N°13 - Mars 2024 (Éditorial)

Lettre de la troisième chambre civile

Une sélection des arrêts rendus par la troisième chambre civile de la Cour de cassation (Construction / Copropriété / Expropriation / Séparation des pouvoirs / Servitudes)

  • Contrat
  • Immobilier
  • construction immobilière
  • copropriété
  • expropriation
  • séparation des pouvoirs
  • servitude

Editorial

Le droit rural et la Cour de cassation

Par Hubert Bosse-Platière, 

Professeur des universités, 

Conseiller en service extraordinaire à la troisième chambre civile de la Cour de cassation

 

 « Qui terre a, guerre a » (Molière, in l’Amour médecin).

Si le droit des personnes et de la famille, le droit des contrats et de la responsabilité, le droit processuel, le droit des sociétés, le droit social ou encore le droit pénal sont aisément rattachés aux attributions d’une des chambres de la Cour, il n’en est pas de même pour le droit régissant le monde rural.

 

Le droit rural, un bien commun

Cette matière souffre d’un mal congénital : son absence d’autonomie.

Souvent réduite un peu hâtivement et excessivement au droit des agriculteurs, le droit rural, droit des pays, des paysans et des paysages, « droit total » par excellence, concerne toutes les chambres, parce que les agriculteurs sont concernés par tous les droits. Certes, cette branche du droit connait, de nos jours, des ramifications exponentielles. Mais le foisonnement de règles spéciales ne crée pas, ispo jure, une discipline académique.

Ainsi, « pêle-mêle », chacun s’accordera sur cette répartition évidente :

- à la premièrechambre civile, revient, au titre du droit de la famille et des successions, de déterminer si les biens reçus de son ascendant par le défunt en règlement d'une créance de salaire différé échappent au droit de retour légal des collatéraux privilégiés (Civ. 1re., 1er décembre 2021, n° 20-12.315) ;

- à la deuxième chambre civile, de dire que l'accident corporel, exclusivement en lien avec la fonction d'outil d'une moissonneuse-batteuse et non avec sa fonction de circulation, dès lors que la machine, à l'arrêt, ne se trouvait plus en action de fauchage, mais en position de maintenance de la vis sans fin à l'origine du dommage n’est pas constitutif d'un accident de la circulation au sens de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 (2e Civ., 9 décembre 2021, pourvoi n° 20-14.254, 20-15.991).

- à la troisième chambre civile, d’apprécier si le chant du coq et autre patrimoine sensoriel de nos campagnes caractérisent ou non un trouble anormal de voisinage (3e Civ., 16 mars 2023, n° 22-11.658) ;

- à la chambre commerciale, économique et financière, de sanctionner, au milieu de bris de mots, des usurpations d’appellation d’origine (cf. Cass. com., 14 avr. 2021, n° 17-25.822, Synd. interprofessionnel de défense du fromage Morbier c/ Sté Fromagère du Livradois).

- à la chambre sociale, de juger si les temps de trajet des salariés agricoles peuvent éventuellement être assimilés à du temps de travail rémunéré (Cass. soc., 25 nov. 2020, n° 19-11.526 et 19-11.527).

- à la chambre criminelle, d’incriminer un GAEC pour la réalisation d’un réseau de drainage enterré en zone humide sans l’autorisation administrative requise (Crim., 22 mars 2016, pourvoi n° 15-84.949).

Indubitablement le droit rural, parce qu’il est le droit d’une activité professionnelle (agricole) déployée dans un espace (rural) s’intégrant dans un marché (agro-alimentaire) est un bien commun.

 

De l’immeuble à l’environnement

A cette explication un peu trop disciplinaire sans doute s’ajoute une raison historique.

En 1804, lorsque le Tribunal de cassation devient Cour, le droit rural n’existe pas et se confond avec le droit civil malgré les tentatives, toutes avortées, de création d’un code rural et ce, dès le début de la Révolution. Rien d’étonnant à une époque où plus de quatre Français sur cinq vivent à la campagne et où la plus grande partie de la population est paysanne. Quel sens aurait eu, rétrospectivement, la création à la Cour de cassation d’un Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, cher à Olivier de Serres, alors que le code napoléonien, même qualifié de bourgeois, s’adressait à titre principal aux paysans ? Du reste, la langue du code civil en témoigne encore. L’immeuble par nature où tout s’écrit, se construit, s’échafaude est le fundus, l’héritage rural… et la définition des immeubles par destination, même récemment toilettée, fait toujours bucoliquement partie de notre droit positif : « les ustensiles aratoires, les semences données aux fermiers ou métayers, les ruches à miel, les pressoirs, chaudières, alambics et tonnes […], les pailles et engrais » (C. civ., art. 524). La célèbre affaire dite « des engrais », qui consacra la notion d’enrichissement sans cause à la fin du XIXe siècle (Chambre des requêtes 15 juin 1892), constitue moins la date de naissance du droit rural que le retour d’une notion de droit romain : « De droit naturel, il est équitable que nul ne s’enrichisse aux dépens d’autrui » (formule prêtée à Pomponius par le Digeste, 50, 17, 106).

