Christophe Soulard - Le dialogue judiciaire par le biais du mécanisme d’avis consultatif en vertu du Protocole n°16

24/10/2023

Les attentes de la juridiction nationale et le suivi au niveau national

Discours prononcé par Christophe Soulard le 13 octobre 2023, à la Cour européenne des droits de l'homme, à l'occasion du séminaire "Le dialogue judiciaire par le biais du mécanisme d’avis consultatif en vertu du Protocole n° 16" - session "Les leçons concrètes à tirer de la première procédure en vertu du protocole 16".

Madame la présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme, chère Sioffra,

Je vous remercie vivement pour cette invitation à ce séminaire, qui nous permet, à l’aune des cinq premières années de mise en œuvre du protocole n°16, de faire un bilan de son utilisation.

Ce protocole, fondé sur le principe de subsidiarité, s’inscrit dans l’idée d’une responsabilité partagée de la Cour et des autorités judiciaires nationales dans la protection de la Convention.

Il doit permettre de favoriser, en amont des requêtes individuelles, un dialogue entre la Cour et les Hautes juridictions nationales afin d’aider le juge national à bien interpréter la Convention.   

Comme vous le savez, la Cour de cassation française a été la première à faire usage de cette procédure de dialogue.

Si cette saisine a pu être vue par une partie de la doctrine comme s’inscrivant dans le contexte d’une affaire très particulière, je crois au contraire que celle-ci est très illustrative de l’intérêt qu’il peut y avoir pour une juridiction nationale à se saisir de cet outil, qui me paraît de nature à permettre une complémentarité vertueuse du rôle que peuvent jouer les juridictions nationales et la Cour européenne dans la protection des droits fondamentaux.

A mon sens, cette affaire a montré également comment le protocole, en instituant un dialogue institutionnel entre le juge national et la Cour européenne, peut permettre de conforter l’autorité du juge national voire même de restaurer dans certains cas un dialogue indirect avec les autorités publiques, qui  a pu être à l’origine de l’impasse intellectuelle dans laquelle le juge national s’est retrouvé pour régler une situation dans un sens conforme aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme.   

Mais pour pouvoir tirer des leçons concrètes de cette expérience, je vous propose, après avoir rappelé le contexte de l’affaire ayant donné lieu à la saisine, d’évoquer avec vous d’abord quels ont été nos questionnements quant à l’engagement de cette procédure, puis ceux que nous avons eus quant à la mise en œuvre de la procédure d’avis, avant, en guise de conclusion, de vous dire quels sont les enseignements que je pense pouvoir tirer sur le bon usage du protocole par une juridiction nationale.   

 

Le contexte de la demande d’avis 

Deux mois après l’entrée en vigueur du protocole n°16, la Cour de cassation a saisi la Cour européenne des droits de l'homme d'une première demande d'avis consultatif relatif à la gestation pour autrui.

Cette demande s’inscrivait dans le cadre du réexamen de l’affaire dite « Mennesson », relative à la reconnaissance de la filiation de deux enfants nées aux Etats-Unis d’une GPA et issues des gamètes du père d’intention et d’une tierce donneuse.

Jusqu’en 2014, la Cour de cassation refusait la transcription sur les registres de l’état civil français des actes de naissance étrangers en raison de la contrariété de la convention de gestation pour autrui au principes essentiels du droit français que sont l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes.

A la suite toutefois des arrêts rendus dans les affaires « Mennesson et Labassée » par la Cour européenne des droits de l’homme le 26 juin 2014, condamnant la France pour violation de l’article 8 et du droit au respect de la vie privée des enfants, en tant qu’il garantit leur droit à l’identité, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence en plusieurs étapes.

Saisie en 2015 de la situation d’un couple d’hommes ayant eu recours à une gestation pour autrui à l’étranger, elle a considéré que la convention de gestation pour autrui ne faisait pas obstacle à la transcription complète de l’acte de naissance mentionnant comme père celui qui se trouvait être le géniteur de l’enfant et comme mère la femme ayant accouché. Par la suite, la Cour de cassation a admis par plusieurs arrêts rendus en 2017 que l’acte de naissance d’un enfant né de gestation pour autrui en France soit transcrit en ce qu’il désigne le père mais pas en ce qu’il désigne la mère d’intention, celle-ci n’ayant pas accouché de l’enfant. Pour cette dernière elle renvoyait à la possibilité d’une adoption intrafamiliale.

