26 avril 2024
Tribunal judiciaire de Paris
RG n° 23/06562

9ème chambre 3ème section

Texte de la décision

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Copies exécutoires
délivrées le :




9ème chambre 3ème section


N° RG 23/06562 - N° Portalis 352J-W-B7H-CZYF2


N° MINUTE : 4


Assignation du :
01 Mai 2023












ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT
rendue le 26 Avril 2024
DEMANDEUR

Monsieur [D] [O]
[Adresse 4]
[Localité 2]

Représenté par Me Emilie CHANDLER, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #E0159, et par Me Arnaud DELOMEL, avocat au barreau de RENNES, avocat plaidant


DEFENDERESSES

S.A. N26 BANK AG prise en la personne de son représentant légal
[Adresse 6]
[Localité 3] - ALLEMAGNE

Représentée par Maître Jean-Fabrice BRUN de la SELAFA CMS FRANCIS LEFEBVRE AVOCATS, avocat au barreau de HAUTS-DE-SEINE, vestiaire #N1701

S.A. BANK MILLENNIUM SPOLKA AKCYJNA prise en la personne de son représentant légal
[Adresse 5]
[Localité 1] - POLOGNE

Représentée par Me Iwona JOWIK de la SELARL COPERNIC AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #K0187

MAGISTRAT DE LA MISE EN ETAT

Monsieur Hadrien BERTAUX, Juge
assisté de Claudia CHRISTOPHE, Greffière, lors des débats et de la mise à disposition


DEBATS

A l’audience du 15 Mars 2024, avis a été donné aux avocats que l’ordonnance serait rendue le 26 Avril 2024.


ORDONNANCE

rendu publiquement par mise à disposition
Susceptible de recours
en premier ressort



EXPOSE DU LITIGE

Par actes des 05 et 10 mai 2023, M. [D] [O] a fait assigner devant le tribunal judiciaire de Paris les sociétés N26 Bank AG et Bank Millennium Spolka Akcyjna (ci-après BMSA) aux fins notamment d’obtenir, au visa des directives européennes n°91/308/CEE, 2001/97/CE, 2005/60/CE, 2015/849 et 2018/843, des articles L.561-1 et suivants, R.561-1 et suivants du code monétaire et financier, 1104, 1112-1, 1231-1, 1240 et 1241 du code civil, l’indemnisation de son préjudice, considérant essentiellement que ces dernières ont, en leur qualité de banque teneuse de compte et réceptrice, manqué à leur devoir de vigilance concernant des virements contestés par le demandeur.

Suivant dernières conclusions d’incident notifiées par RPVA le 13 mars 2024, la société N26 Bank AG demande au juge de la mise en état, à titre principal et au visa du Règlement européen n°1215/2012 du 12 décembre 2012 « concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (dit Bruxelles I bis) et des articles 73, 75 et 81 du code de procédure civile, de :

“SE DECLARER incompétent au profit des juridictions allemandes compétentes ou du Tribunal judiciaire de Nice, au choix du demandeur, pour connaître des demandes formées par Monsieur [D] [O] à l’encontre de la société N26 BANK ;

CONDAMNER Monsieur [D] [O] à payer à la société N26 BANK la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;

CONDAMNER Monsieur [D] [O] aux entiers dépens de l’instance.”.

Suivant dernières conclusions d’incident notifiées par RPVA le 05 mars 2024, la société BMSA demande au juge de la mise en état, à titre principal et au visa des articles 42, 43, 73, 75 et 81 du code de procédure civile et des articles 4, 5 et 8 du Règlement Bruxelles I bis, de:


“IN LIMINE LITIS, A TITRE PRINCIPAL, DECLARER les juridictions françaises incompétentes pour connaître des demandes formées par Monsieur [O] à l’encontre de la société MILLENNIUM BANK, au profit des juridictions allemandes ou polonaises au choix du demandeur,

IN LIMINE LITIS, A TIRE SUBSIDIAIRE, DECLARER le tribunal judiciaire de Paris incompétent territorialement pour connaître des demandes formées par Monsieur [O] au profit du Tribunal judiciaire de Versailles,

EN TOUT ETAT DE CAUSE, CONDAMNER Monsieur [O], à payer à MILLENNIUM BANK la somme de 1.500 euros au titre de l’article 700 CPC ainsi qu’aux entiers dépens.”.

