19 avril 2024
Cour d'appel de Colmar
RG n° 21/04567

Chambre 2 A

Texte de la décision

MINUTE N° 179/2024

























Copie exécutoire

aux avocats



Le 19 avril 2024



Le greffier

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



COUR D'APPEL DE COLMAR

DEUXIEME CHAMBRE CIVILE



ARRÊT DU 19 AVRIL 2024



Numéro d'inscription au répertoire général : 2 A N° RG 21/04567 - N° Portalis DBVW-V-B7F-HWLN



Décision déférée à la cour : 08 Janvier 2021 par le tribunal judiciaire de SAVERNE



APPELANTE :



La S.C.I. ISPAHAN prise en la personne de son représentant légal

ayant son siège social [Adresse 5] à [Localité 7]



représentée par Me Julie HOHMATTER, avocat à la cour.

Avocat plaidant : Me Sophie ENGEL, avocat à Strasbourg.



INTIMÉES :



1/ La S.C.I. DEKAT prise en la personne de son représentant légal

ayant son siège social [Adresse 9] à [Localité 8]



2/ La S.A.S. [...] prise en la personne de son représentant légal

ayant son siège social [Adresse 4] à [Localité 8]



représentées par Me Anne CROVISIER de la SELARL ARTHUS, avocat à la cour.

Avocat plaidant : Me ROSENSTIEHL, avocat à Strasbourg.



En application des dispositions des articles 805 et 907 du Code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 08 Décembre 2023, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Murielle ROBERT-NICOUD, conseiller, chargée du rapport.



Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Isabelle DIEPENBROEK, présidente de chambre,

Madame Myriam DENORT, conseiller

Madame Murielle ROBERT-NICOUD, conseiller,

qui en ont délibéré.



Greffier lors des débats : Madame Sylvie SCHIRMANN, Greffier



ARRÊT contradictoire

- prononcé publiquement après prorogation du 5 avril 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.

- signé par Madame Isabelle DIEPENBROEK, présidente et Madame Sylvie SCHIRMANN, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.




FAITS ET PROCÉDURE



Le 13 octobre 2017, la SCI Ispahan a fait l'acquisition auprès de la SCI Dekat d'un bâtiment à usage commercial, situé [Adresse 9] à [Localité 8], cadastré section [Cadastre 3] n°[Cadastre 1]/[Cadastre 6], pour l'exploitation d'un commerce de pâtisserie.



Par arrêté du 20 août 2019, le maire de [Localité 8] a délivré à la SCI Ispahan un permis de construire pour un agrandissement et une surélévation des locaux.



La société Ispahan a engagé des travaux en vue de la création d'un niveau supplémentaire sur son bâtiment, qui est mitoyen d'un local commercial, dont la société Dekat indiquait être propriétaire et qu'elle indiquait avoir donné à bail à la société [...].



Par ordonnance du 14 octobre 2019, confirmée par arrêt de la cour d'appel de Colmar du 28 mai 2020, le juge des référés a, sur la demande de la société Dekat, ordonné l'arrêt des travaux engagés par la société Ispahan.



La société Ispahan a assigné la société Dekat et la société [...] devant le tribunal judiciaire de Saverne, lequel a, par jugement du 8 janvier 2021 :



- rejeté la demande de renvoi au juge de la mise en état,

- écarté des débats la pièce n°10 produite par la demanderesse,

- rejeté la demande d'expertise,

- débouté la société Ispahan de sa demande de reprise des travaux dont l'interruption a été ordonnée par la décision du juge des référés du 14 octobre 2019,

- condamné la société Dekat à supprimer la partie de vitrine qui empiète sur le fonds appartenant à la société Ispahan dans un délai d'un mois à compter du caractère définitif du jugement,

- dit que, faute pour la société Dekat de procéder à cette suppression dans le délai prescrit, elle sera redevable d'une astreinte dont le montant sera provisoirement fixé à 30 euros par jour de retard,

- dit que l'astreinte court pendant un délai maximum de six mois, à charge pour la SCI Ispahan, à défaut d'exécution à l'issue de ce délai, de solliciter du juge de l'exécution la liquidation de l'astreinte provisoire et le prononcé de l'astreinte définitive,

- déclaré recevable les demandes reconventionnelles de la société Dekat et de la société [...],

- débouté la société Dekat de sa demande de dommages-intérêts au titre de la perte de jouissance de la servitude de passage,

- débouté la société Dekat de ses demandes de dommages-intérêts au titre de la perte de jouissance de la servitude de vue, du préjudice moral et des travaux de modification,



- condamné la société Ispahan à payer à la société [...] les sommes de:

- 1 500 euros à titre de dommages-intérêts correspondant à la perte de jouissance résultant de l'obturation de la fenêtre d'un bureau,

- 500 euros à titre de dommages-intérêts correspondant à la perte de jouissance résultant de l'obturation partielle d'une vitrine,

- 1 000 euros à titre de dommages-intérêts correspondant au préjudice commercial résultant de la dépose de l'enseigne,

- rejeté toute demande plus ample ou contraire,

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire de la présente décision,

- condamné la société Ispahan à payer à la société Dekat et à la société [...] la somme de 1 000 euros chacune sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société Ispahan aux dépens.