La conventionalité de l’absence de transcription de l’acte de naissance étranger à l’égard de la mère d’intention restait toutefois largement débattue par la doctrine qui s’opposait quant à la portée des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme rendus en 2014 qui avait condamné la France dans les affaires « Mennesson/Labassée ». 

C’est dans ce contexte de fort débat doctrinal qu’est intervenue, à l’occasion du réexamen par l’assemblée plénière de la Cour de cassation des arrêts « Mennesson », la demande d’avis fondée sur le protocole n° 16, celle-ci visant à faire préciser la situation de la mère d’intention et en particulier la conventionalité de la solution conduisant à imposer à celle-ci l’engagement d’une procédure d’adoption pour faire établir sa filiation.

Le contexte de cette affaire, largement médiatisée, n’était pas anodin : Le débat public, au plan national, restait très vif sur ces sujets à la suite des discussions parlementaires ayant conduit à l’adoption, en 2013, de la loi « mariage pour tous ». L’affaire elle-même était significative des difficultés du juge judiciaire à trouver, en présence d’un vide législatif, un équilibre entre les exigences contradictoires découlant de la prohibition des conventions de maternité pour autrui posée par la loi et le droit fondamental des enfants au respect de leur identité, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme  

 

Les éléments du débat quant à l’opportunité d’une demande d’avis

Saisie dans le cadre du réexamen de « l’affaire Mennesson », faisant suite à la condamnation de la France, c’est l’assemblée plénière de la Cour de cassation qui a dû se pencher sur l’opportunité de la saisine pour avis, laquelle était sollicitée à titre subsidiaire par le conseil de la famille Mennesson.

L’examen de cette demande a alors imposé une réflexion dont il est apparu qu’elle ne pouvait être calée sur le mode de raisonnement suivi par la Cour de cassation en matière de question préjudicielle devant la CJUE.

D’évidence, le mécanisme de la demande d’avis s’inscrit dans une logique très différente puisqu’il se caractérise par son caractère non obligatoire, la haute juridiction gardant le contrôle de la décision de saisir ou non la Cour, comme d’appliquer son avis en tranchant le litige.

Il ne s’agissait donc pas de déterminer s’il y avait une obligation de transmettre une demande d’avis en présence d’incertitude sur la conventionalité des solutions envisagées mais s’il y avait, pour la résolution du litige, un intérêt à saisir la Cour européenne d’un avis dès lors que les conditions posées par le protocole permettant la saisine étaient réunies. 

A cet égard, plusieurs questions se sont posées :

En premier lieu, dès lors que la procédure d’avis porte sur une question d’interprétation de la Convention, envisagée de manière abstraite, il y avait lieu de s’interroger sur ce que pouvait apporter une telle saisine, qui ne permettrait pas nécessairement à la Cour de cassation, faute de prise en compte des particularités de l’espèce par la Cour européenne, de se prémunir contre une condamnation ultérieure.

Dès lors, ne devait-on pas réserver la procédure d’avis au cas où la Cour effectue un contrôle abstrait de conventionalité de la règle contestée mais l’écarter chaque fois que la Cour aura à effectuer un contrôle de conventionalité de l’application de la règle à un cas précis afin de vérifier si celle-ci n’affecte pas de manière disproportionnée le droit ou le principe revendiqué par le requérant ?

Cette logique abstraite de la procédure d’avis ne nous est pas étrangère, le parallèle pouvant être fait avec la demande d’avis que peuvent former les juridictions du fond devant la Cour de cassation.

S’agissant d’une interrogation des juges du fond sur la conventionalité d’une disposition, nous avons admis qu’en présence d’une question nouvelle il peut être demandé un avis sur la conventionalité d’une loi mais non sur la conventionalité de l’application de cette loi à la situation concrète dont est saisi le juge à l’origine de la demande d’avis.

