Exposition "La Nuit du droit", réalisée par la bibliothèque de la Cour de cassation

05/07/2022

A l’occasion de la Nuit du droit 2018, la bibliothèque de la Cour de cassation propose l’exposition d’ouvrages et de documents anciens en lien avec les textes qui ont été lus lors de la soirée du 4 octobre. Les trois thèmes abordés concernent l’abolition de l’esclavage, le coup d’Etat du 2 décembre 1851 et l’Affaire Dreyfus.

PREMIER THÈME

La Justice et les libertés - La contribution de la justice à l’abolition de l’esclavage

Lectures des textes par Claude Mathieu et Bruno Raffaelli, sociétaires de la Comédie française.

Henrion de Pansey

1742-1829

Pierre Henrion de Pansey fait ses études de droit civil à la faculté de Pont-à-Mousson ; il est admis comme avocat au Parlement de Paris, en mars 1763. En 1770, il est remarqué par le succès qu’il obtient dans le procès d’un esclave, qui, amené en France par son maître, réclame sa liberté. Son brillant plaidoyer est imprimé et lui vaut les compliments de Voltaire. Avec la Révolution, Pierre Henrion de Pansey perd sa charge d’avocat, mais il continue de donner des consultations juridiques. Sous le Consulat, en germinal an VIII (avril 1800), il est nommé juge au Tribunal de cassation. Il devient premier président de la Cour de cassation en mai 1828.

Texte lu dans la vidéo ci-dessus, à partir de 1 minute et 10 secondes

« […] De toutes les formalités que la loi prescrit aux maîtres pour conserver leurs esclaves en France, le sieur Poupet n’en a rempli qu’une seule ; la déclaration au greffe de l’amirauté de La Rochelle ; son esclave a aussitôt interjeté appel de cette déclaration. La Cour a reçu son appel et a mis ce malheureux sous sa protection spéciale. C’est à l’abri de cette protection qu’il se défend aujourd’hui. Il demande qu’elle le fasse jouir d’une liberté qu’il a apportée en naissant ; d’une liberté dont la violence a bien pu suspendre l’exercice, mais qu’il n’est pas au pouvoir des hommes de lui ravir. Il est né libre, il en offre la preuve ; il est en France et il en réclame la franchise : voilà ses moyens.

Il est né libre. On convient que l’on ignore comment on établit une proposition de cette espèce. Prouver à des hommes qu’un homme est né libre : eh ! Que pourrait-on ajouter à ce que la nature dit à tous les cœurs ? Il est homme ; ce mot ne renferme-t-il pas la preuve la plus victorieuse ? Encore une fois, il est homme ; voilà son titre : titre imprescriptible, inaltérable : titre supérieur aux attentats de la force, et aux ravages du temps ; titre qui doit au moins imposer à celui qui le conteste la nécessité de la preuve contraire ; oui, c’est au maître à établir l’existence de la servitude ; il suffit à l’esclave d’alléguer qu’il est né libre : on ne peut pas l’obliger d’en rapporter la preuve ; il n’est pas possible d’abaisser jusques-là la dignité de l’espèce humaine. [...]

Notre adversaire nous oppose l’autorité des lois romaines ; on ne s’arrêtera point à les discuter ; on soutient que leurs dispositions, telles qu’elles soient, doivent être rejetées. On soutient qu’il faut livrer à l’indignation et à l’oubli toutes les lois des Romains sur l’esclavage. Comme celles du premier législateur d’Athènes, elles sont écrites avec du sang ; c’est l’ouvrage de la férocité, c’est l’opprobre de la raison. Dans un gouvernement pareil au nôtre, où règnent avec l’humanité la justice et la paix, de quel poids peuvent être les maximes de ces hommes, qui pendant tant de siècles ont tenu l’espèce sous leurs pieds ? Qui, dans le délire de leur ambition, croyaient que toutes les nations étaient faites pour servir, Rome seule pour commander ; qui, par un assemblage monstrueux des plus grands crimes et des plus sublimes vertus, ont inondé la terre de sang, écrasé tous les peuples, avili tous les rois, et dont toutes les nations ont été tour-à-tour les ennemies, les alliées, et toujours les dupes et les victimes.