Pour statuer ainsi, le tribunal a retenu que :



- la pièce n°10 était couverte par l'obligation de confidentialité afférente à la médiation,

- l'expertise demandée par les sociétés Dekat et [...] n'était pas nécessaire, dans la mesure où la reprise effective des travaux pouvait être démontrée par un constat d'huissier, où il n'était pas contesté que deux ouvertures du bâtiment de la société Dekat avaient été obstruées par les travaux réalisés par la société Ispahan et où il appartenait à la société Ispahan, qui s'opposait par ailleurs à une mesure d'instruction, de démontrer la réalité de l'empiètement qu'elle invoquait,

- que le bâtiment vendu à la société Ispahan par la société Dekat avait été construit par cette dernière en 2006 et il n'était pas soutenu que le local exploité par la société [...] aurait été édifié après la vente du 13 octobre 2017 ; qu'il en résultait qu'avant les travaux litigieux, la configuration des lieux trouvait son origine dans les aménagements réalisés par la société Dekat lorsqu'elle était propriétaire des deux fonds et avant leur division ; que dès lors que les fenêtres qui avaient été obstruées étaient visibles de l'extérieur, ces aménagements présentaient un caractère apparent et continu dont la société Ispahan avait nécessairement connaissance ; que l'aménagement des lieux par la 'société Ispahan' lorsqu'elle était propriétaire des deux fonds, avait eu pour effet de créer une servitude de vue par destination du père de famille sur le fonds dont la société Ispahan était devenue propriétaire en 2017 ; que l'acte de vente ne contenant aucune stipulation contraire, cette servitude de vue avait continué d'exister par application de l'article 694 du code civil ; que l'existence de cette servitude de vue bénéficiant au fonds de la société Dekat sur le fonds appartenant à la société Ispahan entraînait l'impossibilité pour celle-ci d'y faire obstacle par les travaux litigieux d'élévation de son local sans l'accord du propriétaire du fonds bénéficiant de la servitude, lequel n'était pas démontré, de sorte que la demande de la société Ispahan tendant à la reprise des travaux devait être rejetée,

- qu'une vitrine située sur la parcelle appartenant à la société Dekat empiétait sur la parcelle de la société Ispahan sur une longueur de 46 centimètres et une profondeur de 50 centimètres, qu'aucun élément ne permettait de considérer que la suppression de l'empiètement présenterait un caractère disproportionné, de sorte que la société Dekat devait être condamnée à supprimer la partie de la vitrine empiétant sur le fonds de la société Ispahan dans un délai d'un mois et sous astreinte,

- que les demandes reconventionnelles, qui avaient un lien manifeste avec la demande principale, étaient recevables ;

- que la demande de dommages-intérêts formée par la société Dekat au titre d'un préjudice de jouissance de la servitude de passage dont elle bénéficiait n'était pas fondée, car elle ne justifiait d'aucune faute imputable à la société Ispahan, ni de la réalité de l'importance du préjudice qui en serait résulté pour elle,

- que la demande de dommages-intérêts formée par la société Dekat au titre de la perte de jouissance de la servitude de vue pour la fenêtre d'un bureau, du préjudice moral et des travaux de reprise, et celle pour la perte partielle de la servitude de vue pour une vitrine n'étaient pas non plus fondées, car elle n'occupait pas directement les locaux concernés, qui étaient occupés par la société [...], et ne démontrait donc pas subir directement les pertes de jouissance alléguées et car elle ne justifiait pas de l'existence d'un préjudice moral. S'agissant de la réalisation des travaux de modification, elle ne justifiait pas de leur montant, ni surtout du caractère certain du préjudice, car elle s'opposait à l'achèvement des travaux et qu'elle était susceptible de demander, et obtenir, la suppression des ouvrages réalisés et inachevés, et donc le rétablissement de la servitude de vue,

