2 mai 2024
Cour d'appel de Paris
RG n° 20/01615

Pôle 5 - Chambre 3

Texte de la décision

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 5 - Chambre 3



ARRET DU 02 MAI 2024



(n° 114/2024, 10 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : 20/01615 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CBKYJ



Décision déférée à la Cour : Arrêt Cour de Cassation du 28 novembre 2019 RG n° Z18-18.862 cassant et annulant l'arrêt de la cour d'appel d'Amiens du 15 mars 2018 RG 16/03119, sur appel du jugement du tribunal de grande instance de Reims (1ère chambre civile) du 03 mai 2013 RG 09/03370





APPELANT



M. [M] [Y]

né le 21 janvier 1948 à [Localité 5]

[Adresse 1]

[Localité 5]



Représenté par Me Martine LEBOUCQ BERNARD de la SCP Société Civile Professionnelle d'avocats HUVELIN & associés, avocat au barreau de Paris, toque : R285





INTIMEES



Mme [R] [E] épouse [G]

née le 11 mars 1929 à [Localité 5]

[Adresse 4]

[Localité 5]



Représentée par Me Caroline HATET-SAUVAL de la SELARL CAROLINE HATET AVOCAT, avocat au barreau de Paris, toque : L0046



SARL BZR INVEST

Immatriculée au R.C.S. de Reims sous le n° 442 811 121

Prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 3]

[Localité 5]



Représentée par Me François TEYTAUD de l'AARPI TEYTAUD-SALEH, avocat au barreau de Paris, toque : J125





COMPOSITION DE LA COUR :



L'affaire a été débattue le 06 mars 2024, en audience publique, rapport ayant été fait par Mme Sandra Leroy, conseillère, conformément aux articles 804, 805 et 907 du code de procédure civile, les avocats ne s'y étant pas opposés.



Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :



Mme Nathalie Recoules, présidente de chambre

Mme Sandra Leroy, conseillère

Mme Emmanuelle Lebée, magistrate honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles



Greffier, lors des débats : Mme Sandrine Stassi-Buscqua





ARRÊT :



- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.



- signé par Mme Nathalie Recoules, présidente de chambre et par Mme Sandrine Stassi-Buscqua, greffière, présente lors de la mise à disposition.






FAITS ET PROCEDURE



Par acte reçu le 07 avril 1989 par Maître [C] [T], notaire à [Localité 6], Madame [K] [L], Madame [E] [R] épouse [G] et Monsieur [S] [R] (ci-après désignés les consorts [R]), ont donné à bail, à effet du 15 mars 1989 pour une durée de neuf années à Monsieur [M] [Y] des locaux à usage commercial, constitués d'une salle et d'un atelier, situés [Adresse 2], moyennent un loyer annuel de 36.000 francs, soit 9.887,96 € hors taxes, indexé annuellement sur l'évolution de l'indice national du coût de la construction et payable trimestriellement et d'avance. La destination contractuelle est celle de fabrication de billards.



Par acte d'huissier de justice du 6 avril 2007, notifié à la société Sergic, en qualité de mandataire de la propriétaire Madame [E] [R], Monsieur [M] [Y] a sollicité le renouvellement du bail.



Par acte d'huissier de justice en date du 29 août 2007, notifié à Madame [E] [R], Monsieur [M] [Y] a sollicité le renouvellement du bail pour une durée de 9 années à compter du jour de la délivrance de la demande.



Par acte d'huissier de justice en date du 28 novembre 2007, Madame [E] [R] a notifié qu'elle refusait le renouvellement du bail demandé, aux motifs qu'elle entendait procéder à la vente de la totalité de l'immeuble dont dépendait le local loué.



Par acte d'huissier de justice en date du 27 novembre 2009, Monsieur [M] [Y] a fait assigner Madame [E] [R] épouse [G] devant le tribunal de grande instance de Reims aux fins d'obtenir le paiement d'une indemnité d'éviction.



