Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1982

Rentrées solennelles

En 1982, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 5 janvier, en présence de monsieur François Mitterrand, président de la République, monsieur Alain Poher, président du Sénat, et monsieur Robert Badinter, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

COUR DE CASSATION AUDIENCE SOLENNELLE DU DEBUT DE L’ANNEE JUDICIAIRE

5 janvier 1982

 

Allocution prononcée par François Mitterrand, Président de la République française

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Monsieur le président de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation,

Mesdames, messieurs,

J’ai été très sensible aux propos entendus. Ils exprimaient l’expérience, le souci de donner à la justice française sa pleine densité, son sens véritable : à la fois défense de la société, défense de l’individu, défense des victimes, volonté de comprendre aussi au travers des fautes, des délits et des crimes, ce qu’il peut y avoir de contradic­tions dans la nature humaine.

Vous avez parfaitement défini en quoi votre Cour remplit le rôle éminent qui est le sien sans se substituer aux autres, en quoi elle est l’interprète du droit. Ceci valait réflexion pour nous tous qui vivons ou avons vécu dans cette réflexion. Il est toujours très utile de rappeler un certain nombre de vérités fondamentales hors desquelles il n’y aurait pas de démocratie, ni de sociétés en marche vers la civilisa­tion dont nous sommes aujourd’hui les interprètes.

La cérémonie à laquelle vous m’avez convié montre en tout cas à quel point la justice française est enracinée dans l’histoire de notre pays. Et il est vrai qu’il n’est point d’époque dont les passions ou les crises n’aient eu leur écho dans ce palais. A ce titre, la continuité des rites judiciaires exprime la constance d’une mission qui survit aux régimes comme aux hommes. Faut-il appeler cela une liturgie lorsque nous nous trouvons dans une séance aussi solennelle ? D’une certaine façon, oui. Mais la liturgie ne saurait pour autant impliquer que l’institution judiciaire doit s’envelopper frileusement de majesté et de mystère qu’elle se voudrait à l’écart du temps. Nous savons que la réalité de l’office du juge est très différente, qu’elle n’est pas plus exprimée par le rituel d’une rentrée judiciaire que la vie scolaire ne l’était au temps de mon adolescence par la cérémonie de la distribution des prix. Ainsi le cérémonial auquel vous demeurez fidèle invite à s’interroger sur le rôle de l’autorité judi­ciaire en notre temps dans la France de 1982. C’est ce que vous avez fait, Messieurs, et je vous en remercie. J’observais dans vos propos une volonté de comprendre, une volonté non pas d’adapter le droit mais de le comprendre et le cas échéant de l’interpréter dans le sens qui convient, plus proche de l’homme, et cependant fidèle à ce que signifie la permanence de la Nation.

J’émettrai quelques réflexions. La première sera celle-ci :

L’institution judiciaire à l’évidence, ne constitue pas un monde clos, qui trouverait en lui-même sa propre finalité.

Vous avez souligné, monsieur le premier président, que la justice était au service du justiciable. Sans doute. Mais vous savez aussi que ce ne sont pas les seuls justiciables qui atten­dent de la justice qu’elle remplisse sa tâche. Tous les citoyens, même ceux qui ne vont pas en justice sont en droit d’attendre du juge qu’il fasse justice. Il suffit de mesurer à cet égard ce que suscite comme amertume ou laisse comme frustration dans la conscience collective telle ou telle grande affaire où le senti­ment commun est que la lumière n’a pas été faite et que la justice a été tenue en échec. En vérité, chaque jugement, parce qu’il participe à l’instauration d’un ordre de justice, sert, au-delà des justiciables qu’il vise, une mission collective : le bien commun. Ce bien commun, chacun d’entre nous peut en avoir une vue différente. Elle ne peut cependant s’éloigner d’un certain nombre de normes parce que nous vivons en commun dans une société, dans un pays qui nous sont communs. Cette double finalité de la justice, également attentive aux intérêts indi­viduels et à l’intérêt général, exprime la difficulté et la grandeur de votre fonction.

La deuxième réflexion sera celle-ci :

Cette fonction ne pourrait être convenablement assurée si la décision de justice n’était prise avec une suffi­sante célérité. Les chiffres indiqués par monsieur le procureur général sont suffisamment explicites pour qu’il soit inutile d’insister. Cela implique et l’effort de chacun et la mise en oeuvre pour tous de moyens suffisants.

Ces chiffres sont impressionnants. Ils soulignent à quel point est lourde aujourd’hui la charge de la Cour de cassation. Je salue, me tournant vers vous tous, les très méritoires efforts accomplis par ses membres pour y faire face, ce dont témoigne le bilan que vous venez de présenter. Le Gouvernement, pour sa part, devra rester attentif à pourvoir votre juridiction des équipements matériels et de l’assistance en personnel qui lui manquent encore en dépit des progrès réalisés et sans lesquels on pourrait craindre une dégradation de la qualité du travail - et Dieu sait, pour avoir connu nombre d’entre vous au travers de ce dernier quart de siècle et même auparavant, si j’ai pu éprouver le degré de conscience de celui qui dans sa jeunesse a engagé sa vie à appartenir à la magistrature et dont le souci le plus scrupuleux a toujours été, c’est ainsi en tout cas que je l’ai constaté, la qualité de ce travail. Quelle peine cela doit être de voir pour des raisons qui n’incombent pas à la responsabilité personnelle, de voir ce travail de réflexion, de compétence, de sérieux s’effriter par manque de moyens, une société oublieuse et négligente ne donnant pas à ses magistrats le moyen de conduire au terme désiré la fonction du juge.

Au-delà de cet effort nécessaire, et qui dépend d’une large part du pouvoir exécutif, je sais aussi ce que la tâche du juge peut requérir de courage et à quels sacrifices elle conduit parfois. Bien des sacrifices ignorés mais aussi en quelques années deux magistrats morts dans la rue sous la balle des assassins. Ces morts nous laissent face à un double devoir : continuer avec un égal dévouement et le même sens des responsabilités, l’oeuvre de ceux qui ont disparu. Mais aussi prendre toutes mesures susceptibles d’éviter le renou­vellement de tels faits.

