Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1980

Rentrées solennelles

En 1980, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 3 janvier, en présence de monsieur Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et de Jean-Paul Mourot, secrétaire d’Etat auprès du garde des Sceaux.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur Robert Schmelck, procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le secrétaire d’Etat à la Justice,

Malgré les graves préoccupations qui assaillent le gouvernement au seuil de cette nouvelle année, vous avez tenu à nous faire l’honneur d’assister, comme à l’accoutumée, à cette audience qui marque solennellement la reprise de nos travaux. La Cour entière ne manque pas d’y être particulièrement sensible. Son Ministère public vous exprime, par ma voix, sa sincère gratitude.

Ces remerciements s’adressent aussi à messieurs les représentants du Par­lement et à toutes les hautes personnalités qui, par leur présence, ont bien voulu nous apporter le témoignage de l’intérêt qu’elles portent aux activités de la Cour.

Mesdames, Messieurs,

Les allocutions traditionnelles que prononcent les représentants du Parquet aux audiences de rentrée des cours et tribunaux n’ont plus des « Mercuriales » de jadis que le nom.

Le genre que d’Aguesseau illustra, au grand siècle, quand il occupait le siège du Ministère public au Parlement de Paris, est, assurément, passé de mode.

Aujourd’hui, un procureur général aurait scrupule à entretenir son auditoire de savantes dissertations sur la fonction morale de la justice, les devoirs des magis­trats et les grands sentiments qui doivent les animer. Notre époque n’a plus le goût des digressions philosophiques et des développements oratoires.

De nos jours, la pensée se veut « utile » et le style « fonctionnel ». Un discours de rentrée ressemble désormais, de plus en plus, au froid rapport du commissaire aux comptes d’une société, qui se doit d’exposer à l’autorité qualifiée, la situation de l’entreprise auprès de laquelle il est établi, d’analyser ses activités et de révéler ses difficultés de fonctionnement.

Mon exposé n’aura pas d’autre objet.

Vous apprendra-t-il, monsieur le garde des Sceaux, quoi que ce soit que vous ne sachiez déjà sur la situation de la Cour de cassation ? II m’est permis de le penser car, aux constatations déjà faites l’an dernier et reprises dans le rapport annuel qui est en votre possession et que la presse a récemment commenté, je puis aujourd’hui en ajouter d’autres qui éclairent davantage les difficultés que connaît notre juridiction.

L’an passé, à cette même audience, que monsieur le président de la Répu­blique avait honorée de sa présence, j’avais rendu compte de la situation de notre juridiction au 31 décembre 1978.

Le bilan, positif à certains égards, n’était guère réconfortant à d’autres. Il s’en dégageait, certes, qu’au prix d’un effort particulièrement soutenu, la « pro­duction » de la Cour - si j’ose m’exprimer ainsi - ne s’était pas ralentie, loin de là. En six ans, le volume des affaires jugées annuellement n’avait-il pas augmenté de plus de 40 % en matière civile, de même que d’une manière très sensible en matière pénale ?

En revanche, il apparaissait également - ce qui ne manquait pas d’être alarmant - qu’en dépit de cet effort, la Cour prenait du retard depuis 1977. C’est qu’en effet, le nombre des pourvois n’avait cessé d’augmenter chaque année dans des proportions bien plus considérables : devant les chambres civiles, l’accrois­sement s’était élevé à plus de 50 % en six ans, et, devant la chambre criminelle, à plus de 30 % en trois ans.

Qu’en est-il au ler janvier 1980 ?

Il m’est désagréable de le reconnaître : la situation ne s’est pas améliorée. L’enlisement progressif de la Cour se poursuit. Sans doute faut-il noter, cette année encore, un accroissement du rendement : plus de 15 000 affaires ont été terminées en 1979 contre un peu moins de 13 000 en 1978.

Mais, de l’autre côté, la marée montante des pourvois ne s’est pas ralentie. De 14 237 dossiers enregistrés en 1973, l’on est passé à près de 16 500 en 1979 soit, en un an, une augmentation, en volume, de plus de 2 000 affaires et, en proportion, de plus de 15 %.

Ces indications globales ne donnent cependant pas une idée exacte de la situation. Il est nécessaire de les affiner.

En matière pénale, l’on est passé de 4 476 pourvois en 1978 à un peu plus de 5 000 en 1979, soit une augmentation de 12 %.

Devant les chambres civiles, le nombre total des pourvois, qui était de 9 761 en 1978, s’est approché de 11 500 en 1979, soit une augmentation de 17 %. Encore convient-il, dans le secteur des affaires civiles, de faire une distinction entre les matières ordinaires et les matières dites « dispensées », c’est-à-dire celles dans lesquelles le ministère d’avocat n’est pas exigé (il s’agit principalement des pour­vois en matière de conflits du travail, d’élections et d’expropriations). C’est pour ces dernières que la progression est la plus marquée : alors que le nombre des affaires ordinaires n’a augmenté que de 5 % par rapport à l’an dernier, celui des affaires dispensées s’est accru de 41 %. Mais il faut pousser encore plus loin l’investigation pour découvrir où le bât blesse le plus profondément. Dans quel domaine l’inflation des pourvois est-elle la plus forte ? Dans le domaine des affaires prud’homales. Ne nous arrêtons pas à l’accroissement du contentieux des élections (815 pourvois) ; c’est un phénomène passager dû, cette année, à la géné­ralisation des conseils de prud’hommes. Plus digne d’attention est la hausse considérable des pourvois en matière de litiges du travail. En 1978, la chambre sociale avait été saisie de 1 876 dossiers de cette nature ; en 1979, leur nombre s’est élevé à 2 740. En un an, le contentieux prud’homal devant la Cour de cassation a donc augmenté de 46 %, alors qu’il avait déjà triplé au cours des quatre années pré­cédentes. C’est dire que si toutes les chambres de la Cour souffrent d’une surcharge, celle-ci affecte singulièrement la chambre sociale.