Par ordonnances des 15 octobre 2008 et 11 mars 2009, le juge des référés du tribunal de grande instance de Reims a désigné Monsieur [D] en qualité d'expert aux fins de fixation de l'indemnité d'éviction. L'expert a rendu son rapport le 10 août 2020.



Par acte reçu le 23 décembre 2010 par Maître [H] [F], notaire à [Localité 5], Madame [E] [R] épouse [G] a vendu à la SARL BZR Invest l'immeuble sis [Adresse 2] comprenant notamment les locaux loués à Monsieur [M] [Y]. L'acte a prévu expressément que « d'un commun accord entre les parties, tant l'indemnité d'éviction qui serait versée à Monsieur [M] [Y], que tous les frais afférents à la procédure pour parvenir à la libération des lieux seront intégralement pris en charge par l'acquéreur, quel qu'en soit le montant et à compter de ce jour ».



Par conclusions du 19 mars 2012, la SARL BZR Invest est intervenue volontairement à l'instance.



Par jugement du 3 mai 2013, le tribunal de grande instance de Reims a :

- constaté l'intervention volontaire de la SARL BZR Invest à la présente instance ;

- rejeté la demande de nullité du refus de renouvellement du bail notifié par Madame [E] [R] épouse [G] à Monsieur [M] [Y] par acte du 28 novembre 2007 ;

- condamné in solidum Madame [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest à payer à Monsieur [M] [Y] les sommes de :

* 60.500 € au titre de l'indemnité d'éviction en raison du refus du renouvellement du bail ;

* 3.000 € à titre d'indemnité pour frais irrépétibles ;

- condamné Madame [E] [R] épouse [G] à payer à Monsieur [M] [Y] la somme de 10.000 € à titre de dommages et intérêts au titre du préjudice matériel et financier ;

- débouté Monsieur [M] [Y] de sa demande de remboursement de loyers ;

- rejeté les demandes en paiement de la SARL BZR Invest et de Madame [E] [R] épouse [G] fondées sur l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné in solidum Madame [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest aux dépens, comprenant notamment les frais d'expertise judiciaire de Monsieur [D] qui seront à l'exclusive charge de Madame [E] [R] épouse [G], et autorisé la société MH Roffijuris conseil, avocat, à les recouvrer directement dans les formes et conditions de l'article 699 du code de procédure civile ;

- ordonné l'exécution provisoire de ce jugement.



Par arrêt du 16 septembre 2014, la cour d'appel de Reims, saisie des appels principal et incident formés par M. [M] [Y] et la SARL BZR Invest, a confirmé le jugement susvisé, condamnant en outre M. [M] [Y] à payer à la SARL BZR Invest la somme de 1.500 € en application de l'article 700 du code de procédure civile, le déboutant de sa demande faite à ce titre et le condamnant aux entiers dépens avec application de l'article 699 du code de procédure civile.



Sur pourvoi formé par M. [M] [Y] à l'encontre de cet arrêt, la Cour de cassation a par arrêt du 14 avril 2016, cassé et annulé en toutes ses dispositions l'arrêt du 16 septembre 2014, et a remis la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et les a renvoyées devant la cour d'appel d'Amiens.



La SARL BZR Invest a saisi la cour d'appel d'Amiens le 23 juin 2016.



Par arrêt du 15 mars 2018, rectifié par arrêts des 24 avril 2018 et 28 juin 2018, la cour d'appel d'Amiens a :

- confirmé le jugement rendu le 03 mai 2013 par le tribunal de grande instance de Reims en ce qu'il a condamné in solidum Mme [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest à payer à M. [M] [Y] la somme de 60.500 € à titre d'indemnité d'éviction en raison du refus de renouvellement du bail et 3.000 € à titre d'indemnité pour frais irrépétibles ;

- l'a réformé pour le surplus ;

Statuant des chefs réformés :

