Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1979

Rentrées solennelles

En 1979, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 5 janvier, en présence de monsieur Valéry Giscard d’Estaing, président de la République, et de monsieur Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

 

Discours prononcés :

 

Allocution prononcée par monsieur Valéry Giscard d’Estaing, président de la République française,

à l’occasion de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation

Monsieur le garde des Sceaux,

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Mesdames et messieurs,

C’est avec beaucoup d’attention que je viens d’entendre les plus hauts magistrats de notre pays exprimer leur foi dans la justice, mais aussi leur crainte devant la multiplication des critiques qui lui sont adressées.

Je partage leur foi et je comprends leur crainte.

C’est pourquoi, pensant à mes responsabilités constitutionnelles dans ce domaine, j’ai tenu à venir vous dire solennellement combien le président de la République trouve choquantes, inadmissibles et dangereuses les attaques portées contre la justice.

Ces attaques sont multiples et diverses. Elles portent sur les décisions de justice, mais aussi sur la façon dont ces décisions sont prises, et sur les magistrats et les jurés qui les rendent.

Certes, le passé nous donne l’exemple de jugements controversés.

Mais, à l’heure actuelle, certaines des attaques tendent, au-delà des cas particuliers, à mettre en cause la justice elle-même et les magistrats qui la composent.

C’est la justice, en tant qu’institution fondamentale de la société libre, qui est visée.

C’est sa légitimité qui se trouve contestée.

Cela me paraît grave.

La justice est inscrite au cœur de tous les hommes et par notre tradition historique au cœur de tous les Français.

Mais en tant qu’institution, elle ne peut exister, et n’existe de fait, que dans une société de libertés.

Sinon, elle n’est qu’une simple police sociale.

Il y a une étrange confusion à invoquer la liberté pour attaquer la justice, alors que la liberté ne peut exister sans la justice.

Or, ce sont souvent les mêmes qui remettent en cause le droit de punir et qui dénoncent les risques que la violence fait peser sur les libertés.

LA JUSTICE D’UN PAYS DE LIBERTÉ

 

Une comparaison avec l’étranger le montre : la justice française est bien la justice d’un pays de liberté. Elle en présente les caractéristiques essentielles c’est-à-dire l’indépendante, et son corollaire, l’impartialité.

Cette indépendance doit s’entendre au sens plein du terme : vis-à-vis des influences, quelles qu’elles soient, qu’il s’agisse des pouvoirs politiques, de l’argent, de la presse ou de l’opinion, mais aussi vis-à-vis des penchants personnels des partis pris et des passions : comme l’indiquait mon compatriote Pascal dans ses « Pensées », « l’affection ou la haine change la justice de face ».

 

Faut-il en attribuer le mérite à nos institutions ?

Les institutions doivent être bonnes, c’est un préalable. Je pense que les nôtres le sont : l’inamovibilité du juge du Siège, la liberté de parole du magistrat du Parquet, l’intervention du Conseil supérieur de la magistrature, le double degré de juridiction, la collégialité pour les décisions importantes, sont autant de dispositions essentielles, garanties par la Constitution ou les principes républicains.

Mais la qualité de la justice française, que nul ne conteste d’ailleurs en dehors de notre pays, dépend aussi des hommes.

La fonction de magistrat est l’une des plus difficiles qui soit. Elle consiste à rechercher constamment l’équilibre : entre la règle générale et le cas particulier, entre la règle de droit, définie de façon abstraite, et les réalités humaines économiques et sociales constamment mouvantes, entre la réserve indispensable et le souci du dialogue, nécessaire pour mieux comprendre le justiciable et lui faire accepter la décision de justice.

Cette mission, 5 000 magistrats la remplissent quotidiennement avec, dans leur immense majorité, une grande honnêteté intellectuelle, qui leur permet de dominer leurs préférences personnelles, et un dévouement passionné, mais lucide, au service de la justice.

Comment ces magistrats impartiaux, que leur mission oblige à la réserve et au silence, ne souffriraient-ils pas cruellement des critiques injustifiées adressées à leurs décisions, et parfois même dirigées contre leur propre personne ?

C’est pourquoi il ne me paraît pas admissible de critiquer à la légère, sur la foi d’informations partielles et souvent non confirmées, des décisions de justice prises en conscience par des juges et par des jurés, après un examen approfondi du dossier et un débat judiciaire où toutes les opinions ont pu publiquement se faire entendre. Lorsque, en outre, les attaques visent personnellement les magistrats ou les jurés qui ont rendu les décisions, elles portent alors atteinte à une indépendance dont je suis le garant.