Qu’on cesse donc d’invoquer les lois romaines. C’est par les principes admis en France qu’on doit prononcer sur l’état des hommes qui y habitent. Ainsi il ne fut jamais de maxime plus sacrée qu’il n’y a point d’esclaves en France. »

François André Isambert

1792-1857

Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation en 1818, François André Isambert est nommé conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 27 août 1830. Parallèlement à sa carrière d’avocat, puis de magistrat, cet éminent juriste poursuit des activités politiques. Député de l’Eure-et-Loire (1830-1831) et de la Vendée (1832-1848), il est élu représentant du peuple à l’Assemblée constituante de 1848. Fondateur de la Société française pour l’abolition de l’esclavage, sa lutte incessante contre l’esclavage, dont il est le premier, en 1834, à demander l’abolition devant la Chambre des députés, le place au plus haut rang dans la hiérarchie des abolitionnistes français.

 

 

André Dupin

1783-1865

Avocat de formation, André Dupin se fait connaître à la chute de l’Empire comme l’une des voix du courant libéral et comme défenseur de nombreux accusés politiques (le maréchal Ney, le général Savary, le général Caulincourt). Proche de Louis-Philippe d’Orléans, il est à la Chambre des députés le rapporteur de la Charte de 1830. Louis-Philippe l’appelle alors au Conseil en qualité de Ministre d’État et le nomme procureur général près la Cour de cassation, le 23 août 1830. En cette qualité, il intervient cinq années plus tard dans le cadre de l’affaire Furcy, ce fils d’affranchi auquel on refuse la liberté. Le 12 août 1835, lors d’une audience de la chambre des requêtes, André Dupin prononce des conclusions non seulement favorables à la recevabilité du pourvoi formé par Furcy, mais également promptes à reconnaître sa liberté. Celle-ci sera reconnue le 6 mai 1840 par un arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation. Trois ans plus tard, à la suite de l’appel formé par l’ancien maître de Furcy, la cour royale de Paris confirme la décision de la haute juridiction : le 23 décembre 1843, Furcy est définitivement déclaré homme « libre » depuis sa naissance. Il a alors 56 ans.

Texte lu dans la vidéo ci-dessus, à partir de 5 minutes et 55 secondes

« […] De toutes les formalités que la loi prescrit aux maîtres pour conserver leurs esclaves en France, le sieur Poupet n’en a rempli qu’une seule ; la déclaration au greffe de l’amirauté de La Rochelle ; son esclave a aussitôt interjeté appel de cette déclaration. La Cour a reçu son appel et a mis ce malheureux sous sa protection spéciale. C’est à l’abri de cette protection qu’il se défend aujourd’hui. Il demande qu’elle le fasse jouir d’une liberté qu’il a apportée en naissant ; d’une liberté dont la violence a bien pu suspendre l’exercice, mais qu’il n’est pas au pouvoir des hommes de lui ravir. Il est né libre, il en offre la preuve ; il est en France et il en réclame la franchise : voilà ses moyens.

Il est né libre. On convient que l’on ignore comment on établit une proposition de cette espèce. Prouver à des hommes qu’un homme est né libre : eh ! Que pourrait-on ajouter à ce que la nature dit à tous les cœurs ? Il est homme ; ce mot ne renferme-t-il pas la preuve la plus victorieuse ? Encore une fois, il est homme ; voilà son titre : titre imprescriptible, inaltérable : titre supérieur aux attentats de la force, et aux ravages du temps ; titre qui doit au moins imposer à celui qui le conteste la nécessité de la preuve contraire ; oui, c’est au maître à établir l’existence de la servitude ; il suffit à l’esclave d’alléguer qu’il est né libre : on ne peut pas l’obliger d’en rapporter la preuve ; il n’est pas possible d’abaisser jusques-là la dignité de l’espèce humaine. [...]

