12 février 2024
Cour d'appel de Metz
RG n° 22/00753

Chambre Sociale-Section 3

Texte de la décision

Arrêt n° 24/00038



12 Février 2024

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N° RG 22/00753 - N° Portalis DBVS-V-B7G-FWOX

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Tribunal Judiciaire de METZ- Pôle social



25 Février 2022

17/01101

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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE METZ



CHAMBRE SOCIALE

Section 3 - Sécurité Sociale





ARRÊT DU



douze Février deux mille vingt quatre





APPELANT :



FONDS D'INDEMNISATION DES VICTIMES DE L'AMIANTE

[Adresse 2]

[Adresse 2]

[Localité 8]

Représenté par Me Sabrina BONHOMME, avocat au barreau de METZ





INTMÉES :



Madame [X] [E]

[Adresse 4]

[Localité 7]

représenté par l'association [10], prise en la personne de Mme [V] [H], salariée de l'association munie d'un pouvoir spécial



Société [12] ( venant aux droits de [11])

[Adresse 1]

[Localité 6]

Représentée par Me Jean-Christophe GENIN, avocat au barreau de NANCY



CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE MOSELLE

[Adresse 3]

[Adresse 3]

[Localité 5]

représentée par Mme [Y], munie d'un pouvoir général





COMPOSITION DE LA COUR :



En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 20 Novembre 2023, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Mme Carole PAUTREL, Conseillère, magistrat chargé d'instruire l'affaire.



Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :



Monsieur Philippe ERTLE, Président de Chambre

Mme Carole PAUTREL, Conseillère

Mme Anne FABERT, Conseillère





Greffier, lors des débats : Madame Sylvie MATHIS, Greffier



ARRÊT : Contradictoire



Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;



Signé par Monsieur Philippe ERTLE, Président de Chambre, et par Madame Sylvie MATHIS, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.




EXPOSE DU LITIGE



Née le 7 juin 1958, Madame [X] [E] a travaillé, pour le compte de la société [11] aux droits de laquelle vient la société [12], du 15 octobre 1979 au 31 octobre 2013, où elle a occupé les postes suivants :

- Opératrice ;

- Professionnel de fabrication NI ;

- Professionnel de fabrication N2 ;

- Professionnel de fabrication N4.



Par formulaire du 12 septembre 2016, accompagné d'un certificat médical du Docteur [N] du 4 août 2016 diagnostiquant un adénocarcinome du poumon gauche, Madame [E] a formulé, auprès de la caisse primaire d'assurance maladie de Moselle (ci-après la caisse ou CPAM), une demande de reconnaissance de maladie professionnelle au titre du tableau n°30 bis.



La caisse a diligenté une instruction auprès de l'assurée et de son employeur.



Les délais d'instruction ont été prolongés par courrier de la caisse du 8 décembre 2016.



Le 2 janvier 2017, la caisse a informé Madame [E] de la prise en charge de l'affection dont elle souffre au titre du tableau n°30 bis des maladies professionnelles : cancer broncho-pulmonaire provoqué par l'inhalation de poussières d'amiante.



Par courrier du 27 janvier 2017, Madame [E] a introduit une demande de reconnaissance de faute inexcusable de son ancien employeur.



Le 1er juin 2017, la caisse a notifié à Madame [E] l'attribution d'une rente mensuelle d'un montant de 1.778,36 euros versée à compter du 5 août 2016 (soit au lendemain de la consolidation), et a fixé son taux d'incapacité à 67%.



Le 27 janvier 2017, Madame [E] a accepté l'offre du Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante (FIVA) suivante :

Préjudice moral 30.700 euros

Préjudice physique 15.500 euros

Préjudice d'agrément 15.500 euros

Préjudice esthétique 1.000 euros.



Madame [E] a, selon courrier recommandé expédié le 13 juillet 2017, attrait la société [11], devant le Tribunal des affaires de la Sécurité sociale de la Moselle, afin de voir reconnaitre la faute inexcusable de son ancien employeur dans la survenance de sa maladie professionnelle du tableau n°30 bis et bénéficier des conséquences indemnitaires qui en découlent.



