Christophe Soulard - Allocution de rentrée 2024

12/01/2024

Allocution prononcée par le premier président Christophe Soulard, lors de l'audience solennelle de début d'année judiciaire 2024.

Monsieur le président du Sénat,

A l’heure où le Parlement vient d’adopter deux lois importantes pour la justice, votre présence à cette audience, dont je suis particulièrement heureux, témoigne du souci, que je sais être le vôtre et que je partage, d’un fonctionnement harmonieux des institutions.

Madame la vice-présidente,

Ce souci est également celui de Madame la présidente de l’Assemblée nationale, que vous représentez. Soyez certaine que la qualité des relations entre l’Assemblée nationale et la Cour de cassation me tient à cœur.

Monsieur le directeur de cabinet,

Vous représentez Monsieur le garde des sceaux, retenu par le conseil des ministres. Je rends hommage à l’énergie considérable que le ministre de la Justice a déployée afin que le Parlement alloue des moyens supplémentaires importants à la justice. Elle a porté ses fruits. Il faut saluer ce succès, tout en souhaitant que cet effort se poursuive sur le long terme, afin que l’institution judiciaire dispose des moyens lui permettant d’assumer pleinement sa tâche.

Madame la présidente de la Cour européenne des droits de l'homme, chère Siofra O’Leary,

Votre présence à cette audience atteste une fois de plus de la qualité des relations qui existent entre nos deux cours. Le regard porté par une juridiction tierce constitue un moteur qui nous conduit à améliorer sans cesse nos procédures, dans le respect des droits fondamentaux.  

Mesdames et Messieurs les premiers présidents, présidents et procureurs généraux des Cours suprêmes,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel, cher Laurent Fabius,

Comment ne pas saluer l’initiative que vous avez prise d’une réflexion de grande ampleur, nationale et internationale, sur le droit des générations futures ! Il est peu de dire qu’elle est urgente et qu’elle nous concerne tous. Vous y avez associé notamment la Cour de cassation. Soyez certain qu’elle est consciente de l’importance des enjeux et de la nécessité de les envisager ensemble.

Cette conviction que nous devons pouvoir échanger sur les grandes questions que nous avons en partage est aussi celle qui nous conduit à développer des liens sans cesse plus étroits avec le Conseil d’Etat.

Monsieur le vice-président, cher Didier Tabuteau, je vous remercie pour la qualité de nos échanges.

Madame la Défenseure des droits,

Monsieur le procureur général près la Cour des comptes,

Mesdames et messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Vous avez pris vos fonctions il y a un peu moins d’un an, et ces quelques mois ont été d’une grande intensité. Je me félicite de la qualité et de la sérénité de nos échanges, dont la richesse tient incontestablement à la variété des personnalités et à la diversité des expériences.

Mesdames et Messieurs les hautes personnalités représentant les autorités civiles, militaires et religieuses,

Monsieur le Président de l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, cher Maître Thomas Lyon-Caen,

En décembre vous avez été élu président de l’ordre des avocats aux Conseils. Vous succédiez ainsi au président François Molinié, avec lequel j’ai eu le grand plaisir de travailler, d’abord en ma qualité de président de la chambre criminelle, puis aujourd’hui comme premier président. Nos échanges réguliers, simples et directs ont permis une parfaite synchronisation entre les réformes engagées par la Cour, que vous avez soutenues, et les évolutions dans la pratique des avocats aux Conseils. Au nom de la Cour je vous en remercie. Je ne doute pas que cette relation harmonieuse se poursuivra avec le président Lyon-Caen, que j’ai déjà eu le privilège de rencontrer à de nombreuses reprises.

Mesdames et Messieurs les représentants des professions judiciaires,

Mesdames et Messieurs, 

Mes chers collègues,

La présence, à cette audience, des représentants des plus hautes autorités du pays nous invite à nous interroger sur la place de la justice au sein des institutions de la République.

L’inscription de cette audience dans l’ensemble des audiences des cours et tribunaux, qu’elle inaugure, nous invite à nous interroger sur ce que représente la communauté des juges et, au-delà, celle des juristes.

Enfin le décorum particulièrement chargé de cette salle et les robes peu confortables que nous portons nous conduisent à mesurer les avantages et les inconvénients qui s’attachent au poids de la tradition.

Nombreux sont ceux qui voient dans ce décorum l’immobilisme de l’institution judiciaire. Non moins nombreux sont ceux, et ce sont d’ailleurs parfois les mêmes, qui dénoncent au contraire l’ubris des juges. 