Je sais que monsieur le garde des Sceaux s’y est appliqué et je l’en remercie.

Troisième réflexion :

La mission du juge s’inscrit dans le cadre de la loi. Un débat pourrait s’instaurer, à vrai dire, vous l’avez engagé. Et c’est un débat passionnant. Vous nous avez justement, monsieur le premier président, appelé à réfléchir sur les relations du juge et de la loi. Il est vrai que les tribunaux sont passés, en un siècle et demi, de la fonction d’exégète docile du texte à l’exaltation moderne du rôle créateur du juge érigé, selon l’expression rappelée, en « para législateur ». I1 est bien, et je vous le concède, que le juge supplée par la force du raison­nement et l’audace de l’interprétation aux insuffisances et au vieillissement de la loi.

Mais aussi nécessaire soit-elle, cette entreprise d’adaptation du Droit trouve en elle-même ses limites. Car autant que le Gouvernement des juges, ce qui serait la loi des juges se révèlerait rapidement incompatible avec les règles simples de notre démocratie. Au demeurant, ce n’est pas ce que vous demandiez. La volonté populaire s’exprime en France dans la loi votée par le Parlement. La loi du législateur est la source légitime et principale du Droit. Seule la loi peut assurer, par sa généralité et sa permanence l’organisation des libertés publiques et privées, et le progrès réel de notre société. Même animée par le sentiment de l’équité, et elle l’est, l’activité créatrice du juge ne peut remplir le même office. Si la Cour de cassation parvient heureusement à guider la jurisprudence par des arrêts de principe, il n’est pas, vous le savez bien et vous l’avez dit, il n’est pas dans son pouvoir d’édicter de règles générales ni permanentes. Même nourri des meilleures inten­tions, le droit d’équité demeurerait un droit contingent, incertain et mouvant, dont on ne pourrait se satisfaire.

Il reste qu’en interprétant et en appliquant la loi, et notamment les grandes lois qui réalisent les réformes voulues par le peuple, le juge concourt éminemment au changement de notre société, à ses évolutions, aussi bien qu’à ses continuités. Son action s’inscrit dans le droit fil de la souveraineté populaire. En France, les grandes réformes législatives, les lois nouvelles qui ins­taurent des droits nouveaux, des rapports sociaux que l’on voudrait plus justes, ont toujours été appliquées par les juges français et par la Cour de cassation, en particulier, qui ont compris la volonté du législateur et veillé à lui assurer sa pleine efficacité. Par là l’autorité judiciaire s’affirme en tant que fidèle interprète de la volonté géné­rale et défenseur assuré de nos libertés fondamentales. Vous l’avez dit, tout à l’heure, monsieur le premier président, c’est, en effet, la première année qu’il m’est donné de venir parmi vous et cela n’est pas non plus sans signification pour moi­-même, je voulais aussi marquer la confiance que je porte à l’institution et au sentiment qui vous habite, chacun d’entre vous, individuellement, d’être au service d’une grande cause.

Car, et ce sera ma quatrième réflexion, la sauvegarde des libertés constitue une mission essentielle de notre justice. Le texte constitutionnel qui fait de l’autorité judiciaire la gardienne des libertés n’édicte pas un vague principe. Il assigne à la justice un devoir. Et je veillerai dans les fonctions que j’occupe, par la volonté populaire, à lui en donner moi aussi les moyens et notamment les moyens de son indépendance, ce qui reste j’en suis sûr l’idéal qui se trouve toujours ou servi ou souhaité par quiconque a fait le choix qui est le vôtre.

S’agissant des libertés, la justice française ne saurait être, selon vous, selon moi, qu’exemplaire. Notre ambition commune doit être d’en faire une institution placée sans réticence au service des libertés, volonté qui inspire l’action que le Gouvernement et en particulier le garde des Sceaux doivent mener. C’est la plus haute fonction de ceux qui ont la charge de l’Etat que de faire avancer la société dont ils ont la garde et qu’en même temps ils doivent transformer. C’est leur plus haute ambition que d’y parvenir en respectant toujours les droits fondamentaux qui font que l’homme et le citoyen égaux en droits et libres doivent se sentir protégés dans leurs activités, dans leurs aspirations, devant la vie, devant la mort, dans leurs affections, dans leur identité. Telle est votre charge, mesdames et messieurs, telle est la mienne.

Notre justice et notre droit ont déjà vu en quelques mois disparaître, par la volonté du Parlement et du Gouvernement, des dispositions d’exception, héritées du passé, et - à notre avis, bien entendu - peu compatibles avec les définitions que je viens d’énoncer. D’autres abro­gations interviendront, inspirées du même esprit. Les dispo­sitions nouvelles qui transformeront notre droit, qu’il s’agisse du droit pénal ou de la procédure pénale, de notre droit judiciaire ou de notre droit administratif, sans parler de l’extension du droit social, seront marquées par la même volonté d’affermir les libertés de tous, et d’abord des moins favorisés, c’est-à-­dire de ceux qui ont le moins de capacité de défendre eux­-mêmes leur droit si nous n’y songeons nous-mêmes.

Et c’est cette volonté qui me paraît devoir déterminer l’action des juridictions.

Sans doute les tribunaux défendent-ils les libertés en appliquant les lois, en assurant les droits de chacun et de tous contre les violations de l’ordre légal ou des conventions librement conclues. Sans doute est-ce votre tâche quotidienne.

Mais vous le savez bien depuis que l’homme est l’homme, le fort tente d’imposer sa loi au faible. Constam­ment, la domination des forces économiques, l’influence de l’argent, la puissance de la bureaucratie, risquent de déjouer ou d’étouffer une liberté, sous les apparences du droit. Qui peut se déclarer à l’avance indemne de ces risques ? Cela est inhérent à tout pouvoir et votre autorité - sinon votre pouvoir - consiste à compenser tout ce que l’action quotidienne peut dans la pratique des choses conduire à dévier de la ligne que nous avons choisie. Ce qui oblige le juge à une extrême vigilance. La liberté n’est jamais un état accompli ni un acquis définitif : elle peut se perdre par oppression, mais aussi par une succession d’atteintes mineures ou apparemment mineures négligemment ou complaisamment supportées. Bref, la défense des libertés doit être vécue par le juge comme une mission de tous les instants, l’obligeant à une attention scrupuleuse, ne tolérant aucun abandon, c’est ce qui fait et sera l’objet de ma 5ème réflexion.