La CPAM de Moselle a été mise en cause.



Par jugement du 25 février 2022, le pôle social du tribunal judiciaire de Metz, nouvellement compétent, a :

- DECLARE le jugement commun à la caisse primaire d'assurance maladie de Moselle ;

- DECLARE Madame [X] [E] recevable en son action ;

- DECLARE le Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante, subrogé dans les droits de Madame [X] [E], recevable en ses demandes ;

- DIT que la maladie professionnelle déclarée par Madame [X] [E] et inscrite au tableau 30 bis des maladies professionnelles est due à la faute inexcusable de la société [11];

- ORDONNE la majoration à son maximum de la rente allouée à Madame [X] [E] dans les conditions prévues à l'article L.452-2 alinéa 3 du Code de la Sécurité sociale ;

- DIT que cette majoration sera versée par la Caisse primaire d'assurance maladie de Moselle à Madame [X] [E] ;

- DIT que ces majorations pour faute inexcusable suivront l'évolution du taux d'incapacité permanente de Madame [X] [E] ;

- DIT qu'en cas de décès de Madame [X] [E] résultant des conséquences de sa maladie professionnelle, le principe de la majoration de rente restera acquis pour le calcul de la rente du conjoint survivant ;

- FIXE l'indemnisation des préjudices personnels de Madame [X] [E], résultant de sa maladie professionnelle inscrite au tableau n°30 bis à la somme totale de 28.000 euros, soit 2.000 euros au titre des souffrances physiques, 25.000 euros au titre des souffrances morales et 1.000 euros au titre du préjudice esthétique ;

- DIT que cette somme sera versée par la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de Moselle au Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante, subrogé dans les droits de Madame [X] [E] ;

- DEBOUTE le Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante de sa demande formée au titre du préjudice d'agrément subi par Madame [X] [E] ;

- RAPPELE que la Caisse primaire d'assurance maladie de Moselle est fondée à exercer son action récursoire contre la société [11];

- CONDAMNE la société [11] à rembourser à la Caisse primaire d'assurance maladie de Moselle l'ensemble des sommes, en principal et intérêts, qu'elle sera tenue d'avancer sur le fondement des articles L.452-1 à L.452-3 du Code de la Sécurité sociale au titre de la pathologie professionnelle de Madame [X] [E] inscrite au tableau n°30 bis ;

- CONDAMNE la société [11] à verser à Madame [X] [E] la somme de 800 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- CONDAMNE la société [11] à verser au Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante la somme de 800 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- CONDAMNE la société [11] aux entiers frais et dépens de la procédure;

- ORDONNE l'exécution provisoire de la décision.



Par acte déposé au greffe le 21 mars 2022, le FIVA a interjeté appel de cette décision qui lui avait été notifiée par LRAR du 8 mars 2022 dont l'accusé de réception ne figure pas au dossier de première instance.



Par conclusions datées du 6 juin 2023 et soutenues oralement lors de l'audience de plaidoirie par son conseil, le FIVA demande à la cour de :

DECLARER le FIVA recevable et bien fondé en son appel,

Y faisant droit,

INFIRMER LE JUGEMENT, en ce qu'il a : fixé l'indemnisation des préjudices personnels de Madame [X] [E] résultant de sa maladie professionnelle inscrite au tableau n°30 bis à la somme totale de 28 000 euros, soit 2 000 euros au titre des souffrances physiques, 25 000 euros au titre des souffrances morales et 1 000 euros au titre du préjudice esthétique ;



dit que ces sommes seront versées par la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de Moselle au Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante, créancier subrogé dans les droits de Madame [X] [E], et débouté le Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante de sa demande formée au titre du préjudice d'agrément subi par Madame [X] [E]



Et, statuant à nouveau sur ce point,

FIXER l'indemnisation des préjudices personnels de Madame [X] [E] comme suit :

Souffrances morales 30 700.00 €

Souffrances physiques15 500.00 €

Préjudice d'agrément 15 500.00 €

Préjudice esthétique 1000.00 €

TOTAL 62 700.00 €

DIRE que la CPAM de Moselle devra verser cette somme de 62 700.00 € au FIVA, créancier subrogé, en application de l'article L452-3 alinéa 3 du Code de la sécurité sociale,

Y ajoutant

CONDAMNER la Société [12] à payer au FIVA une somme de 2.000,00 € en application de l'article 700 du Code de Procédure Civile.

