22 avril 2024
Cour d'appel de Paris
RG n° 23/04819

Pôle 4 - Chambre 13

Texte de la décision

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS





COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 4 - Chambre 13



RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES



DÉCISION DU 22 Avril 2024



(n° , 5 pages)



N°de répertoire général : N° RG 23/04819 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CHIZZ



Décision contradictoire en premier ressort ;



Nous, Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assisté de Florence GREGORI, Greffier, lors des débats et de la mise à disposition avons rendu la décision suivante :




Statuant sur la requête déposée le 10 Mars 2023 par M. [M] [V]

né le [Date naissance 1] 1982 à [Localité 6] (RUSSIE), élisant domicile au cabinet de Me Clémence WITT, AARPI CHAVANNE - & WITT AVOCATS, [Adresse 2] ;



Comparant et assisté de Me Clémence WITT, avocat au barreau de Paris



Vu les pièces jointes à cette requête ;



Vu les conclusions de l'Agent Judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;



Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;



Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 04 Mars 2024 ;



Entendu Me Clémence WITT de la AARPI SIANO AVOCATS assistant M. [M] [V], substitué par Me Théo BERREBI



Entendu Me Virginie METIVIER, avocat au barreau de Paris, avocat représentant l'Agent Judiciaire de l'Etat,



Entendue Mme Martine TRAPERO, Avocate Générale,



Les débats ayant eu lieu en audience publique, le conseil du requérant ayant eu la parole en dernier ;



Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;



* * *

M. [M] [V], né le [Date naissance 1] 1982, de nationalité française et russe, a été mis en examen des chefs d'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes de terrorisme et de financement d'une activité terroriste, puis placé en détention provisoire à la maison d'arrêt de [Localité 5] le 12 février 2015 par un juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Paris et ce, jusqu'au 11 octobre 2013, date à laquelle sa détention provisoire n'était pas prolongée et il a été remis en liberté et placé sous contrôle judiciaire par le juge d'instruction du tribunal judiciaire de Paris.





Le 02 septembre 2022, le juge d'instruction du tribunal judiciaire de Paris a rendu une ordonnance de non-lieu à son égard.



Le requérant a produit le 27 juillet 2023 un certificat de non appel de la décision du magistrat instructeur en date du 10 juillet 2023 qui a un caractère définitif à son égard.



Le 10 mars 2023, M. [V] a adressé une requête au premier président de la cour d'appel de Paris en vue d'être indemnisé de sa détention provisoire, en application de l'article 149 du code de procédure pénale.



Par conclusions en réponse déposées le 28 février 2024, soutenue oralement, M. [V] demande :

- constater que M. [O] a fait l'objet d'un non-lieu définitif

- dire que M. [V] est recevable et bien fondé en sa demande,

- constater que l'existence d'un préjudice matériel et d'un préjudice moral subi par ce dernier du fait de la détention provisoire indûment subie du 12 février 2015 au 11 octobre 2915

- ordonner à titre principal qu'il soit alloué à M. [V] la somme de 9 275,15 euros en réparation de son préjudice matériel lié à sa perte de revenus

- ordonner à titre subsidiaire la réparation du préjudice matériel de M. [V] lié à la perte de chance d'occuper un emploi et de percevoir une rémunération en lui allouant :

* à titre principal la somme de 7 420,12 euros,

* à titre subsidiaire la somme de 7 179,52 euros,

* à titre infiniment subsidiaire la somme de 4 349,30 euros

- ordonner qu'il soit alloué à M. [V] la somme de 50 000 euros en réparation de son préjudice moral

- ordonner qu'il soit alloué à M. [V] la somme de 1 800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, eu égard aux frais exposés pour la présente instance.



Dans ses écritures, déposées le 19 juin 2023 et développées oralement, l'agent judiciaire de l'Etat demande au premier président, à titre principal, de déclarer l'action de M. [V] irrecevable, faute de produire un certificat de non-appel et de débouter M. [V] de ses demandes, et, à titre subsidiaire, de ramener à de plus justes proportions, qui ne sauraient excéder la somme de 21 000 euros, la demande formulée par M. [V] en réparation de son préjudice moral et de débouter M. [V] de sa demande indemnitaire au titre du préjudice matériel. A titre infiniment subsidiaire, il propose d'allouer à M. [V] la somme de 2 682 euros au titre de sa perte de chance d'occuper un emploi et de ramener à de plus justes proportions la demande au titre des frais irrépétibles.



