Audience de début d’année judiciaire - Octobre 1909

Rentrées solennelles

Audience solennelle de rentrée du

16 octobre 1909

-

Discours de monsieur Louis, Marie, Joseph Blondel,

avocat général à la Cour de cassation

Monsieur le Premier président,

Messieurs,

J’ai le regret de n’avoir pas connu M. le conseiller honoraire, Dupré-Lasale, qui est mort le 9 février dernier. Cependant, la plus touchante des traditions de votre Compagnie m’assigne le devoir de lui payer le souvenir pieux que nous consacrons à nos collègues décédés. « Lorsque l’orateur a disparu, le penseur survit son oeuvre demeure pour attester cette portion de l’homme qui ne saurait mourir ». L’oeuvre de M. Dupré-Lasale, à qui j’emprunte cette pensée, me permettra-t-elle de faire revivre, devant vous, l’ancien doyen de votre chambre criminelle ?

Sans oser l’espérer, je souhaite simplement que le portrait ne s’écarte pas trop du modèle. Honoré, Casimir, Émile Dupré-Lasale était né à Lyon, le 28 février 1817. Après avoir fait ses études classiques au lycée Louis-le-Grand, ses études de droit à la faculté de Paris, il commençait son stage d’avocat au barreau de Paris, le 25 avril 1840.

Si je n’ai pas de renseignements sur cette période de jeunesse, j’ai néanmoins le droit d’affirmer qu’elle fut bien employée, laborieuse, et que les leçons des maîtres de l’Université avaient porté leurs fruits. Dès 1838, le jeune étudiant obtenait, de l’Académie française, le prix d’éloquence pour l’éloge de Jean Gerson, chancelier de l’Université de Paris, et, en 1842, le jeune stagiaire était désigné par le conseil de l’Ordre pour prononcer, à l’ouverture de la conférence, l’éloge de Cochin. Écrits dans une langue claire, fluide, colorée, abondante, ces deux discours révèlent déjà les qualités qui seront celles du brillant orateur du ministère public, de même que s’y reflètent les convictions religieuses et les opinions politiques auxquelles M. Dupré-Lasale resta constamment attaché.

Au lauréat de l’Académie française et du barreau, les rangs de la magistrature furent d’un accès facile, et, le 16 décembre 1845, il débutait comme substitut au tribunal de Châteauroux. Une voix, particulièrement autorisée[1], vous a déjà dit, messieurs, l’énergie qu’y déploya le jeune magistrat : lors des troubles, provoqués à Buzancey, en janvier 1847, par la cherté des grains, il partit avec quelques dragons à la poursuite des émeutiers et des pillards, les fit mettre en état d’arrestation et les déféra à la justice.

Substitut près le tribunal d’Orléans, en décembre 1847, M. Dupré-Lasale déclinait, en janvier 1848, l’offre flatteuse de M. le garde des Sceaux Crémieux, qui lui proposait le même poste près le tribunal de la Seine. Il l’accepta le 1er juillet 1849, et, à partir de cette date, toute sa carrière s’écoula à Paris : substitut du Procureur général, avocat général, premier avocat général à la Cour d’appel, il était nommé avocat général à votre Cour le 15 août 1870. Un mois après, il cessait ses fonctions, qu’il reprit le 9 décembre 1872, grâce à l’intervention active et bienveillante de M. le procureur général Renouard. Le 7 février 1874, M. Dupré-Lasale quittait le parquet : il obtenait un siège de conseiller à votre chambre criminelle, dont il fut le doyen respecté pendant neuf années et où il demeura jusqu’à l’heure de la retraite, survenue en avril 1892.

Cette énumération ne serait pas complète, si je ne relevais les titres et distinctions, accordés à notre ancien collègue : officier de la Légion d’honneur et de l’Instruction publique, commandeur de l’Ordre de Sainte-Anne de Russie, M. Dupré-Lasale a été membre du conseil départemental de l’Instruction publique et membre correspondant de l’Académie de législation de Toulouse. En 1885, il fut élu président de l’Association amicale des secrétaires de la Conférence des avocats pour succéder à son illustre ami, M. le bâtonnier Rousse, et il m’a été affirmé que M. Dupré-Lasale avait été extrêmement sensible à cet honneur, sans doute parce qu’il lui rappelait ses succès de jeunesse, « premiers regards de la gloire, plus doux-comme chacun sait-que les feux de l’aurore ».