CONDAMNER la partie succombante aux dépens, en application des articles 695 et suivants du Code de procédure civile.



Par conclusions datées du 16 novembre 2023 et soutenues oralement lors de l'audience de plaidoirie par son conseil, la société [12] venant aux droits de la société [11] demande à la cour de :

- Débouter le FIVA et la CPAM de l'intégralité de leurs demandes ;

- Condamner le FIVA à payer à la société [12] une somme de 2000€ en application de l'article 700 du CPC ;

- Condamner le FIVA aux entiers dépens.



Par conclusions datées du 9 octobre 2023 et soutenues oralement lors de l'audience de plaidoirie par son représentant, la CPAM de Moselle demande à la cour de :

- donner acte à la caisse qu'elle s'en remet à la sagesse de la cour en ce qui concerne la faute inexcusable reprochée à la société [12] ;

Le cas échéant :

- donner acte à la caisse qu'elle s'en remet à la cour en ce qui concerne la fixation du montant de la majoration de la rente réclamée par le FIVA pour le compte de Madame [E] ;

- prendre acte que la caisse ne s'oppose pas à ce que la majoration de la rente suive l'évolution du taux d'IPP de Madame [E], et à ce que le principe de la majoration de la rente reste acquis pour le calcul de la rente de conjoint survivant en cas de décès de Madame [E] des suites de sa maladie professionnelle ;

- donner acte à la caisse qu'elle s'en remet à la cour en ce qui concerne la fixation des préjudices extra-patrimoniaux subis par Madame [E] ;

- rejeter toute éventuelle demande d'inopposabilité de la décision de prise en charge de la maladie professionnelle ;

- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société [12] à rembourser à la caisse les sommes qu'elle sera amenée à verser, en principal et intérêt, en application des dispositions des articles L.452-1 à L. 452-3 du code de la sécurité sociale.



A l'audience de plaidoirie, Madame [E], par le biais de son représentant, a indiqué ne pas avoir déposé d'écritures, et ne pas plaider, dès lors que l'appel principal ne remet pas en cause le principe de la faute inexcusable tel que reconnu par les premiers juges.



Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des moyens des parties, il est expressément renvoyé aux écritures des parties et à la décision entreprise.




SUR CE,



SUR L'INOPPOSABILITE INVOQUEE DE LA DECISION DE PRISE EN CHARGE



La société [12] venant aux droits de la société [11] fait valoir que, lors de l'instruction, la CPAM n'a pas respecté les dispositions de l'article R441-14 alinéa 3 dès lors que la caisse n'apporte aucunement la preuve que les courriers relatifs à la clôture de l'instruction du dossier et à la notification de la décision de la prise en charge ont été portés à la connaissance de l'employeur.



La société intimée affirme ainsi que la décision de reconnaissance du caractère professionnel de la maladie de Madame [E] doit lui être déclarée inopposable et que cette décision ne peut donc servir de fondement à une action en faute inexcusable.



La caisse soutient principalement que la société intimée est irrecevable à soulever l'inopposabilité de la décision de prise en charge dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable intenté par Madame [E]. Elle rappelle en effet qu'en vertu de l'indépendance des rapports caisse/employeur, caisse/salarié et salarié/employeur, l'employeur n'est pas recevable, dans l'instance en reconnaissance de la faute inexcusable, à soulever l'inopposabilité de la décision de prise en charge, qu'elle soit tirée des conditions de fond ou de forme.



Le FIVA et Madame [E] ne formulent aucune observation sur ce point.



****************



L'article L.452-1 du Code de la sécurité sociale dispose que lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire.



Il est par ailleurs de jurisprudence constante que si un employeur peut soutenir, en défense à l'action en reconnaissance de la faute inexcusable introduite par la victime ou ses ayants-droits, que la maladie n'a pas d'origine professionnelle, il n'est pas recevable en revanche à contester à la faveur de cette instance, l'opposabilité de la décision de prise en charge de l'accident, de la maladie ou de la rechute par la caisse au titre de la législation sur les risques professionnels.



