4 avril 2024
Cour de cassation
Pourvoi n° 22-18.509

Troisième chambre civile - Formation de section

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2024:C300202

Titres et sommaires

ARCHITECTE ENTREPRENEUR - Géomètre - Géomètre-expert - Responsabilité - Faute - Appréciation - Date - Détermination - Date de l'exécution de la mission - Annulation postérieure d'un règlement d'urbanisme - Absence d'influence

La faute du géomètre-expert s'appréciant à la date de l'exécution de sa mission, l'effet rétroactif de l'annulation ultérieure d'un règlement d'urbanisme est sans incidence sur cette appréciation


ARCHITECTE ENTREPRENEUR - Contrat avec le maître de l'ouvrage - Mission - Etendue - Projet se fondant sur d'autres règles d'urbanisme que celles en vigueur au moment de l'exécution du contrat - Possibilité (non)

Le principe selon lequel il incombe à l'autorité administrative de ne pas appliquer un règlement illégal ne permet pas au professionnel, chargé contractuellement d'établir un projet exploitant au maximum les possibilités offertes par les règles locales d'urbanisme, de se fonder, sans l'accord de son cocontractant, sur d'autres règles que celles en vigueur au moment de l'exécution du contrat

Texte de la décision

CIV. 3

MF



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 4 avril 2024




Cassation partielle sans renvoi


Mme TEILLER, président



Arrêt n° 202 FS-B


Pourvois n°
Y 22-18.509
A 22-18.511 JONCTION






R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________



ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 4 AVRIL 2024



M. [I] [F], domicilié [Adresse 1], a formé les pourvois n° Y 22-18.509 et A 22-18.511 contre deux arrêts rendus les 5 avril 2022 et 7 juin 2022 par la cour d'appel de Rennes (1re chambre), dans les litiges l'opposant à Mme [Y] [T], domiciliée [Adresse 2], défenderesse à la cassation.

Le demandeur aux pourvois n° Y 22-18.509 et A 22-18.511 invoque, à l'appui de ses recours, respectivement, deux et un moyens de cassation.

Les dossiers ont été communiqués au procureur général.

Sur le rapport de M. Zedda, conseiller référendaire, les observations de la SARL Cabinet François Pinet, avocat de M. [F], de Me Brouchot, avocat de Mme [T], et l'avis de Mme Vassallo, avocat général, après débats en l'audience publique du 27 février 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Zedda, conseiller référendaire rapporteur, M. Delbano, conseiller doyen, MM. Boyer, Pety, Brillet, conseillers, Mmes Djikpa, Brun, Vernimmen, Rat, conseillers référendaires, Mme Vassallo, premier avocat général, et Mme Letourneur, greffier de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.


Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° Y 22-18.509 et n° A 22-18.511 sont joints.


Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Rennes, 5 avril et 7 juin 2022), rendus sur renvoi après cassation (3e Civ., 10 juin 2021, pourvoi n° 20-10.021), courant 2006, Mme [T] a confié à M. [F], géomètre-expert, une mission incluant le dépôt d'une demande de permis d'aménager un lotissement et la maîtrise d'oeuvre des VRD jusqu'à la réception des ouvrages. Le contrat prévoyait que les esquisses de faisabilité devaient épuiser au maximum les dispositions d'urbanisme applicables à chacune des parcelles créées.

3. Une autorisation d'aménager a été délivrée le 12 mars 2007 pour six lots avec une surface d'emprise au sol de quatre-vingt mètres carrés chacune. Des travaux de viabilité ont été exécutés sous la maîtrise d'oeuvre de M. [F] et Mme [T] a confié la commercialisation des lots à plusieurs agences immobilières.

4. Se plaignant, notamment, de ce qu'elle ne parvenait pas à vendre les lots en raison d'une erreur du maître d'oeuvre dans le calcul de l'emprise au sol maximale des constructions, Mme [T] a résilié le contrat. Elle a obtenu, par l'intermédiaire d'un autre géomètre-expert, un permis d'aménager modificatif avec des surfaces d'emprise au sol augmentées.

5. M. [F] a assigné Mme [T] en paiement de ses honoraires et celle-ci a sollicité reconventionnellement la réparation de son préjudice résultant du retard de commercialisation.




Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa quatrième branche, du pourvoi n° Y 22-18.509


6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.