Pour que le citoyen vienne au juge avec confiance, il faut que l’autorité judiciaire fasse plus et mieux qu’appli­quer la loi, veiller aux libertés, favoriser les progrès de société : ce que les citoyens attendent d’elle et j’ai retrouvé dans vos exposés, messieurs, cet écho, écho de la conscience dont je m’efforce à mon tour d’être l’interprète, plus d’attention, de compréhension, bref dira-t-on au risque d’employer des termes bien usés, cependant bien nécessaires, plus d’humanité.

La mission de juge vous fait rencontrer la souffrance des hommes et sous tous ses aspects : victimes de la délinquance, familles brisées, travailleurs licenciés, entrepreneurs en difficulté, tous ceux que les injustices de notre société placent en marge et parfois hélas, en révolte. Un grand nombre de ceux qui demandent justice ou parfois subissent la rigueur des lois sont les victimes d’un ordre social qu’il faut transformer, où la misère, l’ignorance, la solitude et les privilèges tiennent encore trop de place.

A simplement reconnaître à chacun son Droit, à assurer sa liberté, l’institution judiciaire aurait assumé l’essentiel, mais ne serait pas encore tout à fait ce qu’elle doit être. Il lui faut quelque chose de plus. Quand chaque citoyen voit dans le juge son recours naturel, quand le juge exprime autant qu’il le peut sans jamais l’oublier l’intérêt général et qu’il prend garde à considérer chaque individu devant lui comme une personne, alors on gagne en civilisation. Il me semble que ce que j’ai entendu ici-même de la bouche des hauts magistrats qui s’exprimaient, représentants de notre plus haute instance judiciaire - allait, comme ce que j’ai dit moi-même, dans ce sens.

 

 

Discours de Monsieur Schmelck, premier président de la Cour de cassation

Monsieur le Président de la République,

Vous nous faites le très grand honneur d’assister à cette audience solennelle de la Cour de cassation qui marque, pour l’ensemble des cours et tribunaux, le point de départ d’une année nouvelle.

Tous ceux qui participent aux activités de la Cour, magistrats, avocats, fonctionnaires, sont particulièrement sensibles à l’hommage que vous rendez ainsi non seulement à la juridiction à laquelle ils s’honorent d’appartenir, mais au-delà d’elle, à la justice française toute entière.

Ils y voient aussi un geste, qui, à l’heure présente, prend valeur de symbole.

Au moment où notre pays entame une nouvelle étape de son histoire, où des changements profonds sont en voie de réalisation, où des efforts considérables sont entrepris, dans tous les domaines, pour adapter les rouages de l’État aux mutations profondes que connaît la société, la justice ne sau­rait rester en dehors des préoccupations des pouvoirs publics.

Car la Justice, elle aussi, se trouve en difficulté. Ce n’est pas seulement qu’elle est mal comprise. Ce n’est pas seulement, comme tous les sondages de ces dernières années le prouvent, qu’elle est de plus en plus mal reçue par l’opinion, qui lui reproche d’être trop lente, trop formaliste, trop dé­pendante du pouvoir, hermétique, parfois inégalitaire. C’est aussi qu’en dépit de leur caractère excessif et injuste, ces critiques ne sont pas dénuées de tout fondement. Il est vrai que notre système judiciaire a vieilli, qu’il n’est plus en harmonie avec l’évolution du monde moderne, les transforma­tions économiques et sociales, le changement des mentalités et l’accélération du rythme de vie.

La magistrature elle-même, et depuis quelque temps déjà, a pris conscience d’une indispensable rénovation. Elle la souhaite et l’attend, avec une turbulente impatience de la part de certains, avec plus de modération, mais tout autant d’espoir et de détermination, de la part des autres.

Et c’est pourquoi, monsieur le Président de la Répu­blique, votre présence à la cérémonie de ce jour revêt à nos yeux une signification particulière.

Par votre passé d’avocat, de parlementaire, de garde des Sceaux, et, maintenant, en votre qualité de premier magis­trat de la République, vous connaissez les grandeurs et les servitudes de la fonction judiciaire. Vous n’en ignorez pas non plus les faiblesses.

Que vous ayez tenu à prendre le chemin du quai de l’Horloge dès la première année de votre septennat est, pour le corps judiciaire, d’un grand réconfort. Elle lui paraît un heureux présage. Votre venue en ces lieux témoigne de l’importance que vous attachez à tout ce qui touche la Justice et aux progrès qui lui restent à faire.

Nous vous en exprimons notre profonde et déférente reconnaissance.

Monsieur le garde des Sceaux,

L’initiative de cette remise en état vous appartient au premier chef. Vous avez déjà donné beaucoup de preuves de votre volonté sincère d’aboutir, de votre dynamisme et de votre ténacité. Pour vous, l’action est inséparable de l’intention.

La Cour de cassation en a été la première bénéfi­ciaire. Elle vous exprime, une fois de encore, sa gratitude.

Grâce aux premiers moyens dont vous nous avez dotés, notre réorganisation est amorcée. Vous nous avez demandé d’aller plus avant et, dans une perspective d’avenir,d’entre­prendre une nouvelle réflexion sur le rôle, la fonction et les structures de notre Cour en faisant oeuvre d’imagination et en nous libérant de nos préjugés, de nos habitudes et, aussi, des pesanteurs historiques. Ce travail est en cours et nous serons en mesure de vous en fournir les conclusions dans le délai prévu, c’est-à-dire au printemps prochain.

Monsieur le président du Sénat,

Vous vous faites un devoir d’assister chaque année à notre audience solennelle. Nous savons que ce n’est pas là seulement la manifestation de votre courtoisie et de l’amitié que vous portez à certains d’entre nous mais que cette pré­sence assidue traduit le soin avec lequel la haute assemblée suit nos travaux et nous accorde son soutien. La Cour vous renouvelle ses remerciements ainsi qu’à monsieur le vice-président du Sénat et à monsieur le président de la Commission des Lois, qui ont bien voulu vous accompagner.