La justice est une institution humaine. Comme toute institution humaine, elle a ses faiblesses et ses défauts.

Mais j’affirme, en tant que président de la République et garant, à ce titre, de l’indépendance de l’autorité judiciaire, qu’en France nul ne peut mettre en doute l’indépendance, l’honnêteté, l’impartialité et la compétence avec lesquelles les magistrats français, dans leur ensemble, remplissent leur mission.

UNE JUSTICE SUFFISAMMENT RAPIDE ET ACCESSIBLE À TOUS

 

Je sais que beaucoup de Français partagent ma confiance dans la justice. Ce sentiment appelle en contrepartie, de la part des pouvoirs publics et des magistrats, un effort permanent pour répondre le mieux possible aux préoccupations des justiciables.

Tout d’abord, la justice doit avoir le souci d’être suffisamment rapide, et accessible à tous.

Une justice suffisamment rapide, je le rappelle, ne signifie pas une justice expéditive.

Les garanties dues à la personne et aux intérêts des justiciables impliquent inévitablement des délais. Mais les lenteurs non indispensables sont contraires à l’esprit de justice.

Il faut donc lutter sans relâche contre les risques d’encombrement qui peuvent paralyser certaines juridictions. Il faut réfléchir constamment à l’amélioration des procédures par la suppression des obstacles qui en freinent sans raison le déroulement.

En second lieu, la justice doit apparaître aux Français comme un grand service public organisé pour eux.

Elle a la réputation d’être compliquée : il faut qu’elle parle un langage clair.

On la dit coûteuse : la gratuité des procédures judiciaires civiles, réalisée depuis le 1er janvier 1978, à l’initiative du garde des Sceaux et l’aménagement régulier des conditions d’ouverture de l’aide judiciaire, ont permis des progrès substantiels.

DES MOYENS RENFORCÉS ET ADAPTÉS

Pour atteindre ces objectifs de rapidité et d’accessibilité, les moyens de la justice ont été renforcés et adaptés.

Depuis cinq ans, le budget de la justice a progressé, en moyenne, de l’ordre de 25% par an. Les effectifs totaux et notamment ceux des greffiers, qui jouent un rôle indispensable, ont augmenté du quart. Les années en cours sont celles où, des années de toutes les Républiques, les moyens matériels de la justice ont été les plus augmentés. Cet effort, qui accroît progressivement la place de la justice au sein du budget de l’Etat, sera poursuivi aussi longtemps qu’il sera nécessaire.

Des réformes importantes sont également intervenues pour adapter la législation, et notamment notre système de sanctions pénales.

C’est ainsi que le Parlement vient d’adopter, au cours de sa dernière session, plusieurs textes importants concernant la justice : réforme des conseils de prud’hommes tant attendue, réforme du régime de la détention et des permissions de sortir, aménagement du statut des magistrats, réforme de l’Ecole nationale de la magistrature, et réforme des procédures devant la Cour de cassation.

L’année 1979 sera marquée par le premier examen du très important projet de nouveau Code pénal, pour lequel une large discussion et une réflexion approfondie s’avèrent assurément indispensables.

Je rends hommage à l’action du garde des Sceaux, monsieur Alain Peyrefitte, qui œuvre avec efficacité et courage pour défendre et consolider la justice. Dans la poursuite de cette tâche fondamentale, il est assuré de la confiance et du soutien du chef de l’Etat.

UNE JUSTICE OUVERTE AU MONDE EXTERIEUR

Pour utiliser pleinement les moyens nouveaux dont dispose la justice, les magistrats doivent avoir sans cesse présente à l’esprit l’évolution de la société. Un jugement objectif et humain implique, en effet, la connaissance concrète des problèmes. Le souci d’impartialité et le devoir de réserve sont compatibles avec une participation active à la vie sociale. Il me paraît donc indispensable que le corps judiciaire s’ouvre plus largement au monde extérieur.

La réforme de l’Ecole nationale de la magistrature constitue une première réponse.

