Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1927

En 1927, l’audience solennelle de rentrée s’est tenue le 17 octobre.

Rentrées solennelles

Discours prononcés :

Discours de monsieur Eugène, Paul, Henri Mancel,

avocat général à la Cour de cassation

Monsieur le premier président,

Messieurs,

Dans son prodigieux effort de création, au début de la Révolution, l’Assemblée constituante discerna vite que l’unité de législation était le plus sûr instrument de l’unité politique, mais que l’unité de législation serait vaine sans l’unité de jurisprudence.

De cette claire vision des réalités naquit le Tribunal de cassation, auguste gardien de nos traditions juridiques qu’il doit accorder d’une main prudente aux nécessités des temps nouveaux.

Aussi, vous tournant souvent vers le passé, pour mieux préparer l’avenir, vous penchez-vous sans cesse sur l’oeuvre de vos prédécesseurs et c’est pourquoi, sans doute, nulle part mieux que dans cette maison, ne s’éprouve la douceur des liens de la solidarité qui, dans la suite des générations, rapprochent les artisans d’une même oeuvre, longtemps poursuivie en commun.

L’expression de ces sentiments s’impose à nos cœurs avec une force irrésistible au jour de cette audience de rentrée où, depuis tant d’années, nous sommes accoutumés, après le repos des vacances, et avant que de reprendre nos travaux, d’évoquer le souvenir de ceux qui ont dirigé ou partagé notre labeur et dont, depuis un an, l’impénétrable destin a terminé la carrière.

Monsieur Adrien Sachet

Monsieur le conseiller Adrien Sachet, que la Cour a eu la douleur de perdre dès le lendemain de la rentrée au mois d’octobre dernier, a achevé, à 70 ans, l’existence la plus droite et la plus féconde.

Il était né le 2 octobre 1856, dans l’Isère à Goncelin, où son père, honorable notaire, devint bientôt juge de paix.

Il avait d’abord entrepris des études médicales qui, plus tard, dans ses travaux, devaient lui être d’un grand secours, et sans doute est-ce le spectacle des occupations paternelles qui le détermina à faire son droit puis à entrer dans la magistrature.

Il débuta, en 1880, comme substitut à Bourgoin où était alors procureur de la République notre collègue, monsieur le conseiller Fabry, et, tout de suite, s’établit entre les deux jeunes magistrats, une amitié que la mort seule devait dénouer 46 ans plus tard.

Demeuré deux ans dans ce premier poste, il fut ensuite un an substitut à Valence puis revint, en qualité de procureur, à Bourgoin où il devait rester pendant sept ans. Il semble bien qu’à cette époque de sa carrière, monsieur Adrien Sachet, injustement attaqué en raison de ses fonctions, et quoique soutenu sans réserve par ses chefs, se sentit quelque peu découragé, car il sollicita un poste dans la magistrature coloniale ; et c’est ainsi qu’en 1888, à 32 ans, il faillit être envoyé aux Antilles comme procureur de la République près le tribunal de Basse-Terre par un décret qui, heureusement pour lui et pour nous, ne vit jarnais le jour.

En 1891, il était nommé procureur à Vienne où il remplit ses fonctions pendant trois ans et on pouvait alors supposer qu’à l’exemple de tant de dignes magistrats - qui peut-être ne sont pas les moins sages – monsieur Adrien Sachet, sans s’écarter de son village natal, poursuivrait et terminerait une paisible carrière dans ce Dauphiné qu’il aimait.

Jusque là, en effet, rien, dans ses notes, ne laissait prévoir la brillante destinée que l’avenir lui réservait, car ses chefs disaient de lui, en 1892 : « Monsieur Sachet est loyal et consciencieux, son esprit est mûr et réfléchi, son caractère très ferme. C’est un magistrat actif, laborieux, prudent, plein de tact et de mesure » et ils ajoutaient pour conclure « excellent administrateur ».

 

Sans doute, c’étaient là d’élogieuses appréciations mais qui, en style de notice individuelle, ne dépassaient pas une honnête moyenne et tous ceux qui, dans la suite, ont connu monsieur Adrien Sachet ne doutent pas que, dès cette époque, sa valeur réelle n’en méritât de plus décisives.

C’est ainsi, j’imagine, que, par l’effet de sa modestie foncière, qui était un de ses plus grands charmes, il laissait volontiers dans l’ombre les rares qualités qui, presque malgré lui, le mirent plus tard au premier rang.

Nommé président sur place, le 30 janvier 1894, il devait occuper ce siège pendant 14 ans et, le 16 juin 1899, monsieur le premier président de la Cour de Grenoble écrivait à monsieur le garde des Sceaux.

« Je remplis un devoir en vous informant que monsieur Sachet, président du tribunal civil de Vienne, a publié récemment un ouvrage de près de 900 pages ayant pour titre Traité théorique et pratique de la législation sur les accidents du travail ».

 

« Je suis heureux de signaler ce savant ouvrage à votre attention ».

Monsieur Adrien Sachet, en écrivant son livre, avait trouvé sa voie.

L’idée fondamentale qui est à la base de toute notre législation sur les accidents du travail était formulée depuis longtemps quand fut promulguée la loi du 9 avril 1898.

D’un avis unanime, on pensait : « Tout travail ayant ses risques, les accidents qu’il entraîne sont l’inévitable rançon du travail même. Mais puisque la cause de ces accidents est impersonnelle, ils ne peuvent, en bonne justice, être laissés à la charge d’une personne ; produits par une entreprise, ils doivent, en définitive, retomber sur elle ».

 

Toutefois, ainsi que le remarquait monsieur l’avocat général Duboin, il y a 27 ans, à votre audience de rentrée :

« Pour mettre en oeuvre l’idée fondamentale ainsi dégagée de vieille date, il fallut à la France les lentes élaborations des commissions parlementaires, les suggestions répétées des congrès internationaux, l’émulation des législations germaniques qui, les premières, avaient abordé, sur une grande échelle, les difficultés pratiques du problème. Il fallut enfin la poussée sans laquelle rien ne compte ni ne surgit en matière sociale, la poussée d’opinion qui incline les résistances même légitimes, des intérêts, devant la justice des revendications fondées ».

 

C’est dire que, dès son apparition, la loi du 9 avril 1898 souleva, dans son application, les problèmes les plus divers, les plus délicats et les plus importants.

Or, pour les résoudre, le traité de monsieur Adrien Sachet devait être, dès sa première édition de 1899, le guide le meilleur, tant par la sûreté de sa doctrine que par la richesse de sa documentation.

En 1900, paraissait une seconde édition que cinq autres ont suivi et l’ouvrage, vite devenu classique, fit, dès lors, autorité non seulement pour les tribunaux français, mais aussi devant les juridictions étrangères.

Désormais jurisconsulte de réputation universelle, monsieur Adrien Sachet n’avait plus le droit de borner son ambition aux horizons du Dauphiné et c’est ainsi que président de chambre à la Cour de Grenoble, en 1908, premier président à Montpellier, en 1912, il venait, le 29 juillet 1916, s’asseoir dans un siège de conseiller à votre chambre civile.

Ce qu’il y fut pendant dix ans, j’ai le sentiment d’être ici le moins qualifié pour essayer de le dire car, entré dans votre Compagnie alors que la mort venait de vous enlever monsieur le conseiller Sachet, je ne l’ai jamais vu mais je connais ses livres et lui-même a laissé ici un souvenir si présent, et une empreinte si profonde dans la mémoire de tous ceux de ses collègues qui m’ont parlé de lui, que je peux croire l’avoir personnellement connu.

