Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1919

L’audience s’est tenue le 16 octobre.

Rentrées solennelles

Discours prononcés :

Audience solennelle de rentrée

du 16 octobre 1919

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Discours de monsieur Paul, Adolphe Trouard-Riolle

avocat général à la Cour de cassation

Monsieur le Premier président,

Messieurs,

Il y a deux ans, vous entendiez M. l’avocat général Peyssonnié exprimer l’ardent désir qu’il nous fût donné à tous “ de vivre encore assez de jours pour voir nos soldats triomphants ramener la victoire du Droit dans les plis glorieux de leurs étendards ”.

 

Ce vœu est aujourd’hui exaucé. Après cinq années de luttes héroïques, au milieu desquelles les soldats de la France se sont élevés aux plus hauts sommets de la valeur militaire et ont acquis à notre pays l’admiration du monde, le destin trop longtemps incertain, a mis au front de nos armées les lauriers de la Victoire !

Depuis la dernière rentrée, où déjà avait été célébrée la marche triomphale des soldats de l’Entente, nous avons pu enfin assister à l’abaissement de ceux qui avaient entrepris d’écraser les peuples chez lesquels avait été conservée, comme un patrimoine sacré, l’idée immortelle du Droit et de l’Honneur.

Vaincue sur les champs de bataille par le courage des hommes, uni au génie militaire des chefs, l’Allemagne impériale, abandonnée par ses complices, tremblante sous les premiers coups de la révolution intérieure, s’est avouée vaincue devant ceux qu’elle avait projeté d’abattre.

C’est pourquoi, messieurs, malgré les tristesses, les ruines et les deuils, qui constituent toujours les sanglants cortèges de la guerre, malgré la disparition de tant de jeunes gens, élite de la jeunesse française, c’est d’un cœur désormais délivré de l’angoisse que nous allons reprendre nos travaux et commencer cette année judiciaire, la première depuis cinq ans, qui s’ouvre devant les rayonnantes promesses de la paix.

Celle qui vient de finir a été particulièrement cruelle pour la Cour de cassation, puisque nous avons à déplorer la mort de sept de nos collègues.

Monsieur Henry Loubers,

On donnera la mesure de l’estime que méritait M. Henry Loubers, en disant que M. le conseiller Jaudon a pu, dans une éloquente notice consacrée à sa mémoire, le saluer du beau titre de “ magistrat d’autrefois ”.

 

 

Lorsqu’on parcourt en effet cette longue vie sans défaillances, on doit convenir que notre collègue rappelait la figure austère et hautaine de ces grands jurisconsultes du temps passé : L’Hospital, d’Aguesseau, Mathieu Molé, Séguier, Omer Talon. En lui, revivent les vertus des anciens parlementaires : le culte des lettres, la modestie de la vie, l’indépendance du caractère, le dédain de l’intrigue et ce constant souci de ne rien devoir qu’à son mérite.

Dieu merci ! De si belles qualités se rencontrent souvent dans les rangs de la magistrature d’aujourd’hui, mais je peux dire que nul ne les a eues à un degré plus éminent que le magistrat dont nous pleurons la disparition.

D’un homme de cette haute valeur intellectuelle et morale, on ne peut se contenter de rappeler les étapes professionnelles et si désireux que l’on soit de se conformer à l’usage, en demeurant d’une prudente brièveté, il faut néanmoins s’attarder quelque peu à cette longue vie pleine d’enseignements.

Magistrat courtois et affable, homme de haute distinction, juriste impeccable, orateur élégant et vigoureux, dont le talent, nourri de la forte moelle classique, remontait aux sources de l’antiquité cicéronienne, monsieur Loubers était destiné, dès ses débuts, aux postes les plus élevés de la magistrature. Les premières notes de ses chefs étaient exceptionnellement élogieuses et le sont restées pendant toute sa carrière. Elles signalaient l’élévation de son esprit, l’étendue de ses capacités, de sa puissance de travail comme sa fermeté de pensée. “ Candidat d’élite”, disait un procureur général, de celui qui s’est toujours montré un “magistrat d’élite”.

 

S’il fallait le peindre d’un mot, il suffirait de dire que la partie de son dossier relative aux “ Demandes et recommandations ” contient un côté absolument vide et ne renferme que des remerciements pour l’avancement qu’il a obtenu sans le solliciter.

