La médecine judiciaire

06/07/2022

Parler de « médecine judiciaire », c’est par définition évoquer le lien entre l’expertise médicale, d’une part, et l’autorité judiciaire, d’autre part. Depuis la lointaine époque médiévale, ce lien n’a cessé de se renforcer à mesure que la médecine, la chirurgie et la pharmacie, bénéficiant du progrès général des sciences et de la technique, ont gagné en efficacité. D’Ambroise Paré et Paolo Zacchia à Antoine Louis, autant que de Mathieu Orfila à Edmond Locard et Alexandre Lacassagne, les problèmes posés à la médecine légale sont restés les mêmes (accident, meurtre, intoxication, empoisonnement, viol, avortement) ; ce sont les moyens d’investigation clinique, anatomique, toxicologique, autrement dit les réponses, qui ont profondément changés.

En deux siècles, la médecine judiciaire a largement contribué à renforcer l’idéologie de la paix sociale fondée sur le prestige de la science. En effet, dans la pratique délicate de la justice, l’expertise médicale s’est vue conférée une nouvelle et haute responsabilité, à savoir : la quête de la vérité en matière criminelle. C’est en ces termes que l’on peut définir l’intérêt réciproque, tant historique que professionnel, entre « hommes de sciences » et « gens de justice ». Cela explique aussi les références, d’abord discrètes, faites aux gens de l’art dans la littérature juridique médiévale et moderne, références qui vont s’affirmer dans la procédure pénale post-révolutionnaire. Reconnus désormais comme de véritables « experts », médecins et pharmacologues ont rendu leur présence indispensable dans les cours et tribunaux français.

La bibliothèque de la Cour de cassation, à l’occasion du colloque « La médecine judiciaire d’hier à aujourd’hui », a organisé une exposition sur le sujet.

Les actes du colloques (La médecine judiciaire d’hier à aujourd’hui, sous la direction scientifique de Sylvie Humbert, Philippe Galanopoulos et Alexandre Lunel) sont disponibles aux Editions LEH.

 

 

Paolo Zacchia (1584-1659) et la naissance de la médecine légale

Médecin italien, Paolo Zacchia peut être considéré comme le « père de la médecine légale ». La bibliothèque possède les deux éditions ci-dessous :

La procédure au temps du régime inquisitoire

Parmi les multiples traités de procédure criminelle conservés par la bibliothèque, deux contiennent des illustrations particulièrement remarquables :

Avocat à Toulouse, Jean Milles de Souvigny fut un temps prévôt du Châtelet de Paris. L’originalité de son ouvrage Praxis criminis persequendi tient d’abord à sa forme : à partir d’un crime imaginaire, l’auteur décrit la procédure pénale et standardise la procédure inquisitoire. L’enquête est menée par les juges ; elle se déploie entre la « levée de corps » de la victime assassinée durant un guet-apens nocturne jusqu’au « châtiment des coupables ». Jean Milles de Souvigny rédige ici, à titre de modèle pour les jeunes magistrats, toutes les pièces de la procédure pénale : poursuite d’office, poursuite sur dénonciation, déclaration des médecins examinant le corps, citation à comparaître, etc., tout en évoquant les incidents éventuels (lettres de rémission, évasion). Toutes les étapes de l’instruction inquisitoire sont suivies : plainte, témoignage, torture, arrestation, interrogatoire, confrontations, condamnation. Faisant un écho immédiat à l’ordonnance de Villers-Cotterêts sur la justice (1539), la Pratique criminelle va inspirer les traités de droit pénal et de procédure judiciaire que publient des criminalistes comme André Tiraqueau (c. 1480-1558), Julius Clarus (1525-1575) et Joos de Damhouder (1507-1581).

Notons les particularités d’exemplaire suivants : Ex-libris manuscrit « Ogier » sur la première volante et au titre, avec devise latine et française : « A la douleur duquel le remède est patience » ; ex-libris ms au titre « Desforges ». De nombreux passages du texte sont soulignés. L’exemplaire est annoté en marge (main XVIe siècle). L’ouvrage contient 13 gravures sur bois pleine page attribuées à Geoffrey Tory, Jean Jollat, Jacquemin Woeiriot et Oronce Finé. Simon de Colines l’a imprimé pour lui et les frères Les Angeliers.