- condamné Mme [E] [R] épouse [G] à rembourser à M. [M] [Y] la somme de 25.956,40 € au titre des loyers ou indemnités d'occupation perçus ;

- condamné la SARL BZR Invest à rembourser à M. [M] [Y] la somme de 43.210,31 € au titre des loyers ou indemnités d'occupation perçus ;

- condamné Mme [E] [R] épouse [G] à payer à [M] [Y] la somme de 13.300 € en réparation de son préjudice résultant de la dégradation de trois billards ;

- condamné Mme [E] [R] épouse [G] à payer à M. [M] [Y] la somme de 88.047,50 € en réparation de son préjudice résultant de la baisse de son chiffre d'affaires imputable à son manquement à l'obligation de délivrance ;

Statuant à nouveau,

- condamné Mme [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest à payer à chacune la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- mis à la charge de Mme [E] [R] épouse [G] et de la SARL BZR Invest les dépens de l'instance de l'appel qui pourront être recouvrés par la société Houze-Lefèvre.



M. [M] [Y] a formé un pourvoi en cassation contre les deux arrêts rendus le 15 mars 2018 et le 24 avril 2018 (arrêt rectificatif) par la cour d'appel d'Amiens.



Monsieur [Y] s'est désisté de son pourvoi dirigé contre l'arrêt rectificatif rendu le 24 avril 2018 par la cour d'appel d'Amiens.



Par arrêt du 28 novembre 2019, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, a cassé et annulé l'arrêt de la cour d'appel d'Amiens du 15 mars 2018 mais seulement en ce qu'il a condamné Mme [E] [R] épouse [G] à payer à M. [M] [Y] la somme de 88.047,50 € en réparation de son préjudice consécutif à la baisse de son chiffre d'affaires et rejeté la demande formée par Monsieur [Y] à l'égard de la SARL BZR Invest tendant à la réparation du préjudice financier, puis a remis sur ces points la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et pour être fait droit, les a renvoyées devant la cour d'appel de Paris, la Cour de cassation a jugé qu'au regard du principe de la réparation intégrale du préjudice et de l'article L. 145-28 du code de commerce, l'auteur d'un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que Monsieur [Y] était en droit de se maintenir dans les lieux jusqu'au versement de l'indemnité d'éviction.



Par déclaration en date du 10 janvier 2020, M. [M] [Y] a saisi la cour d'appel de Paris.



Par conclusions du 07 mai 2020, Mme [E] [R] épouse [G] a formé un appel incident.



Par arrêt mixte du 14 avril 2021, la chambre 5-3 de la cour d'appel de Paris a :

- infirmé le jugement entrepris en ce qu'il a indemnisé forfaitairement le préjudice financier résultant de la baisse du chiffre d'affaires ;

Statuant à nouveau et y ajoutant,

- dit que M. [M] [Y] doit être indemnisé de son préjudice financier pour la période allant du 02/08/2008 au 22/07/2013 ;

- dit que Mme [E] [R] épouse [G] est tenue d'indemniser M. [M] [Y] de son préjudice financier pour la période allant du 04/08/2008 au 23/12/2010 ;

- dit que la SARL BZR Invest est tenue d'indemniser M. [M] [Y] de son préjudice financier pour la période allant du 24/12/2010 au 22/07/2013 ;

Avant dire droit sur le montant du préjudice subi par M. [M] [Y],

- ordonné une mesure de consultation confiée à [A] [V] avec mission, après avoir convoqué les parties et dans le respect du principe du contradictoire d'évaluer la perte d'exploitation pour la période allant du 4/08/2008 au 23/12/2010 et pour la période allant du 24/12/2010 au 22/07/2013 ;

- renvoyé l'affaire pour reprise des débats après dépôt de rapport du consultant à l'audience du juge de la mise en état de la 3ème chambre du pôle 5 (5-3) de cette cour à la date qui sera fixée ultérieurement par le juge de la mise en état ;

- sursis à statuer sur les autres demandes ;

- réservé les dépens.