A la question : “ Demande-t-il quelque avancement ? ”, on trouve cette réponse : “ Non ! s’en remet à la justice de ses chefs ! ”. Confiance généralement bien placée sans doute, mais qui n’est pas incompatible avec un long séjour dans les postes subalternes. C’était, en tout cas, un trait à recueillir, pour servir de modèle aux magistrats un peu pressés de gravir les hauts échelons de la hiérarchie, si par hasard il s’en trouvait.

Monsieur Loubers était né le 11 octobre 1839, à Montpellier.

Ses débuts comme avocat, furent particulièrement brillants. Secrétaire de la Conférence, il obtenait, à 25 ans, le prix Bethmont, dans une promotion qui comptait MM. Tanon, Camille Bouchez, Georges Picot et Rousselier. Ces noms disent assez la difficulté de l’épreuve et l’éclat du succès.

Monsieur Loubers avait débuté, dans la magistrature, comme substitut, à Castelnaudary, le 29 avril 1868. Ses premières notes le signalent comme étant de santé fort délicate et ne laissaient pas prévoir qu’il dut fournir une aussi longue carrière. C’est le seul point sur lequel cet homme loyal ait eu à cœur de tromper ses contemporains, car il devait mourir presque octogénaire et doyen de la Cour de cassation où il avait siégé pendant plus de 33 ans.

Sa carrière fut rapide, puisque dix ans après ses débuts, il était nommé avocat général à la Cour de Paris et que six ans après, il était nommé en la même qualité à la Cour de cassation. Ses mérites exceptionnels justifiaient cet exceptionnel avancement.

Très vite, M. Loubers avait acquis une grande réputation d’orateur : lorsqu’il était substitut à Rodez, le professeur de rhétorique du lycée envoyait ses élèves l’entendre à la Cour d’assises, comme modèle d’éloquence en action.

Le 4 septembre 1870 le trouva au même siège et l’on vit alors ce jeune magistrat, dont les opinions politiques étaient considérées sous l’Empire par un euphémisme facile à comprendre comme “ sages et sûres ”, rester à son poste tandis que tant d’autres donnaient leur démission. Cette fidélité à ses fonctions ne pouvait étonner que les gens superficiels qui s’en tiennent à l’apparence des choses : M. Loubers avait conscience d’avoir moins servi l’Empire que la Justice et les intérêts généraux du pays. Il continua à exercer ses fonctions avec l’autorité d’un homme qui ne suit que son devoir, n’aime que la justice et ne connaît que la vérité.

Ses obligations professionnelles n’absorbaient pas tout entière l’activité de ce cerveau si équilibré, et il poursuivait ses études littéraires, qui furent couronnées, en 1873, par le diplôme de docteur ès Lettres de la faculté de Paris.

Cette cérémonie littéraire fut en même temps une belle solennité judiciaire : un grand nombre de magistrats et d’avocats avaient tenu à assister à la soutenance de la thèse de M. Loubers, alors procureur de la République, à Montpellier : il y discuta fort savamment en français, puis en latin, de Jean Domat, philosophe et magistrat.

“ Ce que fut cette soutenance, j’en ai gardé, dit M. Jaudon, malgré les années écoulées, un souvenir ineffaçable. Du côté des juges, maîtres illustres de la vieille Sorbonne, fusaient les questions insidieuses, les ironies malicieuses, parfois d’éloquentes apostrophes qui dissimulaient mal une secrète sympathie ; du côté du récipiendaire, c’était, dans une langue académique, cette fine et élégante courtoisie qui resta, jusqu’à son dernier jour, la marque de son talent et de son caractère”.

 

On devine qu’une culture si étendue, jointe à un talent naturel de parole, faisait de M. Loubers un magistrat digne de se mesurer aux plus illustres orateurs judiciaires.

Nommé avocat général à Toulouse le 16 mars 1876, M. Loubers y rencontra Jules Favre dans l’affaire de la succession de Lacordaire.

Deux ans après, il était nommé avocat général à Paris où il faisait apprécier ses brillantes qualités soit à la Cour d’assises, soit à la première chambre de la Cour d’appel.

On sait quelle pléiade de célébrités comptait alors le barreau de Paris, c’étaient ces géants de la barre qui s’appelaient Allou, Bétolaud, Lenté, Barboux, Martini, du Buit, Falateuf, etc., tant de jeunes avocats, orgueil de leur ordre, qui tiennent aujourd’hui ce qu’ils promettaient alors.