Après avoir étudié le droit à Louvain et à Orléans, Joos de Damhouder (1507-1581) est nommé conseiller pensionnaire de la ville de Bruges. En 1551, il reçoit de Marie de Hongrie, alors gouvernante générale des Pays-Bas, la charge de conseiller de l’administration des finances. Trésorier des armées de terre et de mer, il est également chargé par Philippe II de l’inspection des côtes de la Flandre. L’importance de ses fonctions ne l’empêche en rien de poursuivre l’étude des jurisprudences civile et coutumière et de publier des ouvrages qui lui valent le respect de plusieurs générations de jurisconsultes européens. Le Praxis rerum criminalium compte parmi ses ouvrages les plus célèbres. Publié pour la première fois en 1551, ce manuel contient l’ensemble des peines et formes judiciaires usitées en Flandre et les met en rapport avec les opinions des auteurs les plus célèbres de son époque. Joos de Damhouder résume la jurisprudence des tribunaux flamands du XVIe siècle et cite les édits rendus, pour les Pays-Bas, par Charles-Quint et Philippe II ; mais tous les principes de droit pénal et de procédure sont puisés dans les commentateurs et les glossateurs italiens. Quelques noms d’auteurs français se montrent au milieu d’innombrables citations empruntées au droit romain, aux lois canoniques, aux Pères de l’Église et même aux classiques de l’antiquité païenne. La présence des médecins est requise pour constater les coups, plaies et blessures, ainsi que certifier les cas de mort (homicide ; infanticide) ou d’abus sexuel.

 

 

La procédure issue du Code Louis

Ex libris manuscrit au titre daté de « 1724 » : « Stephani Claudii D’Aligre, Parisiensi Praesidis in Suprema Curia insulati ; et decani 1743 ». Cette ordonnance a fait l’objet d’une annotation systématique de chacun de ses articles ; le volume, interfolioté de 1 à 184, contient le procès verbal manuscrit de la commission réunie « pour l’examen des articles proposés » à l’occasion de la composition de l’ordonnance criminelle d’août 1670 ».

S’agissant du Titre V. « Des Rapports des médecins et chirurgiens », on constate que les discussions préparatoires ont porté sur les trois points suivants : article I : le terme de « morts » peut être changé en celui de « personnes décédées » ; article II : le nombre de visites des médecins ou chirurgiens nommés d’office est porté à deux ; article III : les chirurgiens sont dispensés « d’affirmer » leurs rapports parce que, lors de leur réception, ils prêtent serment devant le lieutenant criminel.

A partir de l’Ordonnance de 1670, et jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le procès pénal suit les cinq étapes suivantes : ouverture de l’action publique, instruction préalable, instruction définitive, jugements et recours. Les plaintes mènent à l’action répressive contre tous délits acquisitifs, crimes de sang ou sexuels. La répression repose sur les procès-verbaux de l’instruction judiciaire et les rapports d’experts, notamment ceux des chirurgiens et les médecins qui examinent les marques des sorcières, les femmes violées, les cadavres des nouveau-nés asphyxiés ou étranglés par une mère infanticide ou la dépouille d’une femme séduite et assassinée (Pierre Fournié (dir.), Présumées coupables, 2016).

Dès 1670, et pendant plus d’un siècles, de très nombreux commentaires de l’Ordonnance sont publiés en France, à titre d’exemples :

Dans la troisième partie de l’ouvrage, la question de l’expertise médicale est posée de manière très directe : « Les experts sont-ils les véritables juges d’une contestation fondée sur la qualité des choses qu’ils connaissent par les règles de l’art ? » Et l’auteur de répondre : « Il semble que les Experts soient les seuls & véritables juges d’une choses qui ne peut être connue que par la science & par la pratique journalière de l’Art qu’ils exercent ; aussi voyons-nous que les juges confirment ordinairement leurs rapports, qui servent de règle pour le jugement ; & en cela l’on pourrait autoriser cette vieille Maxime des Normands, qui s’observe encore aujourd’hui en Angleterre, qui est que ad questionem facti respondent juratores, ad questionem juris, respondent judices. Les Experts de l’Art d’un métier sont les juges de la question du Fait, & les Juges décident seulement sur la question de Droit [...] »

