Enquêtes pénales : conservation et accès aux données de connexion

12/07/2022

Pourvois n° 21-83.710, 21-83.820, 21-84.096 et 20-86.652

La Cour de cassation tire les conséquences des décisions rendues par la Cour de justice de l’Union européenne relatives à la conservation des données de connexion et à l’accès à celles-ci dans le cadre de procédures pénales.

Avertissement : le communiqué n’a pas vocation à exposer dans son intégralité la teneur des arrêts rendus. Il tend à présenter de façon synthétique leurs apports juridiques principaux.   

 

Droit de l’Union européenne : protection de la vie privée, des données personnelles et de la liberté d’expression 

La règle

Les États membres de l’Union européenne ne peuvent imposer aux opérateurs de communications électroniques, fournisseurs d’accès à internet et hébergeurs, une conservation généralisée et indifférenciée de l’ensemble des données de trafic et de localisation.

Des exceptions

Cette conservation peut avoir lieu, sous certaines conditions, en cas de menace grave et actuelle pour la sécurité nationale.

Afin d’élucider une infraction déterminée relevant de la criminalité grave, les États membres peuvent également imposer aux opérateurs et fournisseurs de procéder à la conservation « rapide » des données, s’ils entourent cette obligation d’un certain nombre de garanties.

L'accès aux données conservées doit, en tout état de cause, être autorisé par une juridiction ou une entité administrative indépendante.     

De quelles données de connexion parle-t-on ici ?

Il s’agit des :

  • données de trafic, qui établissent les contacts qu’une personne a eus par téléphone ou SMS / la date et l'heure de ces contacts / la durée de l'échange ;
  • données de localisation, qui permettent de : connaître les zones d'émission et de réception d'une communication passée avec un téléphone mobile identifié / obtenir la liste des appels ayant borné à la même antenne relais.

Ces données sont accessibles sur les « fadettes ».

Repère :

Selon la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), ces données sont « susceptibles de révéler des informations sur un nombre important d’aspects de la vie privée des personnes concernées, y compris des informations sensibles, telles que l’orientation sexuelle, les opinions politiques, les convictions religieuses, philosophiques, sociétales ou autres ainsi que l’état de santé […].

Prises dans leur ensemble, lesdites données peuvent permettre de tirer des conclusions très précises concernant la vie privée des personnes dont les données ont été conservées, telles que les habitudes de la vie quotidienne, les lieux de séjour permanents ou temporaires, les déplacements journaliers ou autres, les activités exercées, les relations sociales de ces personnes et les milieux sociaux fréquentés par celles-ci. »

Les faits et la procédure

Dans plusieurs affaires, notamment de meurtre ou de trafic de stupéfiants, des personnes mises en examen ont demandé l’annulation des réquisitions portant sur leurs données de trafic et de localisation, délivrées par des enquêteurs agissant en enquête de flagrance sous le contrôle du procureur de la République ou sur commission rogatoire du juge d’instruction, ainsi que des actes d’exploitation de ces données.

Selon les requérants, ces données avaient fait l’objet :

- d’une conservation irrégulière car la législation française alors en vigueur imposait aux opérateurs de conserver pendant un an l’ensemble des données de connexion pour la recherche de toutes les infractions pénales ;

- d’un accès irrégulier car ces données personnelles ont été obtenues par les enquêteurs avec l’autorisation du procureur de la République ou du juge d’instruction, qui ne sont ni une juridiction ni une entité administrative indépendante.  

 

Les principes

Repère :

Afin de garantir l’effectivité du droit de l’Union au sein des différents Etats membres, le juge national doit interpréter le droit français de manière conforme au droit de l’Union.

À défaut de pouvoir procéder à une telle interprétation conforme, le juge national est tenu de laisser inappliquées les règles de droit français contraires au droit de l’Union.

Si le juge ne respecte pas la législation de l’Union européenne, il expose l’Etat à un recours en manquement.

Conservation générale des données de trafic et de localisation (régime antérieur à la loi du 30 juillet 2021)

La sauvegarde de la sécurité nationale permettait une conservation générale et indifférenciée des données.

La réglementation française en ce qu’elle prévoyait la conservation générale des données de connexion pour la protection des intérêts fondamentaux de la Nation et la lutte contre le terrorisme était conforme au droit de l’Union, sous réserve d’un réexamen périodique de l’existence d’une menace grave pour la sécurité nationale.

Dans les affaires examinées, une menace pour la sécurité de la Nation existait avant les faits : c’est ce qui ressort des pièces produites par le procureur général près la Cour de cassation relatives aux attentats commis en France depuis décembre 1994. La durée de conservation pendant un an est jugée strictement nécessaire à la sauvegarde de la sécurité nationale.

En revanche, la conservation générale à d’autres fins était contraire au droit de l’Union.

