8 mars 2024
Tribunal judiciaire de Lille
RG n° 21/06829

Chambre 01

Texte de la décision

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE LILLE
-o-o-o-o-o-o-o-o-o-

Chambre 01
N° RG 21/06829 - N° Portalis DBZS-W-B7F-VWG3


JUGEMENT DU 08 MARS 2024



DEMANDEUR:

M. [R] [N]
[Adresse 4]
[Localité 2]
représenté par Me Franck REGNAULT, avocat au barreau de LILLE, postulant et Me Gaël COLLIN, avocat au barreau de PARIS, plaidant



DÉFENDERESSE:

S.A. CAISSE D’EPARGNE ET DE PREVOYANCE HAUTS-DE-FRANCE
Prise en la personne de son représentant légal, domicilié en cette qualité audit siège.
Venant aux droits et obligations de la CAISSE D’EPARGNE ET DE PREVOYANCE NORD FRANCE EUROPE par voie de fusion/absorption à effet du 1er mai 2017.
[Adresse 1]
[Localité 3]
représentée par Me Eric DELFLY, avocat au barreau de LILLE



COMPOSITION DU TRIBUNAL

Président: Marie TERRIER,
Assesseur: Juliette BEUSCHAERT,
Assesseur: Nicolas VERMEULEN,

Greffier: Benjamin LAPLUME,


DÉBATS

Vu l’ordonnance de clôture en date du 22 Mars 2023.

A l’audience publique du 09 Janvier 2024, date à laquelle l’affaire a été mise en délibéré, les avocats ont été avisés que le jugement serait rendu le 08 Mars 2024.

Vu l’article 804 du Code de procédure civile, Nicolas VERMEULEN, juge préalablement désigné par le Président, entendu en son rapport oral, et qui, ayant entendu la plaidoirie, en a rendu compte au Tribunal.

JUGEMENT : contradictoire, en premier ressort, mis à disposition au Greffe le 08 Mars 2024 par Marie TERRIER, Président, assistée de Benjamin LAPLUME, Greffier.







Exposé du litige

Les 18 et 29 septembre 2020, M. [R] [N] a fait effectuer deux virements d'un montant total de 135.000 euros au bénéfice de BG-JIM CONSEIL GMBH dans le cadre d'un investissement par internet. Se heurtant à l’impossibilité de retirer ses fonds, M. [R] [N] a perdu l’intégralité de ses investissements ; raison pour laquelle il a porté plainte contre la société le 3 mars 2021 pour des faits d’escroquerie.

Suivant mise en demeure en date du 26 mai 2021, M. [R] [N] a mis en demeure la Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts-de-France de lui restituer la somme de 134.892,05 euros correspondant aux virements qu'il a réalisé sur des comptes bancaires étrangers en raison de sa faute de vigilance.


Par acte d'huissier en date du 10 novembre 2021, M. [R] [N] a fait assigner la Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts-de-France devant le tribunal judiciaire de Lille en paiement de diverses sommes.

Sur ce, la Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts-de-France a constitué avocat.

La clôture est intervenue le 22 mars 2023, suivant ordonnance du même jour, et l'affaire a été fixée à l'audience de plaidoiries du 09 janvier 2024.


Au terme de ses conclusions récapitulatives, notifiées par voie électronique le 16 janvier 2023, M. [R] [N], demande de :

Condamner la Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts-de-France à lui payer la somme de 119.882 € au titre de son préjudice financier ;
La débouter de ses demandes, y compris au titre des frais irrépétibles ou la fixer à une plus juste proportion ;
La condamner à lui payer la somme de 2.500,00 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

M. [R] [N] énonce qu'il a procédé en septembre 2020 à deux virements d'un montant total de 135.000 euros dans le cadre d'un investissement qui s'est révélé être une escroquerie. Il expose que la banque aurait dû exercer son devoir de vigilance compte tenu des anomalies intellectuelles manifestes dans le fonctionnement de son compte bancaire. Il en déduit que l'inexécution contractuelle lui a causé une perte de chance de ne pas procéder au deuxième virement.

Il soutient que l'anomalie intellectuelle des virements litigieux se caractérise par :

- Leur destination inhabituelle en raison de la localisation des comptes ;

- Leur montant inhabituel par rapport à son train de vie et ses opérations bancaires antérieures ;

- Leur fréquence d'exécution ;







Au terme de ses conclusions récapitulatives, notifiées par voie électronique le 19 juillet 2022, la Caisse d’épargne demande de :

Débouter M. [R] [N] de l'ensemble de ses demandes ;
A titre subsidiaire, écarter l’exécution provisoire ;
Le condamner à lui payer la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles ainsi qu'aux dépens.
La Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts-de-France allègue, en se fondant sur le principe de non-immixtion bancaire, qu'elle n'a commis aucune faute dès lors qu'il ne lui appartient pas de vérifier la destination exacte des fonds ou l'opportunité des opérations effectuées en l'absence d’anomalie apparente.

Par ailleurs, elle conteste l'existence d'une anomalie apparente en ce que :

Le simple caractère inhabituel d’une opération, en raison de son montant ou de son destinataire, ne constitue ainsi pas en soi une anomalie manifeste justifiant que le banquier doive s’enquérir auprès de son client de la réalité de l’opération et en obtenir confirmation ;
Le montant et la fréquence des virements litigieux ne caractérisent pas une anomalie dans le fonctionnement du compte ;
Il soutient également que le calcul de la perte de chance n’est pas exposé ni démontré et ne peut donc pas être retenu à hauteur de 90 % des sommes investies.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il sera renvoyé aux conclusions susvisées pour plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties.

L'affaire a été mise en délibéré au 08 mars 2024.



