Audience de début d’année judiciaire - Janvier 1975

Rentrées solennelles

En 1975, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 3 janvier, en présence de monsieur Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République, monsieur Jacques Chirac, Premier ministre, monsieur Jean Lecanuet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, madame Simone Veil, ministre de la Santé, et madame Hélène Dorlhac, secrétaire d’Etat à la Condition pénitentiaire.

 

Discours prononcés :

 

Discours de monsieur le premier président Maurice Aydalot

Monsieur le Président de la République,

L’honneur que vous nous faites, en venant aujourd’hui participer à l’ouverture solennelle d’une nouvelle année judiciaire, est ressenti profon­dément par la Cour de cassation qui vous entoure. Il sera ressenti aussi profondément par l’ensemble du corps judiciaire qui salue en la personne du chef de l’Etat, avec déférence et avec confiance, le président du Conseil supérieur de la magistrature, garant de son indépendance.

Pour eux, pour tous, je vous dis, monsieur le Président de la République, notre très vive gratitude.

Monsieur le Premier ministre,

Nous sommes très sensibles à l’honneur que vous rendez à la justice française en venant assister à cette audience solennelle. La présence du chef du gouvernement est signe, visible et authentique, de la confiance que la nation place en sa justice. Celle-ci, en retour, est en droit d’espérer que lui seront donnés les moyens, humains et matériels, sans lesquels ses efforts se perdraient dans le vent.

Nous vous exprimons, monsieur le Premier ministre, nos sentiments reconnaissants

Monsieur le garde des Sceaux, nous sommes heureux de vous accueillir. Vous avez en charge la justice et vous savez déjà que c’est une tâche lourde et délicate. La justice est toujours difficile à rendre, elle est aussi toujours difficile à administrer. La justice ne connaît pas de belle saison. Vous savez que vous pouvez compter sur notre colla­boration, sur notre compréhension, sur notre respect des lois de la République.

Madame le secrétaire d’Etat à la Condition pénitentiaire, il m’est très agréable de vous souhaiter la bienvenue. La bien venue, vous l’êtes vraiment, madame, dans le monde de la justice, vous qui portez tant d’espérances pour que, sans céder à un laxisme dangereux, le milieu carcéral retrouve sa justification, sa finalité, sa dignité. Nous vous remer­cions d’être venue parmi nous.

Je remercie messieurs les représentants des assemblées parlementaires, monsieur le président du Conseil constitutionnel, messieurs le Vice-président du Conseil d’Etat, le Premier président et le Procureur général de la Cour des comptes et toutes les hautes personnalités qui ont bien voulu, en répondant à notre invitation, nous manifester intérêt et amitié.

Qu’il me soit permis de saluer avec une intention particulière l’une d’entre elles qui, en venant parmi nous, dans la fidélité et dans la discrétion, a retrouvé le chemin familier qu’empruntait chaque année Simone Veil, notre collègue.

Monsieur le Président de la République,

Notre procureur général vous parlera des travaux de la Cour et des réflexions que peuvent inspirer nos techniques et l’état de nos structures.

Je n’ajouterai qu’un mot.

Vous pouvez être satisfait, monsieur le Président, de notre Cour suprême dans l’ordre judiciaire. Je puis attester que son prestige à l’étranger est considérable. Que ce soit à Luxembourg au cours de séances de travail organisées par les chefs des juridictions suprêmes de l’Europe des Neuf, que ce soit dans les pays les plus éloignés de nos systèmes politiques, économiques ou judiciaires - pays de l’Europe de l’Est, Japon, pays arabes - ou de notre procédure - pays anglo-saxons - que ce soit aux Nations Unies dans les commissions et groupes d’experts spécialisés dans les problèmes sociaux ou criminologiques, partout dans le monde, j’ai pu le constater en témoin confondu, le rayonnement de notre compagnie est immense. Je dis cela sans vanité, mais avec fierté pour tous mes collègues.

Je voudrais, brièvement mais gravement, parler de la justice et des hommes qui la rendent.

J’ai souvent appelé l’attention de mes collègues sur la nécessité pour le magistrat, s’il veut rendre une justice vivante, palpitante et chaude, et non point une justice froide, dépouillée, desséchée, de vivre continuellement à l’écoute du monde. La justice, ai-je dit maintes fois, n’est pas intemporelle, elle est actuelle, elle est la justice de notre temps. Elle n’est pas universelle, elle est faite pour les hommes de notre pays. Le juge doit vivre dans le siècle et dans la cité.