Monsieur le premier vice-président et messieurs les représentants de l’Assemblée nationale,

Dès le début de cette législature, vous avez inscrit la réorganisation de la Cour de cassation parmi les mesures auxquelles vous réserviez la priorité et la loi du 6 août dernier nous a donné les moyens d’entreprendre cette réorga­nisation. Nous avons hautement apprécié la compréhension que vous avez manifestée à l’égard de nos problèmes et nous vous en savons gré. Plus récemment, votre Commission des Lois, dont j’ai plaisir à saluer ici le président, nous a fait l’honneur d’une visite, qui a donné lieu à des échanges de vues fruc­tueux. La Cour se réjouit de ces rapports directs et confiants entre le pouvoir législatif et l’autorité judiciaire et forme le voeu qu’ils se perpétuent et se renforcent.

Mesdames, messieurs,

Selon l’usage, monsieur le procureur général dressera, tout à l’heure, le bilan des activités de la Cour de cassation durant l’année écoulée et en tirera les conclusions. Il vous apparaîtra que les prévisions pessimistes que nous émettions l’an passé quant à une recrudescence de l’inflation des pour­vois se sont, hélas, confirmées, mais il vous apparaîtra aussi que les efforts soutenus accomplis par notre Cour, avec l’appui du Gouvernement et du Parlement, commencent à porter leurs fruits et nous permettent d’espérer que nous saurons faire face à la situation.

Je ne voudrais pas anticiper sur ce que dira monsieur le procureur général. Qu’il me soit seulement permis de rappeler, à l’intention de mes collègues, les graves risques qui dé­coulent de notre encombrement : la discordance dans nos déci­sions, la baisse de qualité de nos arrêts.

Ces écueils, il nous faut les éviter à tout prix car de l’unité dans nos décisions et de leur qualité dépend la crédibilité de notre Cour, et, au-delà d’elle, la fiabilité de notre système judiciaire. Celle-ci conditionne la sécurité juridique et garantit que la justice sera égale pour tous.

Pour préserver ces objectifs fondamentaux, il nous faut réapprendre à discerner l’essentiel de l’accessoire. Approfondissons ce qui est primordial mais ne nous laissons pas engluer dans ce qui n’est que secondaire et n’entre pas dans la mission même de notre Cour.

Le rôle de celle-ci continue d’être ignoré de la plu­part des plaideurs et cette méconnaissance est l’une des princi­pales raisons de notre surcharge.

On ne peut, en effet, faire pénétrer dans les esprits cette vérité première que la Cour de cassation n’est pas un troisième degré de juridiction. En dépit de ce qui a été écrit, dit et répété à ce sujet, en dépit des efforts, que je sais réels, de la part des avocats à la Cour de cassation pour éclairer leurs clients, le plaideur virtuel qu’est chaque ci­toyen persiste à penser que la Cour de cassation est faite pour rejuger entièrement ce que l’on croit mal jugé. Et chacun de reprendre devant elle, directement ou indirectement, la discussion des faits et des preuves destinées à les établir, en un mot, de recommencer le procès une troisième fois ! Et de ressentir comme une injustice, le refus opposé par la Cour à entrer dans cette voie ! C’est oublier que la Cour de cassation, en l’état actuel de nos Institutions, n’est pas une « super Cour d’appel », qui peut évoquer le fond de l’affaire, trancher le litige entre les parties, dire qui a tort ou raison dans ses prétentions ; qu’elle n’est pas non plus une Cour suprême au sens où on l’entend dans les pays anglo-saxons. Comme son nom l’indique, elle est une juridiction de cassation : son rôle se borne à dire, à l’occasion de chaque décision judiciaire, si le juge a bien ou mal appliqué la loi, et d’en tirer, éven­tuellement, la conséquence en annulant la décision qui lui est déférée et en renvoyant l’affaire devant une Cour d’appel ou un tribunal pour nouveau jugement.

Comme on a pu l’exprimer, dans une formule quelque peu drastique, mais qui dit bien ce qu’elle veut dire : la Cour de cassation ne juge pas le procès, elle juge le juge.

Cela mérite une explication.

Jetons un regard sur le passé.

La Cour de cassation est née en 1790.

Déclarée à l’état civil des Institutions sous le nom de Tribunal de cassation, elle était autorisée, quatorze ans plus tard, à le changer en celui de Cour de cassation. A ce changement d’appellation, a correspondu un changement de voca­tion.

Par crainte de l’arbitraire du juge, en réaction contre les pouvoir exorbitants que s’étaient arrogés les Parlements de l’Ancien Régime, les Constituants de 1790 avaient voulu établir le règne de la loi dont les juges ne seraient que les nécessaires ministres.

Ils faisaient leur cette formule de Montesquieu, qui fait sourire aujourd’hui : « Les juges de la Nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres ina­nimés, qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur ». Et Robespierre, du haut de la tribune, proclamait que « la jurisprudence était un mot qu’il fallait désormais bannir de notre langage ».

Aussi, est-ce auprès de lui-même que le corps légis­latif institua le Tribunal de cassation. Chargé de dire la loi, ce Tribunal ne se vit pas reconnaître la possibilité de l’in­terpréter. Il lui fallait, pour cela, en référer au législateur.

Mais, dans notre France que l’on prétend cartésienne, la logique et l’esprit de système finissent toujours par céder devant l’impraticable.

Il existe, en effet, une différence fondamentale entre l’oeuvre du législateur et celle du juge. La loi, expres­sion de la volonté de la Nation, s’attache nécessairement à des situations générales. Le juge chargé par la Nation d’appliquer la loi, ne connaît, lui, que des cas particuliers. Deux affaires ne sont jamais rigoureusement identiques. Elles peuvent se ressembler. Mais comme les empreintes digitales, elles diffèrent toujours par quelque trait. Le corps législatif se lassa vite de ces « référés » qui l’encombraient. En outre, au fil des ans, la méfiance envers le juge s’estompait. Et c’est ainsi que fut confiée au Tribunal de cassation, devenu Cour de cassation, la possibilité d’interpréter la loi. Sans doute ne lui était-il pas permis de procéder par voie de disposition générale. Les « arrêts de règlement » resteront interdits. Mais la nécessaire unité dans l’application de la loi, la nécessaire égalité de traitement entre tous les justiciables, imposeront à notre Cour, même procédant cas par cas, de donner à ses arrêts valeur de principes directeurs dans l’interprétation des textes. Il lui appartiendra, désormais, d’assurer la cohérence des significations que les juridictions proposent de donner à la loi.