Notre adversaire nous oppose l’autorité des lois romaines ; on ne s’arrêtera point à les discuter ; on soutient que leurs dispositions, telles qu’elles soient, doivent être rejetées. On soutient qu’il faut livrer à l’indignation et à l’oubli toutes les lois des Romains sur l’esclavage. Comme celles du premier législateur d’Athènes, elles sont écrites avec du sang ; c’est l’ouvrage de la férocité, c’est l’opprobre de la raison. Dans un gouvernement pareil au nôtre, où règnent avec l’humanité la justice et la paix, de quel poids peuvent être les maximes de ces hommes, qui pendant tant de siècles ont tenu l’espèce sous leurs pieds ? Qui, dans le délire de leur ambition, croyaient que toutes les nations étaient faites pour servir, Rome seule pour commander ; qui, par un assemblage monstrueux des plus grands crimes et des plus sublimes vertus, ont inondé la terre de sang, écrasé tous les peuples, avili tous les rois, et dont toutes les nations ont été tour-à-tour les ennemies, les alliées, et toujours les dupes et les victimes.

Qu’on cesse donc d’invoquer les lois romaines. C’est par les principes admis en France qu’on doit prononcer sur l’état des hommes qui y habitent. Ainsi il ne fut jamais de maxime plus sacrée qu’il n’y a point d’esclaves en France. »

Furcy

L’histoire de Furcy est sans doute l’une des plus connues et des plus plus emblématiques de la période qui conduit de l’interdiction de la traite négrière (1815) à l’abolition de l’esclavage (1848).

Rappelons les faits : Sa mère, Madeleine, de race indienne, achetée à Chandernagor en 1768, est amenée en France par sa maîtresse, Mlle Dispense. Celle-ci se fixe à Lorient où elle embrasse l’état monastique. Cette demoiselle donne alors Madeleine à une dame qui part pour l’île Bourbon, à condition de l’y affranchir. Cette condition n’est remplie que 16 ans plus tard, le 6 juillet 1789.

Avant son affranchissement, Madeleine a deux enfants : Constance et Furcy. Ce dernier a pour maître le sieur Lory,

En 1817, Furcy se prétendant libre actionne son maître pour faire reconnaître son état. Le tribunal de première instance, par son jugement du 17 mai 1817, puis la cour royale de Bourbon, par son arrêt du 12 février 1818, repoussent la demande de Furcy.

Cependant la cause de cet infortuné paraît si juste, elle intéresse si vivement la plupart des habitants de Bourbon, que l’arrêt de la cour royale encourt bientôt la réprobation générale de la colonie, à tel point que le maître de Furcy est obligé de se débarrasser de son esclave et de l’envoyer à l’île de France auprès de colons européens ses parents.

Là, Furcy élève de nouveau la voix : il réclame avec force sa liberté, et le gouvernement anglais ne fait aucune difficulté à la reconnaître et même à la proclamer.

Furcy, devenu libre dans une île soumise à la domination anglaise, n’en reste pas moins sous le coup de l’arrêt des magistrats français de l’île Bourbon. Il profite de sa liberté pour venir en France et demander à la Cour de cassation la réformation d’une décision qu’il considère comme souverainement injuste.

Le 6 mai 1840, la Chambre civile rend un arrêt qui casse et annule l’arrêt prononcé le 12 juillet 1818 par la cour royale de Bourbon.

L’histoire de Furcy n’est pas pour autant finie. Son maître soutient l’appel devant la cour royale de Paris, mais il perd son procès trois ans plus tard. Le 23 décembre 1843, Furcy est définitivement déclaré homme « libre » depuis sa naissance. Il a alors 56 ans. Il se choisit un prénom : Joseph.

Arrêt de la chambre des requêtes du 12 août 1835 portant sur la recevabilité du pourvoi de Furcy.

Cour de cassation. Chambre civile.

Arrêt du 6 mai 1840.

 

 

« Annulation, sur le pourvoi, du sieur Furcy, homme de couleur, d’un Arrêt rendu par la Cour royale de l’Ile-Bourbon, le 12 février 1818, au profit du sieur Joseph Lory.

[...]