La consultation a été déposée le 28 décembre 2022.



Par conclusions du 2 juin 2023, la SARL BZR Invest a formé un appel incident.



L'ordonnance de clôture a été prononcée le 17 janvier 2024.





MOYENS ET PRETENTIONS



Vu les conclusions déposées le 21 février 2023, par lesquelles M. [M] [Y], appelant, demande à la Cour de :

- débouter Mme [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest de toutes leurs demandes, fins et prétentions plus amples ou contraires à celles de M. [M] [Y] ;

- déclarer recevable et bien fondé M. [M] [Y] en son appel ;

- réformer dans la mesure utile le jugement dont appel ;

- condamner Mme [E] [R] épouse [G] à payer à M. [M] [Y] la somme de 142.366 € correspondant au préjudice subi par lui, du fait de la perte de chiffre d'affaires résultant exclusivement du défaut d'entretien et de délivrance des locaux pour la période du 04 août 2008 au 23 décembre 2010 ;

- condamner la SARL BZR Invest à payer à M. [M] [Y] la somme de 146.758 € correspondant au préjudice subi par lui, du fait de la perte de chiffre d'affaires résultant exclusivement du défaut d'entretien et de délivrance des locaux pour la période du 24 décembre 2010 au 02 décembre 2014 ;

- condamner Mme [E] [R] épouse [G] in-solidum avec la SARL BZR Invest au paiement d'une indemnité de 10.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner enfin in-solidum Mme [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest aux entiers dépens de première instance et d'appel avec faculté de recouvrement direct au profit de la société Huvelin & associés, en application de l'article 699 du code de procédure civile.



Vu les conclusions déposées le 07 mai 2020, par lesquelles Mme [E] [R] épouse [G], intimée, demande à la Cour de :

- dire et juger recevable, mais non fondé, M. [M] [Y] en son appel ;

- confirmer, en toutes ses dispositions, le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Reims en date du 03 mai 2013 ;

- dire et juger que M. [M] [Y] est défaillant à apporter la preuve de la réalité de son prétendu préjudice financier ;

- condamner M. [M] [Y] à verser à Mme [E] [R] épouse [G] une somme de 10.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral subi du fait des demandes extravagantes formulées en justice ;

- condamner M. [M] [Y] à verser à Mme [E] [R] épouse [G] une indemnité de 10.000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner M. [M] [Y] aux entiers dépens ;

- dire et juger que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile par la société Naboudet-Hatet, avocat à la Cour.



Vu les conclusions déposées le 02 juin 2023, par lesquelles la SARL BZR Invest, intimée, demande à la Cour de :

- juger que le préjudice subi par M. [M] [Y] pouvant être imputé à la SARL BZR Invest ne peut en aucun cas dépasser un pourcentage de la somme de 82.062,69 € ;

- dire n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile pour les honoraires exposés postérieurement à l'arrêt de la cour d'Amiens du 15 mars 2018 ;

- juger que chaque partie conservera à sa charge les dépens qu'elle a exposés devant la cour de Paris.






SUR CE,



La cour relève que la Cour de cassation n'a cassé l'arrêt du 15/03/2018 de la cour d'appel d'Amiens qu'en ce qu'il a condamné Mme [E] [R] épouse [G] à payer à M. [M] [Y] la somme de 88.047,50 € en réparation de son préjudice consécutif à la baisse de son chiffre d'affaires et rejeté la demande formée par M. [M] [Y] à l'égard de la SARL BZR Invest tendant à la réparation du préjudice financier.



Il s'ensuit que les autres chefs du dispositif de l'arrêt de la cour d'appel d'Amiens du 15/03/2018 sont définitifs et que la cour n'est plus saisie que du chef de l'indemnisation de M. [M] [Y] résultant de la perte de chiffre d'affaires.