Il était possible de procéder, par voie de réquisitions, à la conservation « rapide » des données pour élucider une infraction grave et dans les limites de la stricte nécessité : le juge saisi d’une contestation doit s’assurer de cette nécessité.

Les données conservées par les opérateurs pour leurs besoins propres ou au titre de sauvegarde de la sécurité nationale, peuvent l’être également, à la demande des enquêteurs, par voie de réquisitions, pour la répression d’une infraction grave déterminée.

Les réquisitions valent alors injonction de conservation « rapide ».

Afin de s’assurer du respect du droit de l’Union, lorsqu’il est saisi d’un moyen de nullité critiquant la régularité des réquisitions, le juge doit vérifier que :

- les faits en cause relèvent de la criminalité grave ;

- la conservation « rapide » des données de connexion et l’accès à celles-ci respectent les limites du strict nécessaire.

 

Accès aux données de trafic et de localisation

Le juge d’instruction, qui est une juridiction, peut contrôler l’accès aux données ; le procureur de la République, qui n’est pas un tiers dans les enquêtes, ne peut y procéder.  

La loi en ce qu’elle permet au procureur de la République, ou à un enquêteur, d’accéder aux données est contraire au droit de l’Union car elle ne prévoit pas un contrôle préalable par une juridiction ou une entité administrative indépendante.

Le procureur de la République dirige la procédure d'enquête et exerce, le cas échéant, l'action publique : il est ainsi impliqué dans la conduite de l’enquête pénale et n’a pas une position de neutralité vis-à-vis des parties à la procédure pénale, comme l’exige le droit de l’Union.

En revanche, le juge d'instruction est habilité à exercer ce contrôle, puisqu’il n’est pas une partie à la procédure mais une juridiction et qu’il n’exerce pas l’action publique.

Par conséquent, la personne mise en examen peut, sous certaines conditions, invoquer la violation de l’exigence de contrôle indépendant de l’accès à ses données de connexion.

L’acte ayant permis d’accéder aux données ne peut être annulé par le juge que s’il a été porté atteinte à la vie privée de la personne mise en examen et si celle-ci a subi un préjudice.

La Cour de cassation précise les conséquences d’un accès irrégulier aux données de connexion sur la validité des actes d’enquête :

  • La loi donne à la personne mise en examen la possibilité de contester efficacement la pertinence des preuves tirées de ses données, en particulier dans le cadre d’une demande d’expertise.
  • Le droit de l’Union cherche à protéger la vie privée : ne pas le respecter revient à porter atteinte à un intérêt privé. Dès lors, la personne mise en examen ne peut invoquer la violation des exigences en matière de contrôle de l’accès aux données que si elle prétend être titulaire ou utilisatrice d’une ligne identifiée ou si elle démontre qu'à l’occasion de ces investigations, il a été porté atteinte à sa vie privée.
  • Le juge pénal ne peut annuler les actes ayant permis d’accéder aux données que si l’irrégularité constatée a occasionné un préjudice à la personne mise en examen. Ce préjudice est établi :
  • lorsque les données ne pouvaient être conservées au titre de la conservation « rapide » ;
  • ou lorsque les catégories de données visées et la durée pendant laquelle il a été possible d’y avoir accès n’étaient pas limitées à ce qui était strictement nécessaire au bon déroulement de l’enquête en cause.

 

Les conséquences dans les affaires examinées

Dans les affaires pour lesquelles les personnes mises en examen n’avaient aucun droit sur les lignes téléphoniques, les requêtes en nullité sont jugées irrecevables.

Dans les affaires pour lesquelles les personnes mises en examen avaient un droit sur les lignes téléphoniques, les pourvois sont rejetés car :

  1. Les données de connexion ont été régulièrement conservées dès lors que les faits relevaient bien de la criminalité grave (meurtre en bande organisée, destruction par moyen dangereux, importations et exportations de centaines de kilos de stupéfiants par organisation criminelle de dimension internationale etc.), et que les réquisitions aux opérateurs des données de connexion (identité, trafic, localisation) et leur exploitation étaient nécessaires au bon déroulement des enquêtes.
  2. L’accès par des enquêteurs ayant agi sur commission rogatoire du juge d’instruction a été régulièrement accordé.
  3. Bien que des enquêteurs ont eu irrégulièrement accès aux données de trafic et de localisation dans le cadre d’une enquête de flagrance menée sous le contrôle du procureur de la République, la chambre de l’instruction a valablement pu rejeter les demandes de nullité, car, en l’espèce, les catégories de données visées et la durée pendant laquelle il a été possible d’y avoir accès étaient limitées à ce qui était strictement nécessaire au bon déroulement de l’enquête.

 

Lire les décisions et la note explicative

Pourvoi n° 21-83.710

Pourvoi n° 21-83.820

Pourvoi n° 21-84.096

Pourvoi n° 20-86.652

Note explicative

  • Communiqués
  • Europe
  • Pénal

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