Attendu que c’était une maxime fondamentale de l’ancien droit public français, proclamé par les édits de 1315, 1318 et 1553, que tout esclave était libre dès l’instant qu’il mettait le pied sur le sol de la France ;

Attendu que l’édit de 1716 déclarait l’esclave libre lorsque son maître avait négligé de remplir les formalités qui lui étaient imposées par son introduction ; que l’édit de 1738, en exigeant les mêmes formalités, substituait à la concession de la liberté la confiscation de l’esclave au profit du Roi, lorsque le maître avait négligé de se conformer aux dispositions de l’édit ; et que celui de 1777 restreignait plus encore la faculté d’amener des esclaves en France, en défendant aux maîtres qui n’y feraient pas les déclarations exigées dans les délais prescrits, de les y retenir sans leur consentement.

[…]

Par ces motifs, et sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens, la COUR casse et annule ledit arrêt rendu par la cour royale de Bourbon, le 12 février 1818. »

Décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage

Texte lu dans la vidéo ci-dessus, à partir de 11 minutes et 10 secondes

Le Gouvernement provisoire,

Considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Égalité, Fraternité.

Considérant que si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation déjà faite du principe de l’abolition, il en pourrait résulter dans les colonies les plus déplorables désordres,

Décrète :

Article 1er  :

L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles. A partir de la promulgation du présent décret dans les colonies, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront absolument interdits.

DEUXIEME THÈME

La Justice et l’État de droit - La force contre le droit : autour du coup d’État du 2 décembre 1851 et de la tentative de la Cour de cassation de se constituer en Haute Cour

Récit croisé de la journée du 2 décembre 1851 par Victor Schoelcher et par Victor Hugo

Lectures du textes par Claude Mathieu et Bruno Raffaelli, sociétaires de la Comédie française.

Victor Schoelcher

1804-1893

Journaliste et homme politique français, Victor Schoelcher est surtout connu pour avoir agi en faveur de l’abolition de l’esclavage.

D’août 1848 à décembre 1851, Victor Schoelcher siège à gauche à l’Assemblée nationale en tant que vice-président du groupe La Montagne. Lors du coup d’État du 2 décembre 1851, il est l’un des députés (pour la Guadeloupe) présents sur les barricades. A l’instar de Victor Hugo, il est proscrit durant le Second Empire ; il s’exile en Angleterre et ne revient en France qu’au lendemain de la défaite de Sedan et de la chute de l’Empire. Son récit du coup d’État est rédigé et publié dans le feu des événements, contrairement au texte de Victor Hugo qui ne sera publié que sous la Troisième République (en 1877).

Victor Hugo

Poète, dramaturge, romancier et dessinateur, Victor Hugo est député de Paris sous la Deuxième République ; il siège parmi les conservateurs. Il soutient alors la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République (décembre 1848) et se fait élire en 1849 à l’Assemblée législative. Il rompt avec Louis-Napoléon Bonaparte lorsque celui-ci soutient le retour du pape à Rome et participe ensuite à l’organisation de la résistance lors du Coup d’État du 2 décembre 1851. Son engagement lui vaut l’exil. Contrairement à Victor Schoelcher (Histoire des crimes du 2 décembre), il ne publie pas « à chaud » son témoignage sur les événements du 2, 3 et 4 décembre 1851. S’il abandonne l’idée de publier dès 1852 Histoire d’un crime (dont la première édition date de 1877), c’est pour mieux se livrer à l’écriture de pamphlets dirigés contre le nouvel empereur, avec d’une part Napoléon le Petit (1852) ; et d’autre part, Les Châtiments (1852).

2 décembre 1851

Président :

Louis-Eugène Hardouin

 

Juges :

Emile Delapalme

Alexandre-Simon Pataille,

Auguste-François Moreau (de la Seine)

Alexandre-Laurent Cauchy

 

Juges suppléants :

Jacques-Joseph-Anne Grandet

Hippolyte-Alphonse Quesnault

 

Procureur général  :

Augustin-Charles Renouard

Charles Renouard

1794-1878

Avocat de formation, Charles Renouard entre en Conseil d’État en août 1830, avant d’être nommé secrétaire général du ministère de la Justice en novembre de la même année. Il s’engage en politique et se fait élire député d’Abbeville de 1831 à 1837, puis de 1839 à 1842. Il est nommé conseiller à la chambre civile de la Cour de cassation, le 21 mai 1837. Lors du Coup d’État du 2 décembre 1851, Charles Renouard requiert l’arrestation du prince président Louis-Napoléon Bonaparte.

