Rémy Heitz - "Liberté d’expression au 21e siècle : enjeux sociétaux et défis juridiques"

05/10/2023

Allocution prononcée par Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, en ouverture du cycle de conférences "Liberté d’expression au 21e siècle : enjeux sociétaux et défis juridiques", le 5 octobre 2023.

Monsieur le président de la chambre criminelle, Cher Nicolas BONNAL,

Monsieur le président de l’université Panthéon-Assas, Cher Monsieur le Professeur BRACONNIER,

Monsieur le directeur de l’institut de criminologie et de droit pénal de Paris, Cher Didier REBUT,

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues,

C’est un honneur pour moi d’ouvrir ce cycle de conférences consacré à la liberté d’expression au 21ème siècle, coorganisé par la Cour de cassation et l’institut de criminologie et de droit pénal de Paris.

Un honneur, mais aussi un grand plaisir, à double titre. D’une part, parce que c’est le premier colloque que j’ai l’occasion d’ouvrir en ma qualité de nouveau procureur général près la Cour de cassation. D’autre part, parce qu’il porte sur un thème qui m’est particulièrement cher, celui de la liberté d’expression.

Je souhaite, avant toute chose, saluer l’initiative et le travail réalisé par Madame la professeure Agathe LEPAGE et Madame l’avocate générale Blandine MALLET-BRICOUT, qui offrent à un large public de pouvoir réfléchir aux enjeux sociétaux et aux défis juridiques posés par la liberté d’expression.

Ce cycle présente toutes les qualités qu’on peut attendre des colloques qui se tiennent à la Cour de cassation. En premier lieu, il voit haut, en adoptant une approche pluridisciplinaire, qui est manifeste aujourd’hui puisque nous avons la chance d’accueillir un historien, un philosophe et un sociologue. C’est une évidence que les juristes que nous sommes ont tout à gagner à s’ouvrir à toutes les disciplines des sciences humaines qui les éclairent sur le droit et sa mise en œuvre. En deuxième lieu, ce cycle voit large car il aborde les problématiques civiles comme celles pénales sans oublier, naturellement, la perspective européenne. Enfin, la réflexion qui nous est offerte est profonde puisqu’elle s’étale sur près d’une année jusqu’en juin 2024, ce qui permettra de ne pas survoler les questions vertigineuses que soulève la thématique retenue.

La liberté d’expression, proclamée à la suite de la Déclaration d’indépendance américaine et de la Révolution française, est constitutive de la démocratie. Avec sa consécration, la censure a disparu au profit du droit de dire, d’exposer ou de publier, dans tous les sens que ce mot revêt désormais.

Elle est une condition de l’égalité des citoyens et d’un pluralisme, sans lesquels la démocratie n’existe pas.

Mais la liberté d’expression est également un épicentre de tensions.  

Elle n’a de sens que dans la relation à autrui. Comme le souligne la philosophe Monique CANTO-SPERBER, la liberté d’expression ne définit pas seulement le fait de pouvoir parler, elle signifie aussi que celui auquel on s’adresse garde la capacité de répondre. Elle peut donc engendrer des oppositions, des tensions. Par essence, c’est dans la contradiction que cette liberté s’éprouve réellement. 

Une contradiction que nous, juristes, nous connaissons bien, car notre droit l’a placée, au cœur de la construction de la vérité judiciaire.

Mais une contradiction, qui impose de fixer des limites, sans lesquelles la cohésion, l’ordre public, et avec eux le pacte social démocratique, seraient menacés.

La loi définit ces limites, en même temps qu’elle assure la protection effective de la liberté d’expression. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est évidemment au cœur de notre dispositif légal, accompagnée et suivie de bien d’autres.

Il revient aux juges judiciaires, administratifs et constitutionnels, mais aussi aux juges européens, de donner une portée concrète à ces textes, tout en veillant au respect des droits fondamentaux. Ce faisant, ils écartent les atteintes inconstitutionnelles, inconventionnelles, illégales ou disproportionnées à la liberté d’expression. Ils réparent et sanctionnent également les abus perpétrés en son nom.