Rapporteur de toutes les affaires relatives aux accidents du travail, sa collaboration vous a été précieuse et son influence décisive pour fixer votre jurisprudence sur les questions nouvelles que, souvent, vous avez à résoudre dans cette matière à la fois si complexe et si vivante.

Sans trêve, par un labeur de chaque jour, il augmentait l’étendue de ses connaissances dans ce domaine par lui tant de fois et en tous sens parcouru. Aussi rien ne lui échappait de ce qui se publiait en France et à l’étranger sur les accidents du travail, matière où il est permis de dire, qu’il était devenu le maître du droit.

Cet effort obstiné, soutenu pendant un quart de siècle avec un scrupule toujours en éveil, s’affirme, à chaque page, dans les sept éditions de l’ouvrage de notre collègue. La sixième, datant de 1921, ne comportait que deux volumes mais, en 1924, il avait fallu en ajouter un troisième contenant le commentaire des lois du 15 décembre 1922 sur les accidents agricoles et du 2 août 1923 sur les accidents survenus aux domestiques, de sorte que l’ouvrage s’en trouvait moins homogène.

C’est pourquoi, dès 1925, monsieur le conseiller Sachet n’avait pas hésité, malgré le déclin de sa santé, à entreprendre, dans une septième édition, parue en 1926, à la veille de sa mort, une refonte générale de son oeuvre.

Cette édition contient, vous le savez, avec les plus intéressants développements sur le droit comparé et le droit international privé, touchant la condition des travailleurs français à l’étranger et celle des travailleurs étrangers en France, l’exposé des travaux, projets de conventions et recommandation de la septième Conférence internationale du travail tenue à Genève en 1925.

Par là, monsieur le conseiller Adrien Sachet voulut ouvrir toute grande, dans son livre, une porte sur les vastes problèmes d’intérêt mondial dont la réalisation se pose en matière d’accidents du travail ; et sa dernière joie, avant de mourir, fut de voir paraître cette 7ème édition de l’oeuvre magistrale de sa vie, de cette oeuvre avec laquelle il s’était identifié.

Par ailleurs, son activité ne se bornait pas à l’étude de cette matière si étendue, quoique spéciale, dont sa mémoire demeure inséparable.

Sans doute les tendances généreuses de son esprit l’attiraient-elles surtout vers l’étude des questions soulevées par les législations sociales modernes et c’est pourquoi nous lui devons encore des commentaires lumineux sur « l’Assistance aux vieillards » et sur les « Retraites ouvrières ». Mais il ne voulait demeurer étranger à aucune matière d’ordre juridique ; aussi, non content de perfectionner sa science doctrinale par de continuelles lectures, s’astreignait-il à classer avec méthode des fiches relatant les récentes décisions de la jurisprudence touchant les questions les plus diverses et sur lesquelles il entendait être toujours prêt à répondre.

Dès sa jeunesse, il avait eu le goût de l’existence retirée et, pendant les dernières années de sa vie, il menait dans son appartement d’Auteuil, sous la garde d’un grand chien fidèle, une vie de bénédictin, promenant ses méditations solitaires soit dans le jardin sur lequel s’ouvraient les fenêtres de son cabinet, soit au Bois de Boulogne où, chaque matin, il se plaisait à une promenade.

Grand voyageur d’autre part, car regarder au dehors était un besoin de sa nature. Aussi, chaque été, à l’époque des vacances, s’absentait-il longuement ; il avait ainsi visité, le piolet à la main, toutes les Alpes, pour lesquelles il garda toujours le culte de ses souvenirs de jeunesse, et parcouru une partie de l’Europe, appréciant avec un égal plaisir et une égale compétence un concert ou une galerie de tableaux, car il avait le goût de tous les arts.

Toutefois, ces voyages n’étaient pas seulement des voyages d’agrément mais aussi des voyages d’études parce que toujours, il voulait travailler même en se distrayant.

Aussi bien, pour le besoin de ses recherches, et afin, de mieux connaître, avec les lois sociales allemandes, la solution donnée en Allemagne aux questions qui le préoccupaient, avait-il appris l’allemand, qu’il parlait couramment, et, presque chaque année, avant la guerre, il passait quelques semaines à Berlin où sa clairvoyance lui avait fait prévoir et prédire à ses intimes, les terribles événements qui, bientôt, allaient bouleverser le monde.

Puis l’automne le ramenait à Paris où il reprenait avec joie son existence laborieuse et son assiduité à vos audiences.

Tout en lui inspirait confiance et sécurité et le reflet de sa haute intelligence éclairait sa physionomie si séduisante avec son front élevé, son regard doux et pénètrant, son sourire plein de bonté et sa belle barbe blanche largement répandue.

Et, en me l’imaginant ainsi, tel qu’un de vous me l’a représenté, je songeais à ce portrait qu’Anatole France a tracé d’Ernest Renan :

« Il était vertueux de la façon la plus rare ; il l’était avec grâce. Il avait des vertus fortes et des vertus charmantes. Il était bienveillant et serviable. Il mettait tous ses soins à ne désobliger personne. Il s’efforçait de se faire pardonner sa supériorité à force de simplicité, de déférence pour autrui et en se donnant, autant que possible, les dehors d’un homme ordinaire ». Sa fin fut admirable. Déjà à deux reprises, la mort s’était approchée de lui et il le savait.

Quand, au printemps de 1926, il la sentit à son chevet, il l’accueillit avec une philosophie paisible inspirée de la résignation chrétienne et de la sagesse antique comme une visiteuse attendue qu’il ne redoutait pas.

Aux collègues qui, autour de lui, s’efforçaient de dissimuler leur angoisse, il parlait de sa disparition prochaine avec une affectueuse sérénité.

Doucement, il s’est affaibli peu à peu puis il s’est éteint discrètement.

Selon son désir, il repose maintenant au cimetière de Goncelin où le même clocher qui avait abrité son berceau couvre sa sépulture de son ombre.

Il n’est pas un homme qui ne doive se souhaiter une telle mort après une telle vie.

Monsieur Alfred Davaine

Ce fut au milieu de nous une véritable consternation quand, à la fin du dernier hiver, le bruit se répandit que monsieur le conseiller Alfred Davaine était très dangereusement malade.

Personne ne voulait le croire, tant il paraissait encore - peu de semaines auparavant – plein de jeunesse, de santé, de joie de vivre.

Mais, il fallut bientôt se rendre à l’évidence. Notre collègue était atteint d’un mal qui ne pardonne pas et la mort nous l’enlevait au début du mois d’avril.

Monsieur le conseiller Alfred Davaine était né le 14 mars 1859 à Saint-Amand-les-Eaux, dans le Nord, d’une très ancienne et honorable famille protestante réfugiée dans le pays à une époque où cette région ne faisait pas encore partie de la France.

Après de sérieuses études secondaires, car il était à la fois bachelier ès lettres et ès sciences, obéissant aux conseils de vieilles traditions de famille, il se destina d’abord au ministère évangélique, ce qui explique pourquoi, quand il eut pris le parti de faire son droit et passé sa licence, il ne put débuter que tard dans la magistrature.

Il avait, en effet, plus de 32 ans lorsque, le 26 octobre 1891, il fut nommé juge suppléant à Corbeil. La maturité de son esprit, la vivacité de son intelligence, l’étendue de sa culture générale le désignèrent vite à l’attention de ses chefs.

Aussi, après avoir passé rapidement, en qualité de juge, dans les tribunaux de Belley, de Dunkerque et de Lille, était-il appelé, successivement de 1904 à 1911 à 1a présidence des tribunaux de Cherbourg, de Brest et de Rouen pour être nommé, le 16 février 1918, premier président de la Cour d’Orléans.