Le chapitre III intitulé « Des rapports des Médecins & Chirurgiens » appartient au titre sixième : « Des actes de l’instruction criminelle en général, suivant l’ordonnance de 1670 ». Il débute par les « cas particuliers où ces rapports doivent avoir lieu » : « On entend sous le nom de Rapport en cette matière, une déclaration & narrée exacte que font les Médecins & Chirurgiens, suivant les lumières de leur Art, de l’état des blessures qu’ils ont trouvées, soit sur une personne vivante, soit sur un cadavre. L’on comprend aussi sous ce nom, le Rapport des Sages-Femmes, relativement aux Femmes ou Filles condamnées à mort qui se déclarent enceinte (1), dont nous auront lieu de parler sous le titre des Sentences & Jugemens. (1) V. l’art. 23 du tit. 25 de l’Ord. De 1670, suivant lequel ces Rapports doivent être faits dans la forme prescrite par l’Ord. de 1667 au titre des Experts. »

Jugements du tribunal, puis de la Cour de cassation

La requête présentée comporte trois motifs de nullité : « Sur le bruit qu’elle avoit détruit son enfant, le Juge de paix de son canton se transporta chez elle le 19 mars 1792, avec deux particuliers du lieu ; en leur présence et à leur participation, il procéda à la reconnoissance du corps de cet enfant, et il en ordonna l’inhumation, quoiqu’il n’eût pas été accompagné d’un chirurgien ou d’un homme de l’art. L’article 2 du titre III de la Loi concernant la Police de sûreté exige impérieusement que dans un cas semblable, l’Officier de Police se fasse accompagner d’un chirurgien ou homme de l’art, et ne veut pas que l’inhumation du cadavre puisse être faite auparavant. L’objet de cette disposition se présente de lui-même, et l’on sent qu’il est de la plus grande conséquence qu’elle soit rigoureusement observée. L’exposante a particulièrement a se plaindre qu’elle ne l’ait pas été à son égard, parce qu’un homme de l’art eut facilement reconnu que l’enfant dont elle avoit accouché, n’étoit point né vivant, et il en seroit résulté cette conséquence évidente, qu’elle ne lui avoit pas arraché la vie. L’absence d’un homme de l’art vicie donc le procés-verbal de reconnoissance du cadavre, puisque la Loi veut qu’il y assiste [...] »

Dans son rapport, le conseiller Barthélémy Lasagni reproduit des éléments liés à l’expertise médico-légale : « […] La Cour a condamné, et condamne la dite Lucrèce Ginestra à la peine de mort. A ordonné, et ordonne que la dite Lucrèce soit conduite au lieu de l’exécution, revêtue d’une chemise rouge. La réclamante n’a fourni aucun mémoire ; néanmoins, j’observe que, dans la liste des témoins communiquée à l’accusée, au lieu de l’âge du témoin, on lit la note suivante : on en assurera l’âge : cela n’est pas la même chose que d’indiquer l’âge, comme l’ordonne l’art. 346 de la Loi du 3 Brumaire an 4, sous peine de nullité. Je réclame d’autant plus l’attention de la Cour sur cette observation, que je ne puis vous dissimuler, que l’arrêt de la Cour de justice criminelle du département de Trasimène semble être d’une justice fort douteuse. Elle a déclaré la condamnée coupable de présentation de poison. Ce poison, c’est-à-dire le corps du crime, selon les pièces de la procédure toute entière ne pouvait résulter que de l’expertise des hommes de l’art. En effet, les hommes de l’art ont été judiciairement interrogés ; mais ceux-ci, loin de constater que dans le demi-œuf présenté, il y avait du poison, protestèrent solennellement. Nous nions pourtant au présent jugement comme ci-dessus protesté, cette certitude morale, pour la conviction de la quelle il aurait fallu une plus grande entité de matière, pour y pouvoir former des essais réels, et irréfragables. Protestation d’autant plus respectable qu’elle était sanctionnée par les effets, puisque, malgré que l’on veuille ajouter foi à ce qu’a dit la prétendue empoisonnée, elle, après avoir mangé une partie du demi-œuf empoisonné, n’a eu que des petits aphtes, et de très légères douleurs d’estomac. »

 

 

Mathieu Orfila (1787-1853), pionnier de la toxicologie médico-légale

Le tome IV du Traité de médecine légale est entièrement consacrée au Traité des exhumations juridiques. Il renferme des éléments de droit (la législation relative aux exhumations juridiques), de salubrité publique (les dangers dont les exhumations peuvent être accompagnées) et de médecine légale (la manière de faire lesdites exhumations). Plusieurs cas pratiques sont abordés : de la putréfaction des cadavres dans la terre, dans l’eau, dans les fosses d’aisance, dans le fumier, en fonction de l’âge (vieillards, adultes, enfants). L’utilité de telles exhumations est traitée de manière à pouvoir éclairer l’autorité judiciaire dans les questions relatives à l’empoisonnement, aux blessures, à l’infanticide, à l’appréciation du sexe, de l’âge, de la taille, et de tout ce qui ce rapporte à l’identité.