1. Sur la demande d'indemnisation résultant de la perte de chiffre d'affaires



Aux termes de l'article 1721 du code civil, il est dû garantie au preneur pour tous les vices ou défauts de la chose louée qui en empêchent l'usage, quand même le bailleur ne les aurait pas connus lors du bail. S'il résulte de ces vices ou défauts quelque perte pour le preneur, le bailleur est tenu de l'indemniser.



En vertu de l'article L. 145-28 du code de commerce et du principe de la réparation intégrale du préjudice, l'auteur d'un dommage doit en réparer toutes les conséquences.



Monsieur [M] [Y] sollicite la condamnation de Madame [E] [R] épouse [G] à lui verser la somme de 142.366 € au titre de la perte de chiffre d'affaires résultant du défaut d'entretien et de délivrance des locaux pour la période du 4 août 2008 au 23 décembre 2010, et la condamnation de la SARL BZR Invest à lui verser du même chef la somme de 146.758 € pour la période du 24 décembre 2010 au 02 décembre 2014, date de son départ.



Au soutien de ses prétentions, Monsieur [M] [Y] expose que, conformément aux conclusions de la consultation de l'expert et en vertu du principe de la réparation intégrale, il est fondé à demander réparation de son préjudice lié à la perte de son chiffre d'affaires à Mme [E] [R] épouse [G] pour la période du 4 août 2008 au 23 décembre 2010 à hauteur de 142.366 € et à la SARL BZR Invest pour la période du 24 décembre 2010 au 2 août 2014, date de départ de Monsieur [Y] des lieux litigieux, à hauteur de 146.758 €.



Madame [E] [R] épouse [G] s'oppose à cette demande et sollicite la confirmation du jugement rendu le 03 mai 2013 par le tribunal de grande instance de Reims de ce chef, en faisant valoir pour l'essentiel qu'il résulte de l'arrêt de la Cour de cassation que, concernant l'indemnisation du préjudice financier, l'auteur d'un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que M. [M] [Y] était en droit de se maintenir dans les lieux jusqu'au versement de l'indemnité d'éviction.



Or, l'indemnité d'éviction telle qu'elle a été fixée par le tribunal de grande instance de Reims à hauteur de 60.500 € est définitive et il en va de même de l'indemnisation des dégradations survenues sur trois billards et des chefs de demandes liés au remboursement des loyers et indemnités d'occupation de sorte que n'est soumis à la cour de renvoi que l'examen du préjudice financier invoqué par Monsieur [M] [Y] et réparti entre Mme [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest.



Or, l'activité commerciale de M. [M] [Y] ne génère, depuis au moins 2003, soit antérieurement au prétendu sinistre du 04 août 2008, que des chiffres d'affaires extrêmement faibles, le préjudice financier ne pouvant être équivalent au chiffre d'affaires et M. [M] [Y] ne fournissant aucune explication sur ses charges et marges qui seules peuvent être des indicateurs de perte de son chiffre d'affaires.



Or, la somme de 185.467 € réclamée par M. [M] [Y] équivaudrait à un préjudice financier de 6.623,82 € par mois alors qu'à compter de 2006, ses résultats financiers étaient à peine de 1.200 € par mois et avant le sinistre du 04 août 2008 et les infiltrations d'eau, le résultat d'exploitation était déficitaire de 17.647 € au 30 septembre 2008.



Elle souligne enfin que M. [M] [Y], en possession de l'indemnité d'éviction depuis le 22 juillet 2013, n'aurait pas attendu le 02 décembre 2014 pour quitter les lieux si les locaux avaient été réellement inexploitables.



La SARL BZR Invest sollicite que l'indemnisation mise à sa charge ne dépasse pas la somme de 82.062,69 €, en arguant en substance que l'indemnité de perte d'exploitation ne pourrait être constitutive d'un enrichissement mais servirait seulement à rétablir une situation de manque à gagner, le préjudice devant être diminué des loyers qui ont été remboursés à M. [M] [Y] en application de la décision de la cour d'appel d'Amiens du 15 mars 2018.