On connaît la forme que revêt le plus souvent cette dénonciation : la Constitution de la Vème République a fait de l’institution judiciaire une autorité ; les juges en ont fait un pouvoir ; ce qui laisse entendre que les juges ne respectent pas la Constitution.

Permettez-moi d’aborder le sujet sous un angle différent.

Les pouvoirs dont disposent les juges sont d’abord des devoirs : celui, prescrit par le code civil et sanctionné par le code pénal, de trancher les litiges qui leur sont soumis en appliquant les textes. Ce devoir inclut celui de faire respecter la hiérarchie des normes voulue par le constituant et le législateur. C’est ce principe qui commande notamment de respecter les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne et celles de la Cour européenne des droits de l'homme.  L’autorité de leurs décisions résulte des conventions signées par la France.

Ne pas l’admettre revient à se placer en dehors du droit. 

Mais la mission du juge ne se réduit pas au respect de la hiérarchie des normes. Il doit également démêler l’écheveau de textes toujours plus nombreux et plus complexes et mettre en cohérence ceux qui posent un principe et ceux qui règlent une situation particulière. Il le fait en recherchant la volonté du législateur et avec le présupposé que ce dernier ne se contredit pas. De nombreux arrêts de la Cour de cassation témoignent de cette recherche parfois difficile.

Le juge doit aussi appliquer les textes à des situations qui n’ont pas été envisagées. Le législateur adopte une loi à un instant « t » et en fonction d’une situation donnée. Le juge, lui, doit l’appliquer dans la durée. Cet aspect n’est pas nouveau. Portalis déjà le soulignait et j’ajoute que tout étudiant en droit se voit enjoint d’admirer la manière dont la jurisprudence du 20ème siècle a su adapter les règles de la responsabilité civile au développement de la circulation automobile et les règles du contrat au développement du travail salarié.

Mais la mise en œuvre de ces pouvoirs-devoirs ne suffit pas à décrire la fonction du juge. Il faut y ajouter les ingrédients qui constituent l’autorité.

Le pouvoir s’impose sur la base de critères formels : par exemple le fait, pour un juge d’avoir été régulièrement nommé et de respecter les règles de compétence et de procédure définies par les textes.

Les critères de l’autorité sont moins bien définis, plus fluctuants et donc plus difficiles à repérer. Mais ils concourent toujours à mieux faire admettre la décision rendue et ils revêtent pour cette raison une importance particulière. Faut-il rappeler qu’en latin le mot « autorictas » traduisait l’idée d’augmenter l’efficacité d’un acte ?

L’autorité n’est pas un pouvoir dégradé. Elle ajoute au pouvoir.

Quels en sont les ingrédients ? J’en vois quatre.

Le premier est le savoir et l’expérience : Le juge applique un savoir général à des situations particulières et il le fait d’autant mieux qu’il a à l’esprit d’autres situations semblables. Ce savoir général est un pré-requis. C’est pourquoi il est nécessaire que les recrutements importants qui auront lieu au cours des prochaines années ne s’accompagnent pas d’une baisse de niveau, qu’il s’agisse des trois premiers concours ou du concours professionnel à venir. Souhaitons que les modalités de ce dernier soient telles qu’elles assurent cette qualité.

Il ne suffit pas de recruter des candidats de qualité. Il faut ensuite les former pendant un temps suffisamment long. A cet égard il ne faut pas sous-estimer la charge que cette formation initiale fait peser non seulement sur l’Ecole Nationale de la Magistrature mais encore sur les magistrats qui sont en juridiction.

Quant à la formation continue, qui est trop souvent une formation discontinue, elle pourrait peut-être être davantage conçue comme un projet global qu’il appartiendrait à chaque magistrat de définir dans la durée. Autrement dit une formation continuée. Je sais, madame la directrice, chère Nathalie Roret, que c’est là une idée qui vous tient à cœur.

Au-delà de ce savoir général, il y a la connaissance de chaque dossier. A tous ceux qui pensent pouvoir exprimer leur opinion sur telle ou telle affaire qui défraie la chronique, je dis que seuls les magistrats qui sont en charge du dossier et en ont une connaissance précise sont en mesure d’avoir un avis éclairé, qui fondera leur décision. Ce n’est pas là l’expression d’un quelconque corporatisme mais un simple constat de bon sens et, parmi les personnes qui connaissent le dossier, j’inclus bien évidemment les magistrats d’un jour que sont les jurés d’assises, comme j’y inclus l’ensemble des magistrats non professionnels. Seules ces personnes ont conscience de la complexité de chaque affaire et de la difficulté de trancher.