Au final, c’est pour des raisons organisationnelles que l’imposant contentieux du statut du fermage dont la chambre sociale avait la responsabilité depuis 1943 fut confié en 1968 à la troisièmechambre civile qui venait d’être créée par la loi n° 67-523 du 3 juillet 1967, laquelle connaît ainsi de tous les baux, qu’ils soient d’habitation, commerciaux ou agricoles.

Cette compétence rattachée à la « chambre de l’immeuble » fût heureuse car le statut du fermage est en prise directe avec la terre. L’ordre public statutaire est sans doute le seul pan du droit rural à pouvoir prétendre à un certain détachement vis-à-vis du jus commune. Pour le monde paysan, l’élaboration du statut, à la sortie de la seconde guerre mondiale a la valeur d’une conquête sociale. Pour les juristes, l’âme des ruralistes gît dans le statut du fermage. Du reste, la déruralisation programmée du code civil par la réforme en cours des contrats spéciaux (adieu veau, vache, cochon couvée…) n'émeut personne, preuve sans doute que la décivilisation du statut du fermage, nécessairement imparfaite car inatteignable (chassez le droit commun, il revient au galop), est déjà, au moins dans les esprits, consommée.

Ce lien ombilical qui relie le statut à la terre explique sa modernité. Aucune grande question agricole de notre temps ne lui échappe puisque ce mode de faire-valoir indirect couvre près de 3/4 de notre surface agricole utile soit près de 1/3  de notre territoire. Comment évoquer, de nos jours, le renouvellement des générations en agriculture, la lutte contre la financiarisation des terres ou contre l’artificialisation des sols, l’usage de fertilisants azotés ou de produits phytosanitaires, le développement actuel de l’agrivoltaïsme en plein champ, etc., sans prendre la mesure de ce droit d’usage quasi exclusif et quasi perpétuel sur la terre que procure au fermier le statut du fermage ?

Ainsi la troisième chambre civile, « chambre de la propriété, des baux et de l’environnement », ce qui inclut l’activité sylvicole (cf. 3° civ., 28 septembre 2023 pourvoi n° 22-15.576), et qui s’est récemment vu confier le contentieux des coopératives agricoles, est-elle confrontée à des enjeux qui dépassent le cadre des relations entre les 4 millions de propriétaires terriens et les 496 000 agriculteurs. La part grandissante prise ces dernières décennies, dans le contentieux, par la législation relative au contrôle des structures ou par les SAFER témoignent, si besoin en était, que la terre - transition agro-écologique oblige (cf. C. rur., art. L. 1) - demeure un bien particulier. De tous les biens, relevait le Doyen Carbonnier, la terre est le seul qui soit en quantité finie. C’est aussi, le support de la vie humaine et plus largement, le bien essentiel pour la préservation du genre humain. C’est enfin, le support de tous les autres biens, si l’on met de côté les biens immatériels.

Et les SAFER, ordonnancées autour de comités techniques qualifiés parfois de « Parlements du foncier », expressions d’une démocratie participative territorialisée, ont beau être des organismes chargés, sous le contrôle de l’administration, de la gestion d’un service public administratif (CE, 20 nov. 1995, SAFER GHL c/ Borel : Rec. CE 1995, p. 795), il appartient à l’ordre judiciaire de se prononcer sur les décisions prises par elles car leurs acquisitions et leurs rétrocessions demeurent soumises au droit privé (T. confl., 15 juin 1970, n° 01955 : D. 1970, 619).

 

Vers de nouvelles frontières

Pour autant, aussi puissant soit-il, ce lien avec la terre, avec le fonds de terroir, est insuffisant pour dessiner les frontières du droit rural.

L'élevage avec une finalité alimentaire hors-sol est depuis longtemps une activité agricole. L'élevage d'animaux en laboratoire, à raison de la maîtrise par l’homme du cycle biologique, sans finalité alimentaire également (CE, sect., 8 juill. 2015, n° 369730 ; adde le développement des biocarburants).

Et demain, qui sait ? La Cour de cassation aura peut-être à connaître d’un contentieux où il lui faudra déterminer si la culture de cellules, préalablement déposées dans une boîte de Pétri, à finalité alimentaire, - aile ou cuisse cellulaires -, est encore de l’agri-culture.

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