Suivant dernières conclusions notifiées par RPVA le 04 mars 2024, M. [O] demande au juge de la mise en état, de :

“Vu le Règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 dit « Bruxelles I BIS »,
Vu l’article 1842 du Code Civil et le Décret n°78/704 du 3 juillet 1978,
Vu les articles 81 et 82 du Code de procédure civile,
Vu les articles 42 et 46 du Code de procédure civile,
Vu la jurisprudence française et européenne,

A titre principal,

Déclarer le tribunal judiciaire de Paris comme compétent pour statuer sur le présent litige ;

A titre subsidiaire,

Désigner le tribunal judiciaire de Nice comme compétent ;

Renvoyer le présent dossier au tribunal judiciaire de Nice à l’expiration du délai d’appel;

En tout état de cause,

Débouter les sociétés N26 BANK AG et BANK MILLENNIUM SPOLKA AKCYJNA de l’ensemble de leurs demandes, fins et prétentions ;

Condamner in solidum les sociétés N26 BANK AG et BANK MILLENNIUM SPOLKA AKCYJNA à verser à Monsieur [O] la somme de 2.000 € au titre des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile ;

Condamner les mêmes aux entiers dépens”.

Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il sera renvoyé, conformément à l’article 455 du code de procédure civile, à leurs dernières écritures.

L’affaire a été appelée à l’audience d’incident du 15 mars 2024 et mise en délibéré au 26 avril.

A cette audience, le conseil de la société N26 Bank a évoqué rencontrer des problèmes clé RPVA pour la notification de ses dernières conclusions, celui-ci ayant été autorisé à justifier par note en délibéré de la régularité du dernier envoi, le justificatif ayant été produit le 18 mars 2024, les avocats des autres parties n’ayant fait état, lors des plaidoiries, d’aucune difficulté quant à la réception des dernières écritures de la société N26 Bank et au respect du principe du contradictoire, ce constat ayant été acté dans les notes d’audiences par le greffier.



MOTIFS DE LA DECISION

Aux termes de l’article 789 du code de procédure civile, “lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu'à son dessaisissement, seul compétent, à l'exclusion de toute autre formation du tribunal, pour :

1° Statuer sur les exceptions de procédure, les demandes formées en application de l'article 47 et les incidents mettant fin à l'instance ;

Les parties ne sont plus recevables à soulever ces exceptions et incidents ultérieurement à moins qu'ils ne surviennent ou soient révélés postérieurement au dessaisissement du juge ;

2° Allouer une provision pour le procès ;

3° Accorder une provision au créancier lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Le juge de la mise en état peut subordonner l'exécution de sa décision à la constitution d'une garantie dans les conditions prévues aux articles 514-5,517 et 518 à 522 ;

4° Ordonner toutes autres mesures provisoires, même conservatoires, à l'exception des saisies conservatoires et des hypothèques et nantissements provisoires, ainsi que modifier ou compléter, en cas de survenance d'un fait nouveau, les mesures qui auraient déjà été ordonnées ;

5° Ordonner, même d'office, toute mesure d'instruction ;

6° Statuer sur les fins de non-recevoir.”


Sur les exceptions d’incompétence

Il sera rappelé, à titre liminaire, qu’est interdite toute délibération politique, le juge devant trancher le litige uniquement au regard du droit applicable, de sorte que les considérations de cet ordre figurant dans la discussion des écritures du demandeur (“Politiquement, la situation est la suivante : (...) L’action civile judiciaire en responsabilité constitue l’unique option pour ces victimes d’escroqueries, qui ont tout perdu”) seront écartées, étant en outre rappelé que le déroulement d’une procédure pénale visant à identifier les auteurs d’escroquerie ne saurait exercer, d’une quelconque façon, une influence sur la compétence des juridictions françaises et l’interprération du droit applicable concernant la relation entre une banque et son client ou un tiers.

1. Concernant la compétence en matière contractuelle

Il résulte des dispositions de l'article 4§1, du règlement Bruxelles I bis précité, que les personnes domiciliées sur le territoire d'un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État. Elles ne peuvent, selon l'article 5§1, être attraites devant les juridictions d'un autre État membre qu'en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du chapitre relatif à la compétence, soit aux articles 7 à 26 de ce règlement.