Appelée à réguler la jurisprudence, donc à dire le Droit, la Cour de cassation a été ainsi amenée à le créer. Le juge : un « para législateur » ! Le mot a été lancé par mon prédécesseur immédiat, le premier président BELLET. Il a sur­pris, s’il n’a pas choqué. Et pourtant, il correspond à la réa­lité et à une nécessité inéluctable. Dans un monde qui évolue de plus en plus vite, des situations nouvelles apparaissent que le législateur ne pouvait raisonnablement prévoir. Dans un pays essentiellement « légaliste », où la puissance publique ne se contente pas, comme chez nos voisins britanniques par exemple, de fixer la règle de droit dans ses grandes lignes mais se sou­cie du détail, les textes se succèdent, se chevauchent, s’inter­pénètrent, conduisant ainsi, parfois, à l’opacité juridique sinon à des contradictions. Dès lors, il est indispensable que l’or­gane régulateur de la jurisprudence, d’une part comble les silences de la loi, et, d’autre part, complète et, parfois, clarifie, l’oeuvre du législateur. Cette « audace » ne porte plus ombrage au pouvoir législatif. L’idée s’est imposée que la séparation des pouvoirs n’exclut pas leur complémentarité.

Il ne faut pas oublier, en effet, que les juges sont au service des justiciables et que la justice est faite pour ses usagers. Nos concitoyens - dont on dit qu’ils sont censés ne pas ignorer les lois - ne doivent surtout pas en ignorer la portée concrète. C’est à la Cour de cassation qu’il appartient de les renseigner, de les éclairer ... et de le faire en temps utile.

L’accélération de l’histoire nous impose d’agir vite, de trancher rapidement les points de droit controversés, de régler, sans tarder, les contrariétés de jurisprudence, et, aussi, d’éviter qu’elles ne naissent ou se prolongent au sein même de notre juridiction. Je sais, monsieur le procureur général et messieurs les présidents de chambre, combien vous êtes, comme moi-même, attentifs à ce problème majeur, de l’unité et de la cohérence de notre action jurisprudentielle. Aussi bien aurais-je mauvaise grâce d’insister sur ce point.

Il reste que notre tâche est périlleuse, car, deve­nu l’auxiliaire du législateur, le juge ne saurait, cependant, s’identifier à lui. Où se situe, dès lors, la frontière entre ceux qui ont le pouvoir de faire la loi et ceux qui ont autorité pour dire le droit ? Notons, d’abord, une différence capitale entre l’oeuvre du législateur et celle du juge. La loi ne dis­pose, en principe, que pour l’avenir ; elle ne régit pas les situations antérieures. En revanche, par la force même des choses, les litiges qui nous sont déférés portent sur des situa­tions passées. Dans la mesure où la jurisprudence a pour rôle de donner, dans chaque cas d’espèce, son sens à la loi, elle peut donc aboutir à en modifier rétroactivement la signifi­cation. Dès lors, le juge doit s’imposer une grande précaution dans les revirements de jurisprudence. Il lui faut avancer, il lui faut aussi maintenir. En matière de droit, le progrès ne va pas sans une certaine stabilité. Mais, en un siècle de bouleversements incessants, cette pondération entre le strict respect de la loi et l’interprétation constructive de celle-ci n’est pas chose aisée.

Dans une société en gestation, le juge peut se montrer audacieux, sinon téméraire, dans l’interprétation des lois anciennes, qu’il importe d’adapter à l’évolution des choses. Il ne saurait en être de même s’agissant des lois nouvelles. Ces dernières, qui viennent d’être promulguées, n’ont pas be­soin d’être adaptées à notre temps. Elles ont été prévues pour lui. A travers elles, le législateur a marqué sa plus récente détermination. Le juge se doit d’en tenir compte. Il lui ap­partiendra, éventuellement, sa décision rendue, de signaler au législateur les imperfections qu’il a constatées. Un mandat en ce sens lui a même été donné : il revient à la Cour de cassation, dans son rapport annuel, de souligner les modifica­tions ou les aménagements de textes qu’elle considère opportuns :

« Sortons du néolithique ». Cet appel lancé par mon éminent prédécesseur, Maurice AYDALOT, a été entendu. La Jus­tice a fait et continue de faire l’effort nécessaire pour s’adapter aux exigences et au rythme du temps présent. Elle s’est aussi affranchie du passéisme et du conformisme qu’on lui reprochait. Les juges ont su faire progresser le droit en le mettant en harmonie avec les réalités économiques et sociales de l’époque.

Mais un autre danger les guette ! Qu’ils prennent garde à ne pas devancer le législateur. Ce serait, en réalité, une régression, paradoxale, et ils encourraient les mêmes reproches que les juges de l’Ancien Régime.

La Justice n’est plus un pouvoir. Aux termes de notre Constitution, elle est une autorité. Mais une autorité inves­tie du pouvoir redoutable de juger. Il n’entre pas dans la mission du juge d’être un messager ou un régulateur supérieur de l’ordre social.

La marge dans laquelle le juge peut exprimer sa sen­sibilité personnelle existe. Mais elle est, évidemment, limitée par le fait même qu’il juge. Elle est contenue dans le cercle étroit des rapports qu’il entretient avec la loi. Plus il lui est fidèle et plus il maintient cette distance indispensable l’égard de lui-même. S’il n’y a pas de lois infaillibles, il n’y a pas, non plus, de juges infaillibles. Et un juge s’égare toujours lorsqu’il s’affranchit de la loi.

Il est des progrès qui reçoivent, d’emblée, l’adhé­sion du coeur et de l’esprit. Il en est d’autres, en revanche, que l’on n’admet qu’à regret.