- que la demande de dommages-intérêts formée par la société [...] au titre des travaux de mise aux normes rendus nécessaires par l'obturation complète de la fenêtre d'un bureau n'était pas fondée, car elle ne démontrait pas le caractère certain des travaux de mise aux normes du bureau, ni le coût desdits travaux,

- que la société [...] devait être indemnisée par la société Ispahan du préjudice de jouissance résultant de l'obturation complète de la fenêtre d'un bureau, qui existait depuis septembre 2019, par une somme de 1 500 euros,

- s'agissant de la demande de dommages-intérêts formée par la société [...] au titre du préjudice commercial résultant de l'obturation partielle de la vitrine donnant sur son espace d'exposition : en l'absence d'élément précis sur une perte d'activité commerciale résultant des travaux réalisés par la société Ispahan, le préjudice de jouissance résultant de cette obturation devait être évalué à la somme de 500 euros,

- s'agissant de la demande de dommages-intérêts formée par la société [...] au titre du préjudice commercial et matériel résultant de la dépose de son enseigne à l'occasion des travaux et de l'impossibilité d'installer cette enseigne sur le toit du local de la société Ispahan après l'achèvement des travaux : cette dépose de l'enseigne depuis septembre 2019 avait nécessairement causé un préjudice, de nature commerciale, à la société [...], et devait être indemnisée par une somme de 1 000 euros, mais le préjudice matériel n'était pas démontré en raison de l'incertitude existant sur le maintien ou la suppression des travaux déjà réalisés.



Le 28 octobre 2021, la société Ispahan a transmis une déclaration d'appel par voie électronique listant les chefs du jugement critiqués.



Par conclusions du 26 avril 2022, M. et Mme [R] sont intervenus volontairement.



Par ordonnance du 14 septembre 2022, le magistrat chargé de la mise en état a notamment:

- déclaré recevable l'appel de la société Ispahan,

- déclaré irrecevable l'intervention volontaire des époux [C] [R] et [L] [H].



Par ordonnance du 6 juin 2023, la clôture de la procédure a été prononcée.



MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES



Par conclusions du 8 mars 2023, transmises par voie électronique le même jour, la société Ispahan demande à la cour de :



- la déclarer recevable et bien-fondée en son appel,



Y faisant droit :

- infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Saverne du 08 janvier 2021 en ce qu'il a :

- écarté des débats la pièce n° 10 produite par la demanderesse,

- débouté la société Ispahan de sa demande de reprise des travaux dont l'interruption a été ordonnée par la décision du juge des référés en date du 14 octobre 2019,

- déclaré recevables les demandes reconventionnelles de la société Dekat et de la société [...],

- condamné la société Ispahan à payer à la société [...] les sommes de :

- 1 500 euros à titre de dommages-intérêts correspondant à la perte de jouissance résultant de l'obturation de la fenêtre d'un bureau ;

- 500 euros à titre de dommages-intérêts correspondant à la perte de jouissance résultant de l'obturation partielle d'une vitrine ;

- 1 000 euros à titre de dommages et intérêts correspondant au préjudice commercial résultant de la dépose de l'enseigne.

- condamné la société Ispahan à payer à la société Dekat et à la société [...] la somme 1 000 euros chacune sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société Ispahan aux dépens,

- débouté la société Ispahan de sa demande de paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en première instance et de la demande de condamnation de la partie adverse aux dépens.



Statuant à nouveau :

- ordonner la levée de l'interdiction de poursuite des travaux visée par ordonnance du 14 octobre 2019 du juge des référés du tribunal de grande instance de Saverne,

- juger que la société Ispahan peut achever ses travaux visés dans son permis de construire du 21 août 2019,

- juger irrecevables les demandes reconventionnelles formées par la société Dekat et la société [...], en ce qu'elles ne présentent pas un lien suffisant avec les demandes originaires de la société Ispahan et, à tout le moins, mal-fondées,

- condamner la société Dekat et la société [...] à lui verser une somme de 40 000 euros à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive au titre de l'article 1240 du code civil,

- condamner la société Dekat et la société [...] à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en première instance et les condamner aux entiers frais et dépens de la première instance,

- condamner la société Dekat et la société [...] à lui payer une somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur d'appel et les condamner aux entiers frais et dépens d'appel.



S'agissant de la pièce 10 qu'elle produit, elle conteste la décision l'ayant écartée des débats, soutenant qu'il s'agit d'un courrier de transmission à la juridiction.