Louis-Eugène Hardoin

Avocat à Paris en 1810, Louis-Eugène Hardoin succède à son père en tant que conseiller à la Cour royale de Paris en 1821. Il est président de chambre en 1834. Nommé conseiller à la chambre des requêtes de la Cour de cassation en mars 1842, Louis-Eugène Hardouin préside la Haute Cour qui, le 2 décembre 1851, tente de s’opposer au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.

 

 

TROISIÈME THÈME

La Justice et la défense de l’innocence - L’affaire Dreyfus : le rétablissement de l’honneur d’un homme contre la prétendue raison d’État

Lectures du textes par Claude Mathieu et Bruno Raffaelli, sociétaires de la Comédie française.

En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935), israélite alsacien, est accusé d’espionnage et condamné par un tribunal militaire à la dégradation et à la déportation dans l’île du Diable. Deux ans plus tard, il est prouvé que le jugement était fondé sur des documents falsifiés et l’on a de sérieuses raisons de penser qu’un officier criblé de dettes, le commandant Esterhazy (1847-1923), est le vrai coupable. Celui-ci, après un simulacre de procès, est néanmoins acquitté. C’est alors que Clemenceau publie dans son journal, l’Aurore, un article d’Émile Zola intitulé « J’accuse ! » qui fait peser contre l’état-major de très lourdes charges et pour lequel il sera condamné.

L’Affaire devient politique ; elle partage la France en deux camps (dreyfusards et antidreyfusards) et ébranle la république, cependant que l’opinion internationale s’indigne de l’injustice commise. Anatole France, puis Jaurès défendent Dreyfus avec ardeur. En 1899, celui-ci est renvoyé devant le tribunal militaire de Rennes et de nouveau déclaré coupable.

Durant cette période, l’écrivain naturaliste, l’auteur d’une série de 20 romans formant la vaste fresque des Rougon-Macquart (1871-1893) prend la plume pour défendre dans la presse le capitaine Dreyfus.

Brouillon de la lettre adressée par Émile Zola au président de la République, Émile Loubet, publiée dans le journal L’Aurore, le 22 décembre 1900

Au travers de cette lettre, Émile Zola conteste le projet de loi d’amnistie qui va être votée par la Chambre des députés. Destinée à pacifier les esprits, dans le contexte de l’exposition universelle de 1900, cette loi vise à couper court à tous procès, présents ou futurs, propres à agiter une opinion publique toujours prête à s’enflammer. Adoptée le 27 décembre 1900, cette loi s’applique alors à tous les protagonistes de l’Affaire, sauf au malheureux Dreyfus qui, depuis le retrait de son recours contre le jugement du conseil de guerre, est le seul à avoir été définitivement condamné. Pour tous les autres, l’action publique est éteinte. Le ou les véritables coupables ne seront jamais condamnés. Seul l’innocent devra encore espérer de l’institution judiciaire la révision du procès et une réhabilitation dans son honneur.

Texte lu dans la vidéo ci-dessus

« Aux jours d’espoir de l’affaire Dreyfus, monsieur le président, nous avions fait un beau rêve. Ne tenions-nous pas le cas unique, un crime où s’étaient engagées toutes les forces réactionnaires, toutes celles qui font obstacle au libre progrès de l’humanité ? Jamais expérience plus décisive ne s’était présentée, jamais plus haute leçon de choses ne serait donnée au peuple. En quelques mois, nous éclairerions sa conscience, nous ferions plus, pour l’instruire et le mûrir, que n’avait fait un siècle de luttes politiques. Il suffisait de lui montrer à l’œuvre toutes les puissances néfastes, complices du plus exécrable des crimes, cet écrasement d’un innocent, dont les tortures sans nom arracherait un cri de révolte à l’humanité entière.