C’est là que la situation est devenue critique. Elle est d’autant plus alarmante que l’on ne peut raisonnablement espérer un ralentissement de la croissance des pourvois concernant les litiges du travail. Déjà, l’on avait pu constater après la réforme du licenciement, intervenue en 1973, une multiplication des affaires de cette nature. La récente réorganisation de la juridiction prud’homale s’accompa­gnera sans aucun doute, elle aussi, d’un contentieux supplémentaire qui viendra, à brève échéance, grossir encore les rôles de la chambre sociale.

Il s’y ajoute qu’en cette matière, les moyens dont la mise en oeuvre pourrait freiner les recours intempestifs ou abusifs, sont d’une portée limitée.

S’agissant d’affaires « dispensées », les avocats à la Cour de cassation n’interviennent pas, en principe, encore que le salarié, ou l’organisation profes­sionnelle qui l’assiste, ait assez souvent recours à leur ministère. Sous réserve de ces cas particuliers, l’absence d’une consultation préalable déconseillant au plai­deur téméraire ou obstiné d’introduire un pourvoi qui a les plus grandes chances d’être rejeté, rend inopérant le rôle dissuasif que l’on est en droit d’attendre des avocats aux Conseils en leur qualité d’officiers publics.

Il est un autre procédé de dissuasion que l’on aurait tendance à croire plus efficient : je veux parler de l’amende qui est encourue par le plaideur abusif, et dont le montant a été récemment relevé. Des esprits chagrins affectent de voir dans cette sanction pécuniaire une fâcheuse innovation du législateur contemporain, oubliant qu’elle remonte à un édit de 1331, par lequel Philippe de Valois créa l’amende de recours abusif et l’indemnité légale pour mettre fin aux requêtes dont, déjà, le Conseil du roi était accablé. L’arme est efficace dans beaucoup de cas, mais que peut-on en attendre dans le domaine particulier des litiges du travail ? Elle y sera nécessairement d’une application limitée. L’on hésitera à infliger une sanction pécuniaire, qui désormais peut être lourde, à un demandeur économique­ment défavorisé. De plus, on aura scrupule à reprocher à ce même demandeur de voir dans la Cour de cassation un troisième degré de juridiction. Peut-on le sanc­tionner pour ne pas savoir faire la différence entre le fait, dont la discussion est interdite devant la Cour de cassation, et le droit, qui, seul, relève de sa compétence, alors que les plus fins juristes ont parfois de la peine à établir la distinction ?

Si l’on ne peut escompter réduire l’afflux des pourvois devant la chambre sociale, peut-on au moins espérer en venir à bout en temps utile, par la modification des méthodes de travail et la réorganisation des structures internes déjà amorcée par l’institution des formations restreintes, prévue par la loi du 3 jan­vier 1979 ? Je crains que ces palliatifs soient eux aussi insuffisants pour maîtriser la situation, tant en raison de la masse actuelle des recours que de leur volume prévisible dans un proche avenir.

De l’ensemble de ces constatations, l’on doit tirer une première conclusion : dans l’immédiat, le problème de l’encombrement de la Cour n’est vraiment aigu, et insoluble avec les actuels moyens du bord, que dans certains secteurs, et, spécialement dans celui des litiges du travail.

Mais c’est précisément dans ce genre de conflits que les retards apportés à leur règlement définitif, apparaîtront particulièrement intolérables.

C’est pourquoi l’on ne saurait écarter d’emblée la recherche de solutions spécifiques, adaptées à la nature particulière des affaires en cause. D’où la question que je crois devoir poser : le moment n’est-il pas venu de réexaminer la possibilité de créer cette juridiction sociale d’appel et de cassation, préconisée dès 1946 ? Elle répondrait à bien d’autres préoccupations, plus profondes que le seul souci de désencombrer la chambre sociale de la Cour de cassation. Elle pourrait per­mettre d’éviter les difficiles partages de compétence entre la juridiction adminis­trative et la juridiction judiciaire ; elle pourrait permettre de simplifier et d’unifier l’ensemble du contentieux de la législation sociale. Elle pourrait présenter, en outre, l’intérêt d’adjoindre aux juristes de profession, composant la juridiction de contrôle, des assesseurs qui soient en mesure d’apporter le fruit de leur expérience et de leur connaissance du monde du travail afin d’éclairer davantage les juges sur la portée pratique de leurs décisions.

Je ne puis que vous livrer, monsieur le garde des Sceaux, ces quelques idées qui, bien sûr, devraient être creusées davantage et pesées. Dans l’immédiat, et avec l’ambition plus modeste de soulager le travail des magistrats de la chambre sociale, il ne reste d’autre solution que d’augmenter les effectifs notamment ceux des conseillers référendaires affectés à la chambre.

Cependant les embarras dans lesquels se trouve la chambre sociale ne doivent pas faire perdre de vue la situation générale de la Cour. Ils risquent de n’être que la préfiguration de ce qui, à plus long terme, menace les autres for­mations et en particulier la chambre criminelle.