Au soutien de sa demande d'infirmation du chef du jugement rejetant sa demande de levée de l'interdiction de terminer les travaux visés dans le permis de construire du 20 août 2019, elle invoque l'absence de bien-fondé du maintien de l'interdiction générale des travaux visée dans l'ordonnance de référé du 14 octobre 2019 et soutient :

- avoir procédé à la surélévation de son bâtiment conformément au permis de construire,

- que la SCI Dekat, qui s'était présentée comme propriétaire du bâtiment voisin, ne l'est pas, la parcelle contigüe (n°[Cadastre 2]) à la sienne (n°[Cadastre 1]) appartenant à M. et Mme [R], de sorte que la SCI Dekat est irrecevable et mal fondée à lui opposer une demande d'arrêt des travaux,

- elle n'a pas obstrué de fenêtre,

- la première fenêtre (celle du bureau) n'a pas été touchée par elle ; les travaux de surélévation limitent son usage ; il avait été prévu qu'une autre fenêtre serait installée en remplacement sur l'autre façade par M. et Mme [R], ce qui a été effectué et permet ainsi d'éclairer la pièce, de sorte qu'il n'y a plus de problème de luminosité; il y avait un accord de M. [R], clairement confirmé, comme il résulte de son mail du 21 août 2019, de la sommation interpellative, de son retrait spontané des enseignes avant le début des travaux, de la remise des plans de surélévation déjà établis et de la création de la fenêtre sur le côté de son bâtiment,

- la seconde fenêtre n'est pas concernée par les travaux de surélévation ; au contraire, une partie de 30 centimètres empiète sur son fonds et sa suppression a été ordonnée par le jugement qui est définitif sur ce point,

- les travaux restant à effectuer n'ont pas de lien avec la question de la fenêtre du bureau du bâtiment voisin,

- une interdiction générale de tous les travaux au profit de la société Dekat, qui n'est pas propriétaire de la parcelle contigüe, et au profit de la société [...], qui a seulement son siège social dans le bâtiment voisin et ne détient aucun droit réel, ne repose sur aucun fondement juridique,

- la situation lui cause des préjudices conséquents, puisque le bâtiment se dégrade de jour en jour, comme il résulte des rapports d'huissier des 5 février 2020 et 16 août 2021,

- les intimées ne peuvent lui opposer une éventuelle servitude bénéficiant à une personne tierce, à savoir M. et Mme [R], en application du principe selon lequel 'nul ne plaide par procureur',

- la fenêtre de droite du 1er étage n'a pas d'existence légale ; la distance légale qui doit être respectée se calcule à partir de la limite de propriété vers le fonds ayant effectué l'ouverture,

- la servitude de vue par destination du père de famille n'est pas prouvée, le fonds n°[Cadastre 1] ayant été acquis par elle auprès de la société Dekat, alors que le fonds n°[Cadastre 2] appartient à M. et Mme [R], de sorte que les parcelles n'ont pas appartenu au même propriétaire,

- une servitude de vue par destination du père de famille ne constitue pas un 'privilège de vue' sur la parcelle voisin, cela signifie seulement que malgré son positionnement non conforme aux règles de distance visées dans le code civil, M. et Mme [R] pourraient conserver en l'état leur fenêtre et que, bien conscient du caractère illégal de l'ouverture, M. [R] a prévu en parallèle l'installation d'une ouverture dans son bureau de l'autre côté de la façade.



Pour soutenir que les demandes reconventionnelles sont irrecevables, elle fait valoir qu'elles n'ont pas de lien suffisant, au sens de l'article 70 du code de procédure civile, avec ses prétentions relatives à sa demande de levée d'interdiction de terminer les travaux visés dans son permis de construire. Elle ajoute que les intimées n'ont pas d'intérêt à agir, la société Dekat n'étant pas propriétaire de la parcelle contigüe n°[Cadastre 2] à celle dont elle est propriétaire (n°[Cadastre 1]) et la société [...] ne justifiant pas d'un bail relatif à l'exploitation des locaux situés sur la parcelle n°[Cadastre 2].





A titre subsidiaire, si les demandes reconventionnelles étaient jugées recevables, elle conclut à leur caractère mal fondé en soutenant que :

- le locataire présent dans les lieux (Atelier Peintures et matières) ne fait pas état de difficultés, était au courant et d'accord avec le projet de surélévation,

- il n'y a pas d'obturation de la vitrine en haut à gauche,

- la société [...] ne justifie d'aucun préjudice commercial du fait de la dépose des soi-disant enseignes ; c'était l'enseigne du locataire Atelier Peintures et matières qui était installée et la seconde enseigne concerne M. [R] ; les enseignes n'étaient en place que depuis quelques mois et ont été décrochées spontanément avant les travaux de surélévation,

- la société [...] ne peut se voir reconnaître un préjudice de jouissance du fait de l'obturation partielle de la vitrine, car celle-ci empiète sur son fonds et sa démolition a été ordonnée,

- si la société [...] subissait une perte de jouissance et de lumière naturelle concernant la fenêtre, elle aurait créé une nouvelle ouverture sur le côté du bâtiment, outre qu'elle dispose bien d'ouvertures sur le côté du bâtiment et donc de lumière naturelle.