Peut-être, une mobilité plus grande des magistrats français, leur ouvrant la possibilité d’exercer temporairement, et à leur demande, des fonctions différentes à l’extérieur de la magistrature, contribuerait-elle à enrichir leur expérience, et donc leur capacité à bien juger, sans menacer pour autant leur indépendance. C’est à quoi il faut réfléchir.

La justice ne doit pas regarder vers son passé, car elle est une institution permanente.

Les magistrats savent bien que la splendeur de certaines salles d’audiences et la solennité nécessaire de certaines procédures ne suffisent plus à assurer le respect de leurs décisions.

L’administration de la justice a cessé d’être sacrée. Mais, elle demeurera respectée, pourvu qu’elle apparaisse comme scrupuleuse et humaine.

En rendant une justice simple et compréhensible pour ceux auxquels elle s’adresse, les magistrats français démontrent la vanité des attaques dont ils font injustement l’objet.

En éliminant les routines, en se débarrassant des habitudes, ils prouvent qu’ils peuvent résoudre dans le calme et dans l’ouverture d’esprit les grands problèmes nouveaux auxquels ils doivent faire face.

En restant fidèles à leur fonction et à leur foi intransigeante dans la justice, ils affirment la supériorité de l’Etat de droit sur l’Etat de force ; ils défendent l’égalité entre les individus ; ils garantissent enfin la liberté de la société, dans un monde où règnent trop largement ici la violence et là les tyrannies.

Telles sont les missions de la justice française d’aujourd’hui. La nation a besoin qu’elles soient bien remplies. Elles le seront, mesdames et messieurs, grâce à votre concours.

 

 

 

Discours de monsieur Pierre Bellet, premier président de la Cour de cassation

Monsieur le président de la République,

C’est la deuxième fois que vous faites l’honneur à la Cour de cassation d’assister à une de ses audiences solennelles puisque vous êtes venu ici même, il y a quatre années, exactement le 3 janvier 1975. Notre juridiction et, avec elle, tous les magistrats de l’ordre judiciaire ressentent profondément ce témoignage renouvelé de l’intérêt que vous portez ainsi à la justice. Je vous dis notre très vive gratitude. Je le dis d’autant plus volontiers que vous avez manifesté cet intérêt non pas seulement par votre présence mais par votre appui et par vos paroles. Vous avez insisté notamment, lors de votre dernière venue, sur l’obligation pour les juges d’observer « le recul nécessaire » afin de demeurer le recours de l’individu face aux forces collectives quelles qu’elles soient et aussi d’accomplir les transformations et les progrès indispensables à des rapports confiants entre le citoyen et la justice. Et vous avez ajouté que les jeunes magistrats pourraient aider leurs aînés dans cet effort de renouvellement. De fait, depuis lors, le corps judiciaire s’est considérablement rajeuni, tant au sommet qu’à la base. Nous sommes en passe de devenir la justice la plus jeune au monde, grâce à l’arrivée chaque année d’environ 200 magistrats. Je place mon espoir en eux qui ont foi en la justice et je souhaite qu’ils aident, en même temps que les plus anciens, au progrès dont vous avez parlé. Mais la tâche est difficile et la bonne volonté ne suffit pas.

Ce sont les textes qui manquent le moins. Il y a parfois surabondance. Cependant, il en est de bienvenus ; d’autres sont désirés et la Cour de cassation doit se féliciter que le Parlement non seulement prenne sa défense, mais vote les mesures propres à faciliter son fonctionnement. Mais bien des dispositions supposent, pour devenir efficaces, la mise en œuvre de moyens importants. Ne vaut-il pas mieux renoncer à celles-là, faute de ceux-ci ? Sinon, l’absence de moyens est d’autant plus durement ressentie que la tâche des juges aura été accrue, et qu’on aura provoqué un espoir, vite déçu.

Car ce n’est pas le moindre paradoxe du monde moderne que d’assister au même moment à deux tendances qui devraient normalement s’exclure ; la justice est de plus en plus contestée, alors qu’on lui demande de plus en plus. Elle est discutée, sur tous les points. Les récriminations portent essentiellement sur le coût de la justice et sa lenteur mais aussi sur sa raideur, son inefficacité, son manque de clarté, que sais-je encore ? Elle serait trop sévère et trop laxiste à la fois.