Aussi bien la réflexion qui a déjà conduit le Parlement à intervenir en jan­vier 1979, et le gouvernement en novembre dernier, pour donner à notre juridiction les moyens d’éviter l’asphyxie, doit-elle être poursuivie.

Comme le recommandait ce matin encore le président de la République à l’ensemble des corps constitués : « Dans la décennie qui s’ouvre, il nous faudra inventer. »

Pour ce qui nous concerne, cet effort d’imagination devra porter sur l’aména­gement des méthodes de travail afin de parvenir, dans de meilleurs délais, et sans que la qualité des arrêts en souffre, à régler la masse des pourvois dont nous sommes saisis.

Il devra porter également sur l’amélioration des modes de procéder afin de permettre à la Cour de répondre pleinement à sa mission fondamentale d’organe régulateur du droit, et d’assurer, avec toute la promptitude souhaitable, cette unité de jurisprudence dont dépend la sécurité juridique.

Ceci me conduit tout naturellement à parler du Parquet de la Cour, dont le rôle essentiel est précisément de veiller à cette unité.

Le Ministère public près la Cour de cassation est une institution à la fois mal connue, et méconnue, non seulement de l’opinion, qui est le plus souvent dans l’ignorance de ses attributions, mais aussi, chose plus grave, de bien des repré­sentants des services de l’État, qui n’ont pas de ces attributions une notion très exacte ou très précise. Sans doute, le manque de curiosité que marquent les Français pour l’organisation et le fonctionnement de leurs institutions, y est-il pour quelque chose. Mais nous devons nous-mêmes, mes chers collègues, battre notre coulpe, car - il faut bien l’avouer -, nous n’avons guère fait d’efforts, dans le passé, pour nous mieux faire connaître. Pour autant que je sache, une seule étude a été consacrée, dans les vingt dernières années, au Parquet de la Cour de cassation. Encore le mérite en revient-il à un jeune magistrat de talent... qui n’appartient pas à notre juridiction.

Qu’il me soit donc permis de mettre à profit l’occasion qui m’est offerte, pour dissiper certaines équivoques et rectifier certaines erreurs.

Il est une méprise qui amuse plus qu’elle n’afflige. Quand j’exerçais les fonctions d’avocat général, je recevais nombre de lettres me demandant de prendre en mains la défense de leurs signataires. Elles commençaient toutes par « Maître ». Que beaucoup de citoyens ne fassent pas la différence entre les honorables repré­sentants des intérêts généraux et les non moins honorables représentants des intérêts privés, cela n’a rien de tellement surprenant. La terminologie rend le malentendu presque inévitable. Pour le non-initié, un avocat, fût-il général, reste nécessairement un avocat. Pourquoi en aurait-il le nom, s’il n’en avait pas la qualité ? Et quand cette même personne veut faire comprendre qu’elle connaît les bons usages, en qualifiant son correspondant de « Maître », il n’y a pas là de quoi s’émouvoir. Mais lorsqu’on trouve ce même intitulé dans la correspondance offi­cielle - ce qui est moins rare qu’on pourrait le penser -, l’on est un peu plus surpris et plus inquiet.

Cette erreur simpliste n’est cependant pas la seule. Il en est une autre, que commettent des gens plus avertis des choses de la justice. Combien ne sont-ils pas à confondre les attributions du Ministère public de la Cour de cassation et celles du Ministère public des cours et tribunaux ? Voilà qui mérite davantage de retenir l’attention, car nous arrivons à l’essentiel : la nature spécifique du Parquet général de la Cour de cassation.

L’image que le citoyen se fait du Ministère public, quel qu’il soit, il la trouve dans la fonction pénale du Parquet, telle qu’elle se manifeste devant le tribunal ou la cour d’appel. Bien que les procureurs et procureurs généraux possèdent beaucoup d’autres attributions, la seule qui soit évidente est celle qui a trait à l’exercice de l’action publique, à la poursuite des délinquants. Cette vision pèse sur le Parquet de la Cour de cassation. Bien des personnes se croyant bien informées s’imaginent qu’il n’intervient qu’au pénal et que cette intervention est en liaison directe avec l’exercice de l’action répressive.

II en va effectivement ainsi dans certains pays, en République fédérale d’Alle­magne par exemple, où le procureur général fédéral, assisté de ses adjoints, voit ses attributions auprès du Bundesgerichtshof limitées aux affaires pénales et où il a, en outre, la responsabilité de la poursuite des atteintes à la sûreté de l’État.

Mais il en va différemment dans d’autres pays voisins, tels que la Belgique, l’Italie et les Pays-Bas, dont l’organisation judiciaire a été davantage inspirée par les traditions issues de la Révolution française et de l’Empire, et où la Cour de cassation est régie par les même principes et les mêmes règles de procédure qu’en France.

Quelles sont chez nous les caractéristiques du Ministère public près la Cour de cassation ?

Rappelons, d’abord que, sauf le cas exceptionnel où le procureur général est appelé à occuper le siège du Ministère public près la Haute Cour de justice, son parquet reste étranger aux poursuites pénales. Il n’est appelé à en connaître que dans le cadre du contrôle légal qu’exerce la chambre criminelle.

Précisons également que, le Parquet de la Cour de cassation n’est pas intégré dans l’édifice hiérarchique du Ministère public classique. Le procureur général n’est pas un intermédiaire entre le garde des Sceaux, dont il relève pourtant lui aussi, et les chefs de parquet des cours d’appel. L’article 84 du senatus-consulte organique du 16 thermidor an X l’avait bien doté d’un pouvoir de surveillance sur les officiers du Ministère public, mais cette disposition, qui était pratiquement tombée en désuétude, a été tout naturellement omise en 1958 lors de la refonte du statut de la magistrature.