Cette nécessité comporte pour lui de perpétuels efforts d’adaptation, d’accommodation.

Il est banal de rappeler que la marque du dix-neuvième siècle et du début du vingtième a été la stabilité.

L’économie était stable, les revenus aussi, assurés dans une monnaie stable, stables les cadres administratifs coulés par Napoléon dans un moule centralisateur rigide. Les moeurs étaient stables et les valeurs morales intangibles. Les codes enfin, chargés de veiller à maintenir cette stabilité dans les rapports entre les hommes, ne recevaient que de prudentes et rares mises à jour.

Cette stabilité du monde se retrouvait dans sa justice. Issue de la bourgeoisie provinciale, elle présentait une grande homogénéité. On demandait au juge une bonne culture générale nourrie dans les humanités et un bagage juridique convenable recueilli dans des cours magistraux.

Ainsi formé le juge était paré. Il pouvait s’avancer d’un pas assuré en s’appuyant sur des certitudes reposantes. Il exerçait son métier sans surprises. Il connaissait ses justiciables, leurs visages familiers, leurs propos et leurs silences, leurs pensées et même leurs arrière-pensées. Il savait que le propriétaire plaiderait avec obstination, jusqu’au bout, parce qu’il plaidait pour son champ et pour son pré et qu’il cultivait lui-même son champ et qu’il fauchait lui-même son pré.

Le juge de ces temps était bien le juge de la stabilité.

... Et puis le monde s’est mis à tourner plus vite. Les progrès de la science et de la technique ont créé de nouveaux besoins qui ont engendré de nouveaux rapports entre les hommes.

Les rapports de l’employeur et du salarié ont connu un nouvel éclairage au fur et à mesure que l’entreprise prenait de nouvelles dimen­sions. L’automobile est apparue et, avec elle, des rapports inconnus jusqu’alors qui n’ont pas fini de se développer.

Et dans ce monde qui danse autour de lui, le juge est resté à la même place : au point de convergence des intérêts opposés, au centre de cet équilibre que requiert la sûreté des relations entre les citoyens.

Alors le juge de la maintenance est devenu le juge du mouvement, le juge de la tradition est devenu le juge de la transition.

... Et c’est une situation inconfortable que d’être le juge de la transition.

Il n’a plus reconnu ses justiciables, devenus des plaideurs sans visage et sans nom : sociétés anonymes, S.N.C.F., R.A.T.P., E.D.F., U.R.S.S.A.F.

Le procès est de moins en moins ce duel judiciaire, ce combat singulier, où se vide d’un coup une très vieille querelle. Il est le plus souvent un test, choisi par l’une des parties, au moment le plus opportun, sur le terrain qui lui paraît le meilleur, pour faire dire le droit qui engagera des milliers d’autres citoyens.

Si, du moins, je pouvais continuer à m’appuyer sur mes connaissances, pense le juge de la transition. Mais ce qu’il a appris devient très vite anachronique. Le droit de la famille a craqué sous les coups de la vérité biologique et de la simple réalité. Le droit du travail est apparu et son autonomie s’accommode mal de règles dépassées du Code civil. Le droit de propriété lui-même, le droit par excellence, le plus sacré de tous dans l’esprit des rédacteurs du Code civil, s’est effiloché pour ne plus devenir dans bien des cas qu’une sorte de droit « éminent ».

C’est en l’espace d’une génération que cette mutation a bouleversé les rapports de droit entre les hommes, et, parce qu’elle n’est pas achevée, le juge restera longtemps encore le juge de la transition.

Pour faire face à ces nouveaux besoins, la justice a dû modifier ses techniques et s’adapter, elle aussi, au mouvement du monde. Lente modification des esprits que paralyse trop souvent l’absence de moyens. L’heure n’est point de dresser un catalogue. D’ailleurs chacun réclame, chacun a raison et il faut établir des priorités. Le juge de la mise en état réclame un local et un secrétariat, le juge d’instruction des dactylographes, le juge de l’application des peines, en qui nous avons mis tant d’espoirs, risque d’échouer faute d’agents de probation, d’éducateurs, d’enseignants.

