Christophe Soulard - Prestation de serment des auditeurs de justice promotion 2023

17/02/2023

Le vendredi 17 février 2023, le premier président de la Cour de cassation a prononcé un discours à l'attention de la nouvelle promotion des auditeurs de justice qui prêtaient serment à la cour d’appel de Bordeaux.

Madame la directrice de l’Ecole nationale de la magistrature,

Chers collègues et futurs collègues,

Mesdames, Messieurs,

C’est avec un immense plaisir que j’accueille cette année, et pour la première fois depuis mon installation en tant que premier président de la Cour de cassation, la nouvelle promotion des auditrices et auditeurs de justice. D’année en année, le corps de la magistrature absorbe une énergie nouvelle, insufflée par l’enthousiasme dévoué de ceux qui étaient étudiants ou professionnels de justice hier, et qui seront magistrats demain.

Vous intégrez aujourd’hui, après des mois et parfois des années de travail et de persévérance, une Ecole unique, celle qui vous enseignera la fonction de juger.

Vous êtes nombreux, cette année, à passer les portes de ce prestigieux établissement et j’adresse à chacune et chacun d’entre vous mes plus sincères et chaleureuses félicitations pour votre admission.

Cette journée revêt une importance particulière puisqu’elle marque vos premiers pas dans la magistrature.

En votre qualité de juge ou de substitut, vous allez occuper une place essentielle, qui est aussi une place singulière.

Singulière car il n’y a pas tant de lieux que cela où des personnes peuvent soumettre un différend à un tiers qui les écoutera, étudiera leurs arguments et rendra une décision motivée, le tout dans le respect d’une stricte neutralité.

A l’heure des réseaux sociaux et des lynchages qu’ils véhiculent, la place du juge, qui en est un contre-modèle, apparaît non seulement singulière mais essentielle.

A travers le rôle du juge c’est, plus généralement le rôle du droit qui apparaît essentiel.

Au risque d’énoncer des truismes, je dirai que l’identité de chacun d’entre nous passe en grande partie par la reconnaissance que nous manifestent les autres et cette reconnaissance prend corps, bien souvent, grâce à l’octroi d’un statut juridique.

C’est le droit, notamment, qui oblige chacun à reconnaitre les autres et à ne pas porter atteinte à leur dignité. En organisant les rapports entre proches, les relations de travail ou la vie des personnes dans l’espace public, le droit contribue à réduire la part de la violence inhérente à tout groupement humain. Il protège les plus faibles et également ceux qui appartiennent à une minorité. On peut penser que, dans les années qui viennent, l’un des enjeux sera également qu’il tienne compte des besoins des générations futures.

Le droit et donc le juge occupent ainsi une place essentielle dans les relations entre individus

Mais cette place, le juge ne peut l’occuper en toute légitimité que s’il s’astreint en permanence à une éthique rigoureuse faite d’indépendance, d’impartialité, de probité et de loyauté.

D’abord, l’indépendance. Le Conseil supérieur de la magistrature le souligne dans son Recueil des obligations déontologiques : l’indépendance de l’autorité judiciaire est un principe fondamental de valeur constitutionnelle, qui découle du principe de séparation des pouvoirs. Elle est l’une des garanties de l’Etat de droit, et le socle qui permet à la société de placer sa confiance dans la justice. Elle constitue, pour le justiciable, l’assurance d’un procès équitable.

L’indépendance est un état d’esprit. C’est la garantie, pour le justiciable que vous statuerez d’après les faits et conformément à la règle de droit, en fonction des seuls éléments débattus devant vous, sans avoir à craindre une sanction ni espérer un avantage.

L’indépendance n’est pas un privilège qui vous est octroyé. C’est un devoir qui vous est prescrit. Elle ne se confond pas avec le droit de faire n’importe quoi sans avoir à rendre de comptes. Elle s’allie au contraire au devoir d’être compétent et consciencieux. Vous devrez étudier soigneusement toutes les affaires qui vous seront confiées et vous devrez maîtriser parfaitement les domaines du droit dont ces affaires relèveront.

Aussi la formation initiale que vous allez suivre à l’ENM mais aussi la formation continue que vous serez tenus de suivre tout au long de votre carrière constituent-elles avant tout un devoir, une dette envers les justiciables.

La connaissance du droit n’est pas seulement celle des textes. C’est également celle de l’interprétation qu’en donne la Cour de cassation. Les justiciables doivent avoir la garantie que les lois qui leur sont appliquées ne soient pas interprétées différemment selon qu’ils sont jugés à Bordeaux ou à Paris, à Lille ou à Toulouse. C’est là un aspect du principe d’égalité des citoyens devant la loi.