En deuxième lieu, on pouvait s’interroger sur la perception de cette demande d’avis à l’extérieur : Cette saisine ne risquait-elle pas de donner l’impression de transférer la responsabilité de l’interprétation des exigences européennes en matière de gestation pour autrui à la Cour européenne des droits de l’homme, en contrariété avec le principe de subsidiarité qui fonde pourtant l’esprit du protocole n°16 ?  

Enfin, techniquement, le contexte procédural particulier de l’affaire pouvait également interroger :  d’une part, il s’agissait d’une demande de réexamen faisant suite à un premier arrêt de condamnation de la France, de sorte que l’on se situait en pratique plus sur le terrain de l’exécution d’une condamnation que dans le contexte d’une question de principe inédite, d’autre part, la demande d’avis ne s’inscrivait pas tant dans la perspective de la jurisprudence nationale à adopter que dans celle d’une validation de la jurisprudence nationale déjà acquise puisque la Cour de cassation avait d’ores et déjà procédé à un revirement de jurisprudence tirant les conséquences de la censure de 2014.

Ces obstacles furent néanmoins levés à la faveur de différentes considérations tenant à l’intérêt qu’il y avait, pour la Cour, à obtenir des orientations même théoriques sur les questions qui n’avaient pas été résolues clairement par les arrêts de 2014, dans un contexte où il pouvait être considéré que le réexamen bien que non visé par le protocole imposait, au contraire, une exigence renforcée pour la Cour de trouver une solution qui satisfasse aux exigences conventionnelles. J’ai noté d’ailleurs que depuis d’autres juridictions suprêmes ont eu recours au protocole n°16 dans ce même contexte de réexamen. Il est donc intéressant de voir comment le protocole constitue désormais également un outil au service d’une meilleure exécution des arrêts de la Cour européenne.

S’agissant des critères eux-mêmes fixés par le protocole – un litige pendant ; une demande d’avis réservée aux questions de principe ; une demande d’avis motivée et contextualisée – ils n’ont pas posé, au cas d’espèce, de réelle difficulté :

  • D’évidence notre question n’était pas destinée à un examen purement théorique du cadre législatif afférent à la gestation pour autrui, puisque nous étions en présence d’une situation de fait, où au contraire, nous avions à rendre des comptes quant à l’exécution d’une première condamnation de la France.  
  • D’évidence, il s’agissait d’une question de principe, extrêmement délicate, où les juridictions françaises se retrouvaient à devoir confronter la mise en œuvre de droits fondamentaux avec des règles de droit interne relevant de l’ordre public interne, reposant sur des choix éthiques très forts du législateur, effectués à l’occasion de l’adoption des premières lois bioéthiques et qui n’avaient jamais été remis en cause par ce dernier en dépit du débat public important sur ces questions à chaque révision des lois bioéthiques.  Par ailleurs, la question intéressait bien au-delà du cas français d’autres Etats européens, placés dans une situation similaire. Ce dernier point n’est pas anodin quant à l’intérêt de la question. En s’intégrant dans la jurisprudence de la Cour européenne, l’avis allait avoir un impact sur tous les Etats signataires de la Convention, signataires ou non du protocole n°16, et ceci avec d’autant plus de force que n’étant pas tributaire des considérations liées à une espèce propre, il peut paraître plus claire quant à sa portée. 
  • Enfin, l’exigence d’une demande motivée et contextualisée nous paraît essentielle, au bénéfice en premier lieu de l’auteur de la demande d’avis, puisque c’est au travers de cette motivation que s’engage le dialogue des juges.   

 

Aussi la Cour de cassation a-t-elle posé les deux questions suivantes :

« 1. En refusant de transcrire sur les registres de l’état civil l’acte de naissance d’un enfant né à l’étranger à l’issue d’une gestation pour autrui, en ce qu’il désigne comme étant sa « mère légale » la « mère d’intention », alors que la transcription de l’acte a été admise en tant qu’il désigne le « père d’intention », père biologique de l’enfant, un État-partie excède-t-il la marge d’appréciation dont il dispose au regard de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ?