La contradiction que contient cette dernière critique révèle assez bien la faiblesse de certaines de ces attaques. Je crains, en définitive, que l’on ne soit injuste avec la justice, et que ceux qui la jugent fassent preuve de quelques uns des défauts qu’ils reprochent aux magistrats. Il faudrait instaurer un débat contradictoire, pour découvrir la part de vérité contenue dans ces accusations. Il conviendrait, au lieu de se contenter d’affirmations sommaires sur la justice en général de procéder à des distinctions que les polémistes, si doués qu’ils soient, n’ont jamais faites. Les pénalistes parlent un peu de la justice civile comme un aveugle des couleurs, et il en est de même des civilistes qui parlent de la justice pénale. Je m’élève contre ces simplifications abusives, en m’abstenant au surplus d’absoudre en bloc la justice, parce que je refuse de porter un jugement d’ensemble.

Il faut distinguer avant tout justice civile et justice pénale.

Au civil, la lenteur des procès est bien sûr souvent excessive, rendant les décisions inefficaces, faute d’être prononcées en temps utile, quoique là où les moyens nécessaires ont pu être accordés, des progrès considérables ont été faits depuis quelques années. D’aucuns prétendent qu’il n’y aurait donc qu’une question de moyens. Mon avis est plus nuancé et je voudrais porter le débat plus haut. Il y a en réalité sur ce point une inadaptation fondamentale de la justice civile au monde moderne. Car les principes sur lesquels elle repose – et qui sont inchangés depuis plusieurs milliers d’années – prévoient la nécessité au moins d’un débat contradictoire et d’un recours contre la décision rendue : or, le temps nécessaire à ceux-ci dépasse de beaucoup la rapidité dont rêve l’opinion, au temps des ordinateurs et des avions supersoniques.

L’accélération croissante de l’histoire aggrave au surplus, sans cesse cette inadaptation, de telle sorte que la justice civile apparaîtra de plus en plus lente, alors qu’elle n’a cessé depuis deux siècles de s’accélérer. Il va falloir bientôt faire un choix, mais lequel, et dans quel sens ? Quant à la cherté de la justice, on pourrait supposer que les mesures les plus récentes, le développement de l’aide judiciaire ainsi que la gratuité de la justice, telle que nous la devons à notre actuel garde des Sceaux, ont apporté les apaisements désirés. Hélas ! Il n’en est pas ainsi. Car la gratuité n’exclut pas la rémunération des avocats quand les justiciables n’ont pas l’assistance judiciaire, et le bénéfice de cette dernière ne peut profiter qu’à un petit nombre d’entre eux. Tant il est vrai donc, que plus on facilite l’accès à la justice, plus celle-ci est chargée – et c’est normal -, mais aussi – et c’est moins normal – plus les améliorations apportées entraînent de nouvelles revendications qui se transforment bientôt en récriminations.

 

Est-ce à dire qu’il faut souhaiter que l’accès à la justice soit rendu plus difficile ? Certainement pas. Et si un grand pays dont la justice sert souvent de modèle a, en fin de compte, résolu une partie de ses problèmes judiciaires en diminuant le nombre de procès civils, grâce à l’augmentation du coût de ceux-ci, ce procédé ne saurait être approuvé. Les difficultés accumulées, pas plus que les critiques, ne doivent ralentir ni les efforts des magistrats vers le progrès, ni l’action réformatrice si heureusement entreprise et poursuivie par leur ministre. Mais les plaintes des justiciables sur la cherté de leur justice signifient en réalité qu’ils prétendent à la gratuité de celle-ci. Il faut mesurer l’importance de l’enjeu et ses dangers. L’opinion aspire à une sorte de sécurité judiciaire, qui ferait le pendant de la Sécurité sociale. Cela nous paraît, en l’état actuel des choses, impossible à réaliser. Les difficultés nées du fonctionnement de la Sécurité sociale le font penser. D’une manière générale, c’est parce qu’on demande de plus en plus à la justice, qu’on se plaint de plus en plus de ses insuffisances. Certes, quand le législateur confie aux juges des tâches toujours plus variées et importantes, c’est pour ceux-ci un grand honneur qui dénonce par lui-même l’excès des critiques dont il fait l’objet. Mais c’est aussi une aggravation de leurs charges, qui deviennent d’autant plus lourdes que les moyens nécessaires ne suivent pas toujours. Mais aussi l’opinion, la presse, les penseurs – ou prétendus tels -, ont trop tendance à confondre la justice telle qu’elle fonctionne dans nos tribunaux, avec la vertu qui porte le même nom, et mus par un idéalisme généreux, à réclamer aux magistrats la redistribution générale des richesses, le redressement de tous les torts, en somme la réalisation sur terre d’un bonheur que leurs juges ne peuvent leur procurer.