Au soutien de sa demande de dommages-intérêts pour résistance abusive, elle soutient que les intimées cherchent à lui nuire, à la mettre en difficulté financière et à obtenir la caducité du permis de construire en cas d'arrêt prolongé des travaux. D'ailleurs, la société Dekat a multiplié les procédures, alors qu'elle n'est propriétaire d'aucune parcelle. La question de la fenêtre en haut à droite du bâtiment de M. et Mme [R] n'est qu'un prétexte pour l'empêcher de terminer les travaux afin qu'il soit tellement dégradé qu'il doive être détruit. Leur comportement lui cause un préjudice moral et un préjudice financier, du fait du coût financier du blocage, étant tenue de rembourser des frais relatifs à un bâtiment dégradé, du fait de la situation stressante et angoissante pour le gérant de la SCI Ispahan, puisque le bâtiment abrite une pâtisserie exploitée par une autre société qui a huit salariés.



Par conclusions du 29 mars 2023, transmises par voie électronique le même jour, la société Dekat et la société [...] demandent à la cour de :



- déclarer la SCI Ispahan mal fondée en son appel,

- l'en débouter, ainsi que de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions,

- confirmer le jugement entrepris,

- condamner la SCI Ispahan au paiement à la société [...] et à la société Dekat la somme de 5 000 euros chacun au titre de l'article 700 du code de procédure civile,


- condamner la SCI Ispahan aux entiers frais et dépens d'appel.


S'agissant de la pièce 10, invoquant l'article 21-3 de la loi du 8 avril 1995 repris par l'article L.213-2 du code de justice administrative, ainsi que l'article 4 de la convention signée entre le médiateur et les parties, elles soutiennent que ce courrier, qui reprend les déclarations recueillies auprès de M. [R], alors qu'elles sont en principe soumises à la confidentialité, et qui contient l'avis personnel du médiateur sur les raisons de l'échec de la médiation, ne peut être dévoilé dans la présente instance.



S'agissant du rejet de la demande de reprise des travaux de la société Ispahan, elles exposent que M. et Mme [R] ont acquis un terrain situé [Adresse 4] à [Localité 8] en 1993 et y ont édifié un immeuble, que le terrain a ensuite fait l'objet d'une division, dont une partie a été cédée à la SCI Dekat, qui a fait édifier un immeuble ; que la SCI Dekat a vendu le bien à la SCI Ispahan, M. et Mme [R] restant propriétaires du bâtiment situé au [Adresse 4], qui fait l'objet d'une exploitation commerciale par la société [...].



Elles soutiennent que la société [...] a intérêt à demander l'arrêt des travaux, car elle exploite l'immeuble appartenant aux époux [R] et est directement concernée par les travaux litigieux, en ce qu'elle exploite une activité économique dans un local dont les ouvertures ont été obstruées et subit un préjudice à son droit de jouissance.



Elles invoquent l'ordonnance de référé et l'arrêt la confirmant et soutiennent qu'à ce jour, aucun changement de situation permettant de mettre fin au dommage causé à la propriété des époux [R] ne saurait justifier la levée de l'interdiction des travaux.



Elles soulignent qu'il résulte des constats d'huissiers des 1er et 17 mars 2022 que, tant la fenêtre du 1er étage, que la baie vitrée du rez-de-chaussée, sont obstruées par les travaux, la vitrine pour 60 % de sa surface. Elles ajoutent que, même si la cour ne retenait l'obturation que d'une seule fenêtre, cela suffit à caractériser l'atteinte à la servitude de fonds dont bénéficie le fonds des intimés.



Elles ajoutent que les travaux n'ont en réalité jamais cessé et ont aggravé les dommages causés à la propriété des époux [R] (l'installation d'un solin entre les deux propriétés prend appui sur les couvertines du bien et créé de ce fait une béance entraînant la pénétration des eaux de pluie ; un linteau de la vitrine principale du rez-de-chaussée a été découpé ; les regards de visite eau et assainissement ont été obstrués sans l'accord des époux [R]), de sorte que la persistance d'un dommage, toujours plus imminent, justifie que soit confirmée l'interruption des travaux.