Pour trouver le juste équilibre, les juges se nourrissent notamment des travaux de la doctrine et d’occasions comme celles que nous offre aujourd’hui le riche partenariat entre l’institut de criminologie et de droit pénal de Paris, dont je salue le directeur, Monsieur le professeur Didier REBUT, et la Cour de cassation.

Les contributions de nos intervenants, praticiens et théoriciens, que je remercie vivement, nous offriront de réfléchir dans un contexte en pleine évolution.

Car, assurément, la liberté d’expression ne se conçoit plus aujourd’hui comme elle se définissait hier.

L’ère numérique, qui a contracté le temps, l’espace, comme la hiérarchie des expressions, a profondément modifié ces paradigmes d’intervention.

Cette évolution constitue bien entendu un facteur de progrès, en donnant une place à la parole de chacun et en permettant une diffusion immédiate et généralisée des informations, des connaissances et des idées. La retransmission de cette conférence en direct sur les réseaux sociaux, auprès de nombreux spectateurs que je salue d’ailleurs chaleureusement à distance, l’illustre parfaitement. 

Mais ce nouveau contexte exacerbe également des dangers.

Tout d’abord, une cacophonie mondiale dans laquelle la surinformation sature nos cerveaux, quand la désinformation tente de les manipuler, à des fins commerciales, voire politiques notamment.

Ensuite, une polarisation des opinions et une viralité des expressions fausses ou haineuses, favorisées par les moyens utilisés et les algorithmes sur lesquels ils reposent.

Enfin, le risque, avec l’essor de l’intelligence artificielle, d’un écrasement de la pensée et de l’expression humaines.

Dans ces conditions, l’enjeu est de ne pas glisser d’une société des Lumières à une société des étincelles. Une société qui serait celle de l’incandescence perpétuelle et programmée. Une société dont l’avenir serait menacé.

Le droit, avec l’ensemble des autres leviers d’action, et notamment l’éducation, doit permettre de l’éviter, en offrant les conditions d’une réelle liberté d’expression et la possibilité du compromis, si ce n’est du consensus.                        

Cet enjeu majeur guidera sans aucun doute les échanges à venir au cours de ce cycle.

Ils permettront de mieux cerner les nouveaux enjeux posés par la liberté d’expression, mais également d’apprécier l’adaptation des dispositifs juridiques et infra-juridiques mis en œuvre pour la protéger et la réguler.

Ils offriront également, en abordant le thème dans ses multiples aspects, de mesurer la richesse et l’importance de la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière, qu’il s’agisse, notamment, de concilier l’exercice de cette liberté avec le respect de la vie privée[1], le pouvoir de direction de l’employeur[2] ou encore l’ordre public[3].

Mais avant d’étudier le droit positif, il faut s’attacher, d’une part, à comprendre comment la liberté d’expression telle que nous la concevons aujourd’hui s’est construite, d’autre part, à cerner la manière dont elle se pratique.

C’est là toute la pertinence de cette première conférence, destinée à nous éclairer par une triple approche historique, philosophique et sociologique, par ce regard croisé.

Sans dévoiler plus en amont ces sujets et la qualité des intervenants qui vont vous être présentés, je tiens à remercier chaleureusement Messieurs les professeurs François SAINT-BONNET et Charles GIRARD ainsi que Monsieur Romain BADOUARD, d’avoir accepté de nous éclairer sur ces thèmes chacun dans le champ de leur discipline respective.

Je souhaite une pleine réussite à leurs interventions, comme à ce cycle de conférences, qui, j’en suis persuadé, permettra de cerner combien la liberté d’expression, qui est une conquête autant qu’un défi, est au cœur d’une vie démocratique qu’il nous faut à la fois chérir et réguler.

Je vous remercie de votre attention et, sans plus tarder, je cède la parole à Monsieur le président de la chambre criminelle.

 

Rémy Heitz


[1] Cass. 1e civ., 11 mars 2020, n° 19-13.716.

[2] Cass. Soc., 9 novembre 2022, n° 21-15.208.

[3]Cass. Crim., 14 février 2006, n° 05-81.932 ; Cass. Crim., 22 septembre 2021, n° 20-85.434.

 

Voir la conférence d'ouverture du cycle

Rémy Heitz

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