Le juge du vingtième siècle, le juge tourmenté de la transition, est-il condamné de surcroît à être un juge paralysé ?

Ces 4 000 magistrats, monsieur le Président de la République, qui, au nom du peuple français, rendent chaque jour la justice, connaissent une mutation interne qui n’est pas sans rapprochement avec la grande mutation du monde.

Le monde avait vieilli, notre justice vieillissait et nous pouvions avoir, il y quelques années, de sérieuses inquiétudes en pensant à une difficile relève.

Le monde a rajeuni, notre justice rajeunit elle aussi. Au rythme actuel des promotions d’auditeurs de justice nous aurons demain la justice la plus jeune du monde.

La justice la plus jeune du monde !

Mots merveilleux, mots troublants...

La plus jeune du monde ?

En sera-t-il fini alors du juge de la transition et le juge de 1985 sera-t-il redevenu le juge d’une nouvelle stabilité, le juge de l’âge d’or, du paradis retrouvé ?

Mais que sera cette justice la plus jeune du monde ? Ne risque-t-elle pas de se griser du mirage de sa propre jeunesse et de s’affranchir trop brutalement du long cortège de traditions et de sagesse qui avait accom­pagné ses devanciers ? La politique de la table rase n’est ni plus exaltante ni plus payante que la tactique de la terre brûlée.

Je fais confiance à demain, et d’ailleurs « on n’évite pas l’avenir », disait Oscar Wilde.

Et je voudrais maintenant, de ce siège, pouvoir regarder chacun des 4 000 magistrats de France, mes collègues, et parler pour lui seul.

Je voudrais dire au juge d’instruction : « Vous êtes seul dans votre cabinet. Vous serez seul encore tout à l’heure quand vous entendrez des témoins et c’est dans la solitude de votre conscience et de votre esprit que vous ferez ce difficile travail qu’est la critique du témoignage. Vous serez seul encore, quand vous recevrez l’inculpé et son défenseur. Vous serez seul toujours quand vous devrez, au milieu de vérités différentes, vous faire votre propre vérité ».

Au juge de l’application des peines, je dirais : « Vous vous dirigez vers la prison, vers la maison centrale. Pendant que nous prenions des vacances, vous étiez à votre poste, à Nîmes, à Eysses, à Caen, à Loos, à Fresnes, vous efforçant d’éteindre les braises. Votre esprit n’est pas en repos parce que vous savez que les cendres sont encore chaudes. Vous êtes vous aussi un homme seul et c’est dans votre solitude que vous puiserez résolution, courage, espérance ».

Aux plus jeunes de mes collègues, je dirais : « Parce que vous êtes forts, de la force de la jeunesse, vous êtes contraints à la mesure et à la raison pour ne pas risquer de perdre d’un coup votre capital. Vous respecterez la loi. Quand elle aura vieilli, vous vous efforcerez d’en moduler l’application pour qu’elle reste supportable, mais sachez bien que votre marge de manoeuvre est étroite. Vous êtes attentifs à ce que votre indépendance soit respectée et vos prérogatives reconnues. Respectez, vous aussi, l’indépendance et les prérogatives du législateur. Vous êtes pour longtemps les juges du peuple français. Il faut donc que chaque homme de notre pays puisse venir vers vous dans la certitude de votre totale neutralité. La probité de notre état exclut toute restriction mentale. Elle exclut aussi tout engagement qui risquerait de faire de vous un combattant, alors que vous avez choisi, que vous avez juré d’être un arbitre. Un homme engagé n’est plus tout à fait un homme libre et un juge qui n’est plus tout à fait un juge libre est condamné tôt ou tard à perdre son âme. Je vous fais confiance... et je vous envie, juges de l’an 2000 ! ».

Je suis un peu confus, monsieur le Président de la République, de vous avoir quitté au milieu de mon propos pour converser avec chacun des 4 000 magistrats de France, mes frères de robe. Vous me pardonnerez, monsieur le Président,

... C’est mon dernier message.

 

 

 

Discours de monsieur le procureur général Adolphe Touffait

Monsieur le Président de la République,

A l’hommage que vient de vous adresser monsieur le premier président, permettez-moi d’associer le Parquet de la Cour qui vous exprime également sa gratitude.