Et, confiants dans la force de la vérité, nous attendions le triomphe. C’était une apothéose de la justice, le peuple éclairé se levant en masse acclamant Dreyfus à sa rentrée en France, le pays retrouvant sa conscience, dressant un autel à l’équité, célébrant la fête du droit reconquis, glorieux et souverain. Et cela finissait par un baiser universel, tous les citoyens apaisés, unis dans cette communion de la solidarité humaine. Hélas ! Monsieur le président, vous savez ce qu’il est advenu, la victoire douteuse, la confusion pour chaque parcelle de vérité arrachée, l’idée de la justice obscurcie davantage dans la conscience du malheureux peuple. Il paraît que notre conception de la victoire était trop forte et toute-puissante. De pareilles évolutions ne se réalisent pas d’un coup, elles ne s’accomplissent que dans l’effort et la douleur. Jamais la lutte n’est finie, chaque pas en avant s’achète au prix d’une souffrance, ce sont les fils seuls qui peuvent constater les succès remportés par les pères. Et si, dans mon ardent amour de notre peuple de France, je ne me consolerai jamais de n’avoir pu tirer, pour son éducation civique, l’admirable leçon de choses que comportait l’affaire Dreyfus, je suis depuis longtemps résigné à voir la vérité ne le pénétrer que peu à peu, jusqu’au jour où il sera mûr pour son destin de liberté et de fraternité.

Nous n’avons jamais songé qu’à lui, tout de suite l’affaire Dreyfus s’est élargie, est devenue une affaire sociale, humaine. L’innocent qui souffrait à l’île du Diable n’était que l’accident, tout le peuple souffrait avec lui, sous l’écrasement des puissances mauvaises, dans le mépris impudent de la vérité et de la justice. Et, en le sauvant, nous sauvions tous les opprimés, tous les sacrifiés. Mais surtout depuis que Dreyfus est libre, rendu à l’amour des siens, quels sont donc les coquins ou les imbéciles qui nous accusaient de vouloir reprendre l’affaire Dreyfus ? Ce sont ceux-là qui, dans leurs louches tripotages politiques, ont forcé le gouvernement à exiger l’amnistie, en continuant à pourrir le pays de mensonges. Que Dreyfus cherche par tous les moyens légaux à faire réviser le jugement de Rennes, certes il le doit, et nous l’y aiderons de tout notre pouvoir, le jour où l’occasion se présentera. J’imagine même que la Cour de cassation sera heureuse d’avoir le dernier mot, pour l’honneur de sa magistrature suprême. »

La Cour de cassation et l’Affaire Zola

Avec l’appui de Georges Clemenceau, Émile Zola publie dans le journal L’Aurore du 15 janvier 1898 une Lettre ouverte au Président de la République dont chaque paragraphe comme par les mots J’accuse. Le texte qui accable les juges de Dreyfus fait l’effet d’une bombe. La notoriété du grand romancier lui permet d’accuser l’État et l’armée au nom de la justice et de la vérité. Zola entend ainsi porter l’affaire devant l’opinion publique à l’occasion du procès en diffamation qui lui est intenté par le ministre de la Guerre. A l’issue de son procès qui se tient, du 7 au 23 février 1898, devant la cour d’assises de la Seine, l’écrivain est condamné à un an de prison ferme et à 3 000 francs d’amende. A près deux pourvois en cassation pour vice de forme, le Conseil de guerre – et non plus le ministre de la Guerre, traduit Zola en diffamation. Ce dernier décide alors de s’exiler à Londres, évitant ainsi la prison. Mais le 2 avril 1898, la chambre criminelle de la Cour de cassation, présidée par Louis Loew, casse sans renvoi l’arrêt du 23 février, provoquant la surprise générale et la fureur des anti-dreyfusard. Émile Zola, innocenté et libre, peut regagner Paris.

 

« Le droit prime la force » - Le Sifflet - 22 septembre 1898

C’est exactement douze jours après la parution du journal anti-dreyfusard Psst...! que le premier numéro du Sifflet paraît. Organe de combat dreyfusard, Le Sifflet a pour principaux dessinateurs : Ibels, Couturier, Hermann-Paul, Valloton et L. Barré. Ces derniers reprennent exactement le même format et la même formule que leur concurrent pour attaquer les adversaires du procès en révision, spécialement les officiers de l’état-major et naturellement Esterhazy.