Tel est cependant une fonction, et non la moindre, qui est commune à l’ensemble des membres du Parquet. Où qu’il soit établi, le Ministère public est essentiellement l’organe de la loi. Il est ainsi, par sa nature même, destiné à veiller à l’exacte application de la loi, et à sa correcte interprétation.

Cette fonction atteint sa plénitude quand il s’agit du Ministère public de la Cour de cassation. Faut-il rappeler, en effet, que la mission principale de la Cour, celle à laquelle elle doit son nom et sa raison d’être, est de casser les décisions judiciaires dans lesquelles la loi a été violée, soit quant aux règles de forme, soit quant au fond du droit ? Cette mission, qui la conduit à dire le droit, et lui permet, par l’interprétation des textes dans les affaires qui lui sont déférées, de maintenir l’unité de jurisprudence, a pris un singulier relief à l’époque contemporaine. La transformation des conditions économiques et sociales autant que des modes de vie, la naissance de situations ou de rapports juridiques non prévus à l’origine par le législateur, la prolifération des lois et règlements nouveaux destinés à adapter le droit à l’évolution de la société, ont conduit inéluctablement à une accentuation du rôle normatif de la Cour suprême. De par la force des choses, la Cour de cassation est devenue, pour ainsi dire, un organe supplétif du législateur. Nous sommes désormais loin de la séparation des pouvoirs telle qu’on l’imaginait à l’époque révolutionnaire ; nous sommes loin des conceptions étroitement légalistes qui faisaient dire à Robespierre : « La jurisprudence, voilà un mot qui devrait être banni de notre langage ».

La dynamique législative des temps présents, trouve un nécessaire complé­ment dans une dynamique jurisprudentielle, qui, se gardant de la tentation du « gouvernement des juges », n’en est pas moins soucieuse d’adapter le droit aux besoins de l’époque.

C’est dans cette perspective que se situe l’action du Parquet de la Cour de cassation.

Il a l’obligation de donner son opinion, de conclure, dans toutes les affaires, quelle qu’en soit la nature : pénale ou civile, commerciale ou sociale. Répartis entre les différentes chambres de la cour, les avocats généraux ont en charge cette mission. Les dossiers leur sont distribués lorsque les affaires sont en état d’être portées à l‘audience, c’est-à-dire lorsque le conseiller chargé d’instruire le pourvoi aura déposé son rapport. Ce rapport rappelle les faits et la procédure, expose les griefs dirigés contre la décision déférée par le demandeur au pourvoi, ainsi que la réponse que leur apporte le défendeur. Il apprécie la portée des argu­ments en présence et propose une ou plusieurs solutions qui se traduisent sous forme de projets d’arrêt de rejet ou de cassation. Saisi d’un dossier qui contient ainsi normalement tous les éléments pour asseoir la décision, ou, à tout le moins, éclairer les débats, quel est alors le rôle de l’avocat général ? Quelle est l’utilité du second examen auquel il procédera ? Son étude ne fait-elle pas double emploi avec celle du conseiller rapporteur ?

Le croire serait méconnaître l’essence même de la fonction que le ministère public exerce auprès de la Cour.

Il ne dispose pas, il propose ; son rôle est avant tout d’informer la Cour sur tous les aspects des questions de droit qu’elle est appelée à trancher.

Aussi bien le travail de l’avocat général est-il distinct de celui du conseiller ­rapporteur. Il s’en distingue à trois niveaux : l’avocat général se situe dans une optique différente, aborde les problèmes par un autre versant, s’appuie sur des moyens d’information particuliers.

Une optique différente : la Cour de cassation exerce sur les décisions judi­ciaires un double contrôle. D’une part, elle vérifie la motivation de la décision at­taquée. Celle-ci a-t-elle répondu à toutes les conclusions des parties, n’est-elle pas entachée d’une contrariété ou d’un défaut de motifs, n’est-elle pas viciée par une dénaturation, etc. ? C’est le contrôle que la doctrine qualifie de « disciplinaire ». D’autre part la Cour vérifie si les juges du fond ont fait une exacte application de loi. C’est ce que l’on est convenu d’appeler le « contrôle juridique ». Il appartient au conseiller rapporteur de procéder avec le même soin au « contrôle disciplinaire » et au « contrôle juridique ». Les moyens du pourvoi le solliciteront plus souvent pour le premier que pour le second. Pour le ministère public, le « contrôle disciplinaire » n’est pas la préoccupation dominante. A la limite, il pourrait même s’en désintéresser. En revanche, étant l’organe de la loi, c’est le contrôle juridique qui l’intéresse au premier chef ; c’est l’intérêt jurisprudentiel de la question posée par le pourvoi qui doit retenir son attention, la valeur doctrinale de l’arrêt de la Cour, en ce que celui-ci fixe une règle de droit ou en précise la portée.

Une autre approche du problème : dans la recherche de la règle de droit le ministère public doit aller au-delà de la simple analyse juridique. C’est tout d’abord à l’esprit et à la finalité des textes, plus qu’à leur lettre, qu’il doit s’attacher. Ceci le conduira à examiner plus particulièrement, bien au-delà du cas d’espèce, toutes les conséquences, notamment économiques et sociales, des différentes solutions proposées. S’il s’agit de textes anciens, il vérifiera si l’interprétation qui leur a été donnée dans le passé est encore adaptée aux réalités actuelles. Quand il s’agira d’un texte nouveau, il aura soin d’étudier les travaux préparatoires pour dégager, à travers la discussion à laquelle il a donné lieu, l’opinion qui a prévalu.