Telle est l’une des raisons d’être de la Cour de cassation : assurer l’uniformité de l’interprétation du droit. Mais encore faut-il que les cours et les tribunaux connaissent sa jurisprudence. La Cour de cassation développe et continuera à développer les moyens propres à ce qu’il en soit ainsi.

Elle le fait d’abord en rendant des arrêts dont le style est plus clair et dont la motivation est plus développée. Par ailleurs chaque chambre publie aujourd’hui une lettre électronique périodique accessible très facilement et qui présente les principaux arrêts qu’elle rend en intégrant des liens hypertextes qui renvoient aux arrêts eux-mêmes et, dans certains cas, au rapport du conseiller rapporteur, à l’avis de l’avocat général ou à une note explicative complète.

La Cour de cassation fait également connaître sa jurisprudence en élaborant, souvent en coopération avec l’ENM, des fiches techniques destinées à l’ensemble des magistrats.

Enfin les conseillers et les avocats généraux de la Cour de cassation se déplacent dans les juridictions du fond pour expliquer sa jurisprudence.

Ce lien fort qui doit exister entre la Cour de cassation et les autres juridictions est une façon de dire que l’indépendance n’est pas seulement une indépendance de chaque juge pris individuellement. C’est aussi une indépendance de l’institution considérée dans sa globalité.

Même lorsqu’il occupe des fonctions de juge unique, chaque magistrat doit se sentir membre d’une collectivité.

A fortiori lorsqu’il exerce ses fonctions au sein d’une collégialité.

La collégialité est ce qui permet de diminuer la part des préjugés que chacun, quels que soient son âge et son expérience, est menacé de faire entrer dans les décisions qu’il prend. C’est en échangeant avec d’autres que l’on prend conscience de ses propres préjugés et qu’on s’en déprend. C’est aussi par l’échange que l’on limite le risque de commettre des erreurs de droit. Mais le délibéré ne consiste pas en une addition d’opinions. Il doit être véritablement une œuvre collective où chacun laisse de côté son amour propre et se montre prêt à changer sa position.

Autant dire qu’il ne s’agit pas de quelque chose d’innée et qu’il y faut un apprentissage, de même qu’il faut apprendre à rédiger un jugement ou un réquisitoire, à présider une audience ou à mener un interrogatoire.

Cet apprentissage est spécifique et c’est ce qui justifie qu’il soit dispensé pour une large partie par des magistrats, qu’il s’agisse de ceux qui enseignent ici ou des magistrats en juridiction auprès desquels vous ferez vos stages. C’est pourquoi le rapport des Etats généraux de la justice a qualifié l’ENM d’école d’application professionnelle.

Bien entendu il est souhaitable que des spécialistes d’autres disciplines soient associés à l’enseignement que propose l’ENM et c’est d’ailleurs déjà largement le cas, mais il importe que l’enseignement des techniques professionnelles liées à l’acte juridictionnel reste confié à des magistrats. C’est ce qu’a rappelé récemment le conseil d’administration de l’ENM

Je parlais à l’instant de la nécessité, pour tout juge, de laisser à l’extérieur de l’enceinte judiciaire ses préjugés, sympathies ou empathies. C’est ce qu’on appelle l’impartialité subjective.

Mais il faut aller plus loin. Le juge a également une exigence d’impartialité objective. Cela signifie qu’il ne suffit pas qu’il soit impartial. Il faut aussi que les justiciables pensent qu’il l’est. Cela oblige notamment le juge à se déporter à chaque fois qu’une circonstance pourrait faire apparaître qu’il a un lien avec l’une ou l’autre partie même s’il est lui-même convaincu que ce lien sera sans incidence sur sa décision.

Le système judiciaire repose pour une large sur la confiance que les justiciables actuels ou potentiels lui accordent et cette confiance est elle-même dépendante de l’apparence d’impartialité que chaque juge donne.

Cependant, il n’est pas toujours aisé de savoir quand on doit se déporter. Il faut appliquer de critères et il faut que ces critères soient les mêmes d’un juge à l’autre. D’où, là aussi, la nécessité d’une formation.

C’est aussi à l’image que donne le juge qu’on peut rattacher son devoir de réserve. Les magistrats peuvent participer au débat public et, dans certains cas, leur parole est particulièrement utile parce qu’elle émane d’une personne informée. Mais justement parce que cette parole peut voir un poids particulier, le juge doit s’exprimer de manière non outrancière et sans, évidemment, trahir les obligations de secret professionnelles auxquelles il est tenu. Cette prudence est notamment de mise sur les réseaux sociaux.