L’innocence du capitaine Alfred Dreyfus est reconnue par la Cour de cassation, le 12 juillet 1906. 

La Cour de cassation, toutes chambres réunies, par son arrêt du 12 juillet 1906, reconnaît de manière irrévocable l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus. Reste à procéder, selon les termes mêmes de l’arrêt, « aux réparations nécessaires ». Dans les faits, ces réparations vont concerner deux hommes : Dreyfus et Picquart.

Texte lu dans la vidéo ci-dessus, à partir de la 4e minute

M. le président.

La parole est à M. Messigny pour le dépôt d’un rapport.

M. Messigny.

J’ai l’honneur de déposer sur le bureau de la Chambre, au nom de la commission de l’armée, un rapport sur le projet de loi portant réintégration dans les cadres de l’armée du capitaine breveté d’artillerie Dreyfus, avec le grade de chef d’escadron.

M. le président.

Monsieur Messigny, veuillez donner lecture de votre rapport.

M. Messigny.

Messieurs, la Cour de cassation, toutes chambres réunies, a rendu hier un arrêt définitif et irrévocable, dans l’affaire qui depuis douze ans émeut profondément dans ce pays la conscience publique, et qui a donné lieu, ici même, aux débats les plus passionnés ; elle a proclamé que « de l’accusation contre Dreyfus, il ne reste rien debout, et ne subsiste rien pouvant lui être imputé à crime ou délit » ; et elle a cassé et annulé le jugement du conseil de guerre de Rennes « qui l’a condamné par erreur et à tort ». La lumière a été faite, limpide, éclatante, absolue sur tous les points de la cause.

M. le rapporteur.

Le capitaine Dreyfus est reconnu innocent du crime qui lui était imputé et qu’il a payé du sacrifice de son honneur, de la perte de son grade, d’une détention cruelle aggravée de mesures de rigueur particulière, enfin, de longues années d’incertitudes et de doute.

Désormais, - et l’aveu en éclate dans le camp même de ceux qui luttèrent dix années durant pour que la lumière et la clarté ne soient pas faites -, il faudra être obstinément et volontairement aveugle pour pouvoir élever la moindre restriction ou le plus petit doute, et pour ne pas se rendre à l’évidence de la vérité.

Reste à donner à l’arrêt de la Cour de cassation les sanctions indispensables, et avant tout, à procéder aux réparations nécessaires.

Le gouvernement a justement pensé que les premières qui s’imposaient étaient celles s’appliquant au capitaine Dreyfus et au lieutenant-colonel Picquart.

La victime de l’erreur judiciaire qui, par l’ardeur des passions contradictoires qu’elle a suscitées est devenue un grand drame national retenant l’attention universelle, Alfred Dreyfus, a été nommé capitaine le 12 septembre 1889. Le 5 janvier 1895, jour où il perdit la qualité d’officier, - dans une cérémonie resté présent à l’esprit de tous ceux qui, comme moi, en furent les spectateurs angoissés, - le capitaine Dreyfus avait donc six années de grade. Il en compterait aujourd’hui plus de seize, si, comme l’équité et la loi sont d’accord pour l’exiger, il reprenait son rang d’ancienneté. Le Gouvernement propose de le nommer chef d’escadron.

Cette mesure est équitable et juste, et ne représente même qu’une réparation très modeste, si on la met en balance avec les atroces souffrances matérielles et plus encore morales que le capitaine Dreyfus a courageusement endurées.

Votre commission de l’armée a été unanime à vous demander de ratifier les propositions faites par le Gouvernement, et je suis son interprète en remerciant celui-ci d’avoir pris, sans retard, l’initiative de ces mesures : elles seront, j’en suis sûr, suivies d’autres dont l’urgence est évidente ; du moins elles apportent à la conscience universelle une première et décisive réparation de l’attentat inouï commis contre le droit commun et la justice, par une juridiction spéciale, qui s’est donné ainsi à elle-même un coup de grâce.

[Le projet de loi est adopté par 473 voix contre 42]

M. le président.

Votre président, messieurs, enregistre avec fierté ce vote. Il consacre par une loi ce triomphe de la justice qui depuis deux jours vaut à la France les acclamations du monde.

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