Le Traité de médecine légale est complété par un Atlas des végétaux vénéneux et des animaux venimeux.

 

 

Le Code d’instruction criminelle et ses conséquences

Progrès, limites et dévoiements de la médecine légale

Ce manuel contient des considérations sur la recherche et la poursuite des crimes et délits ; sur les autorités qui ont le droit de requérir l’assistance des médecins ou des chirurgiens ; sur la distinction établie par la loi entre les docteurs et les officiers de santé ; sur la manière de procéder aux expertises médico-légales ; sur la rédaction des rapports et des consultations ; sur les cas où les hommes de l’art sont responsables des faits de leur pratique, et sur les honoraires qui leur sont dus ; ainsi que le commentaire des lois, décrets et ordonnances qui régissent la médecine, la pharmacie, la vente des remèdes secrets, etc.

Un exemple parmi d’autres du progrès réalisé dans le domaine de l’expertise médico-légale : la possibilité de distinguer, sur une base scientifique, des taches offrant un aspect plus ou moins analogue à celui des taches de sang, à savoir : les taches produites par les excréments de puces, de punaises, de mouches.

L’Affaire Danval devant l’opinion publique en ligne

 

L’exemplaire contient un envoi manuscrit de Louis Danval à Gaston Laurent-Atthalin, conseiller à la Cour de cassation.

En janvier 1876, Louis Danval, pharmacien à Paris, épouse Mathilde Jarry, la fille de riches négociants parisiens. Peu de temps après son mariage, Danval reprend ses habitudes de jeu et de dépenses ; il brutalise et trompe sa femme qui se réfugie souvent chez ses parents. Devant l’indignation de son beau-père, Danval prononce des paroles imprudentes : « Si je voulais empoisonner Mathilde, je saurais bien m’arranger pour qu’on ne le vît pas ». En septembre 1877, Mathilde Danval est retrouvée morte. Son père porte plainte. Les experts trouvent deux milligrammes d’arsenic dans le corps de Mme Danval et concluent à l’empoisonnement. Danval est inculpé, bien qu’on ait seulement relevé contre lui des présomptions de culpabilité et pas de preuves. Il est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Lors du procès de 1878, la science s’était trouvé d’accord pour dire qu’il ne doit pas y avoir d’arsenic dans le corps humain et que si l’analyse en fait découvrir « ce ne peut être qu’à la suite de l’introduction accidentelle ou criminelle d’une substance arsenicale en dose plus ou mois forte ». Or dès 1900, plusieurs études scientifiques, rendues possibles grâce au perfectionnement de la technique d’analyse, démontrent « la présence constante de l’arsenic dans certaines parties de l’organisme ». En 1904, la Cour de cassation, saisie par le Garde des Sceaux de la révision du procès Danval, ordonne une enquête conformément aux conclusions de son Procureur général ayant fait appel « de la science de 1878 à la science de 1904 mieux informée ». Cet ouvrage rassemble toutes les pièces de l’Affaire, en particulier les rapports d’expertise et de contre-expertise, les rapports d’autopsie. Danval ne cessa jamais de clamer son innocence. En 1923, un arrêt de la Cour de cassation reconnut le jugement sans fondement.

Envoi de l’auteur à la bibliothèque de la Cour de cassation. Ce manuel est rédigé à l’usage des magistrats. Il comporte 7 chapitres : 1) Transport sur les lieux du crime ; 2) Examen des lieux et du corps du délit ; 3) Examen physique de l’inculpé ; 4) Perquisitions et saisies ; 5) Contrôle de l’expertise complétive du constat ; 6) Police des opérations ; 7) Nullité des opération.

 

Contrôle et réglementation de l’expertise médicale

Vers les questions de responsabilité et d’éthique médicales

Culture

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