Les magistrats du Parquet, comme ceux du Siège, sont garants de la liberté individuelle et cette obligation constitutionnelle leur trace les lignes de leur devoir qui consiste notamment dans la recherche perma­nente d’un équilibre entre les droits et prérogatives du citoyen et les nécessités de la vie collective et de l’ordre social.

Recherche délicate, toujours en évolution, car dans un pays de liberté comme le nôtre à tradition démocratique profondément enracinée, une communauté de pensée doit exister entre la collectivité nationale et sa magistrature dont les décisions doivent rencontrer le plus large consensus des citoyens.

Soyez certain, monsieur le Président de la République, que nous sommes très conscients de l’ensemble de ces exigences et que nous mettons toute notre volonté à les assumer pleinement.

Monsieur le garde des Sceaux,

Depuis sept mois que vous êtes ministre de la Justice, c’est la première fois que nous avons l’honneur de vous accueillir solennellement, mais vous avez bien voulu déjà, à plusieurs reprises, nous accorder le privilège de vous rencontrer et nous exprimer vos idées sur la justice.

Votre but est de la moderniser, l’humaniser, la rendre moins lente, moins coûteuse, plus accessible, plus efficace, impartiale.

Soyez assuré, monsieur le Ministre, que c’est dans ces directions que tous les magistrats de cette cour exercent les fonctions qui sont les leurs.

Madame la secrétaire d’Etat à la Condition pénitentiaire,

Madame, nous apprécions avec intérêt les efforts que vous faites dans une des tâches les plus difficiles de notre mission : l’adaptation de la privation de la liberté à l’évolution de la société et la réinsertion des condamnés dans la vie sociale.

Et comme pour résoudre vos problèmes, il est indispensable d’avoir une vue nette de la finalité de la sanction pénale. Vos recherches ne peuvent que déboucher sur des solutions au niveau de la politique crimi­nelle générale, c’est vous dire, madame, avec quelle sympathie respectueuse nous suivons vos études.

Monsieur le premier président,

Comme vous l’avez annoncé, je vais citer des chiffres et parler du quotidien, alors que vous nous avez emmené sur les hauteurs et invité à réfléchir sur une justice qui, demain, sera la plus jeune du monde.

C’est vrai et comme quelquefois les chiffres frappent l’esprit, je dirai que dans quatre années, 1 000 magistrats auront une moyenne d’âge d’un peu moins de trente ans.

Il faut y réfléchir, en effet, mais nous ne pourrons le faire que très difficilement sans vous, et comment, n’aurions-nous pas ressenti, sans une authentique émotion, le souffle mélancolique de votre dernière phrase.

Monsieur le Président de la République,

Pour la première fois depuis sa création en 1790, la Cour de cassation se réunit en assemblée solennelle un 3 janvier.

Jusqu’à ce jour, elle tenait son audience - dite de rentrée – le 1er octobre et les textes en vigueur laissaient entendre qu’elle interrompait ses travaux pendant le temps de son congé annuel.

Ce système donnait l’impression - inexacte d’ailleurs - que le cours de la justice civile s’arrêtait pendant deux mois.

Pour montrer, aux yeux de tous, que la permanence et la continuité des services de la justice demeuraient toujours assurées, le gouvernement a publié le 27 février 1974, un décret prescrivant que l’année judiciaire commence le ler janvier et se termine le 31 décembre, qu’une audience solennelle qui ne peut plus être qualifiée de reprise des travaux est tenue chaque année le 3 janvier et qu’au cours de cette audience, il est fait un exposé de l’activité de notre juridiction durant l’année écoulée. Ce texte m’impose donc de parler des travaux de la Cour pendant l’année 1974. L’ordonnance de cette audience m’oblige à une grande concision. Je survo­lerai donc l’ensemble de ces activités qui seront rappelées dans le détail dans notre rapport annuel que nous remettrons dans quelques jours à monsieur le garde des Sceaux.

Pour comparer sans ambiguïté l’expédition des affaires d’une année sur l’autre, je prendrai nos statistiques du 1er août 1973 au 31 juillet 1974.