Le deuxième ingrédient de l’autorité est le respect des règles déontologiques. Les justiciables doivent avoir la garantie que celui qui les juge le fait dans le respect de leur personne et sans que sa décision soit biaisée par des considérations autres que celles qui doivent commander l’étude de l’affaire.

L’institution judiciaire se montre très soucieuse des questions de déontologie. L’ENM leur accorde une place de plus en plus importante, tant dans la formation initiale que dans la formation continue. Le Conseil Supérieur de la Magistrature a élaboré puis refondu son recueil des obligations déontologiques et s’apprête, à la demande du législateur, à établir une charte déontologique.

Quant au collège de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire et au service d’aide et de veille déontologique du CSM, ils répondent aux interrogations de plus en plus nombreuses des magistrats sur ces questions. Il faut voir dans cette augmentation des saisines des instances déontologiques par les magistrats eux-mêmes le signe du souci salutaire d’un comportement irréprochable. On ne rappellera jamais assez que ces diverses instances, à commencer par le CSM lui-même, incluent toujours des personnes extérieures à la magistrature. Il faut y voir une garantie contre les risques de l’entre-soi.

Les obligations déontologiques des magistrats s’appliquent notamment lorsqu’ils prennent la parole publiquement. Dans un rapport qu’il a remis très récemment à monsieur le garde des Sceaux, le CSM a rappelé que le principe est la liberté d’expression et que cette liberté peut même, dans certaines circonstances, être transformée en un devoir lorsqu’il s’agit de défendre l’Etat de droit et l’indépendance de l’autorité judiciaire.

L’expression du magistrat est d’autant plus importante que celui-ci occupe un poste élevé dans la hiérarchie de l’institution, notamment lorsqu’il est chef de cour ou de juridiction. A cet égard les discours prononcés lors des audiences de rentrée solennelle constituent un moment privilégié pour exposer publiquement les sujets de satisfaction et de préoccupation des magistrats et fonctionnaires aussi bien quant à la situation de la juridiction où ils exercent leurs fonctions qu’en ce qui concerne l’évolution de l’institution judiciaire.

Mais le CSM rappelle également, dans ce même avis, que la liberté d’expression des magistrats doit se concilier avec l’obligation de réserve. L’obligation de réserve vise fondamentalement à préserver la confiance des citoyens dans une puissance publique impartiale. Elle est particulièrement importante pour le magistrat en raison de la mission particulière qui lui est dévolue et précisément parce qu’il est perçu comme engageant l’institution judiciaire tout entière.

Le troisième ingrédient dont s’alimente l’autorité du juge est le respect du contradictoire, qui irrigue toutes les procédures juridictionnelles. Une décision de justice se construit toujours à partir des arguments fournis par les parties. C’est dire que les avocats et, devant la Cour de cassation, les avocats aux Conseils, participent activement à la construction de la jurisprudence.

Il faut observer que le juge n’est pas tenu, à cet égard, à un rôle purement passif. Il peut aussi fournir lui-même des aliments au débat après les avoir soumis à la contradiction.

Ces aliments ne se réduisent pas aux moyens qu’il relève d’office. En demandant aux parties, au cours de l’audience, de préciser le sens de tel ou tel argument avancé par elles, voire de répondre aux objections qu’on pourrait y opposer, le juge assure la qualité du débat. En soumettant aux parties l’ébauche du raisonnement qui pourrait être le sien, il en teste déjà la pertinence. Il diminue ainsi le risque que sa décision se heurte à des objections qu’il n’avait pas envisagées mais dont il ne pourra plus tenir compte une fois celle-ci rendue.

Tel est l’enjeu de l’audience interactive, qui fait actuellement l’objet d’un projet d’expérimentation au sein de la Cour de cassation.

Mais la discussion ne s’arrête pas lorsque l’audience prend fin. Elle se poursuit entre les membres de la formation de jugement, selon le principe de la collégialité, qui oblige chaque juge à soumettre ses propres analyses au regard critique d’autres juges et donc à prendre conscience des a priori personnels qu’elles recèlent.

La collégialité est au cœur de l’activité de la Cour de cassation. Sa pratique est malheureusement en recul dans les juridictions de première instance et d’appel, faute de temps. Espérons que l’augmentation attendue des effectifs permettra d’inverser la tendance et de redonner de l’attrait aux fonctions civiles dans les juridictions du fond.