Ainsi, le fait que le caractère professionnel de la maladie ne soit pas établi entre la caisse et l'employeur ne prive pas la victime du droit de faire reconnaître la faute inexcusable de l'employeur qui l'aura exposé au risque, dès lors que les conditions du tableau sont réunies en ce qui le concerne.



Il convient également de rappeler qu'une éventuelle inopposabilité de la décision de prise en charge est sans incidence sur l'action en reconnaissance de la faute inexcusable dirigée contre l'employeur et sur le droit de la caisse de récupérer auprès de l'employeur dont la faute inexcusable aura été reconnue, les compléments de rente et indemnités versés par elle.



La demande de la société [12] relative à l'inopposabilité de la décision de prise en charge de la maladie du 2 janvier 2017 doit donc être déclarée irrecevable.



SUR LA FAUTE INEXCUSABLE



La société [12] fait valoir qu'elle ne pouvait avoir conscience du danger auquel était exposé sa salariée, dès lors que Madame [E] n'a jamais réalisé de travaux sur l'amiante en son état brut, ni ne s'est livrée à des opérations impliquant la désagrégation de matériaux concernant de l'amiante. La société rappelle qu'elle n'utilisait que des produits finis à base d'amiante, à savoir les plaquettes de frein, et que, jusqu'en 1996, aucun des travaux mentionnés au tableau 30 ne concernait les tâches effectuées par Madame [E], laquelle, ne faisant référence dans sa demande de reconnaissance de faute inexcusable qu'à une exposition d'ambiance à l'amiante, ne caractérise aucunement les travaux mentionnés dans le tableau 30 bis. La société [12] rappelle que cette conscience du danger n'a pu être que très progressive puisque, jusqu'en 1996, les travaux mentionnés dans les tableaux n° 30 ne ressemblaient en rien à ceux effectués par Madame [E], le tableau ne faisant d'ailleurs toujours pas à ce jour référence à une exposition d'ambiance.



La société [9] par ailleurs soutient avoir mis en 'uvre toutes les mesures de prévention nécessaires, ainsi que toutes les mesures de protection de ses salariés. Elle indique notamment avoir, dès 1979, été attentive à l'empoussièrement, ainsi que le démontrent les rapports sur l'activité du CHSCT et les analyses d'air régulièrement menées. Elle fait également état des suivis par la médecine du travail des personnels susceptibles d'avoir été exposés aux poussières d'amiante.


La société intimée souligne enfin que le cancer bronchopulmonaire déclaré par Madame [E] a également comme origine possible le tabagisme important de l'intéressée depuis l'âge de 18 ans.



La caisse et le FIVA s'en remettent à l'appréciation de la cour.



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En vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés dans l'entreprise.



Les articles L.4121-1 et 4121-2 du code du travail mettent par ailleurs à la charge de l'employeur une obligation légale de sécurité et de protection de la santé du travailleur.



Dans le cadre de son obligation générale de sécurité, l'employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, ces mesures comprenant des actions de prévention des risques professionnels, des actions d'information et de formation et la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.



Le manquement à son obligation de sécurité et de protection de la santé de son salarié a le caractère d'une faute inexcusable, au sens de l'article L.452-1 du Code de la Sécurité Sociale, lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.



La preuve de la faute inexcusable de l'employeur incombe à la victime.



Sur la conscience du danger



Soulignant le fait que Madame [E] n'a jamais eu à exercer de travaux l'exposant à des poussières d'amiante, et contestant ainsi le caractère professionnel de la pathologie déclarée par Madame [E], la société [11] conteste avoir eu la conscience du danger auquel était exposée sa salariée.



Il est important de rappeler que le tableau n°30 bis désigne le cancer broncho-pulmonaire primitif comme maladie provoquée par l'inhalation de poussières d'amiante. Ce tableau prévoit un délai de prise en charge de 40 ans sous réserve d'une exposition de 10 ans, ainsi qu'une liste limitative des travaux susceptibles de provoquer cette affection dont notamment les travaux d'entretien ou de maintenance effectués sur des équipements contenant des matériaux à base d'amiante.