Dans la vie courante, l’homme se détermine en fonction de ses opinions, de ses convictions, de ses intérêts. Dans son métier, le magistrat doit prendre une certaine distance vis-à­-vis de lui-même. Chaque fois qu’il passe sa robe, il se rappelle cette nécessité de son état. Un juge n’est pas seulement un citoyen comme les autres. Il est aussi une fonction. Non pas le rouage impersonnel de je ne sais quelle société sans âme, mais l’incarnation de la volonté collective de justice.

 

Dans son aspect institutionnel, il faut que la justice réponde à ce besoin et reste « juste ».

Juste, c’est-à-dire accessible à tous, égale pour tous, ouverte aux réalités et sans dépendance d’aucune sorte.

Plus accessible, la justice le serait si elle deve­nait plus simple et moins lente à régler les litiges. L’on y parviendrait, notamment, en évitant les contentieux parallèles. Est-il normal qu’un plaideur s’essouffle à rechercher son juge, quelquefois pendant des années, avant de pouvoir se faire rendre justice ?

L’on y parviendrait, aussi, en dépouillant la procé­dure d’un formalisme étroit que ne justifie pas nécessairement la protection des droits individuels et des intérêts du justi­ciable.

L’on y parviendrait, enfin, en évitant des procès, autant que faire se peut, grâce à la conciliation et à l’arbi­trage, auxquels serait reconnue l’autorité de la chose jugée.

Plus accessible et plus ouverte, la justice le serait encore par l’élargissement de l’aide judiciaire, par un langage moins hermétique, par une meilleure information du justiciable, et puis, également, par l’enrichissement que pourraient procu­rer au corps judiciaire des apports extérieurs. Pourquoi, dans certains domaines techniques, des compétences non juridiques n’éclaireraient-elles pas les magistrats professionnels sur les incidences pratiques des décisions qu’ils ont à prendre ?

Plus équilibrée, la justice devrait l’être spéciale­ment en matière pénale. Il lui faudrait, à l’avenir, mieux concilier les impératifs de la protection de la société avec la non moins nécessaire défense des droits de l’individu, l’exi­gence première de la prévention avec l’utilité de la peine.

Mais, surtout, que ceux qui ont le pouvoir de juger gardent leur sérénité. C’est, souvent, parce qu’ils sont pas­sionnés de justice, qu’ils ont pour la fonction judiciaire les plus grandes ambitions, que certains en dénoncent et en gros­sissent les faiblesses. Mais que l’on se méfie, en voulant améliorer la justice, de ne pas l’affaiblir.

Moins ridé, moins austère, plus accueillant, tel est le profil que nous souhaitons à la justice de demain.

S’il pouvait être ainsi dessiné, sans doute le citoyen retrou­verait-il, à l’égard de ses juges, la confiance aujourd’hui ébranlée.

Cette restauration des institutions judiciaires entre dans le programme d’action du Gouvernement.

Il importe que les efforts de tous s’unissent pour qu’elle devienne une réalité.

Vous pouvez être assuré, monsieur le président de la Répu­blique, monsieur le garde des Sceaux, que dans cette direction, vous aurez tout le corps judiciaire à vos côtés et que ses représentants ne trahiront pas la confiance que vous placez en eux.

La parole est à monsieur le procureur général.

 

 

Discours de Monsieur Jean Laroque, procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le Président de la République,

A l’hommage que vient de vous adresser monsieur le premier président, permettez-moi d’associer l’ensemble du Parquet général qui tient à vous exprimer sa vive gratitude de votre présence parmi nous. Rien de ce qui concerne la Jus­tice ne vous est étranger. Vous avez été déjà avocat et garde des Sceaux. Et vous êtes, monsieur le Président de la Républi­que, constitutionnellement, le garant de l’indépendance de la magistrature, indépendance qui est la condition nécessaire de l’impartialité de tous les magistrats, des magistrats du Siè­ge comme de ceux du Ministère public. Tous sont investis de la mission générale de veiller à la bonne application des lois, de sauvegarder les droits des citoyens, d’assurer leur sécu­rité et de protéger les libertés individuelles. Quelles que soient leurs opinions propres, celles-ci doivent être sans répercussion sur leurs décisions et dans l’ensemble elles n’en ont pas, même si parfois certaines prises de position, exceptionnelles, et dont je regrette le caractère excessif, ont pu en faire douter.

Aussi votre assistance à cette audience prend-elle une signification particulière, et nous pouvons vous assurer de notre dévouement au service de la Justice.

Monsieur le garde des Sceaux,

Depuis quelques mois, que vous êtes ministre de la Justice, vous n’avez cessé de nous manifester votre sollicitude

A vous qui, à la science du droit, unissez la prati­que judiciaire et la connaissance des magistrats, nous sommes reconnaissants de vous pencher sur nos besoins et de vous ef­forcer d’y remédier, sans jamais exercer de pression, ni di­recte ni indirecte, sur nos décisions.

Nous savons que votre objectif est de mieux assu­rer le fonctionnement de la justice afin qu’elle garantisse toujours davantage la liberté et l’égalité des citoyens, qu’elle assure aussi complètement et rapidement que possible le respect de leurs droits.

Ai-je besoin de vous dire que dans cette tâche, no­tre concours vous est acquis.

Monsieur le président du Sénat,

Messieurs les vice-présidents et représentants du Sénat et de l’Assemblée nationale, Monsieur le Médiateur,

Ce n’est pas la première fois que nous avons l’honneur de vous accueillir.

Votre présence parmi nous est le signe de la con­fiance que vous placez en nous.

Soyez certain de notre gratitude pour l’intérêt que vous portez à nos travaux.

Mesdames, Messieurs,

Monsieur le premier président vient de vous exposer comment il comprenait le rôle du juge dans l’interprétation de la loi. C’est là la mission essentielle de la Cour de cas­sation qui statue uniquement en droit, en contrôlant l’application de la réglementation par les juges du fond, sans remettre en question les faits constatés souverainement par lui.

Je voudrais compléter son propos en vous retraçant, rapidement, l’activité de notre Cour durant l’année écoulée. C’est le rôle traditionnel qui incombe au procureur géné­ral lors de l’audience de début d’année.