Quant à la justice pénale, dont il faudrait que je parle longuement, la plupart des critiques portées à son encontre doivent être faites à la société toute entière et non aux juges qui la rendent. C’est le droit de punir, qui est remis en cause, dans un monde qui se veut largement permissif ; c’est le système des punitions qui est contesté, alors que personne jusqu’à maintenant n’a élaboré un système destiné à le remplacer. Quelle que soit son opinion personnelle, chaque juge est bien obligé d’appliquer les lois existantes.

Hélas, il y a des disparités et des erreurs. La justice a le devoir de les reconnaître et d’y remédier le plus rapidement possible. Car les erreurs, si excusables qu’elles puissent être, sont insupportables en fait de justice.

Mais on ne saurait à tous propos et à tout moment, à la légère, remettre en cause ce qui a été décidé. La justice a cessé depuis longtemps d’être sacrée. Mais il lui faut pour fonctionner un minimum de stabilité sans laquelle elle cesse d’être la justice. Il lui faut selon l’expression que vous avez employée, monsieur le président de la République, avoir un certain recul. La pression de l’opinion publique risque de porter atteinte à l’indépendance qui lui est indispensable et je demande instamment à tous ceux qui participent à la presse écrite ou parlée, de s’imposer une certaine réserve, de faire preuve de modération et de bien étudier chaque cas avant de prendre un parti que les juges ont tant de peine à se faire. La tâche des magistrats est devenue si difficile qu’il y a quelque courage à l’assumer et ce courage mérite quelque respect.

Nous vous remercions, monsieur le président de la République, d’avoir bien voulu accepter de venir auprès de nous aujourd’hui, et de montrer ainsi l’attachement que vous portez à notre cause.

 

 

 

Discours de Robert Schmelck, procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le président de la République,

Au moment où je viens d’être installé dans les fonctions auxquelles votre confiance et celle du Gouvernement m’ont appelé, permettez-moi de vous renouveler très simplement l’expression respectueuse de ma gratitude.

De la place que j’aurai l’honneur d’occuper désormais, mon premier propos sera pour associer le Ministère public de cette Cour à l’hommage que vous a déjà rendu son premier président. Les magistrats du Parquet ressentent vivement, eux aussi, ce que signifie pour le corps judiciaire tout entier votre présence à cette audience qui marque, avec une solennité exceptionnelle, l’entrée dans une année judiciaire nouvelle.

Une année dont nous voulons espérer qu’elle fournira moins de sujets de préoccupation que les précédentes en ce qui concerne la bonne marche des institutions judiciaires.

En quelques traits saisissants, monsieur le premier président Bellet vient de tracer le portrait de la justice de notre pays. Il a rappelé ce qu’il y a d’excessif, et parfois d’inexact dans les critiques dont elle se voit actuellement accablée, tout en reconnaissant ce qui grince, ou qui grippe dans l’appareil judiciaire.

Ce qui vient d’être dit sur un plan général, je voudrais le compléter, en me plaçant au niveau de notre Cour, à travers la relation de ses activités qu’il incombe traditionnellement au procureur général d’évoquer à l’audience de rentrée.

Sans doute les reproches dont les cours et tribunaux sont l’objet se font-ils moins acerbes quand il s’agit de notre juridiction. Si l’on en juge par ce qui se dit à l’étranger, la Cour suprême française conserve le renom et le rayonnement qu’elle s’est acquis au long des années par la qualité de son œuvre juridique. Et si, à l’intérieur de nos frontières, notre Cour subit, elle aussi, le contrecoup des contestations qui touchent l’ensemble de la Justice, et, d’une manière plus générale, des remous de la société dans laquelle elle s’inscrit, il est juste de reconnaître que son autorité n’est pas remise en cause davantage que celle des autres institutions qui procèdent des pouvoirs de l’Etat.

Il n’en reste pas moins qu’il lui est souvent reproché, serait-ce d’une manière feutrée, de n’avoir pas su s’adapter au rythme du temps et aux exigences du monde moderne.

Que la Cour de cassation soit aujourd’hui en difficulté, c’est un fait. Mais qu’en est-il exactement ?