Dans le questionnaire assuré qu'elle a rempli le 10 octobre 2016 (pièce n°4 de la CPAM), Madame [E] explique avoir travaillé sur les chaînes d'assemblage des plaquettes de frein amiantées, où elle pouvait manipuler plus de 300 plaquettes à l'heure en prémontage, freins dont la société [12] ne conteste pas qu'ils contenaient de l'amiante, et où elle devait, à l'issue de son poste, souffler et balayer son lieu de travail afin d'enlever les poussières d'amiante qui étaient ainsi dispersées dans l'air qu'elle respirait.



Elle produit par ailleurs aux débats les témoignages de collègues de travail établis comme suit (pièce n°4 de la CPAM) :

- Madame [M] [D] : « Collègue de travail de Madame [E] [X] je l'ai vu être exposée à l'amiante durant sa carrière professionnelle. Du fait de ma polyvalence, j'ai pu travailler à ses côtés, travail posté. Comme pour tant d'autres collègues, elle assemblait des freins à disque avec des plaquettes qui contenaient de l'amiante et elle rivetait ces mêmes plaquettes amiantées. Le frottement de ces plaquettes en amiante sur les gabarits lors du montage, déposait des poussières d'amiante qu'elle devait nettoyer en fin de poste avec un pinceau et une soufflette à air comprimé afin de dépoussiérer ces poussières sur les gabarits ainsi que le balayage du sol pour enlever toutes ces poussières d'amiante qui étaient tombées au sol lors de ces travaux de montage et de nettoyage ».





- Madame [R] [I] témoigne également : « Quand nous travaillions au centre d'usinage, les poussières d'amiante se dégageaient lorsque nous usinions des pièces brutes sur les machines- outils dont certaines étaient équipées de freins et garniture en amiante. A chaque changement de pièces à usiner le plateau était freiné par les freins dont les garnitures étaient en amiante et Madame [X] [E] inhalait toutes ces poussières d'amiante ».



Il ressort ainsi de ces attestations, malgré les contestations de la société [12], que Madame [E] a bien été exposeé aux poussières d'amiante, du fait notamment du dégagement de poussières d'amiante lié au montage des freins constitués d'amiante. Il est également constant que le travail de Madame [E] lui a fait manipuler des centaines de plaquettes de frein par heure, avec une obligation de nettoyage des postes de travail empoussiérés au moyen de soufflettes.



La conscience du danger par la société [11] aux droits de laquelle vient la société [12] doit ensuite être appréciée au moment de l'exposition au risque de sa salariée, soit à compter de 1979.



Il appert à cet égard que la dangerosité de l'amiante est connue en France depuis le début du XXème siècle au moins, notamment grâce au Bulletin de l'inspection du travail de 1906 faisant état de très nombreux cas de fibroses chez les ouvriers de filatures et tissage.



Dès 1913, dans les dispositions du décret du 13 juillet 1913 relatif à l'hygiène et à la sécurité des travailleurs, reprises ensuite dans le code du travail, le législateur a imposé à l'employeur de renouveler l'air des ateliers, précisant que les travailleurs devaient bénéficier de masques et de dispositifs de protection appropriés.



Dans les années 1930, plusieurs publications ont également alerté sur l'exposition professionnelle à l'amiante et le développement de certaines pathologies. Ainsi, en 1930, une publication du Docteur [O] dans la revue La médecine du travail établissait déjà un lien de causalité entre l'asbestose et le travail des ouvriers de l'amiante, et comprenait déjà des recommandations précises en direction des industriels sur les mesures à prendre afin de réduire l'empoussièrement. A partir de 1935 d'autres publications ont fait un lien entre l'exposition professionnelle à l'amiante et le cancer broncho-pulmonaire.