La Cour de cassation a reçu au cours de l’année 1981 16.948 pourvois. Elle a terminé 17.069 affaires. Il en restait cependant à juger le ler janvier 17.025. C’est beaucoup trop.

Cette situation n’est malheureusement pas nouvelle.

Jusqu’en 1976, la courbe des arrivées des pourvois était sensiblement la même que celle des arrêts rendus. De­puis lors, la Cour de cassation prend du retard et celui-ci s’aggrave. Mais il n’est pas uniforme. I1 varie selon les matières.

En matière civile, le nombre total des pourvois qui était de 10.668 en 1980 a atteint le chiffre de 11.738 en 1981, soit une augmentation de 10,03 %. Si l’on distingue ce­pendant les matières ordinaires où la représentation de l’avocat est obligatoire et les matières « dispensées » de celle-ci (il s’agit principalement, des conflits du travail, des élections et des expropriations), une constatation s’impose aussitôt : le nombre des affaires ordinaires a baissé de 4,65% cette année tandis que le chiffre des affai­res « dispensées » s’est accru de 48,60 %.

Ce sont les pourvois en matière prud’homale qui ont connu l’augmentation la plus considérable : ils sont passés de 2.379 en 1980 à 3.018 en 1981. I1 en reste à juger 4.922 contre 4.055 au ler janvier 1981, outre 569 affaires d’élec­tions sociales au lieu de 253. La Chambre sociale a rendu cependant cette année plus de 3.000 arrêts, dont 2.300 sur le fond, chiffre considérable pour 15 conseillers titulaires et 5 conseillers référendaires.

En effet parmi les chambres civiles celles qui sont chargées des matières sociales : - prud’hommes, élections socio-professionnelles, sécurité sociale, accidents du travail, d’une part ; loyers, questions immobilières d’autre part, - sont les plus encombrées. L’évolution de la situation sociale et économique, les soucis quotidiens des Français, les lois nouvelles en sont la cause évidente.

En matière pénale, le nombre des pourvois a été en 1981 de 5.210 au lieu de 5.383 l’année précédente, et celui des arrêts de 5.764 au lieu de 5.132. Ces chiffres ne sont pas significatifs, compte tenu de la loi d’amnistie. Il reste néanmoins que le nombre des pourvois est élevé, et que la chambre criminelle, par un effort considérable, a pu faire face cette année à leur afflux. Mais pendant combien de temps pourra-t-elle encore le faire ?

La politique nouvelle de prévention et de réinser­tion suivie par le Gouvernement suffira-t-elle, par la dimi­nution du nombre des poursuites pénales, à réduire celui des pourvois et à permettre à la Cour de cassation de remplir normalement sa mission ?

Ce sont dans ces matières sociales et pénales que les retards doivent être évités et les solutions intervenir le plus rapidement.

Juridiction unique, placée au sommet de l’organisa­tion judiciaire, la Cour de cassation a pour finalité de dire le Droit ; elle assure l’unité de la jurisprudence tant péna­le que civile et sociale en interprétant les textes législa­tifs et réglementaires, ce qui en même temps garantit l’égalité des citoyens devant la loi et assure leur sécurité. Il est en effet indispensable que chacun puisse connaître ses droits et ses devoirs au moment où il agit. Les revirements de jurisprudence dont l’effet est rétroactif doivent rester exceptionnels. Le juge peut évoluer, adapter progressivement la réglementation aux cas particuliers, en tenant compte du but poursuivi par le législateur, de l’objet de l’institution qu’il a créée. Mais c’est essentiellement au Parlement de mo­difier la loi ou de la compléter s’il l’estime nécessaire.

Ce rôle d’application de la réglementation néces­site un effort constant d’adaptation des textes anciens à une époque où la situation économique évolue avec une grande ra­pidité et où, par suite, les rapports sociaux se transforment. Quant aux lois nouvelles, elles se multiplient. Mais elles ne peuvent prévoir tous les cas particuliers. C’est aux tribu­naux de les régler. Même si la Cour suprême n’est pas un 3ème degré de juridiction, si elle se borne, comme elle le doit, à vérifier la correcte application de la loi par les au­tres juridictions, sa jurisprudence doit prendre en compte les circonstances de chaque litige. Continuité, stabilité, ne sont pas immobilisme, mais nécessitent aujourd’hui l’examen d’un nombre de plus en plus important de pourvois.

Comment y faire face ?

Je ne suis personnellement partisan ni de limiter l’accès des justiciables aux tribunaux, ni de rejeter certains de leurs pourvois sans y répondre. Les Français ont confiance dans leurs magistrats, je souhaite qu’ils continuent à ne pas en être déçus. On ne peut d’ailleurs envisager de sanctionner par de trop lourdes amendes les pourvois les plus nombreux ; ceux qui sont faits dans les matières sociales ou pénales. La justice ne doit pas être inaccessible, chacun doit pouvoir faire respecter ses droits. C’est la condition même de l’égalité et de la sécurité. C’est aussi le but du développe­ment de l’aide judiciaire.

Par ailleurs les arrêts de la Cour de cassation doivent, à mon avis, continuer à être motivés. Ce n’est pas au moment où l’on demande à l’administration de motiver ses dé­cisions que les juges doivent cesser de le faire. Il est cer­tes difficile pour un plaideur de reconnaître qu’il a tort, mais tous les pourvois mal fondés ne sont pas faits de mau­vaise foi.

Le vrai problème est de donner au service de la justice la possibilité de fonctionner sans retard.

C’est donc dans le développement des moyens d’aide à la décision mis à la disposition de la Cour de cassation que l’on doit essentiellement chercher des solutions - moyens matériels nouveaux - amélioration de l’organisation - augmentation des effectifs.

Moyens matériels nouveaux d’abord : on peut en con­cevoir surtout de deux sortes : développement de l’informa­tique, accroissement des locaux.

A notre époque où la machine vient partout au se­cours de l’homme, il est naturel qu’elle fournisse au magis­trat une aide dans son travail, tant par une bonne gestion des pourvois, permettant de les grouper et d’éviter les doubles emplois, que par une documentation rapide et précise, facili­tant les recherches et la décision. N’attendons pas tout ce­pendant de l’informatique. Elle permettra de travailler mieux, mais ne remplacera jamais la réflexion de chacun.