Monsieur Loubers, dans tout l’éclat d’une splendide maturité, supporta, sans fléchir, le poids des plus lourdes affaires et celui, plus dangereux encore, des plus redoutables réputations, qu’il affrontait à égalité de talent.

L’opinion unanime du Palais le désignait pour la Cour de cassation : il y entra en 1884. Ai-je besoin de retracer cette dernière étape de sa carrière ? Tous savent ici ce que fut son œuvre comme avocat général, puis comme conseiller. La science juridique du rapporteur n’avait d’égale que l’éloquence persuasive du magistrat dans le délibéré.

A ses intimes, il montrait ce qu’il avait la volonté de cacher aux autres, je veux dire d’admirables qualités de cœur : elles apparurent à tous lorsque monsieur le premier président Baudoin, tombant en pleine vigueur, succomba à un écrasant labeur et à son dévouement pour le bien public. Le touchant adieu qu’il lui adressa, en votre nom, fut d’une éloquence qui prenait sa source au fond du cœur.

“ Nous pensions, M. Baudoin et moi, différemment, disait-il un jour à l’un de ses collègues, mais nous pensions tous deux bien sincèrement ! ”.

 

Admirable témoignage qui serait suffisant à le louer, et que pouvait s’adresser cet éminent magistrat parvenu à l’extrême vieillesse en pleine possession de ses facultés et entouré de la vénération de tous.

Monsieur Ernest Dupont,

Monsieur Ernest Dupont avait trouvé dans sa famille des traditions de haute droiture professionnelle. Son père avait pris sa retraite comme président de chambre à la Cour de Douai. Le Premier président de la Cour de Bastia avait dit de lui en installant son successeur en 1861 :

“ Monsieur Dupont était pour tous un fonctionnaire plein de zèle et de prudence, ne prisant que ce qui était honnête et ambitionnant la perfection dans les moindres détails du service. Nul mieux que moi n’a pu admirer la noble franchise de son âme, son caractère facile, aimable et bon, la simplicité et l’urbanité de ses manières et cette sûreté dans les habitudes de la vie comme dans les relations officielles, qui me rendait sa collaboration si agréable”.

 

Cet éloge pourrait s’appliquer à notre regretté collègue qui eut toujours à cœur de suivre les traditions que lui avait léguées son père.

Un détail touchant indiquera le culte qu’il lui avait voué. Lorsqu’il fut nommé président de chambre à la Cour de Paris, notre collègue se fit photographier dans le même costume, dans la même pose qu’avait eue son père dans un portrait exécuté trente ans auparavant. Il entendait ainsi affirmer qu’il avait voulu servir le même idéal d’honneur professionnel.

Heureux ceux qui ont grandi, guidés par des parents dont la vie était une belle leçon de choses ! Renan n’a-t-il pas dit que le développement moral de l’homme est en raison de sa faculté d’admirer.

Né le 2 mai 1841, à Saint-Omer, M. Dupont avait, comme beaucoup d’entre nous, commencé par s’inscrire au barreau de Paris. Peu de temps après, il faisait la connaissance du bâtonnier Allou, auquel il resta toujours attaché par les liens de l’admiration et de la reconnaissance, et dont il était devenu le gendre.

Nommé substitut à Avesnes, le 4 septembre 1869, il ne s’attarda guère dans les postes de second ordre. Moins de six ans après, il était nommé substitut à la Seine, vice-président en 1880, et conseiller en 1882. Si peut-être, ils ne justifiaient pas seuls cet avancement rapide, ses mérites du moins le rendaient légitime, car monsieur Dupont apporta dans tous les postes qu’il a successivement occupés, une conscience scrupuleuse et une puissance de travail peu commune.

L’un de nos plus éminents collègues, qui devint par la suite son ami le plus cher, le connut à cette époque et a pu dire de lui : “ sa vie judiciaire toute entière peut être caractérisée par ces deux mots : conscience et modestie. Nul n’a eu un sentiment plus profond de la dignité de la fonction et des lourds devoirs qu’elle impose, nul n’a mis plus d’ardeur à la bien accomplir”. Eloge particulièrement précieux sous la plume d’un magistrat si qualifié pour parler de nos devoirs !

Monsieur Dupont n’a jamais connu la lassitude, au cours d’une carrière si bien remplie.