Je l’ai dit tout à l’heure : une juridiction est un lieu où l’on écoute les justiciables et où l’on pèse leur argument. L’image que donne le juge doit toujours être celle d’une personne attentive, jamais ironique ou méprisante envers les justiciables.

Mais il a aussi des devoirs envers ses collègues. Une juridiction est une collectivité de travail où chacun doit être loyal et respectueux des autres. Les autres, ces sont les collègues mais ce sont aussi les greffiers et les avocats qui, avec les magistrats, font vivre l’institution judiciaire.

Il arrive inévitablement qu’il y ait des tensions entre magistrats et avocats. Certaines sont inévitables, je veux dire par là qu’elles ne peuvent être évitées sans que chacun renonce à la fonction qui est la sienne. Mais d’autres pourraient être évitées grâce à des gestes simples, à davantage de dialogue et vous devrez être attentifs à entretenir ce dialogue.

A la sortie de l’ENM vous aurez vocation à rejoindre une juridiction de première instance. La juridiction de première instance est, par définition, la première à laquelle le justiciable a affaire. Et quand il n’y a pas appel c’est la seule qu’il aura connue. C’est donc en grande partie de l’image que donnent les tribunaux judiciaires, donc bientôt de vous, que dépend la confiance que nos concitoyens ont dans la justice en général.

Et c’est en partie la qualité de vos décisions qui fera que les justiciables feront moins appel.

On comprend donc que, dans une période où l’insuffisance des moyens est patente et où une partie de la magistrature ne voit plus bien le sens de ce qu’elle fait, le rapport des Etats généraux ait préconisé que les efforts soient déployés en priorité au profit des juridictions de première instance.

Ces moyens, c’est d’abord l’augmentation du nombre de magistrats et de greffiers. Mais c’est aussi l’équipe autour du juge. Vous le savez, le ministère de la justice va recruter des centaines de collaborateurs des juges. Leur dénomination n’est pas encore arrêtée. Appelons-les pour l’instant « juristes assistants ».

Il faut être clair. Les juristes assistants n’ont pas vocation à remplacer les juges. Je l’ai dit à l’instant, la tâche d’un juge est une tâche difficile, elle suppose un apprentissage qui est long dans sa phase initiale et qui se poursuite tout au long de la vie. C’est sa compétence, son expérience et son aptitude à participer à une réflexion commune qui donnent au juge sa légitimité. Cette légitimité se perdrait si le juge déléguait ne serait-ce qu’une partie de sa mission.

Le juriste assistant pourra vous aider à recenser et à classer les questions posées par une affaire, à trouver et comprendre les textes et la jurisprudence pertinents, à rédiger un rapport d’audience ou l’exposé des faits figurant dans un jugement ou dans un réquisitoire mais en aucun cas vous ne pourrez tenir pour acquise une solution qu’il vous propose et qui ne serait pas le résultat d’un raisonnement que vous avez-vous-mêmes suivi.

Le bon usage des juristes assistants n’est donc pas chose aisée. C’est une culture qu’il vous faudra acquérir et l’ENM vous y aidera, de même qu’elle formera les juristes assistants. Néanmoins je pense que ce sera plus facile pour vous que pour les magistrats qui sont en fonctions depuis plusieurs années et qui ont pris l’habitude de procéder seuls à l’études des dossiers et à la recherche du droit applicable.

Vous allez prêter serment dans un moment où la justice est en souffrance. Mais c’est également un moment d’espoir puisque le constat d’une justice au bord de l’asphyxie fait maintenant l’objet d’un large consensus et qu’une augmentation importante des moyens a été annoncée.

L’augmentation des moyens est indispensable mais elle n’est pas suffisante. Elle ne suffira pas à faire disparaître les critiques nombreuses et parfois légitimes qui sont adressées aux juges par les justiciables.

Je le disais au début de mon propos : le rôle du juge est aussi singulier qu’indispensable à la vie d’une société démocratique mais les juges doivent sans cesse en apporter la preuve par la qualité de leurs décisions, qui est elle-même indissociable de la qualité du processus qui y conduit. Cela suppose qu’ils réfléchissent constamment à la nécessaire adaptation de la juste aux évolutions de la société.

Cette attention et cette remise en cause permanentes sont un exercice difficile mais enthousiasmant. C’est grâce à lui qu’on peut exercer ce métier pendant des dizaines d’années sans s’en lasser.

Christophe Soulard

Premier président de la Cour de cassation

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magistrat

Par Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation

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