Les parties s'affrontent, en premier lieu, sur le critère de compétence tiré de la nature contractuelle des engagements entre le demandeur et la société N26 Bank, qui relève des dispositions de l'article 17§1, de ce règlement, lequel ouvre une option permettant au consommateur de déroger au principe déterminant la juridiction compétente en considération du domicile du défendeur lorsque, selon le c) de cet article, le contrat a été conclu avec une personne qui exerce des activités commerciales ou professionnelles dans l’État membre sur le territoire duquel le consommateur a son domicile ou qui, par tout moyen, dirige ces activités vers cet État membre ou vers plusieurs États, dont cet État membre, et que le contrat entre dans le cadre de ces activités, l’article 18§1 prévoyant ainsi que l’action intentée par le consommateur contre l’autre partie au contrat peut être portée soit devant les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est domiciliée cette partie, soit, quel que soit le domicile de l’autre partie, devant la juridiction du lieu où le consommateur est domicilié.

En outre, l’article 63, d’une part, prévoit que, pour l’application de ce règlement, les sociétés et les personnes morales sont domiciliées là ou est situé : a) leur siège statutaire ; b) leur administration centrale ; ou c) leur principal établissement et, d’autre part, n’est pas une règle de compétence mais facilite la compréhension de l’article 4 précité et éclaire sur la notion de domicile des sociétés au sens du règlement par des critères sans ordre hiérarchique, dès lors que l’un d’eux est localisé dans un Etat membre, soit un critère juridique (siège statutaire), un critère organisationnel (lieu de leur administration centrale) ou un critère économique (lieu de leur principal établissement).

A ce titre, la Cour de cassation a rappelé, dans le cadre d’autres contentieux et au visa d’une norme équivalente (soit l’article 60 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 comprenant des dispositions identiques), que, pour rejeter une exception d’incompétence, manque de base légale pour établir le principal établissement d’une société étrangère en France, la décision retenant que le règlement s'applique à cette société dès lors qu'elle est domiciliée en France comme étant immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Paris pour un établissement principal situé à Paris auquel sont rattachés de nombreux salariés sous la responsabilité d'un directeur ayant pouvoir d'engager juridiquement la société (1re Civ., 22 février 2017, pourvoi n° 16-12.408, Bull. 2017, I, n° 47) ou encore que le moyen, qui invoque la notion de succursale, étrangère à l'application de l'article 63§1 du règlement UE n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, est inopérant (1re Civ., 9 novembre 2022, pourvoi n° 21-11.304).

Il s’en infère que l’option prévue aux articles 17 et 18, dérogeant au principe posé à l’article 4, n’a que pour effet de permettre au consommateur d’assigner une société devant la juridiction du lieu de son domicile ou de celui de cette dernière et non devant la juridiction d’une de ses succursales, sauf à vider de son sens la finalité de ces articles, interprétée au regard du principe du haut degré de prévisibilité figurant au considérant n°15 du règlement susvisé (“s’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence”), les normes applicables aux succursales telle que leur obligation d’immatriculation étant des règles de fond n’ayant pas pour visée de constituer un quelconque critère de rattachement justifiant la compétence des juridictions d’un Etat membre et ce, étant enfin observé, à titre surabondant, que le règlement prévoit expressément en son article 7§5 une option liée à une contestation relative à l’exploitation d’une succursale, d’une agence ou de tout autre établissement, (laquelle n’est pas débattue par les parties et ne constitue en outre pas un fondement pertinent) ce dernier élément illustrant l’économie générale du règlement conciliant prévisibilité et options d’interprétation stricte, la position du demandeur revenant in fine à combiner, en violation de ces dispositions, compétence des juridictions de son propre domicile et de celui du défendeur (soit les juridictions françaises et plus précisément le tribunal de Paris) par un critère de rattachement détourné de sa finalité.

La compétence du tribunal judiciaire de Paris vis-à-vis de la société N26 Bank sera en conséquence écartée au profit du tribunal judiciaire de Nice, M. [O] sollicitant l’option de compétence du lieu de son propre domicile.

