ministres de la Justice ici réunis et qui m’enten­dent savent que je dis vrai, et que j’exprime leurs sentiments. Ils tiennent à ce rameau linguistique qui est le leur ; ils y tiennent, c’est leur identité comme la nôtre qui est en cause. Et si vous voulez que je me laisse aller à l’orgueil d’être français, je dirai que c’est quand même aussi en même temps une des grandes réussites de notre pays, de mon pays, que d’avoir obtenu cette adhésion profonde puisque ce sont les structures mêmes de la réflexion, de la pensée et du langage qui se forment désormais aux mêmes disciplines.

Monsieur le premier président, monsieur le procureur général, mesdames et messieurs, j’ai commencé mon propos en me référant à la Déclaration de 1789 - je n’ai pas été le seul à le faire - et plus spécialement à la séparation des pouvoirs. Si on n’en parlait pas ici, où le ferait-on ?

Je terminerai en évoquant l’autre tableau du même article, c’est-à-dire la garantie des droits et des libertés. L’autorité judiciaire est la gardienne de la liberté individuelle, avec les juridictions administratives, au premier rang desquelles le Conseil d’Etat, et les tribunaux judiciaires et à leur sommet : la Cour de cassation qui assure la protection des droits et la liberté de la personne humaine. Voilà les piliers fondamentaux sur lesquels repose notre société. Pensons, mesdames et messieurs, pensons toujours à cette phrase tirée au vol d’une oeuvre d’Albert Camus : « Si l’homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue en tout ».

Vendredi 6 janvier 1989

Cour de cassation

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