Le préjudice réclamé ne pourrait dès lors être supérieur à la somme de 82.062,69 € sauf à indemniser deux fois M. [M] [Y], ce d'autant qu'il conviendrait d'appliquer un pourcentage à cette somme puisque le préjudice indemnisable est constitué de la perte de chance de réaliser la marge retenue par l'expert judiciaire, lequel a indiqué que l'activité de M. [M] [Y] ne connaissait pas de croissance.



Au cas d'espèce, il résulte de la lecture de la consultation que le consultant, M. [A] [V], a conclu à une perte d'exploitation subie par Monsieur [M] [Y] du fait du sinistre survenu le 4 août 2008 pour la période du 4 août 2008 au 22 juillet 2013 à la somme de 241.857 € se ventilant comme suit :

- 116.584 € pour la période du 4 août 2008 au 23 décembre 2010 ;

- 125.273 € pour la période du 24 décembre 2010 au 22 juillet 2013.



A l'appui de ses préconisations, le consultant a retenu comme méthode d'évaluation du préjudice la recherche de la perte de marge brute de Monsieur [M] [Y], exploitant une activité de fabrication et réparation de billards, fondée exclusivement sur les données rétrospectives de son activité et une projection raisonnable de son activité en l'absence de sinistre.



Or, le consultant a relevé que le taux de marge brute moyen de Monsieur [M] [Y] sur les exercices 2004/2005 à 2006/2007, soit antérieurement au sinistre, s'élevait à 57 % et correspondait à une marge brute moyenne de référence de 65.010 €.



Si au cours de l'exercice 2007/30 septembre 2008, le chiffre d'affaires de fabrication/vente de billards a été réduit de moitié et que les activités de service ont légèrement progressé, le consultant a néanmoins, pour apprécier quels auraient été le chiffre d'affaires et la marge brute de l'exercice 2007/2008 en l'absence de sinistre, retenu l'hypothèse d'une absence totale d'activité de fabrication/vente de billards entre le 4 août 2008, date du sinistre, et le 30 septembre 2008, date de clôture des comptes annuels, de sorte que le chiffre d'affaires fabrication/vente de billards d'un montant de 58.344 € réalisé sur une période de 10, 13 mois, se serait établi selon lui à 69.114 € en l'absence de sinistre et la marge brute à 57 %, taux cohérent avec les exercices antérieurs.



Or, le consultant relève qu'au cours des exercices 2008/2009 à 2012/2013, Monsieur [M] [Y] a réalisé un chiffre d'affaires annuel moyen de 35.361 € représentant environ 30 % de celui généré en moyenne annuelle des 4 années antérieures au sinistre et n'a dégagé une marge brute moyenne que de 45 %, en retrait de 12 points par rapport à la période de 4 années précédentes.



En l'état de ces éléments comptables, le consultant en a déduit une perte de marge brute suivante :









Perte de marge





2008/2009





2009/2010





2010/2011





2011/2012





2012/2013





Marge brute de référence





65.010 €





65.010 €





65.010 €





65.010 €





65.010 €





Marge réalisée





12.302 €





18.776 €





14.633 €





20.299 €





13.490 €







Perte de marge brute





52.708 €





46.234 €





50.377 €





44.711 €





51.520 €







Afin de tenir compte de la période sinistrée de l'exercice clos au 30 septembre 2008 et du terme de l'analyse au 23 juillet 2013, le consultant a indiqué que la marge brute indemnisable s'établissait à 241.857 € se décomposant ainsi :