2. Concernant la compétence en matière délictuelle

Le règlement Bruxelles I bis prévoit en son article 7§2 un chef de compétence alternatif en matière délictuelle ou quasi-délictuelle, soit la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, 28 janvier 2015, Kolassa, aff. C-375/13) rappelle que “l’article 5, point 3, du règlement n°44/2001 doit être interprété de manière autonome et stricte (voir, en ce sens, arrêt Coty Germany, C-360/12, EU:C:2014:1318, points 43 à 45). Il n’en demeure pas moins que la notion de «matière délictuelle ou quasi délictuelle», au sens de l’article 5, point 3, du règlement n°44/2001, comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la «matière contractuelle», au sens de l’article 5, point 1, sous a), de ce règlement (arrêt Brogsitter, C-548/12, EU:C:2014:148, point 20) (...) S’agissant de l’application de l’article 5, point 3, du règlement n°44/2001 dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, il convient de rappeler que les termes « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire », figurant à cette disposition, visent à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage, de telle sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou l’autre de ces deux lieux (arrêt Coty Germany, EU:C:2014:1318, point 46). À cet égard, il est de jurisprudence constante que la règle de compétence prévue à l’article 5, point 3, du règlement n°44/2001 est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, qui justifie une attribution de compétence à ces dernières pour des raisons de bonne administration de la justice et d’organisation utile du procès (arrêt Coty Germany, EU:C:2014:1318, point 47). L’identification de l’un des points de rattachement reconnus par la jurisprudence telle que rappelée au point 45 du présent arrêt devant permettre d’établir la compétence de la juridiction objectivement la mieux placée pour apprécier si les éléments constitutifs de la responsabilité de la personne attraite sont réunis, il en résulte que ne peut être valablement saisie que la juridiction dans le ressort de laquelle se situe le point de rattachement pertinent (arrêt Coty Germany, EU:C:2014:1318, point 48). Il convient de rappeler que la Cour a relevé que l’expression «lieu où le fait dommageable s’est produit» ne vise pas le lieu du domicile du demandeur, au seul motif qu’il y aurait subi un préjudice financier résultant de la perte d’éléments de son patrimoine intervenue et subie dans un autre État membre (arrêt Kronhofer, C-168/02, EU:C:2004:364, point 21). Ainsi, le seul fait que des conséquences financières affectent le demandeur ne justifie pas l’attribution de compétence aux juridictions du domicile de ce dernier si, comme cela était le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Kronhofer (EU:C:2004:364), tant l’événement causal que la matérialisation du dommage sont localisés sur le territoire d’un autre État membre (voir, en ce sens, arrêt Kronhofer, EU:C:2004:364, point 20). En revanche, une telle attribution de compétence est justifiée dans la mesure où le domicile du demandeur constitue effectivement le lieu de l’événement causal ou celui de la matérialisation du dommage”,

de sorte que les juridictions du domicile du demandeur sont compétentes, au titre de la matérialisation du dommage, pour connaître d'une telle action, notamment lorsque celui-ci se réalise directement sur le compte bancaire du demandeur auprès d'une banque établie dans le ressort de ces juridictions, ce dernier critère ne pouvant toutefois être, à lui seul, qualifié de point de rattachement pertinent, considérant que c'est uniquement dans la situation où les autres circonstances particulières de l'affaire concouraient également à attribuer la compétence à la juridiction du lieu de matérialisation d'un préjudice purement financier qu'un tel préjudice pourrait, d'une manière justifiée, permettre au demandeur d'introduire l'action devant cette juridiction (CJUE, 16 juin 2016, Universal Music International Holding, aff. C-12/15 ; CJUE, 12 septembre 2018, Löber, aff. C-304/17)