Des moyens d’information particuliers : pour bien remplir son rôle, le Ministère public se doit d’aller aux sources, de s’informer auprès des services et des organismes qualifiés. En auraient-ils matériellement le temps, il serait malaisé aux magistrats du Siège de se livrer à ces démarches et d’assurer ces liaisons. Elles n’entrent pas dans la nature de leurs fonctions et risqueraient d’être mal perçues.

Chargé de veiller à l’application de la loi, le Ministère public est aussi chargé de veiller à son interprétation uniforme. Celle-ci peut être compromise par des décisions divergentes des juridictions du fond, mais aussi par des contrariétés ou des disparités de jurisprudence au sein même de la Cour de cassation. Il appartient au Parquet général de mettre en oeuvre les moyens dont il dispose pour écarter ces risques.

L’unité et l’indivisibilité de principe du Ministère public favorisent son action. Elles lui permettent d’avoir, par rapport à un problème de droit déterminé, une position unique. Celle-ci s’élabore, désormais, au cours de concertations que prati­quent entre eux les avocats généraux de chaque chambre et grâce aux réunions périodiques de l’ensemble des membres du Parquet. En outre, le procureur général peut non seulement provoquer la réunion d’une chambre mixte afin de surmonter les oppositions entre plusieurs chambres, mais encore, depuis la loi du 3 janvier 1979, saisir directement l’assemblée plénière de la Cour afin de parvenir, sans attendre, à fixer la jurisprudence. Ces possibilités d’action viennent s’ajouter au pourvoi dans l’intérêt de la loi qu’il peut former soit sur ordre du garde des Sceaux, soit de sa propre initiative, aussi bien en matière pénale qu’en matière civile.

Pour que cette contribution à l’unité de la jurisprudence, soit pleinement efficace, il est nécessaire que les difficultés rencontrées par les juges du fond dans l’interprétation des lois et règlements soient portées à la connaissance de notre Cour. Dans ce but, une circulaire a été récemment adressée aux cours d’appel. Il faut aussi que ces mêmes cours soient informées le plus rapidement possible des arrêts de principe rendus par notre juridiction et qu’ainsi soient évités des pourvois inutiles.

Participer à l’oeuvre jurisprudentielle de la Cour constitue l’activité essen­tielle du Parquet général. Mais il lui incombe bien d’autres tâches, plus modestes certes, mais non moins absorbantes : l’instruction des dossiers d’aide judiciaire (3 000 en 1979), les avis sur les demandes d’indemnisation pour détentions injus­tifiées, qui augmentent chaque année, l’instruction des recours en grâce tendant à une remise d’amende, l’instruction des candidatures à l’inscription sur la liste nationale des experts, etc.

Le Parquet de la Cour est-il en mesure, à l’heure actuelle, de remplir pleine­ment l’ensemble des attributions qui lui sont dévolues ? A cette question, je suis malheureusement obligé de répondre par la négative, quels que soient les qualités et le dévouement de chacun.

S’agissant des avocats généraux, leur nombre permet tout juste d’assurer le service des différentes chambres. Qu’un seul soit indisponible, pour raison de santé ou parce qu’il est appelé temporairement à d’autres fonctions, ce sont les activités de la chambre entière qui s’en trouvent affectées. Cette tension dans les effectifs se fait sentir précisément au moment où un effort particulier s’impose pour faire face à l’engorgement de la Cour et aux risques de contrariétés dans la juris­prudence, qui en sont une des conséquences.

Cette situation rend indispensable un réajustement des moyens actuels du Parquet général.

J’ai conscience, monsieur le garde des Sceaux, de manquer de tact en rap­pelant, au terme de mon propos, les demandes modestes que je vous ai présentées récemment à ce sujet. Mes seules excuses sont le caractère impérieux de nos besoins et le vif désir que j’ai d’assurer pleinement la haute charge et les respon­sabilités que vous avez bien voulu me confier.

 

 

 

Discours de Monsieur Pierre Bellet, premier président de la Cour de cassation

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le secrétaire d’Etat à la Justice,

Nous vous remercions de bien vouloir si fidèlement nous honorer de votre présence, et nous tenons, bien naturellement, monsieur le secrétaire d’État à la Justice, à vous associer à ces remerciements.

Nous ne voudrions pas trop vous attrister, monsieur le ministre, dès les premiers jours de l’année, par des chiffres et des statistiques, et mêler aux voeux traditionnels des complaintes fastidieuses. Nous savons trop bien l’intérêt que vous portez aux problèmes de la justice, et l’effort que vous soutenez, en vue de les résoudre. De fait, grâce à votre action - comme à celle du Parlement -, nous avons obtenu, au niveau de la Cour de cassation, après l’extension du rôle des conseillers référendaires, l’amélioration du fonctionnement des assemblées plé­nières et la création de formations restreintes, propres à hâter et à faciliter notre tâche, en même temps que le décret de procédure du 7 novembre 1979 nous apporte des perfectionnements qui sont les bienvenus.

Nous vous en remercions comme nous remercions le Parlement. Mais la satisfaction que nous en retirons ne doit pas nous empêcher de continuer à nous interroger et de chercher à aller encore plus loin. Car les mesures prises risquent d’être dépassées, si le flot des affaires continue à monter.