A la tête de ces importantes compagnies judiciaires, il donna toute sa mesure de magistrat complet qui joignait une solide connaissance du droit, une rare faculté d’assimilation, et une grande puissance de travail, à la fermeté souriante d’un caractère plein d’urbanité et à un sens très aigu de cette autorité enveloppée de douceur où se reconnaissent les vrais chefs.

Dès lors, la place de monsieur Alfred Davaine était marquée au milieu de vous et, le 10 octobre 1922, il était appelé à faire partie de votre chambre civile.

Bien vite, son intelligence ouverte et ses habitudes laborieuses lui permirent d’expédier rapidement les affaires dont il était chargé ; et les conditions dans lesquelles il remplissait sa tâche, d’un esprit alerte et avec un empressement studieux, vous rendirent son concours fort utile.

Que n’a-t-il pu vous être plus longtemps conservé !

Mais à côté de ces brillantes aptitudes professionnelles , monsieur le conseiller Alfred Davaine possédait de rares qualités et j’aurai fait tout son portrait quand j’aurai dit qu’il avait l’âme de son visage, de ce beau visage aux nobles traits réguliers, aux yeux lumineux et au confiant sourire.

II ne faut pas oublier non plus son goût passionné pour les Belles Lettres qu’il goûtait « en honnête homme », comme on disait jadis et dont il pensait avec Cicéron : « Elles nous délectent à la maison, ne nous embarrassent pas dehors, nous suivent à la ville et à la campagne, sont partout avec nous parce qu’elles sont nous ».

Puis il aimait aussi d’une affection active les arts, tous les arts, mais surtout la musique et rien ne lui plaisait davantage, dans l’intimité du chez soi, en compagnie de sa femme tendrement aimée, et de quelques vieux amis, que de faire passer dans les cordes de son cher violon toutes les effusions, tous les rêves, toutes les mélancolies de sa délicate sensibilité.

Mais, pour le connaître tout entier, il fallait, par delà ces dons si rares, qui déjà le rendaient d’un commerce si séduisant, pénétrer jusqu’au foyer dont ces dons n’étaient que le rayonnement : il fallait connaître son coeur.

Ce coeur, essentiellement bon, ne cessait pas de vibrer car notre collègue avait le don de l’enthousiasme communicatif, et un optimisme qui n’était pas le fruit d’une doctrine philosophique mûrement choisie, mais une disposition innée de tout son être, à croire au bon, au bien et au vrai ; une sorte de foi qui faisait sa force et la constituait l’antithèse vivante du dilettante et du sceptique.

De lui, on peut dire, avec plus de vérité que de quiconque, qu’il fut un homme parce que rien d’humain ne lui fut étranger. Une générosité abondante émanait de tout son être ; le voir, c’était le connaître et le connaître, c’était l’aimer.

De quel hommage plus beau pourrions-nous saluer la mémoire de notre collègue trop tôt disparu ?

Monsieur Louis Sarrut

Quand monsieur le premier président Sarrut, atteint par la limite d’âge, nous quitta, il y a deux ans, tout permettait d’espérer que les voeux de « longue et verte vieillesse » que monsieur le procureur général lui adressait alors seraient exaucés, car sa robuste constitution paraissait destinée à braver les efforts du temps.

Hélas ! Il n’en fut rien et, au mois de juillet dernier, une maladie soudaine avait raison de lui en quelques semaines.

Il était né le 16 août 1850, à Valleranque, modeste village des Cévennes où son père, pasteur de l’église réformée, exerçait son ministère. Reçu bachelier ès lettres et ès sciences de la faculté de Montpellier, il alla faire son droit à Aix puis à Nancy où, en 1874, sa thèse de doctorat sur la « Législation des transports de marchandises par chemin de fer » était si remarquée, qu’éditée avec une préface de monsieur le professeur Lyon-Caen, qui enseignait alors à la faculté de Nancy, elle fit, bientôt, autorité.

Revenu ensuite dans sa région natale et inscrit au barreau de Nîmes, où la sobriété de sa parole et la netteté de son argumentation le mirent vite en lumière, il se mêla d’abord quelque peu aux luttes politiques locales, vers lesquelles l’entraînait la sincérité d’une foi républicaine qui ne connut jamais de défaillance, puis songea, un instant, au professorat où, sans nul doute, il eut excellé.

Mais toutes les tendances de sa nature et toutes les qualités maîtresses de son esprit le poussaient à devenir magistrat.

On était alors aux temps héroïques où les jeunes avocats de talent obtenaient sans peine, dans la magistrature, des situations de début enviables ; et c’est ainsi que, le 29 juin 1880, monsieur le garde des Sceaux Jules Cazot appela monsieur Louis Sarrut, qui n’avait pas encore 30 ans, aux fonctions d’avocat général près la Cour d’appel de Grenoble.

L’avenir démontra vite que ce choix était pleinement justifié.

Faut-il rappeler les étapes de la carrière éblouissante qui amenèrent monsieur Louis Sarrut, à occuper le siège suprême de la magistrature française et à être investi de la plus haute dignité dans l’ordre national de la Légion d’honneur ?

Trois ans avocat général à Grenoble où, quelques mois après sa nomination, ses chefs disaient de lui :

« Ses conclusions au civil font autorité même pour les auditeurs les plus compétents ».

Il était appelé en 1883 au Parquet de la Cour de Paris où il devait demeurer pendant huit ans. Son procureur général, monsieur Quesnay de Beaurepaire, le jugeait alors ainsi : « Il donne des conclusions civiles remarquables de netteté, de logique et de vigueur... la modération de son langage n’enlève rien à la hauteur de sa pensée et ces qualités se retrouvent au criminel ».

Il occupa, en effet, dans d’importantes affaires d’assises le siège du ministère public avec une indépendance et une autorité dont le souvenir n’est pas encore perdu et qui peut-être n’ont jamais été dépassées.

C’est ainsi qu’appelé un jour à requérir la peine de mort dont il était, personnellement, l’adversaire résolu, il s’écriait noblement : « Puisqu’il n’est pas donné à la nature humaine, de contempler la vérité éternelle, de posséder la certitude absolue, la loi, oeuvre des hommes, peut-elle décréter la mort, peine irréparable ? Question grave et troublante qui, souvent, envahit mon esprit, mais que, ni vous, messieurs les jurés, ni moi, représentant du ministère public, n’avons le droit de nous poser ni de résoudre ici. Nos sentiments intimes, disparaissent, absorbés dans la grandeur et la beauté du rôle que la loi nous confie et je ne connais pas, pour ma part, de spectacle plus affligeant que celui qui serait donné par des magistrats retournant contre la loi l’autorité dont la loi elle-même les investit. Ministres de la loi, soyons durs et froids comme elle. La loi commande, obéissons ».

A votre audience de rentrée de 1890, monsieur l’avocat général Sarrut prononçait sur l’oeuvre législative « de la République dans le domaine des questions sociales » un discours dont il n’est pas exagéré de dire qu’il fit sensation et qui prouvait, une fois de plus, que les élans du coeur s’accordent avec le culte du droit.

« Les lois, disait-il, sont impuissantes à réparer toutes les imperfections, à combler toutes les lacunes de ll’organisation sociale. La loi ne peut régler que le droit positif c’est-à-dire les rapports des hommes au point de vue du juste et de l’utile. Mais il existe un droit supérieur, immuable, qui a sa source dans les devoirs réciproques de solidarité et de fraternité. Quoi que nous puissions faire, la misère, le mal ne seront jamais supprimés ; il y aura toujours des pauvres à secourir, des malheureux à consoler, des injustices à redresser. Les limites du droit positif sont étroites ; allons tous au-delà, nos intérêts et nos coeurs confondus, dans un effort commun vers le mieux ».