La société [11] devenue [12] ne pouvait pas non plus ignorer que le décret du 31 août 1950 a constitué le tableau 30 des maladies professionnelles et a désigné comme étant à l'origine des affections professionnelles d'asbestose, les travaux exposant à l'inhalation de poussières d'amiante, ne précisant qu'à titre indicatif par l'adverbe notamment, les travaux de cardage, de filature et de tissage de l'amiante.



Ensuite, le décret du 3 octobre 1951 a ajouté à cette liste indicative de travaux, ceux de calorifugeage au moyen d'amiante et la manipulation d'amiante à sec dans les industries de fabrication d'amiante ciment, de fabrication de joints en amiante, de fabrication de garnitures de friction et des bandes de freins à l'aide d'amiante.



Ainsi, dès le début des années 1950, tout employeur avisé était tenu à une attitude de vigilance et de prudence dans l'usage, alors encore licite, de la fibre d'amiante. Cette obligation de vigilance et de prudence était d'autant plus actuelle pour la société [11] que celle-ci utilisait des plaquettes de frein contenant de l'amiante, notamment dans ses ateliers de montage impliquant une manipulation constante des dites plaquettes par les salariés.



Par ailleurs, le décret du 5 janvier 1976 a ensuite étendu la portée du tableau à d'autres affections professionnelles provoquées par les poussières d'amiante, à savoir les lésions pleurales et le cancer broncho-pulmonaire comme complication de l'asbestose, et le décret du 19 juin 1985 a établi une différenciation entre les diverses pathologies de l'amiante.











Un décret du 17 août 1977 a ensuite fixé des limites de concentration moyenne de fibres d'amiante dans les locaux de travail ainsi que les règles de protection générale ou à défaut individuelle à appliquer. Compte tenu de l'importance de la société [11], la conscience du danger présenté par l'utilisation de ce matériau devait alors être pleine et entière.



S'il a fallu attendre le décret du 22 mai 1996 pour ajouter à la liste indicative de travaux, ceux d'équipement, d'entretien ou de maintenance effectués sur des matériels ou dans des locaux et annexes revêtus ou contenant des matériaux à base d'amiante, travaux correspondant à ceux effectués par Madame [E], l'association du caractère indicatif des travaux concernés et de leur énumération soulignait que l'agent responsable demeurait la poussière d'amiante et non pas uniquement une situation de travail particulière ce qui aurait dû être de nature à attirer l'attention de l'employeur sur les dangers de l'amiante.



Enfin, il sera relevé que la société [11] devenue [12] dans ses écritures invoque l'instauration d'un suivi médical de ses salariés dès 1981, ce qui démontre qu'elle avait bien conscience du danger auquel les salariés étaient exposés.



Ainsi, compte tenu de ce qui vient d'être développé et compte tenu des emplois exercés par Madame [E], notamment quant à la manipulation quotidienne des plaquettes de frein sur les chaînes de montage, il en résulte que la société [11] ne pouvait ignorer le risque encouru par l'intéressée.



Sur l'absence de mesures prises



Il résulte des attestations précitées de collègues de travail de Madame [E] que celle-ci n'a pas bénéficié de protections respiratoires individuelles et collectives efficaces, et qu'elle n'était pas informée des dangers de l'inhalation des poussières d'amiante sur sa santé.



Ainsi Madame [I] évoque l'absence de moyens mis en 'uvre pour limiter la dispersion des poussières du fait des courants d'air engendrés par l'ouverture des portes de l'atelier.



Madame [D] fait le même constat de cette insuffisance des moyens déployés par l'employeur dans la limitation des dispersions des poussières sans cesse brassées par les chariots élévateurs circulant dans tous les services.



Compte tenu des arguments présentés par la société [11] devenue [12] sur son souci de protéger la santé de ses salariés, il appert que la carence relatée par les témoins en termes de prévention et d'information des risques encourus ne se justifie pas.



Si la société [12] fait valoir les prescriptions particulières concernant l'amiante des divers CHSCT qui se sont tenus entre 1979 et 2001 (suivi médical par fiches individuelles, radiographies préliminaires), les explications d'ordre général qu'elle développe et les pièces qu'elle produit ne sont pas de nature à contredire les témoignages précités, et établissent principalement que la société a procédé aux contrôles des poussières d'amiante exigées par la réglementation et qu'elle a respecté l'interdiction d'utilisation de matériaux à base d'amiante posée par le décret du 24 décembre 1996.