 

De cette longue existence, toute consacrée au travail et au devoir, il me serait malaisé, messieurs, d’approfondir les différentes étapes. Déjà, les quarante sept années de la carrière judiciaire de M. Dupre-­Lasale, dont plus de la moitié s’est écoulée dans les fonctions actives du ministère public, fourniraient une matière dépassant de beaucoup les limites que les convenances m’imposent, et, à côté du jurisconsulte, je ne dois pas oublier le savant lettré, qui a écrit l’histoire de Michel de L’Hospital.

Aussi bien, M. Dupré-Lasale a t-il pris un soin, qui facilitera ma tâche. « Arrivé à cet âge où l’on aime à revenir sur le passé, j’offre à mes amis quelques souvenirs de ma vie littéraire et judiciaire. Puissent-ils les accueillir avec la même affection qui me porte à les leur dédier ». Ainsi s’exprime M. Dupré-Lasale, à la première page d’un ouvrage qu’il a publié en 1886. Réquisitoires, conclusions, discours de rentrée, rapport à la chambre criminelle, études historiques et sociales, notices nécrologiques, se trouvent réunis dans ce volume, encore laisse-t-il dans l’ombre beaucoup d’affaires considérables, et pour en citer quelques unes, et non des moindres, celles des Docks de Saint-Ouen, du Crédit Mobilier, de la Société Immobilière de Marseille, dans lesquelles M. Dupré-Lasale fut appelé à conclure, en qualité de premier avocat général, devant la Cour de Paris, en 1868 et 1869.

Peut-être, les longs développements et aussi l’aridité de ces grands procès financiers ont-ils contribué à les exclure de l’ouvrage de M. Dupré-Lasale.

Les conclusions et réquisitoires qu’il y reproduit portent sur des sujets plus variés et offrant un intérêt plus général. L’un d’eux a même retrouvé une véritable actualité dans ces dernières années, où le débat s’est institué de nouveau sur le point de savoir si le jeune Dauphin, fils de Louis XVI, était mort dans la tour du Temple, le 8 juin 1795.

Reprenant une prétention, émise par leur auteur, en 1836, la veuve et les héritiers de Naundorff avaient assigné plusieurs membres de la famille de Bourbon pour « voir dire et ordonner que l’acte du prétendu décès de Charles-Louis, duc de Normandie, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, dressé le 24 prairial an III (12 juin 1795) serait considéré comme nul et non avenu ». Alors que les défendeurs faisaient défaut, seule, l’éloquence généreuse - et parfois abusée de Jules Favre s’était élevée en faveur des consorts Naundorff, aux audiences de la première chambre du Tribunal de la Seine, des 2 et 30 mai 1851. Monsieur Dupré-Lasale, qui siégeait comme substitut, lui opposa une énergique contradiction ; si son argu­mentation ne fut pas aussi documentée que celle de nos érudits contemporains, s’il n’alla pas jusqu’à remuer les cendres du cimetière Sainte-Marguerite, les pièces et les témoignages qu’il présenta dans une lumineuse discussion, décidèrent la conviction des juges, qui repoussèrent la demande des Naundorff, sans clore d’ailleurs la controverse.

De ce débat historique, je puis rapprocher une affaire, plus oubliée aujourd’hui, celle de ce faux prince de Gonzague, qui, établi à Paris vers le milieu du siècle dernier, y faisait de nombreux dupes dans tous les milieux sociaux, et vendait, à chers deniers, des titres de noblesse et des décorations.

Tout en démasquant l’audacieux aventurier, comme le réquisitoire de M. Dupré-Lasale raille spirituellement la vanité et la sottise humaines ! « Les diplômes étaient si bien enluminés, les rubans, si variés et si brillants, il était si doux pour de bons bourgeois qui n’avaient rendu aucun service à l’État de satisfaire, moyennant quelques écus, leur goût pour les brochettes !... On se laissait aller à de flatteuses apparences ; on était disposé à croire aux prétentions d’un prince, qui ornait la poitrine de ses fidèles, tout le monde n’a pas la science des généalogies ; tout le monde ne se pique pas de savoir l’histoire, et lorsque des généraux ont consenti à accepter les ordres du prévenu, on comprend que des dentistes et des marchands de casseroles se soient empressés de les acheter ! ».

 

La verve, et on pourrait dire l’humour, ne manquent pas dans ce court tableau ; mais, la parole de M. Dupré-Lasale sait s’adapter à toutes les circonstances et aux nécessités du sujet : s’agit-il de flétrir le vice et de dénoncer le crime, le ton s’élève, la note devient grave, émue et le magistrat se transforme en un censeur inexorable.