En effet, dans l’arrêt précité (Löber), la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que “concernant la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire », figurant à l’article 5, point 3, du règlement n°44/2001, il convient de rappeler que celle-ci vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage, de telle sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou l’autre de ces deux lieux (arrêts du 10 juin 2004, Kronhofer, C-168/02, EU:C:2004:364, point 16 ; du 28 janvier 2015, Kolassa, C-375/13, EU:C:2015:37, point 45 ; du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, C-352/13, EU:C:2015:335, point 38, et du 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C-12/15, EU:C:2016:449, point 28). À cet égard, la Cour a jugé que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » ne saurait être interprétée de façon extensive au point d’englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d’un fait ayant causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu (arrêts du 19 septembre 1995, Marinari, C-364/93, EU:C:1995:289, point 14 ; du 10 juin 2004, Kronhofer, C-168/02, EU:C:2004:364, point 19, et du 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C-12/15, EU:C:2016:449, point 34) et que cette notion ne vise pas le lieu du domicile du demandeur où serait localisé le centre de son patrimoine, au seul motif qu’il y aurait subi un préjudice financier résultant de la perte d’éléments de son patrimoine intervenue et subie dans un autre État membre (arrêts du 10 juin 2004, Kronhofer, C-168/02, EU:C:2004:364, point 21, et du 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C-12/15, EU:C:2016:449, point 35). Ainsi, le seul fait que des conséquences financières affectent le demandeur ne justifie pas l’attribution de compétence aux juridictions du domicile de ce dernier si tant l’événement causal que la matérialisation du dommage sont localisés sur le territoire d’un autre État membre (arrêt du 28 janvier 2015, Kolassa, C-375/13, EU:C:2015:37, point 49). En revanche, une telle attribution de compétence est justifiée dans la mesure où le domicile du demandeur constitue effectivement le lieu de l’événement causal ou celui de la matérialisation du dommage (arrêt du 28 janvier 2015, Kolassa, C-375/13, EU:C:2015:37, point 50) (...) Il ressort de la jurisprudence de la Cour que ce lieu est celui où le dommage allégué se manifeste concrètement (arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, C-352/13, EU:C:2015:335, point 52). Par ailleurs, la Cour a jugé que, en vertu de l’article 5, point 3, du règlement n°44/2001, les juridictions du domicile du demandeur sont compétentes, au titre de la matérialisation du dommage, pour connaître d’une action visant à mettre en cause la responsabilité de l’émetteur d’un certificat du fait du prospectus afférent à celui-ci ainsi que de la violation d’autres obligations d’information incombant à cet émetteur, notamment lorsque le dommage allégué se réalise directement sur un compte bancaire du demandeur auprès d’une banque établie dans le ressort de ces juridictions (arrêt du 28 janvier 2015, Kolassa, C-375/13, EU:C:2015:37, point 57). Dans son arrêt du 16 juin 2016, Universal Music International Holding (C-12/15, EU:C:2016:449), la Cour a précisé que cette constatation s’insérait dans un contexte particulier, caractérisé par l’existence de circonstances concourant à attribuer une compétence auxdites juridictions (arrêt du 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C-12/15, EU:C:2016:449, point 37). Ainsi, elle a jugé que l’article 5, point 3, du règlement n°44/2001 doit être interprété en ce sens que ne saurait être considéré comme « lieu où le fait dommageable s’est produit », en l’absence d’autres points de rattachement, le lieu situé dans un État membre où un préjudice est survenu, lorsque ce préjudice consiste exclusivement en une perte financière qui se matérialise directement sur le compte bancaire du demandeur et qui résulte directement d’un acte illicite commis dans un autre État membre (arrêt du 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C-12/15, EU:C:2016:449, point 40)”.

L’arrêt relève ainsi l’existence de “circonstances particulières de l’affaire au principal [qui] concourent à attribuer une compétence aux juridictions autrichiennes” (point 31), considérant que la demanderesse était domiciliée en Autriche et que “tous les paiements relatifs à l’opération d’investissement en cause au principal ont été effectués à partir de comptes bancaires autrichiens, à savoir le compte bancaire personnel de Mme Löber et les comptes de règlement spécialement destinés à l’exécution de cette opération” (point 32), étant en outre relevé que “dans le cadre de ladite opération, Mme Löber n’a traité qu’avec des banques autrichiennes, (...) a acquis les certificats sur le marché secondaire autrichien, que les informations qui lui ont été fournies au sujet des certificats sont celles figurant dans le prospectus relatif à ceux-ci, tel que notifié à l’österreichische Kontrollbank (banque autrichienne de contrôle), et que c’est en Autriche que, sur le fondement de ces informations, elle a contracté l’obligation d’investir, qui a grevé de manière définitive son patrimoine (point 33)” et conclut que “dans ces conditions, il y lieu de répondre à la question posée que l’article 5, point 3, du règlement n°44/2001 doit être interprété en ce sens que, dans une situation, telle que celle en cause au principal, dans laquelle un investisseur introduit une action en responsabilité délictuelle dirigée contre une banque ayant émis un certificat dans lequel celui-ci a investi, du fait du prospectus relatif à ce certificat, les juridictions du domicile de cet investisseur sont, en tant que juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit, au sens de cette disposition, compétentes pour connaître de cette action, lorsque le dommage allégué consiste en un préjudice financier se réalisant directement sur un compte bancaire dudit investisseur auprès d’une banque établie dans le ressort de ces juridictions et que les autres circonstances particulières de cette situation concourent également à attribuer une compétence auxdites juridictions” (point 36).