La chambre criminelle, pendant cette période, a rendu 3 775 arrêts, éteignant 3 629 affaires alors qu’elle en a reçu 3 768, elle a donc réglé sensiblement le même nombre de pourvois qu’elle a reçu.

Son bilan est donc satisfaisant.

Les cinq chambres civiles ont terminé 6 154 affaires, alors qu’elles en ont reçu 6 931, elles voient donc leur stock augmenter de 777, et comme l’an dernier, il restait à juger 6 926 affaires. Cette année, leur fonds de roulement sera de 7 703.

Nous aurons l’an prochain à faire un effort supplémentaire pour retrouver le point d’équilibre que nous recherchons, c’est-à-dire étant donné les délais légaux qui enserrent notre procédure, donner une solution dans un peu moins d’une année à chaque affaire enregistrée.

Les années précédentes, nous recevions sensiblement 6 000 affaires, mais étant donné l’ampleur de la législation nouvelle, la prolifération des dispositions réglementaires, nécessaires à l’adaptation des textes aux changements de notre société, il faut prévoir, encore, dans les années qui viennent une augmentation des pourvois.

Comment les résorber ?

L’idée - facile - peut venir de demander une augmentation substantielle des effectifs de la Cour, mais nous ne nous engagerons pas dans cette voie, car nous connaissons trop le risque de la démultiplication à laquelle elle aboutirait des contrariétés de décisions si perturbatrices pour notre rôle d’unificateur de la jurisprudence.

Il est nécessaire de faire alors - avec prudence - une recherche de réformes de structures de notre vieille maison, et je soumets à la réflexion de mes collègues celle qui consisterait en la création dans chaque chambre d’un filtre institutionnel - s’inspirant de l’ancienne chambre des requêtes et de ce que nous appelons le petit rôle - avec une composition spécifique bénéficiant de l’apport à part entière des conseillers référendaires sous la présidence du doyen ou d’un conseiller de ladite chambre, ce qui ne réserverait à chaque chambre que les affaires délicates.

Le temps ne me permet pas de parler de la portée des arrêts rendus cette année en ce qui concerne la protection des droits primordiaux de l’individu, les tendances de la jurisprudence de la Cour en matière de sociétés commerciales, de la propriété et de la copropriété, du droit social, du droit des affaires, de l’application du droit communautaire.

Mais quiconque aura la patience de les analyser sera frappé d’y trouver ce qui les caractérise : une constante préoccupation de maintenir entre les parties, nonobstant leurs situations respectives, une parfaite égalité, un vif attachement au respect des libertés, un souci constant du meilleur fonctionnement des institutions telles que voulus par la Constitution, la volonté d’adapter les décisions aux problèmes de notre temps.

Comme l’a souligné monsieur le premier président, les parties ont souvent changé de stature et les décisions de la Cour intéressent souvent des dizaines de milliers de personnes.

Je voudrais, pour illustrer ces observations et montrer surtout que s’est instauré et développé entre la Cour et les pouvoirs exécutif et législatif, depuis la création en 1969 du rapport de la Cour de cassation, une coopération fructueuse, ne citer qu’un seul arrêt.

Il est tout récent : il est du 6 novembre 1974, il marque un revi­rement complet de la jurisprudence qui, jusqu’alors, s’opposait à l’indexa­tion des rentes allouées, par décision de justice, à des victimes d’accidents corporels.

Cet arrêt - qui a admis cette indexation - posait des questions que notre technique judiciaire ne pouvait résoudre : détermination de l’indice de référence, indexation des rentes allouées antérieurement à cet arrêt, influence sur la gestion prévisionnelle des assureurs et du Fonds de garantie automobile et sur le montant des primes d’assurance.

C’est pourquoi, le lendemain de son prononcé, le parquet général alerta monsieur le garde des Sceaux pour lui signaler que les magistrats qui avaient rendu cet arrêt exprimaient le voeu que le législateur intervienne rapidement pour combler les lacunes de la situation juridique et financière ainsi créée.

Le gouvernement, tirant les conséquences de cet arrêt, déposa un projet de loi déclaré d’urgence. Nous avons vu avec satisfaction l’arrêt et la dépêche du parquet général figurer dans les documents parlementaires et y être fait référence dans les débats du Parlement, notamment par la voix de monsieur le secrétaire d’Etat auprès de monsieur le ministre de l’Economie et des Finances, qui a déclaré : « Le projet a été établi dans le sens souhaité par la Cour de cassation ».