Veuillez l’écouter, messieurs, à l’occasion des escroqueries commises au jeu par Garcia et Calzado, infligeant une cruelle leçon, - non pas aux prévenus, mais aux témoins, à « ces jeunes gens, qui oubliant les obligations de leur naissance et dissipant follement leurs fortunes héréditaires, traînent à travers de honteux plaisirs leur existence oisive, comme si les mille voies de l’activité moderne ne leur offraient pas assez de moyens de se rendre utiles, comme s’il n’y avait plus de champ de bataille pour y rajeunir leur blason, qui se ternit et s’efface ».

 

Parfois, cependant, et surtout au grand criminel, certaines périodes, au rythme trop savamment cadencé, trahissent un effort de recherche et comme une légère tendance à l’emphase. Dans son étude sur Cochin, M. Dupré-Lasale le félicite d’avoir « fondé l’éloquence civile en face de l’éloquence académique » et allégé la plaidoirie des citations abusives et des lieux communs superflus, qui l’encombraient. De notre temps, l’éloquence judiciaire s’est encore modifiée : plus vive, plus alerte, plus soucieuse de la clarté que de parure, elle dédaigne les artifices de la rhétorique, court droit au but, cherche plus à convaincre le juge qu’à l’émouvoir et à l’éblouir. Notre barreau nous donne, chaque jour, des modèles de cette dialectique, serrée et nerveuse, où chaque mot précise l’idée, où chaque argument conduit à la solution. Mais, à l’époque où M. Dupré­-Lasale prononçait ses réquisitoires, magistrats et avocats parlaient une langue plus pompeuse, plus sonore, et l’on ne saurait vraiment faire grief à l’orateur d’avoir été trop éloquent !

Au reste, lorsqu’il conclut ou requiert dans des procès d’un autre ordre, M. Dupré-Lasale suit l’exemple de Cochin, et pratique, lui aussi, « l’élocution vive et mâle ». Netteté et précision du style, élévation d’esprit, analyse consciencieuse des textes et, le cas échéant, de leurs origines, vigueur d’argumentation, rectitude du jugement, telles sont les qualités qui brillent à chaque page des discours du substitut et de l’avocat général. Les considérations d’équité interviennent quand il le faut pour fortifier la conclusion tirée des principes du Droit : l’intérêt social et les intérêts particuliers se concilient dans une juste mesure. A coup sûr, ce sont là oeuvres de magistrat et de juriste, dont rien n’a affaibli la valeur et la portée.

Ainsi préparé et mûri par une expérience déjà longue, M. Dupré-Lasale, lorsqu’il arriva à votre Cour, ne tarda pas à s’y créer une situation des plus enviables. Nos recueils contiennent beaucoup d’arrêts « d’une importance capitale - comme le disait, en 1892, M. le procureur général Baudouin - qui portent sa marque toute personnelle ». Mais, dans le volume, d’où j’ai déjà fait plusieurs extraits, il n’a inséré qu’un réquisitoire et un rapport, tous deux devant la chambre criminelle. Le premier étudie une question neuve dans les termes où elle se posait. Un vol étant prescrit, la prescription, acquise au voleur, couvre-t­-elle le receleur, son complice ? Bien qu’une opinion, très accréditée, prétende que les magistrats du ministère public sont toujours partisans de la solution la plus répressive, M.Dupré-Lasale, contrairement à l’avis du conseiller rapporteur, n’hésita pas à soutenir que le recéleur devait bénéficier, lui aussi, de la prescription ; son sentiment fut partagé par la Cour, qui rejeta le pourvoi du procureur général de Paris (Chambre criminelle, 26 juin 1873).

 

Il eut le même succès comme rapporteur d’une affaire, touchant à la matière si délicate de la rétroactivité des lois. Avant la promulgation de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, un tribunal correctionnel avait été saisi d’une poursuite pour outrage aux bonnes mœurs, et avait prononcé une condamnation contradictoire, frappé ensuite d’un appel.

Survient la loi de 1881, qui transporte la connaissance du délit à la Cour d’assises : quel devait être le sort de l’appel ? Le porter devant la Cour d’assises était impossible, de toute évidence ; considérer le jugement comme non avenu et déférer le prévenu à la Cour d’assises, sans tenir compte de la décision intervenue ? C’était la thèse du pourvoi et elle avait trouvé un puissant appui dans la parole de M. le Procureur général Bertauld, qui avait siégé dans une affaire précédente non encore jugée, et dans les conclusions de M. l’avocat général Roujat. Monsieur Dupré-­Lasale estima, au contraire, que la Cour d’appel, restée compétente, malgré la modification législative, avait juridiquement statué sur l’appel du jugement. C’est aussi ce que décida la Cour (arrêt du 19 février 1882), s’inspirant des principes déjà affirmés par elle le 7 juillet 1871.