Le procureur général, reprenant oralement à l'audience les termes de ses conclusions déposées le 26 janvier 2024, conclut à la recevabilité de la demande d'indemnisation pour une durée de détention provisoire de 241 jours, ainsi qu'à la réparation du préjudice moral et matériel dans les conditions indiquées.



Le requérant a eu la parole en dernier.




SUR CE,



Sur la recevabilité



Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel.

Cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l'article R.26 du même code.



Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.



M. [V] a présenté sa requête aux fins d'indemnisation le 10 mars 2023, dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de non-lieu est devenue définitive, et justifie du caractère définitif de cette décision à son égard par la production du certificat de non appel en date du 19 juillet 2023 de ce décision.



Sa requête est donc recevable pour une durée de détention indemnisable de 241 jours.



Sur l'indemnisation



- Sur le préjudice moral



M. [V] considère qu'il a subi un préjudice du fait de la privation de liberté, de la séparation d'avec son épouse et ses trois enfants, de son isolement à la maison d'arrêt, de son sentiment d'injustice d'être accusé de faits de nature criminelle pour lesquels il était innocent, de l'angoisse d'être condamné à tort alors qu'il encourrait une peine de réclusions criminelle à temps. Ses conditions de détention ont été aggravées par la situation de surpopulation carcérale importante de la maison d'arrêt de [Localité 5] attestée par les statistiques mensuels du ministère de la justice et par un rapport du contrôleur général des lieux ee privation de liberté. C'est pourquoi il sollicite une somme de 50 000 euros.



L'agent judiciaire de l'Etat considère qu'il y a lieu de retenir l'âge du requérant au jour de son placement en détention provisoire, la durée de cette détention, sa situation personnelle et l'éloignement du lieu d'incarcération par rapport au domicile de sa famille et son absence de passé carcéral pour apprécier l'importance de son préjudice moral. Il indique qu'il convient également de tenir compte des conditions de détention subies par rapport à la nature terroriste des infractions poursuivies et de l'importance de la peine encourue. C'est pourquoi, il propose la somme de 21 000 euros.



Le procureur général indique que le requérant n'a jamais été condamné à une peine d'emprisonnement ferme, qu'il était marié et père de trois enfants en bas âge dont l'un est né pendant la période de détention. ce qui entraîne un choc carcéral important. Par contre, L'angoisse générée par une accusation grave de nature criminelle, ainsi que le sentiment d'injustice due au fait qu'il était innocent des faits dont on l'accusait ne peuvent pas être retenues au titre du préjudice moral.



Il ressort des pièces produites aux débats que M. [V] était âgé de 32 ans au moment de son incarcération, vivait en couple avec sa compagne qu'il a épousé le [Date mariage 3] 2022 et était père de 2 enfants en bas âge, un troisième est né durant son incarcération . Le bulletin numéro 1de son casier judiciaire ne porte trace d'une seule condamnation en 2013 à une suspension du permis de conduire, de sorte qu'il s'agissait d'une première incarcération pour le requérant. C'est ainsi que le choc carcéral initial a été important.



La durée de la détention provisoire, 241 jours en l'espèce, n'est pas un facteur aggravant du préjudice moral mais un élément d'appréciation de celui-ci.



Il y a lieu de relever que M. [V] était incarcéré à [Localité 5], soit loin du domicile familial situé à [Localité 4], ce qui n'a pas permis à sa compagne de venir lui rendre visite de manière régulière. Etant par ailleurs détenu en qualité de détenu dit 'terroriste', il n'a pas pu bénéficier des activités en même temps que les autres détenus et se trouvait à l'isolement. Ces éléments constituent un facteur d'aggravation du choc carcéral.



Il en est de même de conditions de détention difficiles au sein de la maison d'arrêt de [Localité 5] en raison de sa surpopulation qui est confirmée par la production des statistiques mensuels des personnes écrouées et détenues en France entre le 1er février et le 1er octobre 2015 et par un rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté du 11 juin 2015 faisant état du manque de prise en compte par les pouvoirs publics de la promiscuité entre les détenus dans la réflexion sur la radicalisation en milieu carcéral. Cela constitue également un facteur d'aggravation.



Par contre, l'importance de la peine de réclusion criminelle encourue, ne constitue pas en tant que telle un facteur d'aggravation du choc carcéral dès lors que le requérant ne démontre pas en quoi cet élément a eu une incidence sur ses conditions de détention.