Certes, il n’est pas souhaitable que les réformes se bousculent à un rythme tel que nous n’ayons pas le temps de les suivre. Le mieux est l’ennemi du bien et il faut nous laisser le temps de nous adapter. Mais la question se pose de savoir si, d’une part, il ne faut pas rajeunir encore plus complètement la Cour de cassation, en augmentant le nombre des conseillers référendaires et, d’autre part, si continuant sur cette lancée, le rajeunissement des méthodes ne s’impose pas lui aussi, d’une singulière manière, peut-être en retrouvant l’esprit des choses et en retournant aux sources.

Sur le premier point, une évidence s’impose : les membres de la Cour ne peuvent pas faire davantage et devant l’accroissement du nombre des pourvois, il n’y a guère qu’à tenter de diminuer ce nombre, ou d’augmenter celui des conseil­lers. Mais l’unité de la jurisprudence serait mise en péril par une élévation im­portante des effectifs, à moins qu’elle ne porte précisément sur le nombre des référendaires. Conformément à l’esprit de la loi de 1967, qui leur a donné existence, ils sont faits pour venir en aide aux conseillers, pour travailler sous leur contrôle, pour faire les recherches indispensables à ceux-ci et leur soumettre éventuellement des projets de décision, tandis que le pouvoir lui-même de décision appartient en principe à l’aîné, sous la direction duquel ils ont été placés. C’est ainsi qu’associés deux par deux, dans telle ou telle spécialité, le travail qu’ils effectuent en commun ne peut pas donner lieu à divergence, tandis que cette association d’un magistrat débutant avec un autre, plein d’expérience - sans compter qu’elle rapprocherait les générations entre elles -, permettrait d’achever la formation des jeunes et de les préparer à d’autres fonctions. On peut s’étonner que la loi de 1967 n’ait pas été appliquée en ce sens. Mais la réponse est facile : le nombre des référendaires a été jusqu’ici insuffisant, et leur statut trop rigide a défavorisé leur recrutement.

Quant à nos méthodes, et à leur renouvellement, le problème concerne plus que la seule Cour de cassation, c’est la justice tout entière qui y est intéressée.

L’opinion publique demande aux juges d’être clairs, rapides et efficaces. Avec raison. La justice doit être d’abord, aisément compréhensible - comme toute loi bien faite doit l’être -, pour être acceptée et suivie. Certes, une telle exigence n’exclut pas l’usage des mots techniques, mais elle implique que tout au moins les praticiens du droit puissent aisément saisir la portée des décisions, les raisons du juge et la loi qui lui sert de base. Quel que soit le manque de temps, et l’ambiguïté des textes, le juge doit toujours tendre à cette clarté qui jadis assura la prééminence de notre langue et la réputation de la Cour de cassation. Sur ce point, nous devons reconnaître nos faiblesses. La Cour maintient bien certaines bonnes traditions, en proscrivant barbarismes ou néologismes, comme les longueurs inutiles. Mais sa concision est souvent empreinte d’ambiguïté, alors que la jurisprudence se justifie dans ses rapports avec la loi, par les clartés qu’elle lui apporte.

Si, d’autre part, la justice doit se garder d’être expéditive, elle doit éviter toute lenteur ne découlant pas directement des recherches indispensables ou de la protection des droits de la défense. A ce sujet, je tiens à rendre un hommage souligné à mes collègues de la Cour de cassation qui arrivent, grâce à un labeur acharné, à préparer leurs arrêts en un temps minimum, près de trois fois inférieur à celui qui semblait nécessaire, il y a une trentaine d’années.

Enfin, la justice, à quelque niveau qu’elle se situe, doit être efficace, car le droit ne vaut que par sa réalisation, et nous devons tous nous efforcer de faire de la justice, une chose utile, si nous voulons qu’elle soit utilisée. C’est aussi vrai de la Cour de cassation, que des juges du premier ou deuxième degré, à ceci près que la mission des uns et des autres est différente et l’efficacité de chacun consiste à parfaitement remplir les fonctions qui lui sont assignées.

Il est nécessaire à ce sujet de rappeler d’une manière précise, mais non sans quelque solennité, le rôle que la Cour suprême doit jouer dans notre pays.

Dépendant à l’origine du corps législatif, placée à ses côtés comme une senti­nelle, pour assurer l’unité d’interprétation de la loi, la Cour de cassation n’est pas faite pour juger les hommes, comme le sont les tribunaux et cours d’appel. Il lui échappe ce rôle, qui attire les jeunes vocations et qui consiste au premier degré, à accueillir et écouter les justiciables eux-mêmes, pour tenter, en matière civile du moins, sinon de les concilier, en tout cas d’aboutir à une solution concrète mora­lement acceptée des deux. Elle n’a point, d’autre part, la plénitude de juridiction des cours d’appel qui rejugent entièrement en fait et en droit les procès soumis aux tribunaux.

La Cour de cassation, qui ne constitue pas un troisième degré de juridiction, décide uniquement de la conformité avec la loi, des décisions rendues par les autres. Elle ne peut mettre en doute les faits souverainement constatés par les juges du fond. Sa souveraineté en droit se heurte à celle qu’ils possèdent dans le domaine des faits. Et comme l’exercice de la justice n’est autre que l’application à des faits particuliers d’une règle générale, on mesure les difficultés d’une telle dichotomie.

Bien plus, l’article 5 du Code civil, interdisant à la Cour de cassation, comme aux autres juges, de statuer par voie de dispositions générales - qui seraient trop semblables à des lois -, rappelle constamment à notre juridiction que si elle a été placée à l’origine auprès du législateur, elle n’appartient pas au pouvoir législatif et qu’elle n’est pas un législateur.