 

La loi a été promulguée le 27 décembre 1974, un mois et vingt-et-un jours après le prononcé de cet arrêt.

N’est-ce pas la démonstration éclatante que la Cour sait abandonner des jurisprudences lorsqu’il lui apparaît que les circonstances économiques ou l’évolution des moeurs appelle de tels revirements et que, lorsqu’elle s’aperçoit d’un vide juridique, d’une lacune de la loi, d’une obscurité ou d’une insuffisance, elle n’hésite pas à s’en faire l’écho auprès du pouvoir exécutif auquel il appartient de tirer les conséquences de ces informations.

Les travaux extra-juridictionnels des membres de notre compagnie sont également nombreux, diversifiés et importants, je ne puis en faire état, mais je me permettrai de faire une place à part à l’informatique.

En octobre 1969, cette Cour a été convaincue, dans son ensemble, que la magistrature tout entière était concernée par ces nouvelles tech­niques.

Forts de son appui, quelques-uns d’entre nous ou qui viennent de nous rejoindre, ont travaillé sans relâche, dans le silence et parmi les plus grandes difficultés, mais avec foi, vivant le plus souvent de la bienfaisance d’administrations plus riches qui leur prêtaient des heures d’ordi­nateurs. En fin 1974, nous sommes devenus opérationnels pour la gestion de plusieurs bureaux d’ordre de la région parisienne et 1975 verra cette gestion informatique étendue.

Quant au traitement automatique de la documentation grâce à une association, le Centre d’informatique juridique qui unit étroitement Cour de cassation et Conseil d’Etat, nous mettons en mémoire le flux des arrêts et nous sommes remontés dans le temps au 1er janvier 1971. Nous commençons à mettre en mémoire l’année 1970. Le système mis au point est largement compétitif avec celui utilisé par les nations les plus évoluées au point de vue scientifique.

Il est conversationnel et permet un dialogue rapide et efficace qui reléguera dans le passé les longues recherches de bibliothèques dans un temps qu’on peut espérer maintenant rapproché.

Grâce également aux retombées de cette automatisation, nous pourrons ériger une vraie politique judiciaire en mesurant les volumes respectifs des divers contentieux soumis à la Cour, en cataloguant les causes de cassation, en déterminant les courants de jurisprudence sur tel ou tel problème.

Monsieur le Président de la République, ne voyez pas dans ces projets et ce rappel de nos activités un propos d’autosatisfaction, d’ailleurs notre vie professionnelle et je pense, par exemple, à nos délibérés, nous conduit à beaucoup d’humilité, nous savons que notre oeuvre est toujours à parfaire, elle ne s’arrête jamais puisqu’elle consiste à résoudre le mieux possible les conflits qui naissent entre les hommes ou entre ceux-ci et la société et que leur solution dépend - entre autres choses - des mouvantes réalités.

Soyez assuré, monsieur le Président de la République, que le parquet ne ménage en aucune circonstance ses efforts pour aider le plus effica­cement possible la Cour de cassation à remplir la haute mission sociale que les lois de notre pays lui ont confiée.

 

 

 

Allocution de monsieur le Président de la République Valéry Giscard d’Estaing

Monsieur le premier président,

Monsieur le procureur général,

Messieurs,

C’est avec le plus grand intérêt que je viens d’entendre nos plus hauts magistrats dresser, en toute franchise, sans complaisance ni fausse humilité, le bilan du fonctionnement de l’institution judiciaire.

C’est dans cet esprit que nous devons oeuvrer, vous qui rendez la justice, moi sur qui repose le soin de garantir l’indépendance de l’autorité judiciaire, si nous voulons que la justice française soit la justice.

Ce bilan, tel qu’il m’apparaît, comporte des aspects très positifs.

D’une part, notre organisation judiciaire très élaborée nous a permis d’appliquer avec intelligence et souplesse les réformes législatives consi­dérables qui sont intervenues dans tous les domaines depuis quelques années.

D’autre part, il existe chez nos magistrats un sentiment profond de leurs obligations vis-à-vis de la société comme vis-à-vis des individus.