 

Paroles vraiment belles où se révèlent les aspirations généreuses d’une âme éprise du plus noble idéal de justice.

Quelques mois plus tard, onze ans après ses débuts dans la magistrature, et alors qu’il venait d’atteindre la quarantaine, monsieur Louis Sarrut entrait dans votre Compagnie où il était appelé comme avocat général par décret du 14 août 1891.

Et là, pendant treize ans, dans tout l’épanouissement de sa féconde maturité, il allait dans un poste qui convenait parfaitement à ses brillantes facultés, d’abord à la chambre criminelle, puis à la chambre civile, donner l’entière mesure de sa valeur.

Ceux qui furent alors en situation de l’entendre et en droit de le juger, le représentent passionné pour le droit dont il possédait à fond tous les principes, et dont il parlait le langage avec une remarquable précision, rompu à la subtilité des déductions abstraites et se jouant avec une admirable aisance dans les difficultés de raisonnement les plus ardues.

Mais la préparation de ses audiences ne suffisait pas à satisfaire son besoin de labeur car il était, en même temps, professeur à l’Ecole des hautes études commerciales, commissaire du Gouvernement près le tribunal des conflits, deux fois membre du jury de concours pour l’agrégation de droit.

Et au milieu de ces absorbantes occupations, il savait encore se ménager des loisirs pour assurer la publication d’articles et de brochures sur les sujets les plus divers.

Sa seule collaboration au Dalloz, poursuivie sans interruption depuis 1884, consistait dans la confection des sommaires et dans l’annotation de très nombreux arrêts.

Or, ces notes remarquables, dont beaucoup sont anonymes, mais où se reconnait sans peine la maîtrise de leur auteur, représentent, à elles seules, un travail considérable, puisque réunies, elles constituaient, pour chaque année, la valeur d’un gros volume.

Se donnant ainsi tout entier à de multiples tâches, monsieur Louis Sarrut acquit bientôt. une telle autorité qu’il fut appelé par monsieur le garde des Sceaux, sans que ses titres fussent discutés, à occuper à votre chambre civile le siège laissé vacant par le décès de monsieur le président Octave Bernard.

Dès la première heure, il fit preuve dans l’exercice de ces lourdes fonctions, qu’il devait remplir pendant sept ans, d’une capacité de travail qu’aucun effort n’épuisait et il s’imposa à tous par l’intégrité de son caractère, par l’étendue de sa science juridique, par son application inlassable à étudier toutes les affaires, à surveiller la rédaction de tous les arrêts.

Si monsieur le président de chambre Sarrut n’avait obéi qu’à ses préférences, sans doute aurait-il terminé sa carrière, sur son siège de la chambre civile, mais, comme il l’exprimait un jour dans une de ces formules dogmatiques où se complaisait la rigueur de sa pensée « La loi de la vie n’est pas de faire ce que l’on aime, mais d’essayer de faire bien ce que l’on doit ».

C’est ainsi qu’à la demande de monsieur le garde des Sceaux, qui dut insister pour vaincre sa résistance, il accepta de devenir votre procureur général et, le jour de son installation dans cette haute fonction, il vous disait : « A quelque point de vue que mes fonctions puissent être considérées, je les exercerai toujours en ferme et loyal serviteur de la justice et des institutions républicaines ».

 

Pendant plus de cinq ans, il se conforma à cette ferme déclaration de principe et, le 2 février 1917, à l’une des heures les plus angoissantes de la guerre, il était appelé, tout naturellement, à remplacer sur son siège monsieur le premier président Baudouin.

Chacun se rappelle avec quelle autorité il occupa alors la plus haute charge de notre magistrature. Il devait s’y inspirer en même temps de l’exemple de son remarquable prédécesseur et du souvenir de la noble figure de magistrat que fut monsieur le premier président Ballot-Beaupré, de qui l’amitié l’avait honoré et dont il disait le jour de son installation comme procureur général.

« Travailleur infatigable, jurisconsulte à l’esprit clair et synthétique, possédant la pleine maîtrise du droit et de la jurisprudence, dialecticien rigoureux, habile rédacteur d’arrêts, il n’est pas de travail qui excédât ses forces, sa bonne volonté ; pas de difficulté de fait ou de droit qui pût l’arrêter, de controverse si ardue qu’il ne pût trancher, de solution qu’il ne pût fixer dans des formules impeccables… De la chambre civile, il a été l’âme toute puissante. Son assiduité à l’audience était inflexible ; son attention toujours soutenue. Tout dossier, si dénuée d’intérêt que fut l’affaire, était l’objet d’un examen attentif. Aucune pièce n’échappait à ses minutieuses investigations. Recueils de jurisprudence, traités de doctrine étaient tous compulsés. Pas un projet d’arrêt qu’il n’eût revu avec soin, faisant ou proposant des retouches à la plupart. Dans les délibérés, pas une inexactitude de fait ou de droit ne lui échappait ; pas une lacune qu’il négligeat de signaler ; pas d’objections qu’il ne pût écarter ».

Or, monsieur le premier président Sarrut se montra digne du grand modèle dont il avait ainsi magnifiquement brossé un portrait qui, par une singulière rencontre, peut être admiré comme étant aussi le sien.

Pendant huit années, il demeura ainsi à la tête de votre Compagnie aussi pénétré de ses devoirs que de ses droits, acceptant les honneurs qui lui furent décernés, et dont aucun n’a dépassé son mérite, comme des hommages, dûs moins à sa personne qu’à la dignité dont il était revêtu.

Conscient de sa valeur, dédaigneux de toutes les formules de la fausse modestie, s’inquiétant peu de l’opinion d’autrui parce que toujours il était sûr de la sienne, s’impatientant vite de la longueur des développements même sur les questions délicates dont, avec la puissante vivacité de son intelligence, il avait en un instant fait le tour et fixé la solution, allant toujours droit son chemin sur les seuls ordres de sa conscience. Monsieur le premier président Sarrut ne recherchait pas plus les approbations qu’il ne redoutait les critiques.

Aussi eut-il plus d’admirateurs que d’amis, mais ses amis furent de la qualité la plus rare et tous ceux qui, en petit nombre, réussirent à pénétrer dans une intimité dont les avenues étaient jalousement gardées, sont unanimes à célébrer la bienveillance de son esprit, la générosité de son coeur et la délicatesse de son âme. Pourquoi fallut-il qu’il dissimulât ces grandes vertus au plus profond de lui-même avec une si farouche pudeur qu’elles demeurèrent trop souvent méconnues même de ceux qui, pendant de longues années, partagèrent chaque jour son existence professionnelle ?

Lorsqu’en août 1925, atteint par la limite d’âge égalitaire après avoir appartenu pendant 34 ans à votre Compagnie, il dut descendre de son siège, il voulut, avec une simplicité qui convenait à son caractère, se retirer, pour y achever sa vie, dans cette région cévennole où il était né et a laquelle l’attachaient fortement des traditions de famille dont il ressentait une légitime fierté.

C’est ainsi qu’il aimait à parler, non sans émotion, de ses ancêtres protestants, évoquant les épisodes tragiques de leurs luttes pour la défense de leur culte et, avec sa physionomie austère, où se reflétait 1’âpreté de ses montagnes natales, il rappelait ces rudes partisans huguenots du XVIème siècle et ces infatigables Camisards qui, jusque dans la mort, demeuraient irréductibles.