Mission abstraite et désincarnée qui ne se justifie que par la grandeur de l’objet recherché, à savoir l’unité d’interprétation de la loi. Mission d’intérêt public, pour laquelle elle a été créée, qui doit passer avant toute autre chose, car l’intérêt général est supérieur à l’intérêt particulier et qui a fait dire au professeur Morel : « Devant la Cour de cassation, l’intérêt des plaideurs n’est engagé qu’acces­soirement. »

Mission toujours nécessaire, parce que des divergences ne manquent pas de se produire entre les cours d’appel et que l’inégalité de traitements entre justi­ciables est contraire à l’idée de justice.

On peut s’étonner qu’un tel rôle entraîne de si lourdes charges pour la Cour de cassation. Il suffit, pour le comprendre, de voir les choses d’un peu près. Chaque fois qu’elle statue, la Cour remplit une double fonction. Elle tranche, en effet, d’une part, un litige particulier, qui oppose deux adversaires, et statue d’autre part, dans l’intérêt général. Elle doit la justice à ceux qui la saisissent d’un pour­voi, et leur explique ses raisons, de manière à se faire entendre d’eux. Mais, en même temps, elle ajoute à l’édifice jurisprudentiel un élément de plus, dans l’interprétation générale des lois, à l’usage de tous ceux qui veulent pour l’avenir mieux connaître leur signification. Car quelle que soit l’interdiction à elle faite de statuer par arrêt de règlement, il est de sa mission de servir de guide dans l’appli­cation du droit et d’agir, au vu du passé, en prévision de l’avenir. Ainsi que l’a dit l’admirable Portalis : « L’office de la loi est de fixer par de grandes vues des maximes générales du droit, d’établir des principes féconds en conséquence, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière. C’est aux magistrats et aux juristes, pénétrés de l’esprit des lois, de diriger l’appli­cation. La science du législateur consiste à trouver dans chaque matière les prin­cipes les plus favorables au droit commun ; la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre par une application sage et raisonnable. »

D’autre part, la Cour exerce son activité à l’égard à la fois des lois de fond et des lois de forme, et elle se trouve ici prise entre des impératifs contradictoires.

Au nom de la protection des libertés - car la forme est la soeur jumelle de la liberté -, elle est incitée à maintenir la protection des formes ; mais dans un souci pratique d’efficacité, elle doit sans cesse lutter contre les abus du formalisme. Elle est en même temps tiraillée entre un certain souci de l’équité qui lui fait éviter bien des annulations pour violation des formes, et la préoccupation d’une certaine exemplarité pour l’avenir, qui la conduit au résultat opposé. Problème éternel et angoissant, plus souvent perçu au pénal, mais qui existe de même au civil, de l’anta­gonisme entre l’équité et l’exemplarité.

Enfin, le rôle d’interprète officiel de la loi est difficile à jouer. La Cour se doit, en même temps, d’être loyale à l’égard du législateur - en s’efforçant de découvrir ses intentions -, cohérente et logique dans sa jurisprudence, pratique dans ses applications. Il ne suffit pas de dire que la Cour est tenue d’appliquer la loi, toute la loi, rien que la loi. Car, en cas de litige, le sens de celle-ci étant contesté, il faut savoir comment on peut le déterminer. La présentation des arrêts de la Cour ferait croire que celle-ci trouve très simplement ses solutions, par voie de logique déductive. En réalité, le plus souvent, notre juridiction remonte des faits de la cause, vers les principes applicables, par voie d’induction.

Mais la logique et la raison jouent un rôle essentiel, pour maintenir une certaine cohérence entre les décisions. Ce n’est pas tout. L’intention du législateur se découvre ou se présume, par toutes sortes de moyens : l’exégèse des textes, l’étude des travaux préparatoires, l’histoire, le bon sens et la morale, les besoins de la société, les nécessités pratiques. II y a peu de place à notre niveau, pour les vues sentimentales ou subjectives. L’équité ne peut y être invoquée qu’en vue du bien commun, car toute décision de la Cour doit, comme la loi, pouvoir s’appliquer à tous, indépendamment des circonstances de l’espèce.

Telles sont les raisons pour lesquelles la mission de la Cour sèchement définie par nous, il y a quelques instants, est si astreignante et difficile, en dépit de ce que, ou parce que, la Cour ne s’occupe que de pur droit.

Mais en plus de ces difficultés normales et inhérentes au rôle de la Cour, d’autres apparaissent qui viennent augmenter le poids de ses charges.

Tout d’abord, la Cour uniquement faite, selon les textes d’origine, pour sanc­tionner les contraventions expresses à la loi, et la violation des formes, se voit, avec les ans, par suite d’un affinement progressif de la technique, saisie de griefs subtils qui ne touchent plus qu’indirectement à ces violations. D’innombrables pourvois sont fondés sur de simples insuffisances ou des défauts de logique ou de construction des arrêts de cour d’appel. Les décisions que nous rendons de ce chef n’ont aucune portée générale utile à l’ensemble des juristes et ne servent en rien à la clarification de la loi. Nous y agissons, un peu comme des maîtres d’école, soucieux d’apprendre aux autres juges non pas le droit qu’ils connaissent bien le plus souvent mais la technique de rédaction des décisions de justice.