Elles font, en outre, valoir une servitude de vue par destination du père de famille en application de l'article 693 du code civil, soutenant que les deux fonds ont été établis par le même propriétaire, à savoir les époux [R], qui ont divisé le fonds et entendu affecter la parcelle qu'ils n'ont pas surélevée au service du fond dominant, et enfin, que la servitude est apparente, les fenêtres étant visibles de tous depuis l'extérieur.



Elles ajoutent que la société Ispahan en avait connaissance lors de l'acquisition du bien, que les vendeurs n'y ont pas renoncé. Elles contestent tout accord permettant à la société Ispahan de surélever l'immeuble en méconnaissance de la servitude de vue. Elles précisent que la création d'une nouvelle fenêtre a été réalisée à l'initiative et aux frais de la société [...], pour pallier l'impossibilité découlant des travaux d'utiliser la pièce en bureau.



Elles considèrent qu'il résulte du rapport d'expertise que la société [...] se trouve, du fait de l'obstruction de la fenêtre, privée de luminosité à l'étage et privée de la possibilité d'exploiter cette pièce en bureau de travail, puisque n'étant pas conforme aux dispositions du code du travail.



S'agissant des préjudices subis par la société [...], il est soutenu que :

- l'estimation du préjudice doit être faite au jour de la décision accordant l'estimation et que la dépose des enseignes a eu lieu il y a maintenant plusieurs années,

- l'empiètement de la vitrine sur le fonds de la société Ispahan n'est que partiel, de sorte qu'il ne peut exclure le préjudice de jouissance concernant l'obturation de la vitrine,

- la construction d'une nouvelle fenêtre aux frais de la société [...] a été rendue nécessaire par l'absence de lumière naturelle en contravention avec le code du travail.



S'agissant de la demande de dommages-intérêts pour résistance abusive, elles soutiennent que la société Ispahan avait connaissance de la servitude grevant son fonds et a, malgré cette situation, procédé à l'élévation de sa construction en violation des droits des intimés, et n'a cessé de poursuivre les travaux ; les intimés n'ont été contraints d'agir que pour assurer le maintien de leurs droits ; seule la société Ispahan est animée d'intentions malicieuses.



Pour l'exposé complet des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions notifiées et transmises par voie électronique aux dates susvisées






MOTIFS





1°) Sur le chef du jugement ayant écarté des débats la pièce n°10 produite par la demanderesse :



Selon la pièce n°9 de l'appelante, le tribunal administratif de Strasbourg a désigné M. [S] en qualité de médiateur dans le litige opposant M. [R] et Mme [H] et autres contre la Commune de [Localité 8] et autres.



Sa pièce n°10 constitue une lettre de M. [S], qui ne constitue pas un courrier de transmission à la juridiction et qui est couvert par le principe de confidentialité posé par l'article L.213-2 du code de justice administrative, qui prévoit que 'les constatations du médiateur et les déclarations recueillies au cours de la médiation ne peuvent être divulguées aux tiers ni invoquées ou produites dans le cadre d'une instance juridictionnelle ou arbitrale sans l'accord des parties.'



Le jugement sera confirmé en ce qu'il a écarté cette pièce des débats.



2°) Sur le chef du jugement ayant rejeté la demande de la société Ispahan tendant à la reprise des travaux dont l'interruption a été ordonnée par la décision du juge des référés du 14 octobre 2019 :



Selon l'acte de vente du 13 octobre 2017, la société Dekat a vendu à la société Ispahan le bâtiment à usage commercial, figurant sur la parcelle cadastrée section [Cadastre 3] n°[Cadastre 1]/[Cadastre 6] à [Localité 8], après avoir acquis le terrain selon un acte de vente du 27 décembre 2005 et fait édifier la construction au cours de l'année 2006.



Cet acte précise que la parcelle cadastrée section [Cadastre 3] n°[Cadastre 2]/[Cadastre 6] appartient à M. [R] et son épouse Mme [L] [H].



Selon le plan produit en pièce 32 par l'appelante, le litige concerne les travaux effectués sur le bâtiment situé sur la parcelle n°[Cadastre 1], qui est contigu à l'immeuble situé sur la parcelle n°[Cadastre 2].

Aucun élément ne permet de justifier que la société Dekat est propriétaire de la parcelle n°[Cadastre 2] ou de droits réels y afférents, ni de quelconques autres droits portant sur l'occupation de ladite parcelle, et notamment du bâtiment qui y est implanté.