Ses enfants, se conformant à sa volonté dernière, l’ont conduit dans le Gard au cimetière de Saint-André-de-Majoncoules où le maire du village, seul autorisé par son testament à prendre la parole sur sa tombe, lui a adressé un adieu touchantt et c’est là-bas qu’il dort maintenant pour toujours sous les châtaigniers qu’il aimait, auprès de sa femme, dont la mort, il y a quelques années, l’avait frappé au coeur d’une blessure inguérissable et non loin de ce petit bourg de Valleranque où il était né.

Monsieur le premier président Sarrut qui, au cours de sa carrière, aura forcé l’estime de tous par la belle unité de sa vie, laissera à la Cour de cassation, par le puissant relief de sa personnalité, un souvenir respecté et moubliable.

Monsieur Hippolyte Morellet

Monsieur le conseiller Hippolyte Morellet, qui s’est éteint à la fin du mois de septembre dernier, dans sa 85ème année, avait déjà 68 ans quand il vint parmi vous.

C’est aussi qu’au cours de sa longue et active existence il ne s’était pas consacré uniquement à la carrière judiciaire.

Il naquit à Lyon, le 25 mars 1843, d’une famille où l’ardeur de la foi républicaine était de tradition. Son père, militant libéral de vieille date, avait, en 1848, été nommé député à 1a Constituante par le département de l’Ain, dont il était originaire ; mais, non réélu à l’Assemblée législative, il s’était fixé à Paris, y vivant de ses souvenirs et de ses espoirs, gardant avec fidélité le culte de ses convictions et donnant des répétitions de droit pour faire subsister sa famille au travers de difficultés matérielles courageusement supportées.

Grandi dans ce milieu d’une austérité sévère, attentivement guidé par son père dans ses études, Hippolyte Morellet acquit vite une culture sérieuse.

Bachelier ès lettres et ès sciences, parlant et écrivant couramment l’anglais, il devenait licencié en droit à 23 ans et s’inscrivait dès 1867 au barreau de Paris où, secrétaire d’un avocat très occupé, il plaida bientôt assidûment.

Mais, après le 4 septembre 1870, son père étant devenu pour quelques mois secrétaire général de la préfecture de la Loire à Saint-Etienne, il fut lui-même, le 10 novembre 1870, nommé substitut du procureur de la République près ce siège important.

Dès ses débuts, ses chefs reconnurent la solidité de ses connaissances juridiques, la rectitnde de son esprit et l’aisance de sa parole. Toutefois, ils crurent bientôt devoir demander son déplacement du fait de la situation délicate créée, à leur avis, au jeune magistrat par l’attitude politique de son père.

C’est pour cette raison que monsieur Hippolyte Morellet fut promu le 17 juillet 1871, substitut à Draguignan.

Mais il n’accepta pas ce changement de résidence qu’il considéra comme une disgrâce imméritée, donna sa démission dans des termes d’ailleurs pleins de dignité, reprit sa robe d’avocat et appartint jusqu’en 1879 successivement aux barreaux de Saint-Etienne et de Bourg où il plaida d’importantes affaires.

Dès 1875, il devenait conseiller général de l’Ain, mais, dans l’ardeur des luttes politiques, il conservait la nostalgie de ses fonctions judiciaires car, bientôt il demanda et obtint d’être réintégré dans la magistrature.

Procureur de la République à Vienne en 1879 et à Bourg en 1881, il devenait avocat général à Montpellier en 1883. Dans ces diverses fonctions, il se signala comme un magistrat de capacité réelle tant en raison de sa science que de son intelligence et de son application au travail.

Toutefois, les séductions de la politique devaient entralner une fois encore monsieur Morellet et, à la fin de 1885, il était élu sénateur de l’Ain.

Pendant 15 années, il fit partie de la Haute assemblée où il rendit les services qu’on pouvait attendre d’un homme de son expérience et de sa valeur.

Membre de nombreuses commissions et chargé d’importants rapports, c’est sur son initiative que fut votée la loi si utile et depuis longtemps attendue qui fixa la procédure devant la haute Cour de Justice en résumant et en rédigeant clairement des règles, quelque peu incertaines, datant du temps de la Chambre des Pairs.

Aussi bien est-ce volontairement et pour le plus honorable des motifs que monsieur Morellet quitta le Palais du Luxembourg où il avait conquis, avec l’estime de ses collègues, une enviable notoriété et sollicita, de nouveau, un poste de magistrat qui fût, par son importance, digne de tous ses services passés ; c’est qu’en effet, il était sans fortune et devait pourvoir à l’éducation de ses sept enfants.

Ayant obtenu, dans ces conditions, d’être nommé procureur général à Poitiers, où il demeura sept ans, il manifesta, dans ce grand ressort de l’ouest, dont l’administration était alors tout particulièrement délicate, de louables qualités, y laissant la réputation d’un magistrat soucieux de l’accomplissement de tous ses devoirs, d’un chef exigeant mais équitable, d’un homme du monde plein de courtoisie.

Le 28 janvier 1911, il était appelé à occuper un siège de votre chambre des requêtes où vous avez été les témoins de son labeur. Dans l’examen des affaires qui lui furent confiées, il apporta toujours les habitudes de travail honnête et patient qui avaient été celles de toute sa vie. Il n’était pas de détail que son scrupule consentit à négliger ; et quand il se décidait à fermer un dossier, on pouvait être assuré qu’il avait envisagé sous toutes leurs faces les questions que son étude comportait.

Atteint par la limite d’âge en 1918 et nommé conseiller honoraire, monsieur Morellet vivait depuis lors très retiré.

La Cour conservera le meilleur souvenir de cet estimable collègue.

Monsieur Joseph Drioux

C’est avec la plus douloureuse des stupeurs que, le 3 octobre dernier, voici aujourd’hui même deux semaines, nous avons appris le décès inopiné de monsieur le conseiller Joseph Drioux survenu dans le Bassigny à son château de Lanty où il se plaisait à passer les vacances avec ses enfants et ses petits-enfants dans une douce intimité.

Sans doute, au cours de la dernière année judiciaire, s’était-il senti parfois quelque peu fatigué, mais, huit jours auparavant, lors de notre dernière audience de vacation, il nous était apparu à tous si dispos, si gai et si rajeuni par le repos de l’existence campagnarde qu’il semblait, à 69 ans, avoir encore devant lui de nombreuses années de vie.

Mais la mort qui choisit son heure, et non pas la nôtre, en avait décidé autrement et nous ne verrons plus jamais le bienveillant sourire de cette physionomie familière, nous n’entendrons plus jamais cette voix d’une bonhomie malicieuse.

Monsieur le conseiller Drioux, né à Bourdons (Haute-Marne), le 2 septembre 1858, appartenait à une vieille famille depuis longtemps fixée dans la contrée.

De bonne heure bachelier ès lettres et ès sciences, i1 faisait ensuite son droit à la faculté de Paris où sa thèse de doctorat, passée en 1883, lui valait la distinction d’une médaille d’or.

D’ailleurs, dès cette époque ; il publiait dans la Revue de Jurisprudence des articles où s’affirmaient la précoce maturité de son esprit et l’étendue de sa culture juridique. Attaché la même année au Parquet de la Seine et promu juge suppléant à Compiègne l’année suivante, il devenait, peu après, en 1885, juge d’instruction à Pithiviers où, déjà, ses chefs disaient de lui : « Il est intelligent, instruit, actif et laborieux ».

 

En 1889, il était nommé procureur de la République sur place et, là, dans le calme de cette petite ville perdue au milieu de l’immensité de la plaine beauceronne, au lieu de se borner à expédier la besogne, limitée, j’imagine, de son modeste Parquet, il ne cessait d’étudier les questions les plus diverses se rattachant au domaine du droit.