Sur le plan matériel signalons aussi que les locaux dans lesquels la Cour de cassation travaille, somptueux à l’origine, sont devenus bien étroits. De trois chambres, elle est passée à six. Les pourvois se sont multipliés. Les services des secrétariats et du greffe éclatent. Les conseillers n’ont pas de cabinets où étudier leurs dossiers. Le développement de l’informatique judiciaire nécessite de la place. Nous sou­haitons vivement que des regroupements ou des acquisitions d’immeubles voisins permettent de libérer à l’intérieur du Palais ou à proximité immédiate des locaux suffisants pour permettre d’installer normalement les magistrats et les ser­vices de la Cour de cassation.

En ce qui concerne l’organisation de celle-ci, des efforts multiples ont été faits pour améliorer et hâter l’examen des pourvois, tant par le Parlement que par la Cour de cassation elle-même. D’une part la loi a institué des formations restreintes pour le jugement des affaires simples, le nombre minimum de conseillers a été réduit, le rôle des chambres mixtes et des assemblées plénières a été précisé.

D’autre part les chambres les plus chargées, cham­bre criminelle et chambre sociale notamment, se sont divisées en sections ; si le nombre de pourvois continue à croître, celui des magistrats et des sections pourra aussi être augmenté, dans le même cadre.

Mais ces moyens matériels, ainsi que les améliora­tions apportées à l’organisation interne de la Cour de cassation, risquent fort de demeurer insuffisants si ses ef­fectifs restent les mêmes. Il faut des magistrats pour exami­ner chacun des pourvois, les étudier, proposer des solutions. Sans eux rien n’est possible. Mais il n’en faut pas trop non plus, pour éviter des divergences de jurisprudence, pour ne pas risquer de mettre en péril son unité.

Quelle pourrait être alors la solution ? En ce qui me concerne je ne crois pas qu’il faille augmenter le nombre des magistrats titulaires, mais il faut appeler à la Cour de cassation pour les assister et préparer les dossiers des ma­gistrats plus jeunes et de tous grades.

Cela aurait l’avantage, si une mobilité suffisante était organisée entre la Cour de cassation et les juridictions du fond, d’une part de préparer les jeunes magistrats à l’étude des problèmes juridiques, d’autre part de leur donner une expérience qu’ils conserveront tout au long de leur car­rière et lors de leur accession finale à la Cour de cassation. C’est ainsi que la continuité de la jurisprudence serait assurée.

On peut espérer aussi que la liaison plus étroite qui en résulterait avec les juridictions aurait comme consé­quence une plus grande uniformité de leurs décisions, et éventuellement une diminution du nombre des pourvois.

Enfin permettez moi d’insister sur le rôle du Par­quet général de la Cour de cassation. Représentant de l’intérêt général, comme l’ensemble du Ministère public, il veille à l’exacte application de la loi. Il intervient, par des conclusions, dans chaque affaire, civile ou pénale, com­merciale ou sociale.

Mais à la Cour de cassation il assume de plus une tâche particulière de coordination et de synthèse, tâche in­dispensable et qui ne peut que le devenir encore plus avec la multiplication des formations de jugement.

Coordination et synthèse dans la chambre où ils sont affectés : les avocats généraux connaissent de l’ensemble des matières traitées par leur chambre, tandis que la plupart des conseillers sont spécialisés. Quand les cham­bres sont divisées en sections, ils y siègent tour à tour et peuvent veiller à la continuité et à l’homogénéité de la jurisprudence.

Coordination et synthèse aussi dans l’ensemble de la Cour de cassation, par la liaison qui existe au Parquet général entre tous ses membres, par son intervention aux au­diences des assemblées plénières et des chambres mixtes.

Coordination et synthèse enfin avec les juridic­tions du fond, la Chancellerie et les différents départements ministériels. Les cours d’appel en particulier sont informées régulièrement et rapidement des décisions de principe de la Cour de cassation.

Ainsi les avocats généraux, avec l’expérience irremplaçable qu’ils ont acquise au cours de leur carrière, contribuent sans relâche à l’édification de la jurisprudence.

Pour que les magistrats de la Cour de cassation puissent poursuivre utilement leur oeuvre, l’amélioration des moyens mis à leur disposition est d’autant plus nécessaire qu’ayant le souci de juger vite, les conseillers n’ont plus toujours le temps de porter à la perfection la rédaction de leurs arrêts, ce qui serait cependant nécessaire à l’efficacité de la jurisprudence. La haute juridiction ne peut courir le risque de n’être plus un jour aussi crédible, tandis qu’avec l’évolution des idées, les règles de droit les plus attirées sont souvent remises en cause. Nous savons, magistrats du Siège et du Parquet, que l’autorité et l’efficacité de la justice sont une contribution non négli­geable à la création de cette société plus juste, plus humaine, plus vraie, à laquelle, monsieur le Président de la République, vous souhaitez parvenir.

Soyez certains que, malgré les difficultés dont je viens de vous entretenir trop longtemps, rien n’est négligé pour agir au mieux des intérêts de la justice et des justiciables, dans le souci d’une plus grande égalité et d’une meilleure sécurité devant la loi.

Mesdames et messieurs les avocats aux Conseils,

Il y a longtemps que je vous connais, tant profes­sionnellement que personnellement et vous savez combien j’apprécie le concours que vous apportez sans relâche à la Cour.

Vous partagez avec nous les difficultés et les pré­occupations que j’évoquais tout à l’heure. Votre effort est permanent pour conseiller les plaideurs et pour élaborer des consultations, des mémoires et des plaidoiries, précis, complets, clairs.

Votre intervention et vos travaux sont précieux, tant pour les parties que pour les magistrats du Siège et du Parquet de la Cour de cassation.

Vous demeurez les intermédiaires loyaux et indis­pensables entre le justiciable et la Cour de cassation. Je peux, au nom de la Cour, vous témoigner la haute estime dans laquelle ses membres vous tiennent.

Mardi 5 janvier 1982

Cour de cassation

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