En second lieu, un goût de la prudence, louable en son principe, et qui s’explique par la crainte d’avoir à pratiquer des revirements de jurisprudence, pousse assez souvent la Cour à ne donner qu’avec regret, le plus tard possible, et dans des termes voilés, l’interprétation qu’elle fait de la loi. Certes, il faut avoir connu d’un certain nombre d’affaires, pour pouvoir se faire une idée valable d’un texte nouveau. Mais l’accélération de l’histoire et les besoins de la vie éco­nomique réclament des décisions plus tranchées et plus rapides. L’incertitude crée le trouble et l’injustice. Et devant l’incertitude, les plaideurs multiplient les pourvois.

En troisième lieu, il est curieux de constater que la Cour de cassation trace elle-même la limite de ses attributions, en déterminant ce qui est, à ses yeux, du fait échappant à son contrôle, et ce qui est du droit, relevant de sa compétence. Il est encore plus curieux et fâcheux de relever qu’elle a tendance à élargir le domaine du droit, pour mieux asseoir sa prééminence sur les cours d’appel et lutter contre leurs divergences. C’est parfois utile, mais la Cour, en élargissant le champ de son contrôle, augmente d’autant le nombre de ses affaires.

En définitive, l’on peut dire qu’une pression constante se fait sentir pour transformer notre Cour en un troisième degré de juridiction, ce qui ne se peut pas et ne se doit pas. Certes, il est tentant pour tout plaideur insatisfait des juges d’appel d’essayer de faire encore une fois rejuger entièrement sa cause. Mais deux degrés suffisent. Il résulte de cette tendance des retards, des frais, des incertitudes pour tous. Les intérêts particuliers aussi bien que l’intérêt général sont en somme sacrifiés et du même coup notre juridiction risque d’être totalement paralysée.

La Cour de cassation peut dans une certaine mesure essayer d’elle-même d’apporter une amélioration à cet état de choses mais elle ne le peut vraiment qu’avec la participation de ceux qui l’entourent.

Il est évident, d’abord, que l’amélioration de la technique de rédaction des arrêts des cours d’appel devrait entraîner une diminution des pourvois soumis à la Cour suprême. Un enseignement méthodiquement diffusé par la Cour, auprès des magistrats chargés de cette rédaction, avec des stages pratiques à nos côtés, doit rendre d’immenses services. Nous en avons pris l’initiative depuis quelques années, avec l’aide vigilante du directeur de l’École nationale de la magistrature, mais il faut systématiser et étendre encore davantage l’expérience qui se poursuit, disons­ le, avec le précieux concours de plusieurs avocats à la Cour de cassation.

Et c’est précisément avec ces avocats que doit s’établir ou plutôt se rétablir, une collaboration, et, pour employer les mots à la mode, une concertation, un dialogue, qui a eu tendance à disparaître au cours des ans, en raison précisément de l’énormité du travail qui nous accable. Nous ne découvrons en réalité les avocats à la Cour de cassation qu’à travers les mémoires, car ils ne plaident pour ainsi dire plus. La Cour ignore l’usage, pratiqué devant certaines Cours suprêmes à l’étranger, et qui consiste pour les avocats à répondre à l’audience aux questions des magistrats. Ce n’est pas parce que nous ne connaissons que du droit, que des explications de la part des avocats sont inutiles à l’audience - ou devant le rapporteur - notamment sur les données générales, économiques ou sociales des problèmes à nous soumis. Car nous l’avons dit, nos solutions ne sont pas fondées sur la seule analyse des textes, et l’usage de la logique, mais aussi sur l’ensemble des besoins et des données de la société. D’autre part, les avocats ne connaissent, hélas, que de très loin, les magistrats dont dépend le sort de leurs affaires. Une justice hiératique et de mystère n’est pas satisfaisante. Mais, à ce sujet, marquons d’une pierre blanche, le rapprochement qui vient de s’opérer entre ces avocats et la Cour, et qui va se poursuivre en une série de rencontres en vue de mettre sur pied un grand nombre d’améliorations pratiques.

Enfin, il est absolument indispensable de resserrer entre les représentants de la doctrine et notre juridiction, les liens qui existent et qui sont pour le moment très lâches. L’étude de la jurisprudence est aussi nécessaire à l’enseignement du droit, que l’examen de la doctrine l’est aux travaux de la Cour de cassation. Les ­commentaires critiques de nos arrêts par les professeurs de droit sont une source d’enrichissement pour nous et nous aident dans la voie difficile que nous suivons. La vue synthétique qu’ils acquièrent, à la lecture de décisions dispersées, avec le recul dont ils disposent, supplée très utilement à l’empirisme qui est le nôtre. Ces « faiseurs de système », comme on les a plaisamment appelés, nous sont indis­pensables.

Or, les usages et les règles de procédure ne facilitent guère le rapprochement souhaitable. La concision extrême de nos arrêts coulés sous la forme de syllogismes parfois trompeurs, en même temps que le caractère secret des notes établies par les rapporteurs, contribuent à empêcher le dialogue qui est ici aussi nécessaire. Bien « des moyens sont à notre disposition, qui nous permettraient d’améliorer cet état de choses ».

Toutes ces suggestions n’impliquent pas que nous considérions comme inutile le secours de nouvelles réformes législatives et que nous renoncions à demander l’accroissement de nos moyens. Mais elles se voudraient le témoignage d’une prise de conscience et du désir de voir rajeunir non pas seulement les membres de la Cour de cassation, mais l’esprit qui préside à son fonctionnement.

Avant de lever cette audience, je remercie de leur présence et de leur patiente attention, tous ceux qui sont venus aujourd’hui.

Jeudi 3 janvier 1980

Cour de cassation

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