N°13 - Mars 2024 (Séparation des pouvoirs)

Lettre de la troisième chambre civile

Une sélection des arrêts rendus par la troisième chambre civile de la Cour de cassation (Construction / Copropriété / Expropriation / Séparation des pouvoirs / Servitudes)

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  • expropriation
  • séparation des pouvoirs
  • servitude

Le juge judiciaire ne saurait, connaître de demandes indemnitaires fondées sur les obligations nées du contrat, sans rechercher si le fait générateur des préjudices allégués ne réside pas exclusivement dans les travaux en cause

Le juge judiciaire ne saurait, au motif qu'il existe un bail commercial entre le preneur et la personne publique pour le compte de laquelle sont réalisés des travaux publics, connaître de demandes indemnitaires fondées sur les obligations nées du contrat, sans rechercher si le fait générateur des préjudices allégués ne réside pas exclusivement dans les travaux en cause

3e Civ., 14 mars 2024, pourvoi n° 22-24.222, publié

L'office du juge de la mise en état est difficile. Jusqu'à son dessaisissement, il est seul compétent pour statuer, dans un temps contraint, sur les demandes présentées postérieurement à sa désignation, telles que définies par l'article 789 du code de procédure civile.

A cet égard, il lui revient, notamment, de connaître des exceptions de procédure, au nombre desquelles figurent les exceptions d'incompétence. Ainsi, lorsque la détermination de la compétence dépend d'une question de fond, le juge de la mise en état doit statuer par des dispositions distinctes sur cette question et sur la compétence (article 79 du même code). S'il est excipé devant lui d'une incompétence de l'ordre juridictionnel judiciaire au profit de l'ordre juridictionnel administratif, le règlement de cette question implique de déterminer si la relation qui unit les parties au litige relève du droit public ou du droit privé. Cependant, la circonstance qu'elles soient unies par un contrat de droit privé ne suffit pas à écarter l'effet attractif de certaines règles. Tel est le cas en matière de responsabilité pour dommages de travaux publics.

Dans la présente affaire, des preneurs à bail de la Ville de Paris, occupant des locaux situés dans un ensemble immobilier abritant un célèbre théâtre de la capitale, avaient saisi le juge judiciaire d'une action indemnitaire à raison de dommages subis à l'occasion de l'accomplissement de travaux sur l'ouvrage public en question. 

Mais alors que les demandeurs soutenaient que leur bailleresse avait, à cette occasion, manqué à son obligation de délivrance et de jouissance paisible de la chose louée (article 1719 du code civil), la Ville de Paris objectait que les préjudices allégués avaient, en réalité, la nature de dommages de travaux publics, lesquels relèvent de la compétence exclusive du juge administratif, en vertu d'un système de responsabilité qui, s'il fut rattaché à l'origine à la loi du 28 pluviôse an VIII, est en réalité essentiellement jurisprudentiel (CE, 10 juin 1921, Commune de Monségur, Rec.). La Ville de Paris avait, dès lors, excipé de l'incompétence du juge judiciaire pour connaître de demandes, étrangères, selon elle, à la relation contractuelle.

La cour d'appel, à l'instar du juge de la mise en état, écarta l'exception d'incompétence.

Toutefois, alors que le premier juge avait dénié aux travaux litigieux la qualification de travaux publics, la cour d'appel a reconnu leur existence, tout en considérant qu'il restait une place pour la compétence judiciaire, au motif que l'action en cause n'avait pas, selon elle, " pour objet la réparation de dommages de travaux publics " et que " les préjudices invoqués, fussent-ils établis et imputables aux travaux publics incriminés, ne donneront lieu à réparation par le juge judiciaire qu'à la condition que soit établie une faute du bailleur, sans que puisse être invoquée la responsabilité sans faute du maître d'ouvrage public en cas de dommage anormal ".

Par l'arrêt ici commenté, la troisième chambre civile casse cette décision.

Elle juge que si la juridiction judiciaire est compétente pour connaître d'une action en indemnisation formée par le preneur d'un local donné à bail commercial par une personne publique, la juridiction administrative est seule compétente pour connaître de l'action en indemnisation de dommages de travaux publics, alors même qu'il existe un bail commercial entre la personne publique pour le compte de laquelle sont effectués les travaux et la victime de ces dommages. Dans ce cas, précise l'arrêt, il appartient au juge judiciaire saisi d'une exception d'incompétence de déterminer, indépendamment du fondement juridique invoqué, si les demandes ne tendent pas à la réparation de dommages causés par des travaux publics. Le raisonnement de la cour d'appel est ainsi censuré non pas en ce qu'il énonce qu'il revient au juge judiciaire de connaître d'une action tendant à engager la responsabilité contractuelle de la personne publique bailleresse, mais en tant qu'il écarte l'exception d'incompétence sans déterminer au préalable si les préjudices invoqués étaient ou non imputables à un fait générateur distinct des travaux publics dont l'existence était constatée.