La Cour de cassation considère (1re Civ., 15 juin 2022, pourvoi n° 21-10.742) que, pour exclure la compétence des juridictions françaises, les juges du fond doivent rechercher si les autres circonstances particulières de l'affaire ne concouraient pas à attribuer la compétence à une autre juridiction que celle du lieu de matérialisation du préjudice, soit le préjudice purement financier qui s'était réalisé, dans l’espèce ayant donné lieu à cet arrêt, directement sur un compte bancaire ouvert en France.

En l’espèce, il est constant que le demandeur a ouvert un compte dans les livres d’une banque domiciliée en Allemagne, l’identifiant international (International Bank Account Number (IBAN)) confirmant bien via le code pays “DE” (pour Allemagne) son lieu de situation, et qu’un virement a été opéré depuis celui-ci vers une banque polonaise, de sorte que tant l’événement causal que la matérialisation du dommage sont nécessairement localisés sur le territoire d’un autre État membre, ces circonstances spécifiques étant, de ce fait, impropres à établir un quelconque critère de rattachement donnant compétence aux juridictions françaises, laquelle doit être écartée.

3. Concernant la connexité

Le règlement Bruxelles I bis dispose, en son article 8§1 qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut aussi être attraite, s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

A ce titre et outre l’objectif de prévisibilité figurant au quinzième considérant de ce règlement, les seizième et vingt-et-unième considérant prévoient :

- d’une part, que le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir,

- d’autre part, que le fonctionnement harmonieux de la justice commande de réduire au minimum la possibilité de procédures concurrentes et d’éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues dans différents États membres.