En outre, si la société [12] soutient que les actions de la médecine du travail ont nécessairement été portées à la connaissance des salariés concernés, et que, en 1982, seulement moins de 8 personnes ont dû être radiographiées au titre du contrôle amiante, elle ne démontre pas que Madame [E] a bénéficié d'une information particulière concernant l'amiante. Aucun des procès-verbaux de CHSCT versés aux débats, avant la date de l'interdiction de l'amiante, ne fait état de l'information du personnel exposé au risque. Il n'est justifié d'aucune fiche de sécurité établie par l'entreprise portant sur le danger lié à l'amiante.



Par ailleurs, les suivis médicaux mis en place dans l'entreprise ne sauraient constituer une mesure suffisante de prévention des maladies liées à l'inhalation des poussières d'amiante, ayant seulement pour objet de constater la présence de la maladie en vue de son traitement.



Il résulte ainsi de ce qui précède que la société [11] devenue [12], ayant conscience du danger auquel était exposé Madame [E] et n'ayant pas pris les mesures de protection collective nécessaires pour l'en préserver, a commis une faute inexcusable.



SUR LES CONSEQUENCES FINANCIERES DE LA FAUTE INEXCUSABLE



Sur la majoration de la rente



Aucune discussion n'existe à hauteur de cour quant au principe de la majoration de la rente allouée à Madame [E].



En l'espèce, la CPAM de Moselle a reconnu à Madame [E] un taux d'incapacité permanente partielle de 67% qui s'est traduit par l'octroi d'une rente à compter du 5 août 2016.



En l'absence de toute faute de la victime et en application de l'article L.452-2 du code de la sécurité sociale, il y a donc lieu de majorer à son maximum la rente allouée à Madame [E].



Cette rente majorée sera directement versée à Madame [E] par la CPAM de Moselle.



Cette majoration suivra l'évolution du taux d'IPP de Madame [E], et, en cas de décès de l'intéressée résultant des conséquences de sa maladie professionnelle due à l'amiante, le principe de la majoration de la rente restera acquis pour le calcul de la rente du conjoint survivant.



Sur les préjudices personnels de Madame [E]



Le FIVA sollicite l'indemnisation des préjudices personnels de Madame [E] de la façon suivante : souffrances morales 30700€, souffrances physiques 15500€, préjudice d'agrément 15500€, et préjudice esthétique 1000€.



Cet organisme fait valoir qu'il résulte de la rédaction de l'article L.452-3 du code de la sécurité sociale que les préjudices indemnisés par le capital ou la rente majorés sont totalement distincts des préjudices visés à l'article L.452-3 du code de la sécurité sociale. Il fait ainsi valoir l'existence de souffrances physiques liées aux différents traitements subis par Madame [E] (lobectomie suivie de kinésithérapie, asthénie en résultant) ainsi que l'existence d'une souffrance morale liée au caractère évolutif de la maladie, et par un fort sentiment d'injustice, ayant été exposée de façon continue dans une entreprise dont les salariés sont particulièrement touchés par les pathologies liées à l'amiante, certains étant décédés de pathologies graves.



Le FIVA soutient également l'existence d'un préjudice d'agrément du fait de l'impossibilité dans laquelle s'est trouvée la victime de se livrer à ses activités favorites, et un préjudice esthétique du fait de la cicatrice dorso-latérale gauche résultant de l'intervention chirurgicale pratiquée.



La société intimée soutient que le FIVA n'établit pas l'existence de souffrances physiques et morales justifiant une quelconque réparation, et que les douleurs thoraciques et la diminution des capacités respiratoires sont déjà prises en compte dans l'IPP. Elle souligne également que le préjudice d'agrément et esthétique de Madame [E] ne sont pas démontrés.



La caisse s'en remet à la sagesse de la cour.



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L'article L.452-3 du code de la sécurité sociale prévoit la réparation des souffrances physiques et morales indépendamment de la majoration de rente.