Substitut à la Seine, il déploya dans ses fonctions une puissance de travail, qui étonnait les plus laborieux. La tâche des substituts, qui siègent à l’audience, apparaît comme plus brillante que celle de leurs collègues des services intérieurs. Mais s’ils ne risquent ni la renommée ni d’ailleurs les échecs, ces derniers accomplissent une tâche écrasante et chargée de responsabilités, dans le silence de leurs cabinets.

Monsieur Dupont fut chargé des services de la première section du Parquet ; il y réussit de façon supérieure. Ne se départissant jamais de son calme devant les dossiers qui s’amoncelaient, parlant peu, décourageant l’importun, il sut donner à chaque affaire le temps, l’attention et la direction qu’elle exigeait.

Ses collègues se souviennent de l’avoir vu bien souvent quitter le Palais, emportant sous le bras une serviette bourrée de dossiers, pour travailler chez lui et.recommencer le lendemain.

Nommé vice-président, il ne réussit pas moins dans ses nouvelles fonctions. C’est que préparé à l’examen, plus peut-être qu’il n’était doué pour la lutte, il était fait pour le rôle qui n’était nouveau pour lui qu’en apparence. Son passage au Parquet l’avait excellemment préparé à la présidence d’une chambre correctionnelle. Il y excella !

La présidence d’une chambre civile est au contraire toujours à redouter pour celui qui a surtout vécu dans les parquets : il en triompha sans difficultés, sinon sans appréhension. C’est qu’il avait l’esprit droit, avec un sens juridique aiguisé, à quoi se joignait, au cours des débats, une puissance d’attention qui facilitait singulièrement le délibéré. Il sut conquérir très vite l’autorité que le Palais ne refuse jamais aux magistrats dont il apprécie le savoir et le caractère.

Appelé à la Cour comme conseiller, il y apporta les mêmes qualités, développées par l’expérience et aborda de suite les présidences d’Assises.

A Paris, on le sait, la fonction est périlleuse. Le retentissement des débats, la passion, qui, parfois, les entoure, la presse aux aguets, font que le rôle exige du sang-froid, de la prudence et de l’à propos.

Aucun de ces avantages ne faisait défaut à M. Dupont, mais dédaigneux, au rebours de beaucoup d’autres, du succès personnel, il cherchait plutôt le mot juste que le mot à effet. Sa rigoureuse impartialité lui faisait exposer les circonstances favorables à l’accusé comme celles qui lui étaient contraires, et, quand il avait terminé son interrogatoire, l’affaire était éclaircie dans ses recoins les plus obscurs.

Le souvenir de ses présidences d’Assises a longtemps survécu après qu’il les eut abandonnées. C’est que, poussant la défiance de soi à ses extrêmes limites, il avait été jusqu’à rédiger pour son propre usage un manuel du président d’Assises, où les moindres incidents d’audience étaient prévus. Il le complétait après chaque session, mais dédaigna toujours de le faire éditer.

Monsieur Dupont avait vaillamment conquis sa promotion d’une présidence de chambre. Il l’obtint, sans sollicitation, désigné qu’il était par le Palais tout entier. Il mettait son point d’honneur à rendre chaque année plus d’arrêts qu’il ne recevait d’affaires nouvelles, et acheva d’y établir sa réputation de juriste.

N’étant pas de ceux qui cherchent dans les considérations de fait un refuge contre les dangers d’un pourvoi redouté, il abordait franchement les questions de droit, sans crainte d’un contrôle qu’il ne devait pas tarder à exercer lui-même avec une rare maîtrise.

Le 18 octobre 1898, il entrait à la Cour de cassation, en remplacement de monsieur Forichon, nommé premier président de la Cour d’appel. Il ne devait pas y connaître cette redoutable période de tâtonnement nécessaire parfois lors des débuts dans des fonctions nouvelles ; c’est qu’il avait au plus haut degré la faculté d’abstraction, la dialectique, la précision de pensée et la netteté d’expression qui assurent à la jurisprudence française sa légitime autorité : il a été de l’aveu de tous, l’un de nos meilleurs rédacteurs d’arrêts.

Que pourrait-on ajouter à un tel éloge ? L’homme privé valait le magistrat. Sa réserve cachait un cœur excellent, une franchise d’une loyauté à toute épreuve ; il ne prodiguait pas son amitié, mais à qui avait su la mériter, il l’accordait pour toujours.