À cet égard, y a-t-il lieu de distinguer selon que l’enfant est conçu ou non avec les gamètes de la « mère d’intention » ?

2. Dans l’hypothèse d’une réponse positive à l’une des deux questions précédentes, la possibilité pour la mère d’intention d’adopter l’enfant de son conjoint, père biologique, ce qui constitue un mode d’établissement de la filiation à son égard, permet-elle de respecter les exigences de l’article 8 de la Convention ? »

 

La mise en œuvre des orientations préconisées par la procédure d’avis.

Dans son avis rendu le 10 avril 2019, la Cour européenne des droits de l'homme a répondu que :

1. le droit au respect de la vie privée de l’enfant, au sens de l’article 8 de la Convention, requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la « mère légale » ;

2. le droit au respect de la vie privée de l’enfant ne requiert pas que cette reconnaissance se fasse par la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance légalement établi à l’étranger ; elle peut se faire par une autre voie, telle que l’adoption de l’enfant par la mère d’intention, à la condition que les modalités prévues par le droit interne garantissent l’effectivité et la célérité de sa mise en oeuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant.

Dans l’arrêt qu’elle a rendu à la suite de cet avis, la Cour de cassation a posé comme principe que l’existence d’une convention de GPA ne peut, à elle seule, faire obstacle à la transcription de l’acte de naissance établi par les autorités de l’Etat étranger, en ce qui concerne le père biologique de l’enfant, ni à la reconnaissance du lien de filiation à l’égard de la mère d’intention mentionnée dans l’acte étranger, laquelle doit intervenir au plus tard lorsque ce lien entre l’enfant et la mère d’intention s’est concrétisé.

Elle a en conséquence cassé l’arrêt de la cour d’appel qui avait refusé la transcription au seul motif de l’existence d’une convention de GPA.

La Cour de cassation a ensuite statué elle-même au fond, comme le lui permet le COJ, sans renvoyer l’affaire à une autre cour d’appel,. Faisant une appréciation in concreto du principe de proportionnalité, elle a jugé que, compte du fait que la procédure durait depuis 15 ans, obliger Mme Menesson a entamé une procédure d’adoption aurait des conséquences excessives par rapport au droit au respect de la vie privée et qu’il fallait en l’espèce transcrire l’acte d’état civil établi à l’étranger.

Le succès de la procédure d’avis peut se mesurer à l’aune de différentes considérations : est- ce que cet avis a été utile à la formation de jugement ? est-ce que cet avis a permis de donner une légitimité supplémentaire à l’arrêt de la Cour ? A –t-il eu un intérêt quant au débat public existant en France sur ce sujet ?

Je crois qu’au cas d’espèce, nous pouvons répondre positivement à ces trois questions.

La procédure d’avis a certes ses limites qui sont fixées par le protocole.

D’une part, il est certain que l’avis rendu par la Cour européenne n’a pas mis fin à toutes les questions susceptibles de se poser au juge judiciaire en matière de gestation pour autrui. Par exemple, la Cour a écarté les questions posées par l’assemblée plénière sur la situation de l’enfant né d’une GPA à l’étranger lorsqu’il est issu des gamètes de la mère d’intention, l’affaire pendante ne concernant pas cette situation.

D’autre part, l’absence d’analyse concrète de la situation par la Cour européenne, qui a posé une règle théorique sur la compatibilité de la procédure d’adoption avec les exigences conventionnelles pour l’établissement de la filiation maternelle d’intention, n’a pas épuisé totalement les questions qu’a dû résoudre la Cour de cassation. Fermant certaines d’entre elles, en admettant l’absence d’incompatibilité conventionnelle avec la procédure d’adoption, l’avis en ouvrait d’autres en s’en remettant au juge national pour apprécier si le droit français de l’adoption était compatible avec les exigences de célérité et d’effectivité du mécanisme permettant la reconnaissance du lien de filiation à l’égard de la mère d’intention.

Faut-il pour autant en déduire que la procédure d’avis était inutile et finalement l’exclure chaque fois qu’il revient à la Cour d’effectuer un contrôle in concreto ?