Aucun élément ne permet non plus de justifier que la société [...] détient de tels droits. Alors qu'elle soutient que le bâtiment de la parcelle n°[Cadastre 2] fait l'objet d'une exploitation commerciale par elle-même, dont le dirigeant, M. [R], y exerce une activité de tapissier décorateur, elle ne produit aucun élément permettant d'établir qu'elle exerce effectivement une activité dans ce bâtiment.



La société Ispahan admet cependant que la société [...] a son siège social dans le bâtiment situé sur la parcelle n°[Cadastre 2].



Cependant, cette seule circonstance est insuffisante pour donner à cette dernière un intérêt à agir pour s'opposer à la reprise des travaux et elle ne soutient ni ne démontre quelle est la partie du bâtiment qu'elle occupe et si celle-ci serait affectée par les travaux.



En tous les cas, aucun élément ne permet d'établir l'existence d'une éventuelle servitude de vue par destination du père de famille dont pourrait se prévaloir l'une ou l'autre des intimés.



A supposer que la totalité de la parcelle n°[Cadastre 2], qui appartient à M. et Mme [R], et celle n°[Cadastre 1], qui appartenait à la société Dekat avant d'être vendue, ait, par le passé, fait l'objet d'une division, il convient de relever que c'est la société Dekat qui a construit le bâtiment sur ladite parcelle après l'avoir achetée, et dès lors, après ladite division.



Les sociétés Dekat et [...] ne démontrent pas avoir subi un quelconque préjudice résultant des travaux entrepris.



En conséquence, il convient d'infirmer le jugement, et, statuant à nouveau, d'ordonner la levée de l'interdiction de poursuite des travaux visée par ordonnance du 14 octobre 2019 du juge des référés du tribunal de grande instance de Saverne et de juger que la société Ispahan peut achever ses travaux en conformité avec les décisions administratives obtenues.



3°) Sur le chef du jugement ayant déclaré recevables puis a rejeté les demandes reconventionnelles de la société Dekat :



Dans le dispositif de ses conclusions, la société Ispahan demande à la cour de déclarer ces demandes irrecevables en ce qu'elles ne présentent pas un lien suffisant avec les demandes originaires de la société Ispahan, et, à tout le moins, mal fondées.



Dès lors que la société Ispahan ne vise précisément, dans ce dispositif, que la seule fin de non-recevoir tirée de l'absence de lien suffisant, la cour n'est pas saisie de celle tirée d'un défaut d'intérêt évoquée dans les motifs de ses conclusions.



Cette fin de non-recevoir tirée de l'absence d'un lien suffisant avec la demande principale sera rejetée, dans la mesure où la société Dekat présente une demande de dommage-intérêts réparant le préjudice subi du fait des travaux que la société Ispahan demandait à reprendre.



Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a déclaré cette demande recevable.



Aucun appel n'est en revanche interjeté contre le chef du jugement qui a rejeté les demandes de dommages-intérêts de la société Dekat, celle-ci demandant la confirmation du jugement.



4°) Sur les chefs du jugement ayant déclaré recevables les demandes reconventionnelles de la société [...] et a condamné la société Ispahan à lui payer diverses sommes :



Pour les mêmes motifs que ceux précités, la cour n'est saisie que de la fin de non-recevoir opposée aux demandes reconventionnelles de la société [...], tirée de l'absence de lien suffisant avec les demandes originaires de la société Ispahan, expressément mentionnée dans le dispositif des conclusions de cette dernière, et non pas de celle tirée d'un défaut d'intérêt évoquée dans le contenu de ses conclusions



Cette fin de non-recevoir tirée de l'absence d'un lien suffisant avec la demande principale sera rejetée, dans la mesure où la société [...] présente une demande de dommage-intérêts réparant le préjudice subi, en sa prétendue qualité d'exploitante des lieux, du fait des travaux que la société Ispahan demandait à reprendre.



En revanche, comme il a été dit, la société [...] ne démontre pas avoir subi un préjudice résultant des travaux. Il convient d'ajouter qu'elle ne démontre pas que les deux enseignes qui ont été déposées lui appartenaient, mais seulement une seule, et ne démontre pas l'existence d'une faute de la part de la société Ispahan à cet égard. En effet, dans son courriel du 21 août 2019, M. [R] indique enlever les enseignes de son locataire, la SAS Atelier Peinture et Matières, ainsi que 'la nôtre SAS [...], pour que vous puissiez poser votre échafaudage'. En outre, lors de la sommation interpellative du 5 mai 2021, le gérant de la société Atelier Peintures et Matières a répondu oui à la question 'c'est d'ailleurs M. [R] lui-même et ses collaborateurs qui ont enlevé les enseignes de leur plein gré. Validez-vous ce fait ''. Enfin, la société [...] ne démontre pas avoir subi un quelconque préjudice du fait de la dépose de sa propre enseigne.