En 1912, il se décida brusquement à prendre sa retraite et fut nommé conseiller honoraire. Ce départ prématuré laissa à tous de vifs regrets : “ Chacun de nous, lui écrivait un des ses amis, perd le collègue le meilleur, le plus sûr et le plus bienveillant”. M. Sarrut, alors, procureur général, lui écrivait dans une lettre qu’il était fier de conserver : “ vous aviez à un si haut degré le sentiment du devoir, l’application continue au travail, la connaissance du droit que la Cour de cassation perd en vous l’un de ses membres les plus utiles, les plus estimés ! Quel vide vous laissez ! ”.

 

Monsieur Dupont avait été promu officier de la Légion d’honneur le 13 janvier 1909 ; il s’est éteint, le 1er décembre 1918, à l’âge de 77 ans. Sa longue existence consacrée tout entière au service de la justice, au culte de la famille et de l’amitié, a eu sa part de joies et de tristesses. S’il n’a pas eu le bonheur de voir la signature de la paix, il a pu, du moins avant de mourir, entrevoir la certitude de la victoire libératrice.

Monsieur Paul, Louis Poupardin,

Monsieur Poupardin avait lui aussi trouvé de nobles traditions dans sa famille. Son père avait été président de chambre à la Cour d’appel de Paris ; il appartenait à l’une des plus honorables familles de l’Alsace. Il était né le 21 janvier 1847 à Mulhouse. Sa jeunesse s’était écoulée à Colmar, Altkirch et Belfort, où son père avait été magistrat.

Après de brillantes études, il avait conquis, à 21 ans, le diplôme de docteur en droit, à la faculté de Strasbourg.

Monsieur Poupardin était Alsacien dans toute l’acception du terme et nous savons aujourd’hui, après les acclamations qui ont accueilli nos troupes entrant en Alsace, ce qu’un tel mot peut renfermer d’ardent patriotisme et d’inébranlable fidélité.

Lieutenant de mobile en 1870-1871, il avait fait la campagne et aimait à rappeler ses souvenirs d’Héricourt et de Beaune-la-Rolande.

La France surprise déjà par une sauvage agression, faisait les efforts les plus désespérés pour sauver l’honneur comme “ un aigle qui se traîne douloureusement dans la poussière sanglante de la plaine ! ”. Le sacrifice fut inutile.Monsieur Poupardin, après avoir fait vaillamment son devoir, fut emmené en captivité avec l’armée de Bourbaki et l’on devine que ses souffrances morales durent être plus vives encore que ses souffrances physiques. La guerre finie, il n’avait pas hésité à sacrifier une situation d’avocat, déjà pleine de promesse et à opter pour la France. C’est le désespoir au cœur que, le 29 août 1872, il quittait son pays natal. Mais son désespoir n’était pas synonyme de renoncement à l’œuvre de relèvement national, aussi avait-il continué à servir son pays comme officier de complément. Il était, disait-il lui-même, un “ territorial convaincu ” et il le demeura jusqu’en 1905, époque où il quitta définitivement l’armée comme chef de bataillon. Une de ses tristesses a été, au début de cette guerre, que son âge et son état de santé ne lui permissent pas de reprendre sa vieille épée pour la défense du pays.

Membre du comité de l’Association générale de l’Alsace-Lorraine, il n’a jamais cessé de s’intéresser au sort des Alsaciens qui, comme lui, étaient restés fidèles à la mère patrie et n’avaient pas voulu se plier à la servitude allemande.

Vous trouverez sans doute naturel qu’après les années pleines d’angoisses que nous venons de traverser, j’ai tenu à célébrer d’abord les mérites du patriote. Ces éloges si sincères et si justes auraient été les plus doux à son âme d’Alsacien fidèle.

Fuyant la domination ennemie, monsieur Poupardin était venu s’installer au Havre, en 1873, comme professeur de législation commerciale et d’économie politique à l’Ecole de commerce de cette ville. Le 30 mai 1873, il était nommé avoué à la Cour d’appel de Rouen où sa droiture professionnelle lui acquit rapidement une importante clientèle. Nommé bientôt adjoint au maire de la ville, il se fit une spécialité des affaires d’assistance publique, mais la magistrature, où son père avait acquis une place élevée, restait son ambition.

Le 13 novembre 1883, il était nommé vice-président à Rouen, puis en 1885, juge à la Seine.