Une telle lecture serait réductrice, dès lors que l’avis a permis d’abord de résoudre la question initiale et de fixer une orientation claire qui faisait défaut jusqu’alors sur la situation de la mère d’intention et l’éventuelle obligation de transcription à son égard.  Pour le reste, la question de l’appréciation de la situation factuelle à partir de critères définis par la Cour Européenne des droits de l’homme paraît s’inscrire dans une logique de respect du principe de subsidiarité.

Mais l’intérêt de cette procédure est sans doute ailleurs : En faisant figurer l’avis consultatif de la Cour EDH au visa de son arrêt, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a incontestablement permis à la Cour de donner une autorité supérieure à son arrêt permettant ainsi de conférer une forme de brevet de conventionalité à la solution préconisée et qui consiste à réserver, sauf exception, la procédure d’adoption à la mère d’intention.

Si la suite des évolutions jurisprudentielles montrera que les situations de fait soumises à la Cour de cassation nécessiteront d’adapter les orientations données par la Cour européenne des droits de l’homme, ce sont bien les lignes définies dans le cadre de la procédure d’avis qui serviront de repères tant à la Cour de cassation pour adapter en la matière sa jurisprudence qu’au législateur, qui interviendra in fine en 2021 dans ce débat en prenant pour référence les lignes posées par la Cour européenne des droits de l’homme.

 

En guise de conclusion, j’aimerais partager avec vous les enseignements que j’ai pu tirer de cette expérience de mise en œuvre du protocole.  

Sans aller jusqu’à formuler une doctrine d’emploi du protocole, quatre observations peuvent à mon sens être faites sur l’usage du protocole.  

Première observation : L’article 1er du protocole 16 en posant comme condition à la demande d’avis que celle-ci concerne « une question de principe relative à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention et ses protocoles » nous donne une latitude importante.

Il me semble que nous pouvons à ce titre saisir la Cour pour :

  • une question inédite ;
  • une question où la juridiction nationale souhaiterait que la Cour revienne sur une jurisprudence établie ;
  • ou enfin,  pour les cas où une affaire ferait apparaître un problème structurel ou systémique, conduisant le juge national à une forme d’impasse intellectuelle ou humaine, qui peut d’ailleurs être partagée par d’autres Etats. C’est notamment le cas lorsque le juge national est confronté à un vide législatif ou à une norme frappée d’obsolescence, ou encore en présence de textes portant des exigences qui paraissent inconciliables avec la mise en œuvre des droits fondamentaux mais où écarter la norme de droit national paraît extrêmement délicat eu égard, par exemple, au contexte politique ou à la force du principe en cause. La saisine sur la GPA se situe plutôt sur cette dernière catégorie. 

Deuxième observation : Si le caractère abstrait de la procédure d’avis invite plutôt à utiliser cette procédure dans les cas où il est invoqué un contrôle in abstracto de la conventionalité de dispositions de droit interne, la présente saisine démontre que même dans le cas où il est invoqué un contrôle de conventionalité in concreto, l’avis de la Cour peut donner des éléments déterminants à la résolution du litige.  Ainsi qu’il a été dit précédemment, la procédure d’avis présente de ce point de vue une forme de supériorité puisque l’avis va s’intégrer à la jurisprudence de la Cour européenne en livrant une analyse abstraite de la conventionalité d’une législation interne, qui, dépouillée de considérations d’espèce, sera plus facilement transposable à d’autres situations.

Troisième observation : La procédure d’avis peut s’avérer opportune en présence d’un débat national très vif. C’était le cas pour la GPA et comme cela peut souvent l’être en matière de bioéthique, où la mise en œuvre des droits fondamentaux reconnus par la Convention peine à s’affirmer parfois face à la force de certains principes éthiques, plus ou moins reconnus comme fondateurs selon les législations. La procédure d’avis doit pouvoir permettre dans ce cas d’externaliser le débat , en favorisant une approche par le droit comparé, et en purgeant le débat juridique des questions politiques qui peuvent parfois paralyser le débat au plan national.  Ce faisant, la Cour européenne, en s’introduisant dans la discussion, enrichit le dialogue des juges mais aussi celui qui peut exister indirectement entre les juges et les pouvoirs publics.