La Cour de justice de l’Union européenne a, dans un arrêt du 20 avril 2016, Profit Investment SIM (C-366/13), rappelé comme suit sa jurisprudence relative à l'article 6§1 du règlement n° 44/2001dont les termes sont repris à l'article 8§1 du règlement susvisé : “cette règle de compétence spéciale, en ce qu’elle déroge à la compétence de principe du for du domicile du défendeur énoncée à l’article 2 du règlement n°44/2001, doit, d’autre part, faire l’objet d’une interprétation stricte, ne permettant pas une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite par ledit règlement (voir, notamment, arrêts du 1er décembre 2011, Painer, C-145/10, EU:C:2011:798, point 74 et jurisprudence citée, ainsi que du 12 juillet 2012, Solvay, C-616/10, EU:C:2012:445, point 21). Par ailleurs, la Cour a considéré que c’est à la juridiction nationale qu’il appartient d’apprécier l’existence du lien de connexité entre les différentes demandes portées devant elle, c’est-à-dire du risque de décisions inconciliables si lesdites demandes étaient jugées séparément, et, à cet égard, de prendre en compte tous les éléments nécessaires du dossier (voir, notamment, arrêts du 11 octobre 2007, Freeport, C-98/06, EU:C:2007:595, point 41; du 1er décembre 2011, Painer, C-145/10, EU:C:2011:798, point 83, et du 12 juillet 2012, Solvay, C-616/10, EU:C:2012:445, point 23). La Cour a toutefois précisé, à cet égard, que, pour que des décisions soient considérées comme risquant d’être inconciliables, au sens de l’article 6, point 1, du règlement n°44/2001, il ne suffit pas qu’il existe une divergence dans la solution du litige, mais encore faut-il que cette divergence s’inscrive dans le cadre d’une même situation de fait et de droit (voir, notamment, arrêts du 13 juillet 2006, Roche Nederland e.a., C-539/03, EU:C:2006:458, point 26; du 11 octobre 2007, Freeport, C-98/06, EU:C:2007:595, point 40; du 1er décembre 2011, Painer, C-145/10, EU:C:2011:798, point 79, ainsi que du 12 juillet 2012, Solvay, C-616/10, EU:C:2012:445, point 24). Afin d’apprécier, dans une situation telle que celle en cause au principal, l’existence du lien de connexité entre les différentes demandes portées devant elle et donc du risque de décisions inconciliables si ces demandes étaient jugées séparément, il incombe à la juridiction nationale de prendre en compte, notamment, comme l’a souligné M. l’avocat général aux points 95 à 100 de ses conclusions, la différence de fait et de droit entre, d’un côté, la procédure pour responsabilité découlant d’une mauvaise gestion et, de l’autre, la procédure en nullité de l’un des contrats et en restitution de l’indu dont les résultats sont indépendants. À cet égard, la seule circonstance que le résultat de l’une des procédures puisse avoir une influence sur celui de l’autre, notamment l’incidence potentielle du montant à restituer dans le cadre d’une demande en nullité et de restitution de l’indu sur l’évaluation de l’éventuel préjudice dans le cadre d’une demande en responsabilité, ne suffit pas pour qualifier d’«inconciliables» les décisions à rendre dans le cadre de ces deux procédures au sens de l’article 6, point 1, du règlement n°44/2001. Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 6, point 1, du règlement n°44/2001 doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse de deux recours introduits à l’encontre de plusieurs défendeurs, ayant un objet et un fondement différents et n’étant pas liés entre eux par un lien de subsidiarité ou d’incompatibilité, il ne suffit pas que l’éventuelle reconnaissance du bien-fondé de l’un d’eux soit potentiellement apte à se refléter sur l’étendue du droit dont la protection est demandée dans le cas de l’autre pour qu’il y ait un risque de décisions inconciliables au sens de cette disposition”.

La Cour a en outre précisé, dans un arrêt du 1er décembre 2011, Painer (C-145/10), que “pour que des décisions soient considérées comme inconciliables, au sens de l’article 6, point 1, du règlement n°44/2001, il ne suffit pas qu’il existe une divergence dans la solution du litige, mais encore faut-il que cette divergence s’inscrive dans le cadre d’une même situation de fait et de droit (voir arrêt Freeport, précité, point 40). Or, lors de l’appréciation de l’existence du lien de connexité entre différentes demandes, c’est-à-dire du risque de décisions inconciliables si lesdites demandes étaient jugées séparément, l’identité des fondements juridiques des actions introduites n’est qu’un facteur pertinent parmi d’autres. Elle n’est pas une condition indispensable de l’application de l’article 6, point 1, du règlement n° 44/2001 (voir, en ce sens, arrêt Freeport, précité, point 41). Ainsi, une différence de fondements juridiques entre des actions introduites contre les différents défendeurs ne fait pas, en soi, obstacle à l’application de l’article 6, point 1, du règlement n° 44/2001, pour autant toutefois qu’il était prévisible pour les défendeurs qu’ils risquaient de pouvoir être attraits dans l’État membre où au moins l’un d’entre eux a son domicile (voir, en ce sens, arrêt Freeport, précité, point 47). Il en va ainsi à plus forte raison lorsque, comme dans l’affaire au principal, les réglementations nationales sur lesquelles sont fondées les actions introduites contre les différents défendeurs s’avèrent, selon la juridiction de renvoi, en substance identiques. Il incombe, par ailleurs, à la juridiction nationale d’apprécier, au regard de tous les éléments du dossier, l’existence du lien de connexité entre les différentes demandes portées devant elle, c’est-à-dire du risque de décisions inconciliables si lesdites demandes étaient jugées séparément. [...] Au regard des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 6, point 1, du règlement n°44/2001 doit être interprété en ce sens que le seul fait que des demandes introduites à l’encontre de plusieurs défendeurs, en raison d’atteintes au droit d’auteur matériellement identiques, reposent sur des bases juridiques nationales qui diffèrent selon les États membres ne s’oppose pas à l’application de cette disposition. Il incombe à la juridiction nationale, au regard de tous les éléments du dossier, d’apprécier l’existence d’un risque de décisions inconciliables si les demandes étaient jugées séparément”.