En 1892, M. Ricard, garde des Sceaux, l’appelait près de lui comme directeur du personnel, et, pendant son passage place Vendôme, il eut le mérite d’organiser, au Tribunal de la Seine, le système des sections, grâce auquel plus de 5000 affaires en souffrance purent être rapidement résolues.

Nommé conseiller à la Cour de Paris, le 10 décembre 1892, M. Poupardin se fit remarquer comme président des Assises : il eut à diriger les débats de bon nombre d’affaires retentissantes dans une époque troublée ; sa fermeté efficacement soutenue par une voix d’une exceptionnelle sonorité, suffisait à rétablir l’ordre et à calmer les perturbateurs.

Le 24 janvier 1908, il était nommé à la Cour de cassation et je n’ai pas besoin de rappeler devant vous, qui avez pu si justement les apprécier, les qualités brillantes dont il fit preuve au cours des neuf années qu’il passa parmi vous.

Dans les premiers jours de l’année judiciaire qui vient de finir, il dut interrompre une collaboration qui avait été si précieuse pour la Cour. Il n’a pas tardé à succomber des suites de la maladie cruelle dont il était atteint.

Ne le plaignons pas, messieurs ! Ce grand patriote a pu mourir sans regrets puisqu’il avait vu son cher pays natal définitivement rentré au milieu de la grande famille française.

Monsieur Paul Cottignies,

Né le 17 octobre 1849, à Seclin (Nord), monsieur Paul Cottignies, après un stage au barreau de Lille, entra dans la magistrature comme substitut dans la même ville, mais obligé de demander au climat du Midi le rétablissement d’une santé compromise, il fut nommé le 9 janvier 1882 avocat général à Bastia. Bientôt après, il passait en la même qualité à la Cour de Nîmes, puis celle de Besançon.

Il devait exercer ses diverses fonctions avec éclat et se montrer bon juriste aux audiences civiles comme il s’était montré orateur persuasif et éloquent devant le jury. “ Il sait le droit, disait un de ses chefs, il connait les affaires, ses conclusions sont appréciées par la Cour comme elles le méritent. Sa parole est brillante ; il occupe avec distinction le siège du ministère public devant la Cour d’assises ”.

 

Un magistrat aussi bien noté devait attirer l’attention du garde des Sceaux : le 8 octobre 1895, il était nommé procureur de la république à Alger. Appelé dans des circonstances difficiles à un poste de cette importance, M. Cottignies sut y déployer la fermeté qui s’imposait.

Face à l’émeute, il tint bravement tête, au nom de la loi, aux partis déchaînés, et si lors des troubles de 1898 à Alger, il fut donné à la justice de contribuer au rétablissement de l’ordre, ce fut en grande partie grâce à l énergie du procureur de la République qui ne recula ni devant les menaces, ni devant les outrages.

Cette courageuse attitude le signala à l’attention du gouvernement à une époque où il était devenu nécessaire de grouper autour du pouvoir les défenseurs de la République.

Le 12 septembre 1898, M. Cottignies était nommé président de chambre à Montpellier ; 18 mois plus tard, il y devenait procureur général ; enfin, le 5 février 1901, il remplaçait M. Desjardins comme avocat général à la Cour de cassation.

“ Depuis que j’ai pris la direction du Parquet général, écrivait M. le procureur général Baudoin, j’ai été le témoin des efforts que fait M. Cottignies pour se mettre à la hauteur de ses importantes fonctions. Il travaille beaucoup et examine avec soin les dossiers qui lui sont confiés. La chambre criminelle est convaincue qu’elle va trouver en lui un concours sérieux et ce contrôle efficace dont elle ne saurait se passer ».

 

Quels éloges ajouter à celui que traçait en ces quelques lignes le haut magistrat qui connaissait si bien les hommes et savait la valeur des mots.

Sur les instances de monsieur le garde des Sceaux, le 1er juin 1904, il accepta la direction du Parquet de la Seine, mais notre collègue ne put se faire aux travaux si absorbants et si divers du Parquet de la Seine et fut heureux de revenir à notre Parquet. Le 13 janvier 1908, il était nommé conseiller et c’est, vaincu par la maladie qu’il a dû faire valoir prématurément des droits à la retraite, il a laissé à tous ceux qui l’ont connu le souvenir d’un collègue aimable et distingué.