Aussi la confiance justifiée de ses chefs l’appelait-elle, dès 1892, à la Cour d’Orléans, où il devait demeurer pendant 17 ans, d’abord comme substitut, puis comme avocat général.

Il remplissait ces intéressantes fonctions lorsque j’entrai moi-même dans le ressort d’Orléans comme procureur de la République à Tours et je pense que vous me permettrez de dire ici, que je garde de la bonté de son accueil, de la netteté de ses instructions et aussi de leur courage dans les conjonctures délicates, le souvenir le plus reconnaissant.

Aussi bien son procureur général s’exprimait-il ainsi sur le compte de son collaborateur : « Monsieur Drioux est doué de qualités précieuses et rares... Profondément honnête et modeste, ne comptant que sur sa valeur pour réussir, il n’a jamais cessé de travailler ; esprit ouvert et pénétrant, apte à tout comprendre, nature loyale et bonne, non seulement il s’intéresse à ses fonctions avec un zèle et une assiduité qui ne fléchissent jamais, mais il trouve le temps de se consacrer à des travaux juridiques de longue haleine et de haute portée. Il participe d’une façon suivie depuis 1886 aux publications de la Société de Législation comparée. Il rédige tous les deux ans pour l’annuaire de Législation étrangère la note générale des travaux du Reischtag allemand, car le Comité de Législation étrangère, créé au ministère de la Justice, lui a confié la traduction et l’annotation de la partie du nouveau Code civil allemand relative au droit successoral, travail qui a été réparti entre sept collaborateurs sous la haute direction de monsieur Tanon, président de chambre à la Cour de cassation. Monsieur Drioux est, en outre, l’auteur d’un très grand nombre d’articles ou de traités parus dans les revues qui s’occupent du droit civil ou criminel ou de science pénitentiaire. En mars 1899, il est intervenu activement dans un débat sur l’institution du juge unique au Congrès des sociétés savantes. Ses conclusions à l’audience dénotent un esprit épris de clarté, mesuré dans ses appréciations, soucieux de rencontrer en tout la note juste ».

 

Ces éloges valurent à monsieur Drioux d’être nommé en 1909 juge d’instruction au Tribunal de la Seine où, pendant neuf ans, il fit preuve de qualités remarquables. Science du droit, clairvoyance avisée, pondération de l’esprit, indépendance du caractère, fermeté pleine de courtoisie, puissance de travail, il n’est pas excessif de dire qu’il réunissait en lui les qualités essentielles qui font les meilleurs magistrats instructeurs.

Aussi fut-il bien vite chargé des procédures les plus importantes, notamment de celles qui concernaient l’agitation anarchiste et antimilitariste. J’ajoute qu’on a le devoir de ne pas oublier la tranquille force d’âme, avec laquelle il sut assumer les plus lourdes responsabilités dans les affaires si graves nées de la guerre et intéressant au premier chef la sûreté nationale.

Nommé conseiller à la Cour de Paris en 1918 et bientôt désigné comme président d’assises, fonctions qu’il exerça avec maîtrise, il devenait, en 1922, vice-président, puis, en 1924, président de la 3ème chambre où sont appelées les plus grosses affaires d’ordre financier et commercial.

Là, dans l’exercice de cette charge si absorbante, il montra une fois de plus ce qu’on pouvait attendre de lui et ses arrêts étaient parmi les plus remarqués.

Aussi son autorité ne cessait-elle de grandir et ce fut escorté par une approbation unanime qu’il vint, le 12 février 1925, s’asseoir à votre chambre criminelle.

Depuis lors, pendant plus de deux ans, vous avez été les témoins du labeur opiniâtre, du scrupule obstiné, du robuste bon sens et de la sagacité ingénieuse qu’il apportait à l’étude de tous les dossiers qui lui étaient distribués et grâce à quoi il mettait en oeuvre, si utilement, un bagage de connaissances juridiques accumulé par quarante années de travail.

Quand, à la fin de l’année dernière, je suis venu le rejoindre au milieu de vous, et qu’au cours de ma visite d’arrivée, je m’autorisais de nos relations vieilles de plus de vingt ans pour l’interroger avec cette curiosité un peu anxieuse du débutant sur les usages et la vie de votre maison, il me répondit, avec ce fin regard et cette hésitation de parole qui n’étaient qu’à lui : « c’est une grande école de travail et de modestie », puis, levant le doigt, il répéta : « et de modestie ».

Pour nous tous, qui l’avons connu et apprécié, ce n’est pas seulement le collègue de valeur dont nous regrettons la perte, c’est aussi l’ami au coeur sensible, à l’esprit délicatement gai, au commerce loyal et charmant que nous pleurons.

Et par ailleurs, tous les magistrats, même ceux qui n’ont pas personnellement connu monsieur le conseiller Drioux, ont le devoir de conserver fidèlement la mémoire de celui qui, pendant un an, président de l’Association amicale de la magistrature, a, grâce à une ténacité, toujours déférente sans doute, mais toujours inlassable aussi, beaucoup fait pour obtenir des pouvoirs publics une amélioration légitime de nos traitements.

De sa propriété de campagne qu’il aimait tant, notre collègue a été, selon ses dernières volontés, ramené à Paris ; tous ceux de nous qui avaient pu, en ce temps de vacances, être prévenus à temps l’ont accompagné pour un dernier hommage jusqu’au caveau de famille où il avait désiré venir reposer auprès des siens. Et c’est avec une poignante tristesse que nous adressons aujourd’hui un adieu suprême au magistrat, à l’ami, à l’homme de bien.

Monsieur Charles Falcimaigne

Une nouvelle épreuve devait nous atteindre encore. En effet, alors que, le 6 octobre, nous étions réunis aux obsèques de monsieur le conseiller Drioux, nous apprenions que monsieur le prernier président honoraire Falcimaigne se trouvait dans un état de santé désespéré, et, quelques heures plus tard, dans la soirée du même jour, il succombait.

J’avais l’honneur de connaître monsieur le premier président Falcimaigne dès avant qu’il vous appartint et depuis, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le rencontrer. Mais, au moment de vous parler de lui, j’éprouve la crainte d’être trop nouveau venu parmi vous pour évoquer, comme il le conviendrait, cette grande figure.

Monsieur Charles Falcimaigne naquit le 9 juin 1851, à Saint-Michel-de-l’Herm, dans le Puy-de-Dôme, où son père exerçait alors les fonctions de receveur de l’Enregistrement. Sa famille était, du reste, originaire d’Auvergne, et plusieurs de ses parents y furent magistrats.

Ses humanités, faites avec une application émerveillée, le gratifièrent, de bonne heure, d’une culture classique profonde qu’il compléta pendant toute sa vie par de quotidiennes lectures, toujours retenues grâce à une mémoire exceptionnelle.

Licencié en droit de la faculté d’Aix en 1871, il obtenait, en 1874, à 23 ans, son diplôme de docteur en droit de la faculté de Paris.

Admis au stage en 1872, et secrétaire de la Conférence des avocats en 1875, il était, cette même année, reçu au concours, attaché de 1ère classe au Parquet de la Seine, et monsieur le procureur de la République Sallantin, en donnant, l’année suivante, son avis sur l’entrée éventuelle de son jeune collaborateur dans la magistrature, disait de lui :

« Travailleur infatigable, esprit net, parole précise, ayant une grande aptitude aux études juridiques, c’est, pour l’avenir, un magistrat qui sera toujours au premier rang ».