Le rapport du comité des Etats généraux de la justice en a souligné la nécessité, de même qu’il a souligné le besoin, de renforcer l’équipe autour du juge. La loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice a suivi cette préconisation en prévoyant des recrutements importants d’attachés de justice et en distinguant, parmi les tâches des greffiers, celles qui relèvent de l’assistance procédurale et celles qui relèvent de l’aide à la décision. Les juges devront apprendre à travailler avec cette équipe renforcée sans déléguer ce qui fait le cœur de leur mission.

Le quatrième ingrédient de l’autorité est la qualité rédactionnelle des décisions rendues. Depuis quelques temps la Cour de cassation s’est engagée dans la voie d’un enrichissement de la motivation de ses arrêts les plus importants. Elle ne se contente plus de comparer la décision qui lui est déférée avec l’interprétation qu’elle donne de la règle de droit, posée comme un postulat, mais justifie cette interprétation même. En s’imposant cette contrainte la Cour de cassation soumet son raisonnement à un test de solidité.

Mais c’est aussi une manière pour elle de rendre compte de ce qu’elle fait et d’inscrire chaque arrêt dans une chaîne de jurisprudence, rendant ainsi plus transparente et prévisible l’évolution de cette dernière.

C’est dans le même souci d’assurer la sécurité juridique que la Cour de cassation n’hésite plus à apporter des limites temporelles à ses revirements de jurisprudence.

Et c’est pour mieux donner à voir ce qu’elle fait que la Cour de cassation développe sa politique de communication en utilisant des supports nombreux et variés, et qu’elle diffuse sur les plateformes numériques la partie publique de ses audiences les plus solennelles.

 

Au-delà des qualités que je viens d’énoncer et qui donnent aux juges leur autorité, il y a les qualités que doit avoir l’institution judiciaire dans son ensemble. L’autorité de l’institution judiciaire n’est pas seulement le résultat de l’autorité de chacun de ses membres. Elle tient aussi à la manière dont elle agence les rôles de tous.

La construction de la jurisprudence est une œuvre collective. Elle l’est déjà par le fait que la collégialité est au cœur de l’activité de la Cour de cassation. En explorant les évolutions possibles, en mesurant leurs effets, les avocats généraux participent aussi à l’action commune. Mais cette construction est aussi collective par le fait que la jurisprudence de la Cour de cassation se construit à partir des décisions rendues par les juridictions du fond.

Cette dimension collective va prendre une ampleur nouvelle avec la mise en ligne de l’ensemble des décisions judiciaires. Après les arrêts de la Cour de cassation et des cours d’appel, ce sont les décisions de neuf tribunaux judiciaires qui sont mises en ligne depuis quelques jours. Le processus va se généraliser dans les mois qui viennent. Il est rendu possible grâce à une coopération étroite entre la Cour et le ministère de la Justice.

Cette connaissance de la jurisprudence des juges du fond ne manquera pas d’alimenter la réflexion de la Cour de cassation. Mais encore faudra-t-il classer et hiérarchiser ces décisions, qui seront au nombre de plusieurs millions par an, sous peine que se confondent jurisprudence et contentieux. C’est ce qu’entreprend actuellement la Cour de cassation, avec l’appui de correspondants au sein de chaque cour d’appel. Elle suit en cela les préconisations du rapport établi à sa demande sous la direction des professeurs Cadiet et Chainais et du président Sommer, avec la collaboration du professeur Jobert et de la conseillère référendaire Jond-Necand.

La mise en place d’un observatoire des litiges judiciaires, l’OLJ, relève de la même idée. Sa phase expérimentale a déjà débuté grâce à l’engagement des cours d’appel de Versailles, Rennes et Nancy. Je les en remercie.

Il s’agit, au moyen d’un mécanisme de remontée d’informations, suivie de leur traitement et de leur diffusion, de repérer les contentieux émergents et de donner à l’ensemble des juridictions des information d’ordre à la fois procédural (quelles sont les juridictions saisies du même contentieux, à quel stade de la procédure ils se trouvent) et substantiel (élaboration d’une documentation, recensement des solutions déjà adoptées).

Un tel observatoire favorisera un fonctionnement en réseau de l’ensemble des juridictions. Les universitaires seront appelés à y prendre part.

L’OLJ donnera plus de sens au travail du juge.

Au-delà de la question des moyens alloués, il y a là un enjeu majeur pour l’avenir de l’institution judiciaire et en particulier pour les jeunes magistrats.