Motifs de la décision

Sur la demande en dommages-intérêts
Il résulte de l'article 1231-1 du code civil que la banque est tenue à une obligation de non-ingérence dans les affaires de son client, quelle que soit la qualité de celui-ci, et n’a pas à procéder à de quelconques investigations sur l’origine et l’importance des fonds versés sur ses comptes ni même à l’interroger sur les mouvements de grande ampleur.

En revanche, en sa qualité de teneur de compte, la banque est tenue d'une obligation de vigilance la contraignant à vérifier les anomalies apparentes, matérielles ou intellectuelles, notamment des ordres de virement de ses clients.

L'anomalie apparente est celle qui ne doit pas échapper au banquier suffisamment prudent et diligent face à des faits anormaux, manifestement litigieux.

En l'espèce, M. [R] [N] a été contacté dans le cadre d’un démarchage téléphonique afin de lui proposer un investissement sur les marchés financiers avec la plateforme Pantheraeurope. Dans ce cadre, M. [R] [N] a donné l'ordre à sa banque d'exécuter deux virements les 18 et 29 septembre 2020 en renseignant les coordonnées bancaires du bénéficiaire, la société de droit allemand dénommée BG-JIM CONSEIL GMBH.


Le prestataire de services de paiement réalisant un virement dit SEPA comme en l'espèce, est essentiellement soumis aux dispositions des articles L133-4 et suivants du code monétaire et financier issus de l'ordonnance du 15 juillet 2009 relative aux conditions régissant la fourniture de services de paiements, son article L 133-21 disposant notamment, en ses alinéas 1 et 5 que « un ordre de paiement exécuté conformément à l'identifiant unique fourni par l'utilisateur du service de paiement est réputé dûment exécuté pour ce qui concerne le bénéficiaire désigné par l'identifiant unique.

Si l'utilisateur de services de paiement fournit des informations en sus de l'identifiant unique ou des informations définies dans la convention de compte de dépôt ou dans le contrat-cadre de services de paiement comme nécessaires aux fins de l'exécution correcte de l'ordre de paiement, le prestataire de services de paiement n'est responsable que de l'exécution de l'opération de paiement conformément à l'identifiant unique fourni par l'utilisateur de services de paiement ».

Il n’est pas contesté par M. [R] [N] que les deux ordres de virement ont été exécutés conformément à ses demandes et que les sommes désignées ont rejoint le bénéficiaire du compte mentionné dans l’ordre de virement, de sorte qu’aucune mauvaise exécution ne peut être reprochée à la Caisse d’épargne.

A la suite de l’appréhension des fonds ayant fait l’objet de deux virements par les escrocs, M. [R] [N] reproche un défaut de vigilance de la part de la Caisse d’Epargne en raison d’anomalies intellectuelles dans le fonctionnement de son compte.

Toutefois, M. [R] [N], qui allègue que les opérations bancaires étaient inhabituelles en raison de leur montant, leur destination et leur fréquence, n’apporte aucun élément probatoire justifiant du fonctionnement habituel de son compte, précision faite qu’il n’appartient pas à la Caisse d’Epargne, défendeur à l’instance, de démontrer le fonctionnement normal du compte de M. [R] [N].

Le tribunal observe au contraire que les virements d’un montant respectif de 15.000 euros et de 120.000 euros étaient couverts par le solde créditeur du compte de dépôt de M. [R] [N] et que le compte bancaire destinataire était ouvert dans les livres d’une banque agréée au sein d’un pays de l’Union Européenne qui n’attirait pas spécialement l’attention en termes de sécurité.

Par ailleurs, l’anomalie intellectuelle ne peut pas se déduire de qualité de personne non-avertie de M. [R] [N] et de l’exécution d’un virement d’un montant conséquent vers l’Allemagne alors que celui-ci s’est déplacé à l’agence bancaire pour réaliser les opérations bancaires et a fourni l’ensemble des informations nécessaires à l’exécution du virement souhaité. De plus, les motifs des ordres de virement se limitent à des suites de chiffres, de sorte que la Caisse d’Epargne ne pouvait pas savoir, avant le courrier du conseil de M. [R] [N] du 26 mai 2021, que les opérations bancaires alimentaient un prétendu investissement dont elle n’a pas prêté son concours.

Ainsi, ni le montant des deux virements exécutés vers une banque de droit allemand, ni leur exécution à 10 jours d’intervalles ne devaient conduire la Caisse d’Epargne à s’interroger sur l’opportunité des opérations bancaires projetées et à s’immiscer dans les affaires de M. [R] [N].

Il ressort de ces éléments qu’en l’absence d’anomalies apparentes dans les opérations bancaires litigieuses et dans le fonctionnement du compte de M. [R] [N], il ne peut pas être reproché à la Caisse d’Epargne un défaut de vigilance.

En conséquence, M. [R] [N] sera débouté de sa demande de dommages-intérêts au titre d’un défaut de vigilance de la Caisse d’Epargne.

Sur les demandes accessoires
Selon l'article 696 du code de procédure civile la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie.

L'article 700 du code de procédure civile dispose que le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

M. [R] [N], partie perdante, sera condamné aux dépens.

Il sera également condamné au paiement d'une somme de 2.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Le sens de la décision conduit à le débouter de sa demande au titre des frais irrépétibles.


PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, en premier ressort, par jugement contradictoire, et par mise à disposition au greffe

DEBOUTE M. [R] [N] de sa demande en paiement d’une somme de 119.882 euros au titre d’un défaut de vigilance de la Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts-de-France;

DEBOUTE M. [R] [N] de l’ensemble de ses demandes ;

CONDAMNE M. [R] [N] à payer à la Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts-de-France la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE M. [R] [N] aux dépens.


LE GREFFIERLA PRÉSIDENTE




Benjamin LAPLUMEMarie TERRIER

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