 

Paroles prophétiques que devait confirmer chaque jour, dans la suite, une carrière d’un demi-siècle. Substitut à Meaux en novembre 1876, puis, en avril 1879, à Reims, où il se liait avec monsieur le conseiller doyen d’une amitié qui devait être la douceur de toute sa vie, il manifestait sans retard sa valeur, et son procureur écrivait :

« Monsieur Falcimaigne, dont la parole se distingue par l’expression juste, le développement facile, la discussion vive et serrée, excelle à donner aux moindres affaires la couleur et la vie. Ce magistrat me paraît destiné à parcourir une brillante carrière dans les fonctions du ministère public ».

 

Sa nomination, dès le 17 juillet 1880, c’est-à-dire à 29 ans, au poste envié de substitut du Tribunal de la Seine justifiait, sans retard, cette prédiction avisée.

Bientôt, le nouveau substitut démontrait que, malgré sa jeunesse, il valait les meilleurs et les plus expérimentés de ses collègues.

Très vite, on lui confia le règlement des procédures criminelles difficiles, car, par la méthode de sa composition, la logique de ses raisonnements et son souci de l’expression propre, il savait rendre limpides les affaires les plus compliquées.

Mais, malgré la perfection de ses réquisitoires écrits, c’est surtout sur le siège de substitut de la 1ère chambre, où il fut rapidement appelé, qu’il s’affirma avec un éclat qui, je crois pouvoir le dire, n’a jamais été surpassé.

Une exposition parfaite de lucidité, une argumentalion mesurée mais vigoureuse, une pensée s’élevant sans effort aux considérations générales permises par le débat, un scrupule d’impartialité toujours en éveil, d’où une inflexible droiture dans le choix des arguments, une parole é1égante, précise, simple, mais pittoresque aussi quand il fallait, et naturellement brillante d’une sobre et classique beauté, monseur le substitut Falcimaigne avait, à trente ans, le rare privilège de réunir toutes ces qualités maîtresses qui font les grands orateurs judiciaires.

Aussi, et, à cet égard, tous les témoignages du Palais de l’époque sont unanimes, son succès fut-il prodigieux. Aux audiences où il parlait, on se pressait, dans une silencieuse admiration, pour l’écouter comme un modèle, et il conquit, en peu de temps, une situation personnelle que bien peu de magistrats de son âge et de son rang ont possédée au même degré.

Après avoir passé au Tribunal de la Seine plus de sept années que sa modestie ne trouva pas trop longues, monsieur Falcimaigne était nommé à la Cour de Paris le 24 février 1888. Il devait y demeurer quatre ans, trois ans en qualité de substitut et un an comme avocat général. Il s’y montra égal à lui-même, c’est-à-dire digne d’une réputation qui ne pouvait guère plus grandir, et ses chefs s’exprimaient ainsi :

« Dans tous les postes où il a été placé, monsieur Falcimaigne a promptement attiré l’attention sur lui par son mérite exceptionnel. Esprit remarquablement net et précis ; orateur dont la parole est élégante et expressive, la discussion claire et puissante, aussi distingué dans les débats criminels qu’à l’audience civile, il peut être, à bon droit, considéré comme l’un des plus éminents magistrats qui aient depuis longtemps figuré à la Cour dans les rangs du ministère public ».

 

On comprend que la Chancellerie ait voulu bien vite s’assurer la collaboration d’un magistrat d’une telle distinction.

Aussi, ce ne fut une surprise pour personne quand monsieur le garde des Sceaux Ricard l’appela, 1e 16 avril 1892, à la tête de l’importante direction des Affaires civiles et du Sceau.

De suite et avec aisance, il se mit au courant de ses nouvelles fonctions, donnant une impulsion personnelle puissante aux divers projets dont ses services étaient chargés, notamment ceux qui concernaient « la nationalité » et les « officiers ministériels ». De sorte que, malgré trente-cinq ans écoulés, personne n’a oublié là-bas l’influence de son action pendant les deux années et quelques mois où il a occupé son cabinet de la place Vendôme ; et soit à ses ministres, soit au Conseil d’État (où il fut conseiller en service extraordinaire), soit même dans le personnel de ses bureaux, il a laissé le souvenir d’un directeur éminent.

Plusieurs fois aussi, à cette époque de sa carrière, en sa qualité de commissaire du Gouvernement, il eut à. prendre la parole à la tribune du Parlement, au Sénat et à la Chambre.

Ses interventions y furent généralement décisives, et leur opportunité, leur autorité et leur mesure produisirent toujours la plus forte impression dans un milieu cependant nouveau pour l’orateur, et où on a le droit de se montrer difficile.

Ce fut donc un ensemble de rares qualités, encore mûries par la quarantaine, que monsieur Falcimaigne apporta ici, quand, au mois de novembre 1894, il entra dans votre Compagnie et vint y occuper un siège de votre chambre civile.

Beaucoup d’entre vous diraient mieux que moi que les nombreux arrêts qu’il rédigea furent des modèles tant dans le fond que dans la forme ; car la complète clarté étant un besoin de son esprit, jamais il ne se contentait de l’à peu près ; mais où il excella par-dessus tout, ce fut dans le délibéré.

Son admirable mémoire lui permettait de retrouver, sans en omettre le moindre, tous les arguments qui avaient été produits dans la procédure écrite ou développés à l’audience, et de les rappeler à leur rang utile dans un exposé d’une si lumineuse ordonnance que la solution juste de l’affaire s’en dégageait le plus souvent d’elle-même, ce qui écourtait ou rendait même superflue toute discussion ultérieure. Et cela très simplement, dans une langue juridique d’une impeccable sobriété, quoique ce fût une improvisation.

Son autorité était si indiscutée qu’en 1913, il fut appelé, sans compétition, à occuper le fauteuil devenu vacant du président de la chambre civile, qu’il dut présider effectivement seul pendant une grande partie de la guerre, monsieur le premier président Baudouin siégeant alors à la chambre des requêtes, en raison du décès récent de monsieur le président Denis.

Sa légitime influence ne cessa pas d’y grandir : tout d’abord, son esprit était profondément traditionnaliste, et il est permis de lui appliquer ces lignes qu’il a écrites sur monsieur le premier président Ballot-Beaupré : « Il s’est constitué le gardien vigilant des traditions plus que séculaires qui sont la force et l’honneur de notre institution. Toutefois, il sut concilier avec elles l’esprit moderne qui veut introduire plus de libéralisme dans l’interprétation judiciaire des lois. Esclave des textes, il le fut sans doute, et le jour où elle ne le serait plus, la Cour de cassation perdrait sa raison de vivre ».

 

Mais il pensait aussi, avec monsieur le premier président Ballot-Beaupré : « Appliquons la loi d’après ses termes mêmes lorsqu’elle est clairement impérative, sinon interprétons la libéralement, humainement. Rendons avec l’indépendance de consciences honnêtes une justice à la fois impartiale, égale pour tous, secourable, dans la mesure du possible aux faibles et aux humbles ».

 

C’est avec cette admirable hauteur de vues qu’il guida vos travaux et, pour n’en donner qu’un exemple, je rappellerai les arrêts de principe rendus dans cette matière si importante pour la paix publique du « contrat collectif de travail ». Aussi, peut-on dire qu’il symbolisait noblement tout ce qui, depuis plus d’un siècle, est la raison d’être et demeure la force vivante de votre institution.

Pendant douze ans, non seulement il supporta sans faiblir le fardeau de ce travail écrasant, mais encore il l’aggrava du poids d’autres occupations laborieuses.