L’intelligence artificielle sera ici une aide précieuse. Je ne crains pas de dire que la Cour de cassation est particulièrement active dans ce domaine, grâce notamment à son laboratoire de recherche et d’innovation, placé au sein du service de documentation, des études et du rapport dirigé par la présidente Zientara. Certes, la mission du juge ne peut être confiée à l’intelligence artificielle. Mais cette dernière, comme de manière générale les instruments numériques, peuvent lui être d’une aide précieuse. C’est pourquoi il faudrait s’inquiéter d’une réduction des moyens qui leurs sont alloués.

L’open data et l’observatoire des litiges judiciaires marquent une transformation profonde du rôle de la Cour de cassation, qui se doit de développer une coopération toujours plus étroite avec les juridictions du fond.

Certains pensent pouvoir en déduire qu’elle abandonnera sa fonction traditionnelle et prophétisent même sa disparition. Je crois tout l’inverse. La mise à disposition de l’ensemble des décisions de justice engendre le risque qu’une même valeur soit attribuée à chacune. Le principe de l’égalité devant la loi pourrait être sérieusement mis en cause si la même interprétation des textes n’était pas retenue d’une juridiction à l’autre. C’est bien pour conjurer ce risque que la Cour de cassation existe. Son rôle deviendra plus important encore au fur et à mesure que le risque augmentera.

Cependant l’open data met en évidence un autre besoin. Celui d’une égalité de traitement plus exigeante encore que celle que permet l’unité d’interprétation du droit. Au-delà de la jurisprudence qu’on pourrait appeler « de droit », se fait sentir la nécessité d’une jurisprudence « de fait ». Il faut entendre par là une harmonisation des décisions de justice appliquées à des situations très proches sur le plan factuel. Par exemple des décisions fixant le montant de dommages-intérêts ou de prestations compensatoires. Il y va, là aussi, de la prévisibilité du droit et de la sécurité juridique. L’observatoire des litiges judiciaires aura également ce rôle : permettre qu’émerge une telle jurisprudence « de fait ». La connaissance d’une telle jurisprudence ne pourra que faciliter le développement des modes alternatifs de règlement des différends.

 

Le juge statue « Au nom du peuple français », c’est-à-dire comme un représentant, et pourtant, à quelques exceptions près, les juges français ne sont pas élus. Y-a-t-il là un vice rédhibitoire ? Dans un rapport déposé à la suite d’une mission de réflexion générale que Madame Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, avait confiée à l’Institut des hautes études sur la justice, Antoine Garapon, Sylvie Perdriolle et Boris Bernabé faisaient observer que la vertu de cette puissance politique incomplète du juge est précisément de l’insécuriser et de l’obliger sans cesse à se justifier et à rechercher l’adhésion de ses concitoyens. En lui conférant une reconnaissance a priori, l’élection dispenserait le juge de cette quête de reconnaissance.

Je partage pleinement cette analyse.

Ce souci constant que nous avons de renforcer notre légitimité, c'est-à-dire d’accroître notre autorité, est un moteur puissant. Il doit nous conduire à parfaire sans cesse nos connaissances, à améliorer nos processus décisionnels, à mieux expliquer nos décisions, à les soumettre à la discussion collective, et à nous conformer à des règles déontologiques strictes, le tout au profit d’une jurisprudence cohérente qui assure à chacun la sécurité juridique.

Est-ce là autre chose que la déclinaison moderne de la prudence, dont Aristote faisait une condition de la légitimité et de l’autorité du juge ?

J’ai commencé mon propos en évoquant le décorum pesant qui nous entoure et les robes non moins pesantes que le pouvoir réglementaire a lui-même dessinées et qui limitent nos mouvements. Il existe, au sein même de la Cour, un débat entre ceux qui souhaitent un allègement de cette tenue, jugée surannée, et ceux qui pensent qu’elle reste un signe indispensable de solennité.

Plutôt que de choisir entre ces deux propositions on peut préférer choisir le sens que nous voulons donner à notre tenue. Choisir de voir dans leur lourdeur le signe des contraintes que nous acceptons, dans leur caractère séculaire, la marque de l’inscription de nos décisions dans une histoire et dans leur caractère uniforme, qui fut jadis moqué, le signe de la collégialité. Certes elles sont solennelles mais c’est la solennité que nous donnons à nos délibérés, conscients que la discussion argumentée recèle une valeur qu’il faut, aujourd’hui plus que jamais, préserver. Et j’ai personnellement la conviction que cet apparat n’empêche pas l’institution judiciaire, et singulièrement la Cour de cassation, de se rénover dans un mouvement perpétuel.

 

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Par Christophe Soulard

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