Période





Durée en mois





Montant





Du 04/08 au 30/09/2008



1,87



6.139 €





2008/2009



12



52.708 €





2009/2010



12



46.234 €





2010/2011



12



50.377 €





2011/2012



12



44.711 €





Du 1er/10/2012 au 23/07/2013



9,71



41.688 €







TOTAL









241.857 €







Madame [E] [R] épouse [G] étant bailleresse de Monsieur [M] [Y] du 4 août 2008 au 23 décembre 2010, elle apparaît dès lors tenue selon le consultant d'indemniser la perte de marge brute de Monsieur [M] [Y] à hauteur de 116.584 € et la SARL BZR Invest, bailleresse du 24 décembre 2010 au 22 juillet 2013, date du paiement de l'indemnité d'éviction, est tenue quant à elle à une indemnisation évaluée à 125.273 € selon le consultant.



La méthode ainsi retenue par le consultant apparaît cohérente et conforme au principe de réparation intégrale du préjudice et sera en conséquence entérinée.



Si Monsieur [M] [Y] sollicite que son préjudice lié à la perte d'exploitation soit indemnisé jusqu'au 2 août 2014, date de son départ des lieux loués, la cour relève qu'il n'est pas contesté que l'indemnité d'éviction fixée à son profit de manière définitive par la cour d'appel d'Amiens le 15 mars 2018, à hauteur de 60.500 €, confirmant le jugement du tribunal de grande instance de Reims du 3 mai 2013, a été réglée à Monsieur [M] [Y] le 22 juillet 2013, de sorte qu'il ne pouvait bénéficier d'un maintien dans les lieux que jusqu'à cette date, conformément à l'article L. 145-28 du code de commerce, et ne peut dès lors prétendre à indemnisation de son préjudice de perte d'exploitation consécutif à un manquement des bailleurs successifs à leur obligation de délivrance à compter de cette date.



Ainsi, la période d'indemnisation, conformément à ce qu'a déjà jugé la présente juridiction dans son arrêt mixte du 14 avril 2021, s'étend du 4 août 2008 au 22 juillet 2013, Madame [E] [R] épouse [G], propriétaire du bien loué du 4 août 2008 au 23 décembre 2010, étant tenue d'indemniser le preneur sur cette période, tandis que la SARL BZR Invest, propriétaire du bien du 24 décembre 2010 au 22 juillet 2013, étant tenue à indemnisation pour cette période.



Si Monsieur [M] [Y] demande une actualisation de l'évaluation retenue par l'expert, qu'il ne conteste pas dans son quantum, afin de tenir compte de l'inflation, aucune disposition légale ne prévoit une telle prise en compte.



Par ailleurs, si la marge brute retenue par le consultant tient compte des loyers assumés par Monsieur [M] [Y], force est cependant de constater que par arrêt du 15 mars 2018, non cassé par la Cour de cassation le 28 novembre 2019, Madame [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest ont été condamnés à rembourser à Monsieur [M] [Y] la somme totale de 58.912,80 €, n'étant pas contesté par les parties que la SARL BZR Invest a finalement remboursé la somme de 43.210,31 € à Monsieur [M] [Y].



Dès lors, afin de ne pas indemniser deux fois Monsieur [M] [Y] pour son préjudice tiré d'une perte d'exploitation, il convient dès lors de déduire de l'évaluation du préjudice retenue par le consultant à hauteur de 125.273 € pour la SARL BZR Invest le montant que cette dernière a remboursé au preneur au titre des loyers et indemnités d'occupation, qu'il n'a finalement pas exposés au titre de ses charges fixes.



En conséquence, le montant du préjudice de perte d'exploitation dont la SARL BZR Invest doit indemniser Monsieur [M] [Y] pour la période du 24 décembre 2010 au 22 juillet 2013 s'élève à 82.062,69 €, sans qu'il soit nécessaire d'appliquer un pourcentage à ce montant, la perte de marge brute constituant le préjudice indemnisable et non une simple perte de chance de réaliser la marge retenue par l'expert.