Messieurs, il m’a semblé que je devais une mention à ces deux affaires, puisque M. Dupré-Lasale avait tenu à en conserver le souvenir ; mais les problèmes juridiques étaient loin d’absorber son inlassable activité. Sans parler d’une curieuse notice sur Jacques Bouju, président au Parlement de Bretagne au XVIèmesiècle, magistrat et poète, qui, parait-il, écrivait plus aisément en vers latins qu’en français, M. Dupré-­Lasale a consacré à Michel de L’Hospital, avant son élévation au poste de chancelier de France (1505 à 1560), deux volumes publiés à un long intervalle, en 1875 et 1899. Ils furent, l’un et l’autre, couronnés par l’Académie française (en 1876 et 1900), c’est dire assez le mérite de cet ouvrage, fruit d’heureuses recherches, enrichi de nombreux documents inédits et qui atteste une connaissance approfondie du XVIème siècle.

Si le futur chevalier y tient, comme il sied, la première place, M. Dupré-Lasale a groupé autour de lui ses protecteurs, ses protégés, ses amis, hommes de Cour, parlementaires, savants et les plus illustres écrivains et poètes de l’époque. Le séjour de Michel de L’Hospital à l’université de Padoue, où il fut étudiant et professeur, la part qu’il prit, comme chancelier de la duchesse de Berry, à l’administration de l’université de Bourges, nous valent des études attachantes sur ces anciennes facultés, leurs tendances, leurs méthodes, ainsi que sur les maîtres qui y professaient, parmi lesquels je ne puis oublier Cujas, dont le chancelier avait pressenti le génie et qu’il avait attiré de Toulouse à Bourges.

Qu’il serait intéressant, messieurs, sous la conduite d’un guide aussi sûr qu’informé, de suivre la vie de Michel de L’Hospital, depuis le procès du connétable de Bourbon jusqu’à la conjuration d’Amboise, de vous le montrer au Parlement, à la Chambre des Comptes, au Conseil privé, de vous citer quelques pages originales de ses oeuvres françaises ou latines !

Mais les instants me sont mesurés, après cet aperçu rapide et pourtant trop étendu sur le magistrat et l’écrivain que fut M. Dupré-Lasale, je puis à peine vous parler de l’homme, dont l’esprit de famille et les sentiments intimes ont inspiré deux articles nécrologiques sur son beau-père et son oncle, deux noms justement honorés dans ce palais, M. Glandaz, président de la Chambre des avoués, et votre ancien collègue, monsieur le conseiller Justin Glandaz.

Je voudrais encore rappeler la pensée si touchante par laquelle M. Dupré-Lasale associa à la publication de son second volume sur Michel de L’Hospital « la douce et noble compagne, qui, pendant trente-huit ans, à été pour lui le bonheur et l’inspiration ».

 

Messieurs, dans toutes les occasions où M. Dupré­-Lasale a évoqué le souvenir d’un parent, d’un collègue ou d’un ami, il a laissé parlé son coeur et montré combien, sous une apparence peut-être un peu rigide, il ressentait vivement les émotions que cause la perte de ceux qui nous furent chers par les liens du sang ou de l’affection. Comme il me faut finir, je ne retiendrai plus que la notice dans laquelle il retrace l’existence si digne et la brillante carrière de l’un des nôtres, M. le conseiller Falconnet. Résumant les rares qualités qui devaient préserver de l’oubli la mémoire de son collègue, M. Dupré-Lasale écrit : « C’était un magistrat de la vieille roche ». Je crois volontiers qu’il eût souhaité, pour lui même, pareil titre, et je suis très disposé à le lui décerner avec le sens qu’il y attachait, si l’on m’accorde qu’en tout temps, qu’ils appartiennent à l’ancienne ou à la nouvelle école, il se rencontre des magistrats de valeur, instruits et consciencieux, impartiaux et indépendants, pénétrés de l’idée du devoir et de la dignité de leur mission, n’ayant d’autre idéal professionnel que la recherche de la vérité et le culte de la justice.

Puis, M. l’avocat général a requis, suivant l’usage qu’il plût à la Cour lui donner acte du dépôt de la statistique des travaux de ses chambres pendant l’année judiciaire 1908-1909 et admettre messieurs les membres du conseil de l’Ordre présents à la barre à renouveler leur serment.

[1] Discours prononcé par M. Baudoin, alors avocat général près la Cour de cassation, à l’audience de rentrée du 17 octobre 1892.

Samedi 16 octobre 1909

Cour de cassation

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