La Cour de cassation considère désormais par un revirement de jurisprudence que la rente AT/MP ne répare pas le déficit fonctionnel permanent (Assemblée plénière 20/01/2023 pourvoi n° 2123947). En conséquence, les souffrances physiques et morales peuvent être indemnisées.



Dès lors, le FIVA subrogé dans les droits de Madame [E] est recevable en sa demande d'indemnisation des souffrances physiques et morales endurées par la victime, sous réserve qu'elles soient caractérisées.



En l'espèce, il convient de constater que Madame [E] s'est trouvée atteinte, à l'âge de 57 ans, d'un cancer broncho-pulmonaire. Les pièces médicales produites permettent d'établir qu'elle a subi, outre des biopsies pulmonaires, une lobectomie supérieure gauche avec curage ganglionnaire radical le 14 juin 2016 (pièce n°9 du FIVA), ce qui a incontestablement engendré de la souffrance. Au vu des éléments produits et de l'âge de l'intéressée au moment de l'intervention, la cour fixe à 15 000 € l'indemnité réparant les souffrances physiques subies. Le jugement est infirmé sur ce point.



S'agissant du préjudice moral, la conscience du caractère évolutif de la pathologie déclarée et l'angoisse indissociablement liée au fait de se savoir atteinte d'une maladie irréversible due à l'amiante, évolutive et potentiellement mortelle, seront réparées par l'allocation d'une somme de 25 000 euros de dommages-intérêts. Le jugement est donc confirmé en ce sens.



Concernant le préjudice d'agrément, l'indemnisation de ce poste de préjudice suppose qu'il soit justifié de la pratique régulière par la victime, antérieurement à sa maladie professionnelle, d'une activité spécifique sportive ou de loisir qu'il lui a été impossible de continuer à pratiquer.



En l'espèce, force est de constater que le FIVA n'apporte aucun élément permettant de caractériser la pratique par Madame [E], avant le diagnostic de sa pathologie, d'une activité spécifique de loisir ou de sport.



La demande présentée par le FIVA au titre du préjudice d'agrément sera ainsi rejetée et le jugement confirmé sur ce point.



Concernant le préjudice esthétique, il ressort du rapport d'évaluation du taux d'incapacité permanente du 25 janvier 2017 (pièce n°11 du FIVA) que Madame [E] présente une cicatrice de thoracotomie, ce qui constitue un préjudice esthétique évident. Le jugement lui ayant alloué la somme de 1000€ en réparation de ce préjudice sera donc confirmé.



En définitive, c'est une somme de totale de 41 000 euros que la caisse devra verser au FIVA, créancier subrogé, au titre des souffrances physiques et morales endurées par Madame [E] et de son préjudice esthétique.





SUR L'ACTION RECURSOIRE DE LA CAISSE



Aucune discussion n'existant à hauteur de cour sur ce point, le jugement entrepris est confirmé.





SUR LES DEMANDES ANNEXES



L'issue du litige conduit la Cour à débouter la société [12], venant aux droits de la société [11], de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et à la condamner à payer au Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante la somme de 1000 euros sur ce même fondement.



Par ailleurs, la société [12] venant aux droits de la société [11] est condamnée aux dépens d'appel, ceux de première instance étant confirmés.

















PAR CES MOTIFS



La cour,



DECLARE IRRECEVABLE la demande d'inopposabilité formulée par la société [12] venant aux droits de la société [11] ;



INFIRME le jugement du pôle social du tribunal judiciaire de Metz en date du 25 février 2022 en ce qu'il a fixé à la somme de 2000 euros la réparation des souffrances physiques subies par Madame [X] [E];



Statuant à nouveau sur ce point,



FIXE à la somme de 15 000 (quinze mille) euros la réparation des souffrances physiques subies par Madame [X] [E] ;



CONFIRME le jugement entrepris pour le surplus;



DEBOUTE la société [12], venant aux droits de la société [11], de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;



CONDAMNE la société [12], venant aux droits de la société [11], à payer au Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante la somme de 1000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;



CONDAMNE la société [12], venant aux droits de la société [11], aux dépens d'appel.



Le Greffier Le Président

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