Sur le premier moyen, pris en ses deux premières branches, du pourvoi n° Y 22-18.509

Enoncé du moyen

7. M. [F] fait grief à l'arrêt du 5 avril 2022 de le condamner à payer à Mme [T] la somme de 50 000 euros à titre de dommages-intérêts, alors :

« 1°/ qu'il résulte de l'article L. 21-8 du code de l'urbanisme, dans sa version applicable, que l'annulation ou la déclaration d'illégalité d'un plan d'occupation des sols a pour effet de remettre en vigueur le plan d'occupation des sols immédiatement antérieur ; que pour retenir l'existence d'une faute du géomètre, la cour d'appel a dit qu'il n'avait pas fait application de l'article UC9 du POS en vigueur au moment de la demande de permis de lotir selon lequel le CES (Coefficient maximal d'emprise au sol) devait être calculé sur la surface de chaque lot et non sur la surface totale ; qu'en statuant ainsi, tout en constatant que l'article UC9 du POS avait été modifié à la suite d'une délibération du conseil municipal du 10 novembre 2006, laquelle avait été annulée par un jugement du tribunal administratif de Rennes du 25 novembre 2010, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article L. 121-8 du code de l'urbanisme, dans sa version applicable, ensemble l'article 1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;

2°/ qu'il incombe à l'autorité administrative de ne pas appliquer un règlement illégal ; que la cour d'appel énonce qu'en accordant le 30 septembre 2010 à Mme [T] un permis modificatif portant sur un nouveau tableau de répartition de l'emprise au sol disponible maximale sur chaque lot, la commune de Saint-Cast-le-Guildo n'avait pas pris de décision illégale ; qu'en statuant ainsi quand l'autorisation du 30 septembre 2010 était fondée sur le POS modifié, annulé par le jugement du tribunal administratif de Rennes du 25 novembre 2010, la cour d'appel a derechef violé l'article L. 121-8 du code de l'urbanisme dans sa version applicable, ensemble l'article 1103 du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

8. La faute du géomètre-expert s'appréciant à la date de l'exécution de sa mission, l'effet rétroactif de l'annulation ultérieure d'un règlement d'urbanisme est sans incidence sur cette appréciation.

9. Par ailleurs, le principe selon lequel il incombe à l'autorité administrative de ne pas appliquer un règlement illégal ne permet pas au professionnel, chargé contractuellement d'établir un projet exploitant au maximum les possibilités offertes par les règles locales d'urbanisme, de se fonder, sans l'accord de son cocontractant, sur d'autres règles que celles en vigueur au moment de l'exécution du contrat.

10. La cour d'appel a constaté que M. [F] s'était engagé à concevoir un projet qui « épuise au maximum les dispositions d'urbanisme applicables à chacune des parcelles créées ».

11. Elle a retenu que la demande d'autorisation établie par le géomètre-expert n'était pas conforme à cette obligation car, à la date à laquelle elle avait été déposée, le plan d'occupation des sols (POS) de la commune permettait de calculer le coefficient d'emprise au sol des constructions sur la surface de chaque lot plutôt que sur la totalité de la surface à lotir.

12. Malgré l'annulation ultérieure de la modification du POS qui permettait ce calcul, elle a pu en déduire que M. [F], qui n'avait pas tenu compte de la règle en vigueur à la date du dépôt du permis d'aménager, avait manqué à ses obligations contractuelles.

13. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le premier moyen, pris en sa troisième branche, du pourvoi n° Y 22-18.509

Enoncé du moyen

14. M. [F] fait le même grief à l'arrêt du 5 avril 2022, alors « que seul ouvre droit à réparation le dommage en lien causal direct et certain avec la faute contractuelle ; que pour retenir la responsabilité de M. [F], la cour d'appel a énoncé qu'il aurait pu, au mieux des intérêts de Mme [T], présenter un projet plus attractif pour les acquéreurs sans limitation de la SHON à 160 m² par lot ; qu'en statuant ainsi, sans établir en quoi la limitation de la SHON aurait été la cause d'une impossibilité ou d'une difficulté de vendre les lots, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

15. La cour d'appel a retenu qu'il ressortait de deux attestations de l'agent immobilier que la commercialisation des lots avait été difficile en raison de la faible surface d'emprise au sol (SES), que l'augmentation de cette dernière après le 30 septembre 2010 avait permis de relancer les ventes mais que la diminution des prix du marché de 20 % depuis avait empêché de vendre aux mêmes prix que ceux prévus, les offres étant basses et les négociations à la baisse.

16. Elle s'est ainsi fondée sur le seul déficit de SES pour évaluer le préjudice financier de Mme [T] et a, ainsi, abstraction faite du motif surabondant critiqué par le moyen, légalement justifié sa décision.

