17/11/2023

Assemblée plénière - pourvoi n° 21-20.723
Il ne suffit pas de soutenir qu’une œuvre porte atteinte à la dignité humaine pour obtenir des mesures entravant l’expression artistique.
Avertissement : le communiqué n’a pas vocation à exposer dans son intégralité la teneur des arrêts rendus. Il tend à présenter de façon synthétique leurs apports juridiques principaux.
Les faits
Un fonds régional d’art contemporain (FRAC) a organisé, dans ses locaux, une exposition sur la part d’ombre de la cellule familiale.
L’une des œuvres exposées consistait en une série de fausses lettres manuscrites dont les textes ont été conçus par l’artiste pour faire éprouver au public des émotions en le confrontant au thème des violences infra-familiales. Présentées sous la forme de petits mots affectueux qu’un parent peut laisser à ses enfants, ces lettres comprenaient des formules telles que : « Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves » ; « Les enfants, nous allons vous couper la tête » ; « Les enfants, nous allons vous sodomiser et vous crucifier ».
Les procédures
L’exposition de cette œuvre a conduit une association à saisir la justice. Cette association déclare lutter contre « l’étalage public de la pornographie et tout ce qui porte notamment atteinte à la dignité de la femme et au respect de l’enfant ».
L’action pénale
L’association a considéré que l’exposition de ces lettres au cours d’une manifestation culturelle accessible aux mineurs constituait le délit de diffusion d’un message à caractère violent ou pornographique susceptible d’être vu par un mineur, prévu à l’article 227-24 du code pénal.
Le procureur de la République a classé sans suite la plainte de l’association.
L’action civile
L’association, se prévalant des intérêts qu’elle s’est donnée pour objet de défendre, a également considéré que l’exposition de l’œuvre a porté atteinte à la dignité de la personne humaine, se fondant sur l'article 16 du code civil. Elle a donc saisi la justice civile pour obtenir réparation du préjudice qu’elle dit avoir subi.
Repère : Le principe de dignité humaine dans les textes
Article 16 du code civil : Issu des lois de 1994 sur la bioéthique, cet article prévoit que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. ».
Le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle du principe de dignité humaine.
La Cour européenne des droits de l’homme considère que le respect de la dignité humaine constitue l’essence même de cette Convention.
Contredisant la décision des premiers juges, la cour d’appel a donné tort à l’association. Elle a jugé que l’article 16 du code civil n’avait pas de valeur juridique autonome.
En 2018, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation, saisie par l’association, a censuré la décision de la cour d’appel : elle a retenu que le respect de la dignité de la personne humaine, prévu par l’article 16 du code civil, pose à lui seul un principe à valeur constitutionnelle dont le juge doit faire application.
En 2021, la cour d’appel chargée de rejuger l’affaire a de nouveau donné tort à l’association, en faisant référence à une décision de 2019 rendue par l’assemblée plénière de la Cour de cassation dans une autre affaire.
Repère : L’arrêt d’assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 octobre 2019
La Cour de cassation a jugé que la dignité de la personne humaine constitue l’essence même de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais qu’elle ne peut être prise comme un fondement autonome d’une restriction à la liberté d’expression. En effet, la dignité de la personne humaine n’apparaît pas explicitement, en tant que telle, parmi les objectifs listés par l’article 10§2 de la Convention.
Ainsi la cour d’appel a estimé qu’en l’absence d’atteinte à un droit concurrent à la liberté d’expression (ex. : le droit au respect de la vie privée, le droit à l’image, etc.), le principe de dignité de la personne humaine ne pouvait être invoqué seul pour restreindre la liberté d’expression.
Repère : La liberté d’expression dans les textes
La liberté d’expression est consacrée par l’article 10§1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
L’article 10§2 prévoit toutefois qu’il peut être apporté des limites à la liberté d’expression, sous réserve qu’elles soient fixées par la loi et qu’elles poursuivent un des objectifs fixés par ce texte (par exemple : la morale, l’ordre public et les droits d’autrui).
L’association a formé un nouveau pourvoi en cassation.
Ce pourvoi pose une question de principe, en lien avec un précédent arrêt d’assemblée plénière de la Cour de cassation : l’affaire est donc renvoyée devant l’assemblée plénière, formation de jugement la plus solennelle, au sein de laquelle toutes les chambres de la Cour sont représentées.
La question posée à la Cour de cassation
La protection de la dignité humaine, consacrée à l’article 16 du code civil, peut-elle constituer, à elle seule, un motif de restriction à la liberté d'expression, en particulier de la liberté de création artistique ?
Cet article du code civil répond-il aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme, quant aux limites qui peuvent être apportées à la liberté d’expression ?
La réponse de la Cour de cassation
La liberté d’expression est un fondement essentiel d’une société démocratique.
Pour qu’une restriction de la liberté d’expression soit possible, il faut à la fois :
- qu’un texte la prévoit ;
- qu’elle soit justifiée par l’un des objectifs prévus à l’article 10§.2 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans cette affaire, aucune de ces conditions n’est réunie.
- Le texte invoqué par l’association est l’article 16 du code civil, qui interdit toute atteinte à la dignité de la personne.
Cette disposition a été introduite dans le code civil par une loi bioéthique de 1994 relative au respect du corps humain.
L’article 16 du code civil n’est pas un texte suffisant pour justifier une restriction à la liberté de création artistique.
- La dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, parmi les objectifs que fixe l’article 10 §.2 de la Convention européenne des droits de l’homme.
En conséquence, la Cour de cassation rejette le pourvoi de l’association, qui sollicitait des dommages et intérêts.
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