A cet égard, l’expérience de la saisine pour avis en matière de gestation pour autrui est très illustrative du dialogue qu’elle a permis d’instaurer dans un premier temps entre les juridictions françaises et la Cour européenne mais aussi dans un second temps entre la Cour et le législateur français. On ne peut être que frappé dans ce contentieux par le fait que le législateur s’est abstenu d’intervenir pendant plus de trente ans et qu’il ne le fera finalement que lorsqu’il pourra se prévaloir des lignes définies par la Cour européenne des droits de l’homme dans son avis.

On peut noter que la saisine pour avis du Conseil d’Etat français en 2022 sur des différences de traitement entre des associations gérant une activité de chasse est intervenue également dans un contexte de débat fort entre le Conseil d’état et le législateur puisque ce dernier était intervenu pour contrer précisément une jurisprudence du CE. La demande d’avis est apparue ainsi comme un mode d’approfondissement du dialogue, déplaçant le rapport CE/ législateur vers un dialogue CE/Cour européenne des droits de l’homme.

La prudence s’impose toutefois dans ce type de saisine, une frontière claire devant être marquée entre ce qui relève d’une autorité juridictionnelle et ce qui relève de la conduite des Etats.

A titre d’illustrations, on peut penser à plusieurs ordonnances rendues le 23 avril 2019 par le Conseil d'Etat, qui a décliné la demande des parties qui lui avait été faite de saisir la Cour européenne pour avis (CE, ord., 23 avr. 2019, n° 429668) dans des affaires qui concernaient les demandes de rapatriement de ressortissantes françaises et leurs enfants détenus dans des camps en Syrie. Le Conseil d’Etat a écarté la demande d’avis, déclinant toute compétence sur le sujet, en soulignant que les mesures demandées en vue d'un rapatriement, qui supposent la délivrance d'un titre permettant de franchir les frontières françaises, nécessiteraient l'engagement de négociations avec des autorités étrangères qui ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France.

Quatrième observation : L’avis de la Cour européenne peut être un moyen de donner une légitimité supplémentaire à la décision de la juridiction ayant sollicité la demande d’avis.   

Dans une certaine mesure c’était le cas pour la GPA qui avait suscité lors de l’adoption de la loi mariage pour tous des débats très vifs, marqués par une permanence des principes de prohibition de celle-ci sans égard à la question du statut des enfants issus de GPA réalisés à l’étranger. Les saisines intervenues postérieurement sur le protocole n°16 paraissent pour plusieurs d’entre elles être marquées également par l’existence d’un contexte national politique tendu. Ainsi des demandes d’avis émanant de la Cour constitutionnelle Arménienne, et peut être de la Cour administrative lituanienne.

Je crois que ces saisines, loin de manifester une volonté de se défausser de la part de ces hautes Cours de leur responsabilité, signifient au contraire leur confiance envers la Cour Européenne, qui permet par son intervention de soutenir les décisions de ces cours suprêmes.

Au-delà de la légitimité des décisions des cours suprêmes vis-à-vis d’organes politiques, la procédure d’avis peut également s’avérer utile pour donner une aura supplémentaire à nos décisions dans un contexte où un risque de rébellion de la part des juges du fond existe, eu égard là encore au caractère clivant d’une question. 