Sur le moyen du pourvoi n° A 22-18.511

Enoncé du moyen

17. M. [F] fait grief à l'arrêt du 7 juin 2022 de rejeter sa demande en rectification de l'erreur matérielle, alors :

« 1°/ que le juge doit rectifier l'erreur matérielle dont sa décision est entachée ; pour fixer le préjudice subi par Mme [T], la cour d'appel a retenu que la différence entre les prix demandés et le prix de vente était de 83 000 euros et qu'il fallait tenir compte d'une perte de chance de 40 % de vendre les lots aux prix fixés en 2007 ; que la différence de prix de 11 000 euros consentie par Mme [T] aux époux [P] n'est pas imputable à M. [F] ; qu'il résultait de ces constatations que le préjudice devait s'élever à (83 200 – 11 000) soit 72 200 x 40 % = 28 880 euros ; qu'en retenant, pour refuser de rectifier l'erreur matérielle fixant le préjudice à 50 000 euros, qu'elle n'avait pas entendu fixer précisément le préjudice subi par Mme [T] à 40 % de la somme de 83 200 euros après déduction de la somme de 11 000 euros, la cour d'appel a violé l'article 462 alinéa 1 du code de procédure civile ;

2°/ qu'en tout état de cause, l'application d'un pourcentage de perte de chance d'environ 40 % à la somme de 83 000 euros ne peut mathématiquement conduire à une somme de 50 000 euros ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a derechef violé l'article 462 alinéa 1 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

18. La cour d'appel a retenu que, si elle avait rappelé que la différence entre les prix demandés pour les parcelles et les prix de vente obtenus était de 83 200 euros et que, s'agissant du lot n° 1, la différence de 11 000 euros n'était pas imputable à la responsabilité de M. [F], et estimé que la perte de chance était d'environ 40 %, elle n'avait pas entendu, alors qu'elle se référait en définitive au montant de l'indemnisation de 50 000 euros allouée par le tribunal, fixer précisément le préjudice subi par Mme [T] à 40 % de la somme de 83 200 euros, après déduction de la somme de 11 000 euros.

19. Elle en a déduit à bon droit que le montant de la condamnation prononcée contre M. [F] ne procédait pas d'une erreur purement matérielle pouvant être réparée sur le fondement de l'article 462 du code de procédure civile.

20. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le second moyen du pourvoi n° Y 22-18.509

Enoncé du moyen

21. M. [F] fait grief à l'arrêt du 5 avril 2022 de le condamner à payer à Mme [T] la somme de 50 000 euros à titre de dommages-intérêts, alors « que pour fixer le préjudice subi par Mme [T], la cour d'appel a retenu que la différence entre les prix demandés et le prix de vente était de 83 000 euros et qu'il fallait tenir compte d'une perte de chance de 40 % de vendre les lots aux prix fixés en 2007 ; que la différence de prix de 11 000 euros consentie par Mme [T] aux époux [P] n'est pas imputable à M. [F] ; qu'il résultait de ces constatations que le préjudice devait s'élever à (83 200 - 11 000) soit 72 200 x 40 % = 28 880 euros ; qu'en condamnant M. [F] à 50 000 euros à titre de dommages-intérêts, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 févrie 2016. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :

22. Il résulte de ce texte et de ce principe que le dommage consécutif à une perte de chance correspond à une fraction des différents chefs de préjudice subis, qui est déterminée en mesurant la chance perdue.

23. Pour condamner M. [F] à payer à Mme [T] la somme de 50 000 euros, l'arrêt retient que son préjudice consiste en une perte de chance de vendre les lots aux prix fixés en 2007, évaluée à 40 %, que la différence entre les prix de 2007 et ceux des ventes conclues entre 2008 et 2014 s'élève à la somme de 83 200 euros, dont 11 000 euros qui ne peuvent être imputés à la faute du géomètre.

24. En statuant ainsi, en mettant à la charge du débiteur une somme excédant la fraction du préjudice correspondant à la chance perdue, la cour d'appel a violé le texte et le principe susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

25. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

26. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.

27. Pour les motifs exposés dans l'arrêt du 5 avril 2022, sans la faute du géomètre-expert concernant la fixation des surfaces d'emprise au sol, Mme [T] avait 40 % de chance d'éviter la perte de 72 200 euros, de sorte que M. [F] doit être condamné à payer une indemnité de 28 880 euros.

28. La cassation du chef de dispositif condamnant M. [F] à payer la somme de 50 000 euros à titre dommages-intérêts n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt le condamnant aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à l'encontre de celui-ci.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi n° A 22-18.511 ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne M. [F] à payer à Mme [T] la somme de 50 000 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt rendu le 5 avril 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Rennes ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

Condamne M. [F] à payer à Mme [T] la somme de 28 880 euros à titre de dommages-intérêts ;

Condamne Mme [T] aux dépens du pourvoi n° Y 22-18.509 ;

Condamne M. [F] aux dépens du pourvoi n° A 22-18.511 ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par Mme [T] et la condamne à payer à M. [F] la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatre avril deux mille vingt-quatre.

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