 

Monsieur Cottignies n’était pas seulement un magistrat droit et ferme, un orateur de talent, c’était encore un homme de culture générale. Les discours de rentrée qu’il eut l’occasion de prononcer, témoignent de l’étendue de ses connaissances, et décèlent des qualités bien françaises : la clarté, l’élégance, la sobriété du style et la finesse de la pensée.

En 1882, à Bastia, il parle de la théorie de l’Evolution au point de vue juridique et il s’essaie avec bonheur à l’étude d’un des grands systèmes philosophiques du 19ème siècle : “ le positivisme ! ».

Une autre fois, il s’attaque à l’Economie politique puis étudie devant la Cour de Nîmes, le socialisme d’Etat devant le Reichstag allemand, mettant à nu ces plaies du monde ouvrier dans la vie moderne : le chômage, la maladie, la vieillesse et les accidents. Ses occupations absorbantes ne l’empêchaient pas d’être le principal rédacteur de la Revue hypothécaire.

 

Monsieur Edouard Broussard,

 

J’ai eu la bonne fortune de connaître M. Broussard, et je sais en quelle haute estime le tenaient ses collègues et combien sa carrière fut brillante et remplie de grands travaux.

Né à Poitiers, en 1846, il s’inscrivit au barreau de cette ville et y remporta de grands succès.

Nommé secrétaire de la Conférence, il prononça un discours remarquable sur les “ juridictions municipales dans l’ancienne France ». Docteur en droit en 1875, sa thèse sur l’Indignité, acheva de le signaler à ses collègues.

En 1880, M. Broussard débutait dans la magistrature comme avocat général à Poitiers. Dix ans après il passait à Nantes comme procureur de la République. Ses chefs eurent tôt d’apprécier son tact, sa prudence, et son procureur général écrivait : “ Comme magistrat, la valeur de M. Broussard est incontestable, et il a fait preuve à la Cour d’assises de toute l’autorité que donnent la force et la loyauté de l’argumentation jointes à l’éclat de la parole ».

Travailleur infatigable, notre collègue avait publié, en 1881, une étude sur les modifications introduites par la Révolution française dans l’état des personnes, et en 1888, un mémoire sur les modifications à introduire dans la loi des faillites.

Le 9 janvier 1894, il était nommé procureur général à Alger. M. Broussard affirma davantage encore sa supériorité dans ces lourdes fonctions, rendues plus délicates encore par le régime spécial de l’Algérie. En 1894, nos départements africains ne constituaient pas un des ces paisibles ressorts où l’autorité de la loi est scrupuleusement respectée. La diversité d’origine des populations, la différence des confessions formaient autant d’obstacles à une facile application de nos lois dans un ressort qui s’étendait des confins du Maroc aux limites de la Tripolitaine et qui comptait 3 millions de musulmans. Là, comme ailleurs, M. Broussard a donné la mesure de ses hautes capacités comme magistrat et comme administrateur.

Le 17 août 1898, il était nommé premier président à Agen, puis en 1910, conseiller à cette Cour. Dans ce dernier poste, vous avez tous appris à le connaître, vous avez tous apprécié l’homme si particulièrement affable qu’il était.

Monsieur Charles, Joseph, Louis Forquet de Dorne

Aucun de vous sans doute n’a eu l’occasion de connaître monsieur Forquet de Dorne : il avait quitté la Cour de cassation, il y a plus de 18 ans, et son état de santé l’avait empêché d’y siéger pendant l’année dont il en fit partie.

Né le 19 juin 1830, à Bourdeaux dans la Drôme, il avait été avocat à Valence pendant plus de quinze ans. Nommé avocat général à Bourges, le 24 octobre 1870, il démissionnait peu après, et était, en 1882, réintégré dans la magistrature, comme président de chambre à Grenoble, puis nommé en 1883 premier président à Angers. Magistrat intègre, laborieux et éclairé, il avait su dans les divers postes qu’il avait occupés, forcer au respect des adversaires que la fermeté de ses opinions républicaines aurait pu inquiéter à une époque où la République n’était pas acceptée de tous sans arrière-pensée.

Ce résultat était dû à son tact et à son souci raisonné de faire passer avant toutes préoccupations les exigences nécessaires de la Justice.

Monsieur Georges Letellier,

Personne d’entre vous, messieurs, ne m’en voudra si je me crois mieux placé que quiconque pour vous parler de M. Georges Letellier.