Je fais ici écho aux évolutions jurisprudentielles de la Cour de cassation en matière de transsexualisme où l’incomplétude des textes a donné lieu à des débats jurisprudentiels forts en France à plusieurs reprises.  Tel a été le cas récemment lorsque se sont posées pour la première fois les questions relatives aux conséquences de la modification du changement de sexe sur les modalités d’établissement de la filiation. La Cour de cassation, saisie de la situation d’un homme, devenu femme, ayant procrée à partir de gamètes mâles et qui sollicitait de pouvoir établir sa filiation à partir d’une reconnaissance maternelle, a posé comme principe que le lien de filiation de l’enfant né d’une personne transgenre homme devenu femme devait être établi mais qu’il ne pouvait l’être que par une reconnaissance de paternité et non par une reconnaissance de maternité, une telle solution étant exclue par le droit positif interne. L’important n’est pas tant ici la solution qui a été donnée par la Cour que le fait que les juges du fond ayant résisté à la position donnée par la Cour de cassation, le débat s’est finalement clos sur une décision des juges de renvoi, non conforme à la position donnée par la Cour de cassation, mais favorable aux requérants, ce qui a mis fin au débat judiciaire, y compris devant la Cour européenne des droits de l’homme où une requête était pendante mais où un désistement est intervenu, les intéressés ayant obtenu ce qu’ils demandaient devant la cour d’appel de renvoi.

A la lumière du parcours de ce dossier, il me semble que sur une question de principe aussi sensible, mais également très clivante, une procédure d’avis, visant à préciser peut-être la marge d’appréciation des Etats dans ce domaine, aurait sans doute permis d’asseoir la solution qu’aurait pu prendre la Cour de cassation en la matière et permettre à celle-ci d’assurer l’unité du droit sur cette question.    

Au terme de cet exposé, il me semble donc que le protocole n°16 est un formidable instrument qui par le dialogue qu’il ouvre permet de renforcer tant l’autorité des juridictions nationales comme garante des droits de l’homme, que celle de la Cour européenne, qui en se prononçant sur des questions de principe, peut y trouver un vecteur pour y affirmer un ordre public européen des droits de l’homme, applicable à l’ensemble des Etats parties. En ce sens, le protocole n°16 participe à l’évidence au renforcement de la Cour dans sa mission de cour régulatrice de l’ensemble des juridictions européennes dans le domaine des droits de l’homme. 

Christophe Soulard

Lire l'actualité dédiée au séminaire

  • Discours
  • Europe
  • Premier président
  • convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
  • convention européenne des droits de l'homme

Par Christophe Soulard

Actualités similaires

Communiqué : Liberté de création artistique et protection de la dignité humaine

Assemblée plénière - pourvoi n° 21-20.723...

  • Communiqués
  • Droits de l'Homme
  • Grands principes du droit
  • Responsabilité civile

Audience filmée : Liberté d’expression artistique et protection de la dignité humaine

Audience d'assemblée plénière - Vendredi 20 octobre 2023  - à 9h30 en Grand'chambre puis à 14h sur internet...

  • Communiqués
  • Culture
  • Droits de l'Homme
  • Grands principes du droit
  • Personnes et familles
  • Vidéos

Dialogue avec la Cour européenne des droits de l'homme

La Cour de cassation a participé, le 13 octobre 2023 à Strasbourg, à un séminaire «Le dialogue judiciaire par le biais du mécanisme d’a...

CEDH

Christophe Soulard préside le jury de la 38e édition du Concours René Cassin

Le 24 mars 2023, Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation s’est rendu à Strasbourg afin de présider la finale de la 38...

  • Droits de l'Homme
  • Ecoles & universités
  • Europe
  • International
  • Premier président

Procédure pénale : information du prévenu sur la date d’audience et droit à un procès équitable

Assemblée plénière - pourvoi n° 22-81.097...

  • Communiqués
  • Grands principes du droit
  • Institution judiciaire
  • Pénal

Audience à venir : Révision d’une condamnation pénale après saisine de la CEDH - Procès équitable et information du prévenu sur la date d’audience

Mise à jour : La décision sera rendue le 3 mars 2023, à 14h  ...

  • Communiqués
  • Droits de l'Homme
  • Europe
  • Grands principes du droit
  • Institution judiciaire
  • Pénal

Audience de rentrée de la CEDH

Le 27 janvier 2023, le premier président Christophe Soulard s’est rendu à Strasbourg afin de participer à la cérémonie d’ouverture de l’ann...

CEDH

Rencontre avec la présidente de la CEDH

Le premier président Christophe Soulard a reçu la présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme, Síofra O’Leary, à l’occasion du p...

CEDH

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.