C’est ainsi que, sans parler de son assiduité au Comité de Législation étrangère à la Chancellerie et au Conseil de l’Ordre national de la Légion d’honneur, il participa activement à la 5ème édition d’Aubry et Rau, dont il revisa seul une partie importante, notamment tout ce qui concerne l’état des personnes.

Quand, au mois d’août 1925, monsieur le premier président Sarrut fut atteint par la limite d’âge, monsieur le président Falcimaigne avait assurément des titres éclatants à sa succession ; mais, loin de laisser poser sa candidature, il annonça alors son intention de prendre prématurément sa retraite.

Sans doute sa belle intelligence n’avait-elle rien perdu de sa vigueur en dépit des années, mais, s’exagérant peut-être les atteintes physiques de l’âge, il craignait de ne plus pouvoir, désormais, suivre vos audiences avec l’assiduité dont il s’était fait une règle.

Toujours est-il que, le 16 octobre 1925, il vous quittait, après cinquante ans de services judiciaires pendant lesquels, devant, tout à son seul mérite, et rien à l’intrigue, il avait égalé ce modèle du magistrat que le chancelier d’Aguesseau nous propose dans sa IVème Mercuriale : « qui toujours nécessaire aux hommes sans jamais avoir besoin de leur secours, marche sur la ligne invisible de son devoir, et se persuade qu’on est toujours assez élevé quand on l’est autant que son état », avec cette fière devise : « Aussi simple que la vérité, aussi sage que la loi, aussi désintéressé que la justice ».

 

Dans la retraite où il entrait avec le titre de premier président honoraire de votre Compagnie et revêtu de la dignité de Grand officier de la Légion d’honneur, monsieur Falcimaigne ne voulut pas demeurer inactif.

C’est ainsi qu’il se consacra surtout à sa fonction, qu’il aimait beaucoup, de membre du Conseil de l’Ordre de la Légion d’honneur et où il sut défendre, avec succès, les droits légitimes de la magistrature, puis aussi à la présidence du Comité de Législation étrangère où il avait succédé à monsieur le président Tanon. Il rédigea également pour le recueil de Dalloz, des notes d’une perfection qui n’étonne pas de lui et qui, à elles seules, suffiraient à révéler sa valeur.

Cette valeur, j’ai le devoir de la considérer maintenant devant vous.

D’abord, il faut, par l’emploi de la seule expression qui convienne, bien qu’elle soit quelque peu dépréciée par une application abusive, constater que monsieur le premier président Falcimaigne était très intelligent, et j’entends par là qu’il possédait une rare aptitude à saisir très vite tous les rapports des choses.

Cette lucidité d’esprit exceptionnelle, en le rendant épris de clarté, lui avait donné la passion de la culture classique, c’est-à-dire d’essence latine faite d’ordre, d’équilibre et d’harmonie.

Aussi était-il mesuré en toutes choses et à cause de cela attaché à toutes les traditions ; même à celles qui n’étaient pas d’ordre juridique. C’est ainsi que, dans son vaste cabinet de la rue Blanche, devant ses bibliothèques, meubles de famille d’aspect un peu suranné, où du fait d’un classement méthodique, chacun de ses livres étaient inexorablement voué à la même place, c’est toujours à la reposante clarté de la lampe à huile de nos pères que, penché pendant si longtemps sur sa table

de travail, il aura couvert tant de pages de cette fine écriture, admirablement régulière que vous connaissiez tous.

Mais si monsieur Falcimaigne se plaisait au culte des traditions, ce serait mal le juger que de croire qu’il méconnaissait les charmes de l’existence moderne et ne goûtait que ceux d’un labeur solitaire. Il aimait, en effet, tous les spectacles de la vie ; sans être un mondain, il aimait le monde ; il appréciait la séduction d’un dîner délicat, sur une table parée de fleurs et la griserie légère des conversations qui s’y tiennent entre gens bien élevés. Il se plaisait surtout alors à celles des femmes auxquelles il avait la coquetterie de se révéler un fantaisiste d’une courtoisie charmante car il ne croyait pas que la valeur intellectuelle dut, nécessairement, comporter, comme une supériorité de plus, une éducation négligée.

Il avait beaucoup d’esprit et du plus profondément. national, qui se répandait en savoureuses anecdotes dont il se plaisait à faire bénéficier ses collègues, aux heures de suspension d’audience.

Par ailleurs, sa sensibilité très vive, sous des dehors réservés, réagissait, quand elle était blessée, en manifestation d’une humeur qui savait, à l’occasion, être très caustique.

Mais sa bienveillance était inépuisable quand il la croyait justifiée par un mérite désintéressé, surtout lorsqu’il s’agissait de jeunes gens débutants dans la vie et, ceux-ci en reçurent de multiples témoignages.

Sa fidélité à ses amis, presque tous depuis longtemps éprouvés, était admirable et dénotait à elle seule un coeur excellent.

C’est-à-dire, qu’on chercherait vainement une ombre sur cette belle physionomie et dans ce noble caractère, une seule de ces petitesses qui sont parfois la rançon des vastes intelligences et des hautes capacités. Et si, ce que j’ignore, monsieur Falcimaigne a quelquefois souffert des effets de la haine, de la rancune ou de l’envie, on peut affirmer que, jamais, dans son âme, il n’en a éprouvé, même une minute, les égarements.

Maintenant cette flamme brillante et chaude s’est éteinte pour toujours.

Depuis quelques mois, la santé de monsieur le premier président Falcimaigne inquiétait un peu ses amis et un simple refroidissement a suffi à le leur enlever en quelques jours.

Selon son désir formel, aucune cérémonie funèbre n’a eu lieu à Paris et il a été emmené directement dans son village natal, en Auvergne où, ainsi qu’il le demandait dans son testament, il a été enterré « simplement et modestement comme il avait vécu ».

C’est là qu’il repose, non loin de sa maison familiale qu’il avait pieusement conservée et où il aimait séjourner chaque année à, l’époque des vacances pour s’y retremper dans l’air natal, devant les horizons familiers de son enfance.

Par la simple beauté de sa vie, monsieur le premier président Falcimaigne laisse un grand exemple.

La Cour s’incline devant sa tombe avec une douleur profonde où le respect se mêle à l’affection. En conservant fidèlement son souvenir, elle demeurera fière de cet admirable magistrat.

Messieurs,

Depuis notre dernière audience de rentrée, monsieur le conseiller Boutet et monsieur le premier président Blondel, atteints pair la limite d’âge, ont dû nous quitter après avoir longtemps honoré notre compagnie.

Tous deux sont accompagnés dans leur retraite du souvenir déférent de toute la Cour à laquelle ils demeurent attachés par les liens de l’honorariat et nous formons le voeu de les voir, pendant de nombreuses années, revenir souvent au milieu de nous.

Messieurs les avocats,

Vous ne manquez jamais, au jour de notre audience de rentrée, de vous presser ici autour de votre président. C’est d’abord qu’appartenant tous à une même famille, les mêmes deuils nous affligent d’une même douleur et nous réunissent dans un même hommage de piété à nos morts.

Mais, après nous être recueillis ensemble aujourd’hui sur les tombes, fraîchement comblées, de ceux qui nous ont quitté depuis un an, nous reprendrons demain notre tâche coutumière dans un esprit de toujours confiante collaboration.

Et je sais bien que, grâce aux vertus séculaires de votre ordre, l’obstiné travail, la science réfléchie et la haute culture morale, cette tâche se poursuivra féconde jusqu’au jour incertain où, chacun à notre tour, nous devrons laisser à d’autres le soin de pousser plus avant la charrue dans le sillon qui jamais ne s’achève...

Dimanche 16 octobre 1927

Cour de cassation

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