14 mars 2024
Cour de cassation
Pourvoi n° 22-10.324

Deuxième chambre civile - Formation de section

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2024:C200242

Titres et sommaires

RESPONSABILITE DELICTUELLE OU QUASI DELICTUELLE - Lien de causalité avec le dommage - Applications diverses - Contamination par le virus d'immuno-déficience humaine - Présomptions graves, précises et concordantes - Portée

I - En application de l'article 1240 du code civil, la preuve du lien de causalité entre la faute et le dommage subi, peut être rapportée par tous moyens, et notamment par des présomptions graves, précises et concordantes. Dès lors, a pu retenir l'existence d'un lien de causalité entre la faute commise par une personne qui, se sachant positive au VIH, a eu des rapports sexuels non protégés sans révéler son statut sérologique à sa partenaire, et la contamination de celle-ci, la cour d'appel qui relève qu'il n'existe aucune autre cause possible de contamination, que celle-ci s'était produite au cours de la période durant laquelle les parties avaient pu avoir des relations intimes et que l'expert avait conclu que la contamination de la victime au cours de ces rapports sexuels était très probable. II - Ne constitue pas, à lui seul, une faute au sens de l'article 1241 du code civil, le fait pour une personne d'avoir des relations sexuelles non protégées, en méconnaissance des recommandations des autorités sanitaires, avec un partenaire qui lui a dissimulé sa séropositivité

RESPONSABILITE DELICTUELLE OU QUASI DELICTUELLE - Lien de causalité avec le dommage - Applications diverses - Contamination par le virus d'immuno-déficience humaine - Faute de la victime - Constitution - Elément non suffisant - Relations sexuelles non protégées avec une personne dissimulant sa séropositivité

Texte de la décision

CIV. 2

LM



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 14 mars 2024




Cassation partielle
sans renvoi


Mme MARTINEL, président



Arrêt n° 242 FS-B

Pourvoi n° B 22-10.324


Aide juridictionnelle totale en demande
au profit de M. [S].
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 9 novembre 2021.

Aide juridictionnelle totale en défense
au profit de Mme [B].
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 14 novembre 2022.


R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 14 MARS 2024

M. [V] [S], domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° B 22-10.324 contre l'arrêt rendu le 21 janvier 2021 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 1-6), dans le litige l'opposant :

1°/ à Mme [I] [B], domiciliée [Adresse 1],

2°/ à la caisse primaire d'assurance maladie de [Localité 4], dont le siège est [Adresse 3],

défenderesses à la cassation.

Mme [B] a formé un pourvoi incident contre le même arrêt.

Le demandeur au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, un moyen unique de cassation.

La demanderesse au pourvoi incident invoque, à l'appui de son recours, deux moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Chauve, conseiller, les observations de la SCP Gadiou et Chevallier, avocat de M. [S], de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de Mme [B], et l'avis de M. Grignon Dumoulin, avocat général, après débats en l'audience publique du 30 janvier 2024 où étaient présents Mme Martinel, président, Mme Chauve, conseiller rapporteur, Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, Mme Cassignard, M. Martin, Mme Isola, conseillers, MM. Ittah, Pradel, Mmes Brouzes, Philippart, conseillers référendaires, M. Grignon Dumoulin, avocat général, et Mme Cathala, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 21 janvier 2021), Mme [B] a été testée positive au virus de l'immunodéficience humaine (VIH) à l'occasion d'une hospitalisation du 26 au 29 novembre 2007.

2. Estimant que M. [S], avec qui elle avait entretenu une relation amoureuse à compter du mois d'août 2007 et qui ne lui avait pas révélé sa séroposivité, était responsable de sa contamination, elle a porté plainte contre lui en 2011. Un tribunal correctionnel, devant lequel M. [S] avait été renvoyé du chef d'administration de substance nuisible à la santé, a constaté la prescription de l'action publique.

3. Mme [B] a alors assigné M. [S] devant un tribunal de grande instance, en présence de la caisse primaire d'assurance maladie de [Localité 4], à fin d'indemnisation de son préjudice.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal formé par M. [S], pris en ses deuxième et troisième branches et sur le premier moyen du pourvoi incident formé par Mme [B], pris en sa deuxième branche et sur le second moyen du pourvoi incident


4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.


Sur le moyen du pourvoi principal, pris en ses première et quatrième branches

Enoncé du moyen

5. M. [S] fait grief à l'arrêt de fixer le préjudice corporel global de Mme [B] à la somme de 499 124,57 euros, de dire que l'indemnité revenant à cette dernière s'établit à 80 242,40 euros, que l'indemnité revenant à la caisse s'établit à 387 947,44 euros et de le condamner à payer à Mme [B] la somme de 80 242,40 euros en réparation de son préjudice corporel, alors :

« 1°/ qu'en énonçant qu'il appartenait « à Mme [B] d'établir une causalité suffisamment probable sans que l'on puisse exiger d'elle une causalité absolument certaine », quand il lui appartenait d'établir le lien de causalité certain entre la faute qui lui a été imputée et le préjudice invoqué par Mme [B], la cour d'appel a violé l'article 1241 du code civil ;

4°/ qu'en se bornant à affirmer qu'il existait « un faisceau d'arguments graves et concordants en faveur d'une contamination VIH de Mme [B] par lui lors du deuxième séjour de cette dernière en Provence du 20 septembre au 8 octobre 2007 », sans caractériser un lien de causalité direct et certain entre la faute qui lui a été imputée et le préjudice invoqué par Mme [B], la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1241 du code civil. »

Réponse de la Cour

6. L'arrêt constate d'abord que M. [S], en n'utilisant pas de préservatifs lors de ses rapports sexuels avec Mme [B], alors qu'il connaissait sa séroposivité depuis dix ans, a commis une faute d'imprudence.