S'agissant de Madame [E] [R] épouse [G], si cette dernière conclut au rejet des demandes indemnitaires de Monsieur [M] [Y], aux motifs pris qu'il n'établirait pas la preuve de la réalité d'une perte de son chiffre d'affaires, qui était extrêmement faible dès avant le sinistre du 4 août 2008, les chiffres d'affaires relevés par le consultant, et issus de la comptabilité de Monsieur [M] [Y] laissent apparaître une baisse notable de son chiffre d'affaires à compter de l'exercice du 30 septembre 2007 au 30 septembre 2008, soit l'exercice afférent au sinistre, son chiffre d'affaires moyen de 2003 à 2007 s'élevant à 127.777 €, pour passer à compter de 2007/2008 à 71.198 €, puis 34.170 € en 2008/2009, 41.047 € en 2009/2010, 32.191 € en 2010/2011, 41.329 € en 2011/2012 et 28.071 € en 2012/2013.



Dès lors, Madame [E] [R] épouse [G] ne saurait sérieusement exciper d'une absence de preuve de la perte de chiffre d'affaires.



En conséquence et, en l'absence d'autre argumentation ou contestation sur le montant retenu par le consultant, ce dernier sera entériné et Madame [E] [R] épouse [G] condamnée à indemniser Monsieur [M] [Y] pour la perte d'exploitation subie entre le 4 août 2008 et le 23 décembre 2010, à hauteur de 116.584 €.



2. Sur la demande d'indemnisation de Madame [E] [R] épouse [G] au titre d'un préjudice moral



L'exercice d'un droit ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages-intérêts que dans le cas de malice, de mauvaise foi, ou d'erreur grossière équipollente au dol.



Si Madame [E] [R] épouse [G] sollicite une indemnisation à hauteur de 10.000 € pour le préjudice moral subi du fait de « demandes extravagantes de Monsieur [M] [Y] formulées en justice », il n'est pas cependant pas démontré que l'exercice du droit d'appel du preneur s'est avéré constitutif d'un abus de droit, d'autant que son appel s'est avéré bien-fondé.



La demande de Madame [E] [R] épouse [G] à ce titre sera donc rejetée.



3. Sur les demandes accessoires



Madame [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest succombant, ils supporteront in solidum les entiers dépens d'appel, avec bénéfice de distraction au profit de la société Huvelin & Associés.



En outre, l'équité commande de condamner in solidum Madame [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest au paiement d'une indemnité de 4.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile et de les débouter de leurs demandes à ce titre.



PAR CES MOTIFS



La cour,



Statuant en publiquement, par mise à disposition au greffe, après débats en audience publique, contradictoirement et en dernier ressort,



Infirme le jugement rendu le 03 mai 2013 par le tribunal de grande instance de Reims sous le n° RG 09/03370 sur l'indemnisation du préjudice résultant de la baisse du chiffre d'affaires de Monsieur [M] [Y] imputable au manquement des bailleurs à leur obligation de délivrance ;



Statuant à nouveau,



Condamne Madame [E] [R] épouse [G] à verser à Monsieur [M] [Y] la somme de 116.584 € à titre d'indemnisation du préjudice d'exploitation subi par Monsieur [M] [Y] entre le 04 août 2008 et le 23 décembre 2010 ;



Condamne la SARL BZR Invest à verser à Monsieur [M] [Y] la somme de 82.062,69 € à titre d'indemnisation du préjudice d'exploitation subi par Monsieur [M] [Y] entre le 24 décembre 2010 et le 23 juillet 2013 ;



Y ajoutant,



Déboute Madame [E] [R] épouse [G] de sa demande d'indemnisation de son préjudice moral ;



Déboute Madame [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest de leurs demandes sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;



Condamne in solidum Madame [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest à verser à Monsieur [M] [Y] la somme de 4.000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;



Condamne in solidum Madame [E] [R] épouse [G] et la SARL BZR Invest aux entiers dépens d'appel, dont distraction au profit de la société Huvelin & Associés.





La greffière, La présidente,

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