La Cour de cassation estime ainsi (1re Civ., 17 février 2021, pourvoi n° 19-17.345), que les demandes dirigées contre deux banques différentes, sur le fondement de leurs obligations de surveillance et de vigilance issues notamment de la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005, en ce qu'elles avaient concouru à la réalisation d'un même dommage, soit la perte de fonds investis par des virements effectués sur le compte d'une société fraudeuse, se rapportent aux mêmes faits et tendent à des fins identiques, posent des questions communes qui appellent des réponses coordonnées, notamment sur la matérialité et l'étendue du préjudice, l'analyse des causes du dommage et la part de responsabilité éventuelle de chaque société, étant en outre relevé que la société qui avait ouvert dans ses livres un compte à une société recevant des virements en provenance de France susceptibles d'avoir un caractère frauduleux, pouvait s'attendre à être attraite devant les juridictions françaises, de sorte que les actions en responsabilité étaient connexes en ce qu’elles s'inscrivaient dans une même situation de fait et de droit et que, pour éviter tout risque d'inconciliabilité des solutions, il y avait lieu de les juger ensemble.

En l’espèce, M. [O] a fait assigner les sociétés défendresses en responsabilité sur le fondement des directives européennes n°91/308/CEE, 2001/97/CE, 2005/60/CE, 2015/849 et 2018/843, des articles L.561-1 et suivants, R.561-1 et suivants du code monétaire et financier, 1104, 1112-1, 1231-1, 1240 et 1241 du code civil, considérant que celles-ci ont concouru à la réalisation d'un même dommage, invoquant à leur encontre des manquements à leurs obligations de surveillance et de vigilance.

Il échet de relever :

- en premier lieu, que l’applicabilité des normes invoquées au soutien de la demande relève d’une question de fond de la seule compétence du tribunal,


- en second lieu, que les demandes se rapportent aux mêmes faits, tendent à des fins identiques, et posent ainsi des questions communes appellant des réponses coordonnées, notamment sur la matérialité et l'étendue du préjudice, l'analyse des causes du dommage et la part de responsabilité éventuelle de chaque société,

- en troisième lieu, que la compétence du tribunal judiciaire de Nice précédemment retenue concernant la société N26 Bank résulte de ce que cette dernière avait ouvert dans ses livres un compte au profit du demandeur par lequel ont été émis des virements contestés et exerçait ses activités commerciales en France, domicile du consommateur, le contrat conclu avec celui-ci entrant dans le cadre de ses activités, de sorte que la société N26 Bank pouvait s'attendre à être attraite devant les juridictions françaises,

- en dernier lieu, que les actions en responsabilité intentées sont connexes et que, pour éviter tout risque d'inconciliabilité des solutions, il y a lieu de les juger ensemble.

En conséquence, le tribunal judiciaire de Paris est territorialement incompétent au profit du tribunal de Nice.

Sur les autres demandes

Les dépens seront réservés, l’instance se poursuivant devant une autre juridiction.

Il n’y aura lieu, à ce stade de la procédure et au regard des circonstances de l’espèce, de faire application de l’article 700 du code de procédure civile.


PAR CES MOTIFS

Le juge de la mise en état, statuant par ordonnance mise à disposition au greffe, susceptible de recours dans les conditions prévues par l’article 795 du code de procédure civile,

ACCUEILLE l’exception d’incompétence territoriale mais uniquement en ce que le tribunal judiciaire de Paris est incompétent au profit de la juridiction du domicile de M. [O] ;

REJETTE l’exception d’incompétence soulevée par la société BMSA au profit des juridictions polonaises ;

RENVOIE en conséquence et eu égard à la connexité, l’affaire devant le tribunal judiciaire de Nice, avec transmission du dossier dans les conditions prévues par les dispositions de l’article 82 du code de procédure civile ;

REJETTE les demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

RESERVE les dépens ;


Faite et rendue à Paris le 26 Avril 2024


La GreffièreLe Juge de la mise en état

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