Ses demandes seront donc rejetées, le jugement étant infirmé de ces chefs



5°) Sur la demande pour résistance abusive :



Après avoir agi en référé afin qu'il soit fait interdiction à la société Ispahan de poursuivre les travaux, la société Dekat s'est opposée, dans le cadre de cette instance au fond, à la demande de levée de cette interdiction en se prétendant propriétaire du bâtiment contigü à celui de la société Ispahan faisant l'objet de travaux. Ce n'est qu'au cours de l'instance d'appel, qu'elle a cessé de se revendiquer propriétaire de ce fonds contigü, sans d'ailleurs démontrer l'avoir été un jour et sans faire valoir un autre titre qui la fonderait à agir.



Elle a ainsi fait preuve d'une résistance abusive.



La société Ispahan ne justifie cependant pas avoir subi un préjudice financier en résultant.



Elle justifie, en revanche, du préjudice moral qu'elle a subi du fait de cette résistance abusive, caractérisé par le fait de n'avoir pas pu terminer les travaux depuis plusieurs mois et de voir les conséquences subies par son bâtiment qui se dégrade.



La société Dekat sera condamnée à lui payer la somme de 10 000 euros à titre de dommages-intérêts.



En revanche, les motifs invoqués par la société Ispahan au soutien de sa demande de dommages-intérêts ne permettent pas de caractériser d'abusive la résistance de la société [...], qui a d'ailleurs son siège social dans le bâtiment et dont les demandes avaient été accueillies par le premier juge. La demande formée à son encontre sera rejetée.



6°) Sur les chef du jugement ayant condamné la société Ispahan aux dépens et à payer à la société Dekat et à la société [...] la somme de 1 000 euros chacune sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile :



Il résulte de ce qui précède qu'il convient d'infirmer le jugement ayant statué sur les frais et dépens et, statuant à nouveau, de condamner la société Dekat et la société [...] à supporter les dépens de première instance et à payer à la société Ispahan la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour la première instance.



7°) Sur les frais et dépens à hauteur d'appel :



La société Dekat et la société [...] seront condamnés à supporter les dépens d'appel et à payer à la société Ispahan la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour l'instance d'appel, leur propre demande étant rejetée.





PAR CES MOTIFS



La cour, statuant par arrêt contradictoire, prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, conformément aux dispositions de l'article 450, alinéa 2 du code de procédure civile,



INFIRME le jugement du tribunal judiciaire de Saverne du 8 janvier 2021, mais seulement en ce qu'il a :

- débouté la société Ispahan de sa demande de reprise des travaux dont l'interruption a été ordonnée par la décision du juge des référés du 14 octobre 2019,

- condamné la société Ispahan à payer à la société [...] les sommes de:

- 1 500 euros à titre de dommages-intérêts correspondant à la perte de jouissance résultant de l'obturation de la fenêtre d'un bureau,

- 500 euros à titre de dommages-intérêts correspondant à la perte de jouissance résultant de l'obturation partielle d'une vitrine,

- 1 000 euros à titre de dommages-intérêts correspondant au préjudice commercial résultant de la dépose de l'enseigne,

- condamné la société Ispahan à payer à la société Dekat et à la société [...] la somme de 1 000 euros chacune sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société Ispahan aux dépens



LE CONFIRME, pour le surplus, dans les limites de l'appel ;



Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant :



ORDONNE la levée de l'interdiction de poursuite des travaux visée par ordonnance du 14 octobre 2019 du juge des référés du tribunal de grande instance de Saverne ;



DIT que la société Ispahan peut achever ses travaux en conformité avec les décisions administratives obtenues ;



REJETTE les demandes de dommages-intérêts de la société [...] ;



CONDAMNE la société Dekat à payer à la société Ispahan la somme de 10 000 euros à titre de dommages-intérêts ;



REJETTE la demande de dommages-intérêts de la société Ispahan formée contre la société [...] ;



CONDAMNE la société Dekat et la société [...] à supporter les dépens de première instance et d'appel ;



CONDAMNE la société Dekat et la société [...] à payer à la société Ispahan la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour la première instance ;



CONDAMNE la société Dekat et la société [...] à payer à la société Ispahan la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour l'instance d'appel ;



REJETTE la demande de la société Dekat et de la société [...] au titre de l'article 700 du code de procédure civile.



La greffière, La présidente de chambre,

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