Il est acquis que la gestion de son domaine privé par une personne publique ne constitue pas un service public. Les actes qui se rattachent à la gestion de ce domaine constituent des actes de droit privé relevant du juge judiciaire (CE, 7 décembre 1844, Finot, Rec.). En effet, relèvent du juge judiciaire les litiges relatifs aux contrats d'occupation du domaine privé (TC 2 juin 1975, N° 02003, Rec.), au refus de renouvellement du bail (TC, 17 avril 2000, n° 3178) ou encore au montant du loyer pratiqué (TC 22 mai 1995, n° 2942, aux T.). Plus récemment, systématisant sa jurisprudence, le Tribunal des conflits a retenu  que " la contestation par une personne privée de l'acte, délibération ou décision du maire, par lequel une commune ou son représentant, gestionnaire du domaine privé, initie avec cette personne, conduit ou termine une relation contractuelle, quelle qu'en soit la forme, dont l'objet est la valorisation ou la protection de ce domaine et qui n'affecte ni son périmètre ni sa consistance, ne met en cause que des rapports de droit privé et relève, à ce titre, de la compétence du juge judiciaire ; qu'il en va de même de la contestation concernant des actes s'inscrivant dans un rapport de voisinage " (TC, 22 novembre 2010, SARL Brasserie du Théâtre c/ Commune de Reims, C3764 , au Rec.). A cet égard, il a notamment été jugé qu'un litige ayant pour objet la résolution d'un contrat de bail portant sur un immeuble dépendant du domaine privé et dépourvu de clause exorbitante du droit commun relève de la compétence de la juridiction judiciaire (1re Civ., 4 juillet 2019, pourvoi n° 18-20.842, publié). Le litige qui oppose un preneur à son bailleur personne publique, au titre de travaux que celle-ci entreprend, aurait donc pu être regardé comme ressortissant à la compétence judiciaire. Or, la jurisprudence admet que l'assureur, venant aux droits du locataire, exerce contre le bailleur une action de nature contractuelle en réparation, par exemple, d'une infiltration provenant d'un appartement voisin ou d'une dalle de parking formant toit-terrasse appartenant à celui-ci (3e Civ., 14 mai 1997, pourvoi n° 95-14.517, Bull. n° 105 ; 3e Civ., 5 juin 2002, pourvoi n° 00-21.519, Bull. n° 130).

La troisième chambre a toutefois considéré qu'un tel raisonnement, appliqué au cas où les dommages reprochés au bailleur résultent de travaux publics effectués pour son compte, conduirait à méconnaître le régime de responsabilité objective existant en la matière, dérogatoire au droit commun.

En effet, si des troubles du voisinage relèvent du juge judiciaire lorsqu'ils sont causés par un chantier ordonné par une personne publique, dès lors qu'il n'a pas pour objet un ouvrage public et n'ont pas la nature de travaux publics (3e Civ., 16 février 2022, pourvoi n° 21-12.107, publié), ont  le caractère de travaux publics les travaux immobiliers répondant à une fin d'intérêt général et qui comportent l'intervention d'une personne publique, soit en tant que collectivité réalisant les travaux, soit comme bénéficiaire de ceux-ci (TC, 8 novembre 2021, C4225, T.).  Il en résulte qu'alors même que la personne publique bailleresse est tenue aux obligations nées du contrat, notamment celles de délivrance et de jouissance paisible, le rapport de droit privé qui régit la relation contractuelle ne saurait faire échec au caractère attractif du régime de responsabilité administrative ouvrant droit à la réparation de dommages de travaux publics en cas de préjudice anormal spécial (CE Section, 20 nov. 1992, Commune de Saint-Victoret, n° 84223, publié au Recueil Lebon ; CE, 18 novembre 1998, Société Les Maisons de Sophie, n° 172915 , publié au Recueil Lebon) étant précisé que la jurisprudence se réfère désormais à la notion de " gravité " au lieu et place de celle " d'anormalité " (CE, 16 décembre 2013, n° 355077, inédit )

Au présent cas, la décision de la cour d'appel avait pour effet d'attraire le litige devant le juge judiciaire sans trancher la question, qui était préalable, de savoir si les préjudices allégués étaient imputables à des travaux publics, ce qui ne laissait plus de place, au titre du même fait générateur, à une action contractuelle, ou si s'intercalait dans la chaîne de responsabilité un fait générateur distinct, imputable à la personne publique en cause non en sa qualité de bénéficiaire des travaux publics mais de celle de bailleur.

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