7. Il relève ensuite que Mme [B] a présenté les symptômes d'une primo-infection par le VIH le 18 octobre 2007, que sur le plan scientifique la contamination ne peut être antérieure au 15 septembre 2007, et que celle-ci se situe, selon l'expert, entre fin septembre et début octobre 2007.

8. Il observe que, si l'analyse qui aurait permis d'établir scientifiquement la contamination n'a pas été réalisée, la preuve du lien de causalité peut être rapportée par tous moyens et notamment par le recours aux présomptions de fait.

9. Après analyse des éléments de preuve produits et, notamment, de l'enquête pénale, l'arrêt relève que Mme [B] a séjourné en Provence du 20 septembre au 8 octobre 2007 et rappelle que M. [S] et elle ont eu des relations sexuelles à compter du mois d'août 2007 et jusqu'à leur rupture plusieurs mois après l'annonce de la séroposivité de celle-ci.

10. Il constate que la sérologie de Mme [B] était négative en mai 2006, et que celle de son compagnon était négative en novembre 2007.

11. Il relève que M. [S] a été testé positif en 1997, qu'il a cessé, en juin 2004, le traitement anti-rétroviral qui avait rendu sa charge virale indétectable entre 1999 et 2004, et que celle-ci avait considérablement augmenté en janvier 2008.

12. Il ajoute que l'expert infectiologue conclut, en réponse à un dire, que la contamination par M. [S] apparaît très probable.

13. De ces constatations et énonciations procédant de son appréciation souveraine des éléments de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel, qui a écarté toute autre cause possible de contamination et mis en évidence des présomptions graves, précises et concordantes d'une contamination de Mme [B] par M. [S], a pu déduire l'existence d'un lien causal entre la faute de celui-ci et le préjudice de Mme [B].

14. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Mais sur le premier moyen du pourvoi incident, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

15. Mme [B] fait grief à l'arrêt de dire qu'elle a commis une faute réduisant son droit à indemnisation de 20 %, de dire que l'indemnité lui revenant s'établit à 80 242,40 euros seulement et de condamner M. [S] à lui payer cette seule somme en réparation de son préjudice corporel, alors « que le fait de la victime n'emporte exonération partielle du responsable que s'il est fautif ; que n'est pas fautif, en raison du droit fondamental qu'a toute personne d'entretenir librement des relations sexuelles, tant qu'elle ne porte pas atteinte aux droits de son partenaire, le fait de consentir à des rapports sexuels sans requérir l'usage d'un préservatif, même à l'occasion d'une relation nouvelle, lorsque le partenaire a sciemment passé sous silence sa séropositivité au VIH ; qu'en jugeant au contraire qu'elle avait commis une imprudence fautive en acceptant d'avoir des relations sexuelles sans préservatif avec M. [S] qu'elle ne connaissait que depuis quelques jours, lequel lui avait tu sa séropositivité, la cour d'appel a violé l'article 1383, devenu 1241, du code civil, ensemble l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

16. M. [S] conteste la recevabilité du moyen. Il soutient qu'il est nouveau.

17. Cependant, le moyen qui n'invoque aucun fait qui n'ait été constaté par les juges du fond, est de pur droit.

18. Le moyen est, dès lors, recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 1383, devenu 1241, du code civil :

19. Aux termes de ce texte, chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.

20. Pour retenir une faute d'imprudence de nature à limiter le droit à réparation de Mme [B], l'arrêt retient qu'elle a eu des relations sexuelles non protégées avec M. [S], qu'elle ne connaissait que depuis quelques jours et dont elle ignorait la sérologie et s'est ainsi exposée à la possibilité d'une contamination, alors que les recommandations du comité de lutte contre le sida, établies en 2006, prônaient l'usage du préservatif pour se protéger du VIH et des autres maladies sexuellement transmissibles.

21. En statuant ainsi, alors que le fait pour une personne d'avoir des relations sexuelles non protégées, en méconnaissance des recommandations des autorités sanitaires, avec un partenaire qui lui a dissimulé sa séropositivité, ne constitue pas, à lui seul, une faute, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

Portée et conséquences de la cassation

22. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

23. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.

24. Il résulte de ce qui est jugé aux paragraphes 19 et 21 que Mme [B], qui n'a pas commis de faute, a droit à la réparation intégrale de son préjudice.

25. Il y a donc lieu de condamner M. [S] à payer à Mme [B] la somme de 100 303 euros au titre de son préjudice corporel.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief du pourvoi incident, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que Mme [B] a commis une faute réduisant son droit à indemnisation de 20 %, dit que l'indemnité lui revenant s'établit à 80 242,40 euros et condamne M. [S] à payer à Mme [B] la somme de 80 242,40 euros au titre de son préjudice corporel, l'arrêt rendu le 21 janvier 2021, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

DIT que Mme [B] n'a commis aucune faute ;

DIT n'y avoir lieu à réduction du droit à indemnisation de Mme [B] ;

DIT que l'indemnité revenant à Mme [B] s'élève à la somme de 100 303 euros ;

CONDAMNE M. [S] à payer à Mme [B] la somme de 100 303 euros au titre de son préjudice corporel ;

Condamne M. [S] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [S] et le condamne à payer à la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatorze mars deux mille vingt-quatre.

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