De même, selon la jurisprudence de la Commission Nationale de la Réparation des Détentions (CNRD), le sentiment d'injustice ne peut non plus être retenu comme un facteur aggravant du préjudice moral.



C'est ainsi qu'au vu de ces différents éléments, il sera alloué à M. [V] une somme de 23 000 euros en réparation de son préjudice moral.



- Sur le préjudice matériel



M. [V] indique qu'il exerçait une activité professionnelle régulière avant son placement en détention provisoire comme cela est attesté par les nombreux bulletins de paie qu'il produit aux débats. C'est ainsi que sa perte de revenus s'est élevée à la somme de 9 275,15 euros qu'il sollicite aujourd'hui à titre principal. A titre subsidiaire, il a subi une perte de chance d'occuper un emploi et de percevoir une rémunération. Il est titulaire d'un CAP de boulangerie et a travaillé avant et après son incarcération de façon régulière. Il avait donc une chance sérieuse et réelle de trouver un travail rapidement . Cette perte de chance peut être évaluée à 80% et calculée sur la base de 1 174,07 euros mensuels x par 7 mois et demi, soit un total de 7 420,20 euros.



Selon l'agent judiciaire de l'Etat, le requérant justifie de la réalité d'un emploi au moment de son placement en détention provisoire, puis que son dernier emploi salarié remontait au 31 octobre 2014. Par contre, sur la base de la jurisprudence de la CNRD, il peut prétendre à une perte de chance qui est indemnisée si elle présente un caractère sérieux qui s'apprécie en prenant en compte un faisceau d'indices comme la qualification professionnelle, le passé professionnel et le fait d'avoir retrouvé une emploi rapidement après sa remise en liberté. Au vu de ces divers éléments, le requérant n'a pas retrouvé un travail pérenne et rémunérateur peu de temps après sa remise en liberté et il ne peut donc se prévaloir d'une perte de revenus liée à son placement en détention provisoire. Aucune somme ne peut lui être allouée au titre du préjudice matériel.



Le ministère public conclut au fait qu'il convient de rejeter la demande d'indemnisation du fait d'une perte de revenus alors que le requérant ne travaillait pas au jour de son incarcération, mais qu'il est possible de retenir une perte de chance de trouver un emploi sur la base du salaire perçu à partir de novembre 2015, date de retour à un emploi.



Il ressort des pièces produites aux débats que M. [V] ne travaillait pas au jour de son placement en détention provisoire, et ce depuis le 31 octobre 2014, comme cela est attesté par sa première audition devant les services de police où il précisait qu'il percevait 900 euros par mois d'aides diverses et du RSA, ainsi que 500 euros au titre de l'assurances chômage et les différents bulletins d epaie produits. Titulaire d'un CAP de boulanger, il a exercé une activité professionnelle dans ce domaine entre mars et octobre 2014, soit avant son incarcération, puis de novembre 2015 au mois de juin 2016, et enfin de juillet à septembre 2016, soit après sa remise en liberté. Il a ensuite créé une boulangerie le 17 mars 2017 mais qui ne dégageait pas suffisamment de revenus pour lui permettre de se verser un salaire.



C'est ainsi que la demande de M. [V] au titre de la perte de revenus sera rejetée.



Par contre, en raison de l'obtention de son CAP en 2009 et du fait qu'il a régulièrement travaillé en 2014 puis à partir de novembre 2015, il peut être retenu que le requérant a perdu une chance sérieuse de retrouver du travail durant son placement en détention provisoire. Cette chance peut être évaluée à 80%. Le salaire a prendre en compte est celui qui a été le sien lors de son embauche en novembre 2015, soit une somme de 688,18 euros x par 7 mois et demi = 5 161,35 euros x 80% = 4 129,08 euros qui seront alloués à M. [V] au titre de la perte de chance.



C'est ainsi qu'il sera alloué au requérant une somme de 4 129,08 euros en réparation de son préjudice matériel.



Il est inéquitable de laisser à la charge de M. [V] ses frais irrépétibles et une somme de 1 500 euros lui sera allouée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.



PAR CES MOTIFS :



Déclarons la requête de M. [M] [V] recevable,



Lui allouons les sommes suivantes :

- 23 000 euros en réparation de son préjudice moral,

- 4 129,08 euros en réparation de son préjudice matériel

- 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,



Déboutons M. [M] [V] du surplus de ses demandes.



Laissons les dépens à la charge de l'Etat.



Décision rendue le 22 Avril 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.







LA GREFFI'RE LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.