Je voudrais m’efforcer de le dégager, le plus objectivement possible, dans la perspective des responsabilités que je partage désormais avec monsieur le premier président dans son fonctionnement.

Les deux principales difficultés auxquelles notre Cour est confrontée se résument en deux formules : sursaturation, vieillissement des modes de procéder.

L’encombrement de la Cour est désormais connu. Mais il importe d’en prendre l’exacte mesure pour apprécier l’urgence et l’étendue des remèdes à administrer. Il faut se rendre compte que le nombre des pourvois dont la Cour est annuellement saisie a augmenté selon un taux de croissance qui est lui-même en progression constante d’une année à l’autre. Il faut savoir que, devant les chambres civiles, le nombre des recours s’est accru de plus de 50 % en six ans. Il ne faut pas oublier que, dans les trois dernières années, le nombre des affaires portées devant la Chambre criminelle a, lui aussi, augmenté dans, une proportion considérable. Il faut prendre conscience, enfin, qu’en 1978, nous en sommes arrivés à 9 766 pourvois en matière civile et 4 476 pourvois en matière pénale, soit un total de 14 242 affaires dont la Cour a été saisie durant l’année écoulée.

Ces chiffres se passent de commentaires. Pour autant, en dépit du flot montant des pourvois, la Cour avait pu, dans le passé, éviter la submersion. Elle n’a cessé, en effet, d’accroître ce que l’on me permettra d’appeler sa « production » : 9 400 affaires réglées en 1974, 10 600 en 1976 et 12 900 en 1978.

Cette progression dans le rendement n’a pu être maintenu qu’au prix d’un effort considérable déployé par tous – magistrats, greffiers et secrétaires – et, spécialement par mes collègues du Siège, à qui je me plais à rendre cet hommage, qui n’est qu’une manière de leur rendre justice. Mais quel que soit le dévouement des hommes, il est des limites qu’ils ne peuvent franchir.

Aussi bien la capacité d’absorption de notre Cour se trouve-t-elle désormais dépassée. Jusqu’en 1976, la courbe des affaires terminées dans l’année était restée sensiblement parallèle à celle des affaires reçues. En 1977, en revanche, les « sorties » n’ont plus compensé les « entrées ». Depuis, l’écart s’est creusé. La Cour a pris du retard.

Elle avait pourtant, elle aussi, sacrifié à la hantise du temps puisqu’en 1950, la durée moyenne d’une procédure en cassation était de 40 mois et qu’en 1976, elle n’était plus que de 22 mois. Mais voici que le délai de règlement des affaires s’est sensiblement allongé l’an dernier. Que sera-ce l’an prochain ?

Tel est le bilan de la situation.

Certes, l’augmentation des pourvois n’est pas un phénomène propre à la France. Les pays voisins, au système judiciaire comparable au nôtre, ont connu ou connaissent eux aussi, semblable évolution. Elle est, dans une grande mesure, l’inéluctable conséquence de l’abondance législative et réglementaire propre aux nations en expansion. Sans doute, faut-il y voir également, dans une certaine mesure, la rançon des traditions libérales de nos sociétés occidentales. Elles nous sont chères mais elles ne vont pas sans encourager une certaine propension à la discussion et au refus de s’incliner. Dans le cas particulier du plaideur, cette tendance se traduit par une ferme détermination d’aller, vaille que vaille, jusqu’au bout de toutes les possibilités qui lui sont offertes pour faire triompher ce qu’il estime, parfois en toute bonne foi, être son bon droit. Il s’y ajoute en France cette obstination de plaideur, que, reconnaissons-le, nous n’avons sans doute pas suffisamment découragée dans cette enceinte, à voir dans la Cour de cassation un troisième degré de juridiction. Comment s’étonner dès lors, que la marée des recours dépasse chez nous celle que l’on connaît partout ailleurs.

Cet encombrement de la Cour donne motif à bien des inquiétudes. C’est d’abord que la décélération dans le règlement des affaires, qui en est la conséquence, ne va pas sans porter préjudice aux plaideurs de bonne foi qui voient différer d’autant le terme d’une procédure qui, devant les juges du fond, aura déjà été longue et onéreuse. Mais il y plus grave.