Il n était pas seulement pur moi un grand magistrat, dont j’admirais la haute valeur intellectuelle, c’était aussi un ami auquel j’avais voué la plus fervente affection. J’ai été le témoin d’une longue partie de sa vie et je puis dire, sans paraître céder à la respectueuse sympathie qu’il m’avait toujours inspirée, qu’elle était digne en tous points de servir de modèle.

Né au Havre, en 1839, il fut élevé à Rouen, où son père avait acquis une charge d’avoué d’appel, dans la direction de laquelle il lui succéda en 1864. Son savoir juridique l’avait fait élire par ses confrères président de leur chambre et il occupait ce poste au moment de la chute de l’Empire.

Le gouvernement du 4 septembre fit immédiatement appel au concours de ce républicain, qui avait été sous l’Empire un militant énergique. Sa capacité éprouvée, la notoriété de ses convictions le désignaient pour un poste élevé. On le nomma le 25 octobre 1870 procureur de la République à Rouen, et, pendant le temps de l’invasion, il dirigea son parquet avec autant de fermeté que de distinction. Relevé de ses fonctions en 1871, il ne tarda pas à devenir conseiller municipal, puis conseiller général et prit une place si importante au sein du Conseil général qu’il en devint le président.

S’étant démis de sa charge d’avoué, il fut nommé conseiller à Rouen en 1882, et l’année suivante, il devenait président de chambre.

Sa valeur s’était si vite imposée à tous que son premier président écrivait, peu de temps après : “ Magistrat de haute valeur, juriste savant et profond, l’autorité de ses arrêts le désigne pour les plus hautes fonctions de la magistratures et sa place semble, dès maintenant, marquée à la Cour de cassation ».

 

Conformément à cette indication, M. Letellier entrait en 1892 à la Cour de cassation. Cette nomination attendue fut regardée par tous, comme l’aboutissement normal d’une carrière bien remplie, encore que M. Letellier fût plus constamment préoccupé de travailler que de paraître.

 

Il était, en effet, très simple, ne cherchant pas à s’imposer et bien que digne des plus hauts emplois, aussi bien dans la politique que dans la magistrature, il donna la mesure de son désintéressement en gardant peu de temps la présidence du Conseil général de la Seine-Inférieure : “ Il ne faut pas s’éterniser dans les honneurs », disait-il en souriant. C’était la parole d’un sage.

Ceux qui, comme moi, ont eu le bonheur de la connaître dans l’intimité ne garderont pas seulement le souvenir d’un bon citoyen et d’un magistrat de premier ordre ; ils n’oublieront pas cette vieillesse alerte, cet esprit resté d’une remarquable vivacité, cet équilibre parfait qui se traduisait par une charmante bonhomie. “ Honnête homme », dans la plénitude du sens que le mot revêtait au 17ème siècle, il était resté classique, vivant dans la familiarité des grands auteurs et on put encore le voir, après sa retraite, suivant à la Sorbonne les cours de M. Alfred Croiset sur l’Antiquité grecque. Une telle sérénité était digne d’Athènes.

Pour ne pas quitter complètement le Palais et pour se rapprocher quelque peu de ses anciens collègues, M. Letellier avait accepté de faire partie du Bureau d’assistance judiciaire près la Cour de cassation. Les nobles cœurs ne sont pas infidèles, la constance est une force qui leur va.

Le 6 juillet 1919, nous avons eu le regret de voir notre éminent collègue, M. le conseiller Rau, atteint par la limite d’âge, quitter la chambre civile où il occupait une place si considérable ; fort heureusement il nous reste attaché par les liens de l’honorariat.

Messieurs les avocats, j’ai la joie de constater que pour la première fois depuis cinq ans, vous allez être tous présents à la barre pour nous prêter, durant l’année qui commence, le précieux concours de votre expérience et votre talent. Je salue avec une particulière fierté ceux d’entre vous qui ont pris une part active à l’effroyable guerre qui vient de finir, et qui ont eu l’honneur de recueillir une part de nos lauriers.

Je sais que cet honneur a été chèrement payé ; aussi je tiens à vous dire que la Cour de cassation s’incline avec une douloureuse émotion devant vos héroïques victimes. Puisse la rigueur de vos regrets trouver un adoucissement dans le renouveau de gloire de notre grande patrie.

Jeudi 16 octobre 1919

Cour de cassation

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