Cependant, pour apprécier comment la justice est rendue, nous devons nous demander comment elle est reçue. Or, il est vrai qu’un doute pénètre parfois l’esprit du justiciable.

Tantôt, il s’émeut des lenteurs de la justice : tel qui ne contesterait pas une condamnation si elle intervenait peu de temps après l’infraction qu’il a commise, ne la comprend plus lorsqu’elle est prononcée deux ou trois ans après. Tantôt, il s’étonne des rapports difficiles qu’il a avec un juge lointain. Tantôt enfin, il s’effraye de certaines attitudes person­nelles qui lui semblent incompatibles avec l’impartialité qu’il est en droit d’attendre de son juge.

De ce constat découlent nos obligations.

1° La première est de préserver l’acquis de notre tradition judiciaire, et d’abord l’indépendance de la magistrature.

Indépendance qu’il faut comprendre dans le sens plein du terme : indépendance de toutes les puissances extérieures, indépendance vis-à-vis de tous les penchants personnels. Elle est pour le magistrat à la fois un droit fondamental reconnu par la Constitution, et un devoir essentiel dont l’impartialité est le corollaire nécessaire. Quel juge pourrait, sans sophisme, se réclamer de son droit à l’indépendance pour donner libre cours à des préférences personnelles ?

Dans notre société tourmentée, chacun attend du juge qu’il observe le recul nécessaire pour pouvoir demeurer le recours de l’individu face aux forces collectives quelles qu’elles soient.

2° Maintenir l’acquis ne saurait suffire. Un effort de transformation et de progrès est nécessaire pour établir des rapports pleinement confiants entre le citoyen et la justice.

Cet effort, je le vois s’accomplir dans trois directions.

Il importe d’abord que les pouvoirs publics sachent adapter rapi­dement le droit à l’évolution des moeurs et des esprits. Sans méconnaître les pouvoirs d’adaptation dont dispose le juge grâce à la jurisprudence, il faut en rappeler les limites. Le juge ne peut en aucun cas statuer contre la loi. La douloureuse question de l’avortement a montré clairement que la modification de la règle législative était la seule issue de telles contradictions.

Le deuxième effort dépend également des pouvoirs publics. Il s’agit de donner à la justice les moyens de son efficacité. Un renforcement de ces moyens a été entrepris depuis trois ans. Il sera poursuivi. J’ai demandé au garde des Sceaux de me soumettre un plan de réorganisation des institutions judiciaires en région parisienne, dont l’objectif principal est de réduire la durée excessive de l’instruction, et qui devrait entrer en vigueur le 1er janvier prochain. Il s’agit aussi de moderniser la justice et je pense aux règles de désignation des jurés de cours d’assises qui seront réexaminées pour que les jurys représentent le plus fidèlement possible le corps social dont ils sont l’expression dans des circonstances particulièrement graves.

Enfin, il y a l’effort que doivent faire les magistrats eux-mêmes pour se débarrasser de certaines habitudes anciennes qui ne sont plus adaptées à ce que les citoyens attendent de la justice et pour conformer leurs comportements aux exigences nouvelles de notre société.

La suppression des vacances judiciaires, attestée par cette audience solennelle, constitue un exemple symbolique de l’effort d’adaptation indis­pensable.

Plus profondément, de quoi s’agit-il ? Dans la société plus libre, plus instruite, plus homogène et plus responsable qui est la nôtre, le juge, moins encore que dans la société traditionnelle d’autrefois, ne peut se contenter d’user de l’autorité que lui donne la loi pour imposer sa décision. Il doit aussi la faire comprendre et, dans toute la mesure du possible, accepter par le corps social, et, en définitive, par le justiciable lui-même.

Cela implique, de sa part, un immense effort pour approfondir sa connaissance des hommes et des réalités d’aujourd’hui, en même temps que pour simplifier son langage et réformer ses méthodes de travail.

Cet effort de renouvellement doit être celui de tous les magistrats et je crois que les jeunes magistrats pourront aider leurs aînés dans cette voie, sans que ces derniers puissent en prendre ombrage.

Vous avez dit, monsieur le premier président, que nous aurions demain la justice la plus jeune du monde. Mon voeu le plus ardent est qu’elle soit la meilleure du monde.

Vendredi 3 janvier 1975

Cour de cassation

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