N’oublions pas qu’à l’origine, la juridiction de cassation n’avait pas été créée dans l’intérêt personnel des parties, mais seulement dans l’intérêt d’une exacte application de la loi. Si cette fonction s’est assouplie et ne se tient plus dans l’étroite conception légaliste des Constituants de 1789, elle n’en reste pas moins fondamentale. Elle consiste, faut-il le rappeler, à exercer un contrôle régulateur sur les décisions des cours et tribunaux qui permet de fixer la jurisprudence. C’est là le rôle essentiel de la Cour de cassation car la clarification de la loi, de son adaptation aux situations nouvelles que ses auteurs ne pouvaient prévoir, dépend la nécessaire modernisation du droit : celui-ci ne saurait rester figé, il est indispensable qu’il soit en harmonie avec l’évolution de notre société et qu’il tienne compte des transformations économiques et sociales qui en sont l’inévitable corollaire.

C’est là, également, la mission la plus impérieuse de notre Cour, car, de l’interprétation uniforme de la loi, dépend la certitude du droit et l’égalité des citoyens devant la loi. Or, le retard apporté à la solution des questions de principe soumises à la Cour, à travers les affaires entre parties dont elle est saisie, compromet d’autant l’accomplissement de cette mission primordiale. Il entretient un climat d’insécurité juridique, qui non seulement contribue à multiplier le nombre des pourvois mais devient lui-même un des facteurs de l’insécurité générale. Il prolonge, en effet, les incertitudes sur l’interprétation de la loi et rend aléatoire les rapports de droit dans des secteurs entiers de la vie sociale ou de l’activité économique.

Conjurer ces périls devenait un impératif prioritaire. Le Gouvernement l’a compris. Sur sa proposition, le Parlement vient d’adopter, en y a joutant un utile complément, une loi qui, sans modifier fondamentalement l’organisation de la Cour de cassation, ni ses règles de fonctionnement, y apporte des améliorations appréciables.

C’est ainsi qu’afin de fixer plus rapidement la jurisprudence, cette loi autorise le premier président et le procureur général, de même que la chambre concernée, à porter sans plus attendre devant l’assemblée plénière, - qui, seule, peut imposer la doctrine de la Cour à la juridiction de renvoi, - des affaires posant une question de principe à laquelle les juges du fond ont donné des solutions divergentes.

C’est ainsi que, pour mettre plus rapidement un terme final au procès, les possibilités de cassation sans renvoi ont été élargies.

En outre, dans le but d’accélérer les travaux de la Cour, en allégeant la tâche des rapporteurs, cette même loi permet de constituer au sein de chaque chambre, une formation restreinte, composée de trois magistrats au lieu de sept, qui, à l’image de l’ancienne chambre des Requêtes, examinera préalablement les pourvois et aura le pouvoir de rejeter les recours irrecevables ou manifestement non fondés, dont on sait qu’ils ne sont pas le moins nombreux.

Ces dispositions nouvelles, conformes à ses vœux, la Cour les accueille avec soulagement et vous remercie, monsieur le garde des Sceaux, d’avoir bien voulu en prendre l’initiative en les inscrivant dans cette réorganisation progressive de la justice civile et de la justice pénale que vous poursuivez méthodiquement et, j’oserai dire, avec obstination. Elles seront complétées par celles du décret en préparation qui porte réforme et la procédure civile devant la Cour de cassation et dont nous espérons qu’elles préciseront les moyens de se prémunir contre les pourvois abusifs.

Ainsi, la Cour disposera-t-elle, à l’avenir, des instruments juridiques qui lui font actuellement défaut pour lutter contre les causes anormales ou artificielles d’encombrement et pour mieux répondre à sa mission primordiale de dire le droit.

Vous pouvez être certain, monsieur le président de la République, que tous les magistrats de cette Cour auront à cœur d’utiliser, de la meilleure façon, les nouveaux outils mis à leur disposition. Vous pouvez être assuré, monsieur le garde des Sceaux, que les représentants du Ministère public participeront pleinement, dans l’exercice des attributions qui sont les leurs, à l’effort de rénovation de la Cour.

Car nous savons tous, magistrats du Siège et du Parquet, que c’est à ce prix seulement que la Cour de cassation maintiendra son autorité et son efficacité ; que c’est à ce prix seulement qu’elle pourra continuer d’apporter utilement sa contribution à la création progressive du nouvel état de droit, qui définira cette société de demain, dont monsieur le président de la République, vous tenez à ouvrir la voie.

Vendredi 5 janvier 1979

Cour de cassation

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